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Expansion ou dilution du journalisme ?

28 Juin, 2005

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Ruellan Denis, « Expansion ou dilution du journalisme ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°06/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2005/varia/07-expansion-ou-dilution-du-journalisme

Introduction

La loi de 1935 définissant le statut du journaliste professionnel en France est une étape importante de la construction du groupe sur le chemin qui le mène à la visibilité, à la notabilité et à la possession d’un territoire laborieux car, en réponse aux voeux des syndicats à l’époque, elle distingue dans l’amalgame de ceux qui se disent journaliste, un ensemble particulier dont la cohérence tient non pas à la nature de l’activité, mais à des propriétés de réalisation de celle-ci (principale, régulière, rétribuée, et dans une entreprise médiatique). Cette distinction va réguler l’état de concurrence sur le marché de travail journalistique en mettant à distance des profils pourtant présents dès la genèse du métier (les acteurs politiques et les écrivains) et en privant de la légitimité professionnelle et même sociale tous les acteurs intermittents du journalisme, que l’on appelait alors les « amateurs » ; ceux-ci ne cesseront pas de contribuer à la réalisation des journaux et à leur économie, mais le feront désormais depuis un espace infra professionnel. La loi avait pour objet de réserver la nomination et institua pour cela une carte professionnelle dont la dimension symbolique sera immédiate et perdure ; elle dut pourtant restreindre cette réserve à la dimension du « professionnel », quiconque ayant toujours le droit sans en apporter la preuve de se dire « journaliste » pourvu qu’il ne prétende pas en faire sa profession. Ainsi, si le marché de travail ne fut réservé que symboliquement et demeura ouvert à des profils excédant le cadre défini par le statut professionnel de 1935 (Ruellan, 1997), le groupe des journalistes s’était doté d’un outil performant pour absorber les fluctuations à ses marges.

Circulant dans les milieux professionnels ces dernières années, nous sont souvent venus aux oreilles des propos, inquiets ou désabusés, sur un processus à l’œuvre d’émiettement de la profession, victime de l’arrivée constante de nouveaux profils de moins en moins orthodoxes. Sous l’effet des transformations techniques (la simplification des outils), du développement des activités de communication des sources (de plus en plus compétentes), de la dérégulation des rapports de travail, le spectre des profils professionnels ne cesserait de s’étendre. Ces appréciations ont parfois trouvé écho dans la communauté des sociologues du journalisme ; Erik Neveu notamment voit « un éclatement croissant du milieu » (Neveu, 2004), poursuivant les appréciations de Jean-Marie Charon (1993) qui parlait de « cartes de presse » au pluriel.

Toute la difficulté est de mesurer cet émiettement de l’univers des journalistes. Les instruments statistiques en la matière sont inexistants ; la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels (CCIJP) tient le compte des actifs agréés par elle, mais ses données sont limitées à l’état civil, au revenu, au média et à la fonction. Les enquêtes réalisées depuis les années 50 (1954, 1975, 1986, 1991, 2001. Voir la bibliographie) à partir de cette source n’ont jamais permis, malgré leur finesse croissante, de mesurer un phénomène d’accroissement des profils des journalistes. À la CCIJP, on fait remarquer que dans les questionnaires remplis par les primo-demandeurs et par les journalistes souhaitant le renouvellement annuel de leur carte, la zone de réponse à la question sur la fonction fait apparaître des mentions de plus en plus hétérogènes (jusqu’à 500) ; cette information est de nature à renforcer l’intuition des professionnels sur l’éclatement de leur univers, mais ne saurait la valider.

À défaut de pouvoir mesurer numériquement le phénomène, nous avons alors formulé l’hypothèse que la diversification des profils, si elle se faisait, devait donner lieu à débats et à conflits. Les journalistes ayant tant milité, entre les deux guerres, pour limiter l’accès à leur titre, les lieux d’application du statut devaient pouvoir nous instruire sur l’objet et les arguments. L’attribution de la carte professionnelle est un acte juridique, confié par la loi à une commission paritaire (la CCIJP) ; en première instance, l’instruction et la décision sont assumées par des représentants de syndicats de journalistes et d’employeurs ; en cas de refus, le demandeur peut s’adresser à une commission supérieure présidée par un magistrat. Les décisions de la CCIJP ne sont pas publiques, et les attendus les accompagnant ne peuvent pas être consultés ; il n’est donc pas possible de les exploiter pour faire un relevé des arguments avancés. Par contre, il arrive que certains litiges soient conduits jusque devant le Conseil d’État, et ces décisions sont publiques. Par ailleurs, les conflits opposant les administrations à des personnes revendiquant leur qualité de journaliste professionnel sont jugés par les tribunaux administratifs ; leurs décisions sont accessibles. Enfin, les litiges entre des entreprises et des salariés, jugés par le tribunal des conflits, les Chambres d’appel et souvent résolus finalement par la Cour de cassation, constituent une autre source.

C’est donc par la lecture de cette jurisprudence accumulée que nous avons recherché les signes de l’accroissement du spectre des profils du journaliste contemporain. Par nature, la jurisprudence est instable, les décisions des divers tribunaux étant parfois très contradictoires. Néanmoins, la plupart de ces décisions émanent des plus hautes juridictions, le Conseil d’État et la Cour de cassation, et à ce niveau les arrêts connaissent une certaine homogénéité. Le propre de la jurisprudence étant de servir de référence à des décisions à venir, on est fondé à penser que l’accumulation des choix finit par donner une direction, en particulier à la CCIJP ; même si celle-ci conserve son autonomie de jugement des candidatures à l’octroi du statut, elle se doit de respecter les décisions des instances supérieures sauf à se voir systématiquement déjugée. Il y a donc un effet de la jurisprudence des hautes instances sur le premier niveau d’appréciation et l’on peut ainsi considérer qu’une décision du Conseil d’État ou de la Cour de cassation a pour résultat un même arbitrage de la CCIJP dans les années suivantes sur tous les dossiers de même nature ; une décision implique non pas un seul cas, mais une série de décisions identiques concernant tous les cas similaires. Rien aujourd’hui ne nous permet de mesurer par des chiffres cet effet de la jurisprudence sur la sociologie des journalistes, mais nous allons tenter de montrer que cette incidence devrait être remarquable tant elle touche au coeur même de l’identité professionnelle.

Comme il a souvent été remarqué, la loi ne définit pas le journaliste par la nature de ses activités, mais par les conditions d’exercice de celles-ci : elles doivent être majoritaires, il y a incompatibilité à exercer simultanément certains métiers, le travailleur est dans un lien de subordination, l’entreprise doit être médiatique. Nous avons donc observé comment la jurisprudence applique actuellement ces critères. Nous avons ajouté un cinquième item : la nature de l’activité ; en effet, si le législateur n’a pas défini au fond ce qu’est le journalisme, les tribunaux ont souvent le devoir de se prononcer sur cet aspect, et ce que la loi s’est refusée à dire finit par être déterminé par la jurisprudence. Avant l’examen de l’application de ces critères, il est utile de rappeler que la possession de la carte professionnelle n’est pas obligatoire pour l’exercice de la profession (Cour de cassation, 16 décembre 1981) car, au regard des tribunaux, la carte est certes une présomption de fait de l’identité professionnelle, mais elle n’est pas la condition d’application du statut (Cour d’appel de Paris, 26 octobre 1982, 22 janvier 1987) dans les rapports entre le journaliste et celui qui l’emploie, ou avec l’administration. Il est ainsi diverses décisions de justice qui ne reconnaissent pas le statut professionnel à des porteurs de la carte, les contestations ayant été introduites par des entreprises (cas d’un employé à la maquette qui produit sa carte pour revendiquer un changement de statut vis-à-vis de son employeur. Cour de cassation, 9 février 1989) ou par des administrations (notamment celle des impôts qui conteste le droit à abattement fiscal particulier attaché au statut : cf. le cas d’un auteur de mots croisés pour de notables journaux depuis de nombreuses années qui s’est vu contesté le privilège fiscal. Conseil d’État, 1er avril 1992). Ces contestations sont le plus souvent construites sur des arguments concernant le cinquième critère, celui de la nature de l’activité.

L’activité principale

La majorité de l’activité est un critère essentiel du statut professionnel ; si l’institutionnalisation d’une profession n’implique que rarement l’exclusivité de l’activité exercée, la distinction de ceux que l’on considère dans le groupe se fait à partir de ce principe majoritaire, entre autres ; les journalistes de l’entre-deux guerres, confrontés à la concurrence des « amateurs », ont fait de cet aspect un point non-négociable, et ils ont eu gain de cause : ne peut être reconnu comme professionnel du journalisme que celui pour qui le journalisme est l’activité majoritaire. Mais, à l’usage, ce critère apparaît comme faussement évident. Comment mesurer la quotité, comment faire la part entre plusieurs activités si elles coexistent ? La loi considère qu’elle ne peut pas être établie en temps, et que seul le revenu est un juge de paix. La CCIJP demande donc des éléments d’information sur les revenus, mais sa capacité à repousser des profils hétérodoxes semble se raréfier. Tout d’abord, comme elle ne peut disposer d’informations fiscales complètes, il est probable qu’un nombre important de demandeurs masquent l’existence de revenus qui peuvent être au total plus importants que ceux issus du journalisme. Par ailleurs, les tribunaux sont constants à ne pas confondre mode et quotité de la rémunération ; ainsi, un pigiste payé en droits d’auteur et non en salaires, ce qui devrait l’exclure du statut, fait désormais reconnaître le caractère principal de son activité journalistique au bénéfice de publications (Conseil d’État, 15 novembre 1995). La régularité d’une collaboration sur une période de plusieurs mois, même en l’absence de commandes fermes par une entreprise à un pigiste, constitue une présomption de contrat de travail et ouvre ainsi à indemnités de rupture (Cour de cassation, 4 février 1998). La fixité de la rémunération n’est pas exigée dans le cas d’un pigiste, mais elle l’est quand il s’agit d’un correspondant local de presse souhaitant faire admettre que, principalement employé par un média, il est journaliste subordonné et non travailleur indépendant (Cour de cassation, 24 mars 1999). Enfin, depuis 1974, la loi qui avait pour objet d’étendre aux pigistes le bénéfice du statut professionnel, a supprimé la notion de « principal des ressources nécessaires à son existence » pour s’en tenir à un simple « principal de ses ressources », aucun minimum de revenu ne peut être exigé (Conseil d’État, 29 juin 1983).

Cette jurisprudence régulièrement favorable aux travailleurs précaires du journalisme n’est pas étrangère à la constante hausse du taux de pigistes parmi les titulaires de la carte professionnelle ; celui-ci était de 5,6 % en 1965 (CEREQ, 1975) ; à 6,3 % en 1973 (CEREQ, 1975), il grimpe à 9 % en 1985 (CCIJP, 1986), 14,7 % en 1990 (Devillard et al., 1991) et s’établit à 17,9 % en 2000 (Devillard et al., 2001), cette évolution traduit un phénomène d’émiettement du travail, que confirme l’analyse des revenus (le revenu médian des pigistes en 2000 était de 10 700 francs contre 14 300 francs pour les mensualisés de base, soit les deux tiers de journalistes qui ne sont pas chargés d’encadrer une rédaction ou un service. Devillard et al., 2001). Le statut de pigiste tend à devenir la règle pour les entrants dans le métier (environ 16 % en 1973, ce taux passe à 27,7 % en 1990 et 31,2 % en 1998 (Marchetti et Ruellan, 2001) ; il pourrait s’établir à 38 % en 2003, selon la CCIJP, avec un allongement notable de la période de « sas » durant laquelle l’impétrant attend, au sein de « viviers », une stabilisation dans l’emploi qui ne vient qu’au bout de plusieurs années (de une à dix) ou ne vient jamais ; un nombre très important et probablement croissant de jeunes abandonnent le métier faute de pouvoir s’y insérer dans des conditions acceptables de sécurité et de revenu (Devillard et al., 2001). La précarité touche beaucoup la presse spécialisée grand public (38 % des nouvelles cartes professionnelles délivrées en 1998. Marchetti et Ruellan, 2001) où les titres se multiplient sans que les emplois suivent ; les équipes rédactionnelles mensualisées y sont désormais réduites aux fonctions d’encadrement et elles sont entourées d’une foule de pigistes très fragilisés par un turn over constant. Le travail se développe, mais il est de plus en plus fragmenté en petites unités de production et externalisé (les pigistes constituant une forme de sous-traitance, quand bien même ils seraient considérés comme salariés de l’entreprise au regard de la loi de 1935 et de son additif les concernant de 1974). Le constat vaut aussi pour la télévision qui, certes, a doublé le nombre des emplois de journalistes en dix ans, mais avec des taux de précarité à l’embauche qui excèdent largement les 50 % (dans l’audiovisuel, la précarité se traduit principalement par une succession de contrats à durée déterminée ; les taux de pigistes y sont sous-évalués car la CCIJP considère comme « mensualisé » un journaliste dont les CDD sont enchaînés, ce qui constitue pourtant une forme de précarité), et qui sont situés dans un univers désormais étendu de « sociétés de production » sous-traitantes.

La subordination

L’expansion du nombre de journalistes précaires n’est pas le résultat d’une application laxiste du statut professionnel, mais d’une dérégulation générale du marché de travail journalistique que l’application de la loi de 1935 n’a pas vocation à combattre. Ce sont les entreprises qui, par leurs politiques d’emploi, placent de plus en plus de journalistes dans la précarité, la CCIJP et les tribunaux ne faisant que constater que le journalisme se réalise à la pige de façon croissante et que pour autant le statut professionnel ne peut être refusé à ceux qui subissent cet état de fait. Cette expansion de la précarité est à relier à un phénomène concomitant : l’affaiblissement du lien de subordination, autre critère essentiel de la définition du journaliste, dont on trouve trace avant la loi de 1935 (des journalistes « bien que n’étant pas rémunérés par des appointements fixes ni tenus à aucune heure de présence », mais régulièrement publiés et payés, « doivent être considérés comme des salariés, en vertu d’un contrat de louage de services sans durée déterminée ». Tribunal de commerce de la Seine, 4 novembre 1929). La situation faite aux correspondants de presse locale est très significative du phénomène. En ce qu’ils ont de trop proches de l’activité d’un journaliste localier, les correspondants de la presse départementale et régionale posent régulièrement problème aux tribunaux qui fluctuent dans l’application du statut, invoquant parfois la quotité du travail, la subordination, ou la nature de la collaboration. Les arbitrages sont généralement le fruit de plaintes de travailleurs qui s’estiment indûment considérés indépendants, dégagés du lien de subordination et ainsi écartés du statut de journaliste (Cour de cassation, 13 juillet 1999) ; certaines décisions sont motivées par des initiatives administratives comme, par exemple, un contrôle de l’organisme chargé de collecter les cotisations pour la couverture maladie et sociale (Cour de cassation, 17 décembre 1998). Ces arbitrages sont les signes d’un recours de plus en plus fréquent par les employeurs de la presse régionale à des situations d’emploi qui minimisent le lien entre le travailleur et l’entreprise et autorisent ainsi une flexibilité de la relation. Considérant le risque de devoir intégrer des correspondants locaux de presse très actifs dans leur personnel salarié, les journaux ont généralement veillé à que ces collaborateurs aient un autre emploi et un revenu plus important, ne reçoivent pas de consignes directes, ne travaillent pas dans leurs locaux, et ne perçoivent pas de revenu régulier, même si la singularité de leur activité vis-à-vis du journalisme demeure peu évidente. Ainsi, un correspondant en apporta la preuve en produisant les brouillons de ses articles et les copies des parutions qui en résultaient et qui ne différaient pas ; qui plus est, il remplaçait certains rédacteurs pour la couverture d’événements et recevait des consignes précises de rédaction des comptes-rendus qu’il en faisait (Cour de cassation, 18 mai 1998) ; il fut donc reconnu journaliste.

Les incompatibilités

Pour la jurisprudence, les correspondants de presse locale apparaissent de plus en plus fréquemment comme des collaborateurs non assimilés et qui devraient l’être, situation qui se développe d’une manière générale tant les métiers proches du journalisme sont nombreux et réclament leur intégration dans l’ordre légitime.

L’ambivalence de certaines situations a été anticipée par le législateur qui a étendu le statut à des profils « assimilés » car « collaborateurs directs de la rédaction » : des traducteurs, des sténographes, des réviseurs, des dessinateurs, des photographes, pourvu que l’exercice de leur art soit clairement relié à un acte journalistique ; ainsi, une simple sténographe qui prenait en note un article qu’un journaliste lui dictait au téléphone et n’y apportait aucune modification, s’est vu refuser le statut. Mais le texte de loi est rédigé d’une telle manière, ambiguë, qu’il a été la source de l’exclusion radicale des gens de publicité, conformément à l’image que les professionnels du journalisme ont toujours voulu donner d’eux-mêmes : sans rapport avec la propagande commerciale. Un rédacteur en chef principalement, qui exerçait à titre secondaire le métier de directeur d’une société de publicité, débouté par la Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, au motif qu’il y avait incompatibilité entre cette activité et le statut de journaliste, s’est vu finalement délivrer la carte (Commission supérieure de la CCIJP, 13 février 1986), conformément à l’esprit de la convention collective du journalisme qui, si elle fait défense au journaliste professionnel de présenter sous forme rédactionnelle l’éloge d’un produit, d’une entreprise à la vente et à la réussite desquelles il est directement intéressé, ne lui interdit pas d’exercer accessoirement des activités publicitaires. S’agissant par contre des agents publics, l’incompatibilité est généralement retenue, même si à l’examen de leurs activités il apparaît bien qu’ils sont journalistes (Cour de cassation, 11 juin 1998). La jurisprudence considère que le rapport de droit public dans lequel se trouvent employés ces agents est incompatible avec le statut de droit privé du journaliste tel que défini par la loi ; celle-ci prévoit notamment d’augmenter l’indépendance du salarié par des mécanismes comme la clause de conscience et la commission arbitrale chargée de résoudre certains litiges avec l’employeur, dispositions qui ne peuvent s’appliquer dans le cas des fonctionnaires. Ainsi des agents communaux chargés exclusivement de la rédaction de journaux municipaux (Conseil d’État, 30 mai 1986, 24 octobre 1997) ont été longtemps exclus du bénéfice du statut au motif qu’ils étaient fonctionnaires. Cette jurisprudence a été contournée par de nombreuses mairies qui ont créé des structures juridiques de droit privé (des associations le plus souvent) pour employer les journalistes chargés du bulletin municipal ; la CCIJP estimait que ce contournement était louable (et le conseillait) car il permettait à d’authentiques journalistes d’être reconnus malgré leur lien avec l’institution territoriale. Mais la Cour des comptes mit fin au procédé, à la fin des années 90, quand elle interdit aux municipalités cette externalisation des activités dont elles étaient comptables de fait ; confrontée à devoir exclure tous ces journalistes qu’elle avait fini par reconnaître, la CCIJP a décidé, en 2000, de leur délivrer la carte dès lors qu’ils étaient rattachés à la convention collective des journalistes et que leur publication était inscrite auprès de la Commission paritaire des publications et agences de presse (Da Lage, 2003).

L’entreprise

Le statut de l’entreprise est un critère délicat à manier, et qui a beaucoup évolué dans le sens de l’ouverture. Le commissaire du gouvernement relevait, dans ses conclusions concernant un agent communal faisant fonction de journaliste « qu’une publication de presse doit être destinée à la diffusion publique, disposer d’un minimum d’autonomie notamment sur le plan financier par la vente des numéros et provenir d’un organisme ayant pour objet principal l’information » (Conseil d’État, 30 mai 1986). Suivant cette définition, les médias à diffusion gratuite, les médias institutionnels et d’entreprise, et les sociétés prestataires en amont des médias, seraient à exclure. En fait, les décisions sont souvent contradictoires. S’agissant des médias internes aux institutions, la tendance semble au refus (par exemple, une revue distribuée gratuitement au personnel d’EDF-GDF. Cour de cassation, 10 janvier 2001). Cette opposition touche aussi des journalistes travaillant pour des médias diffusés à l’extérieur, issus d’une organisation syndicale (Cour de cassation, 10 octobre 2001), d’une association (Cour de cassation, 5 janvier 2000, 27 février 2002) ou d’une institution publique comme l’Institut national de la consommation éditeur de la revue 60 millions de consommateurs (Cour de cassation, 17 mars 1999). Le motif de refus est alors que leurs employeurs n’ont pas le statut d’entreprise de presse au sens de la loi de 1935. Néanmoins, toutes les décisions ne parviennent pas à cette conclusion ; contrairement à la Cour de Cassation, le Conseil d’État admet généralement comme journalistes statutaires des employés de sociétés de production audiovisuelle notamment ; la Commission de la carte suit aussi cette jurisprudence, considérant que l’externalisation de la production journalistique audiovisuelle depuis une quinzaine d’années ne doit pas causer préjudice aux journalistes qui travaillent dans ce contexte ; son examen se fait au cas par cas et en fonction de la nature des activités. Le statut de l’entreprise a longtemps été invoqué par la Commission de la carte pour repousser des requérants travaillant pour le compte de médias en marge du modèle des publications dont la diffusion est pleinement publique et payante ; ce fut ainsi le cas des journalistes du mensuel Grandes Lignes diffusé gratuitement par la SNCF (société publique de trains) dans les TGV (trains à grande vitesse), qui obtinrent gain de cause devant le Conseil d’État (Conseil d’État, 30 juin 1997) en faisant valoir que leur publication certes proposait quelques articles de promotion de la compagnie ferroviaire, mais en nombre réduit ; le principal du contenu de la revue portait sur des sujets très divers sans rapport avec la SNCF ni même avec l’univers des trains ; une autre décision octroyait le statut à la rédactrice d’un gratuit distribué dans les hôtels, dont le contenu était essentiellement publicitaire, mais comprenait aussi des articles d’information et d’opinion, le Conseil d’État estimant que cette revue « devait être regardée comme une ‘publication’ au sens de l’article L. 761-2 du Code du travail ». La Commission de la carte estime que « la proportion un tiers de rédactionnel pour deux tiers de publicité » (…) sera retenue comme minimum acceptable » dans les journaux gratuits (CCIJP, 1991).

L’activité journalistique

Qu’est-ce que le journalisme comme activité ? La loi s’est gardée de répondre à cette question, c’est pourquoi la jurisprudence l’affronte de plus en plus souvent. On s’accorde désormais à penser que l’activité journalistique correspond à un travail intellectuel visant à mettre à la portée des usagers des informations susceptibles de les intéresser ; d’aucuns (notamment Vistel, auteur d’un rapport gouvernemental en 1993) ont voulu ajouter la notion d’actualité, mais la jurisprudence n’en fait pas une condition, les journalistes pouvant travailler sur des sujets décalés dans le temps, comme ce rédacteur des almanachs du Vieux savoyard et du Vieux dauphinois considéré à tort par la CCIJP comme « historien » (Conseil d’État, 22 mai 1992). Par contre, faire la promotion des programmes de télévision (une forme d’actualité pourtant) dans le journal destiné aux abonnés d’une chaîne cryptée réputée pour son travail d’information (Canal Plus) ne suffit pas pour obtenir la carte (Cour de cassation, 27 février 2002). L’argument tient sans doute plus à la nature du titre qu’à celle du travail des journalistes, bien de leurs confrères de la presse spécialisée dans les programmes télévisuels ne faisant pas un travail autrement promotionnel (une journaliste chargée « d’établir la grille des programmes de télévision publiée dans l’hebdomadaire La Vie » a fait reconnaître ses droits de journaliste. Cour de cassation, 8 décembre 1999). Le contexte dans lequel travaille un requérant est finalement essentiel pour la qualification de son activité ; ainsi, un maquettiste de presse publicitaire ou de l’édition technique sera repoussé alors qu’un autre sera assimilé car il collabore directement à la rédaction d’un journal d’information (Cour de cassation, 9 février 1989) ; ou une illustratrice de fiches techniques de conseils de jardinage aura gain de cause car elle travaille directement en lien avec les rédacteurs de la revue (Conseil d’État, 24 octobre 1997), alors que la réalisatrice de modèles de tricot ensuite photographiés pour une revue sera déboutée pour n’avoir aucune relation avec la rédaction accompagnant ses réalisations (Cour d’appel de Paris, 4 avril 1991). Le statut des présentateurs ou animateurs de télévision a posé un même problème de bouteille à moitié vide ou à moitié pleine : en 1980, le Conseil d’État (17 décembre) refusa ainsi la qualité de journaliste à une personne dont l’activité « consistait à produire des émissions au cours desquelles des auteurs publiant leur premier livre étaient invitées à s’exprimer ». Le seul fait de s’entretenir « sur les ondes avec des personnalités ainsi invitées ne suffit pas à caractériser son activité comme étant celle d’un journaliste » ; mais la même année, le tribunal administratif relevait que la participation « à des émissions télévisées consacrées à de sujets d’actualité ne se borne pas à la présentation et à l’animation des débats et magazines, mais comprend également la préparation de ces émissions… (Ces) fonctions de recherche, de mise en forme et de communication d’informations d’actualité (caractérisent) l’activité journalistique » (Tribunal administratif de Paris, 2 décembre 1980). Les cas se multipliant, la jurisprudence ne s’est pas opposée à l’incorporation du segment des journalistes-animateurs, d’autant que beaucoup d’entre eux procédaient des équipes rédactionnelles des journaux télévisés d’actualité.

Les stratégies catégorielles peuvent expliquer certaines attitudes ; les journalistes ont généralement soutenu que les maquettistes étaient des collaborateurs de la rédaction car ainsi, avant la numérisation de la production, ils protégeaient leur position au sein des ateliers de fabrication, dominés par les syndicats ouvriers et où les secrétaires de rédaction (fonction chargée de faire l’interface entre la copie et sa mise en page) étaient isolés, voire mal reçus (cf. cette réaction du Syndicat national des journalistes après un refus du Conseil d’État de reconnaître le statut de journaliste à une maquettiste. Le Journaliste, juin 1981). À la télévision (France 3), des secrétaires d’édition, considérées comme personnel de production, n’ont pu faire reconnaître leur identité journalistique alors que leur activité semblait très en lien avec la mise en forme des journaux et magazines d’information (Conseil d’État, 12 juin 1989) ; ces problèmes de confusion catégorielle sont patents dans l’audiovisuel, les chefs d’entreprise et directeurs préférant garder la souplesse de certains statuts non journalistiques (animateurs, producteurs…).

Les mêmes et très différents

Dans la perspective interactionniste de la sociologie des professions, nous avons développé la thèse que le groupe des journalistes est fait « d’amalgames lâches de segments poursuivant des objectifs différents de manières différentes et se tenant plus ou moins fragilement sous une dénomination commune à une période spécifique de l’histoire » (Bucher et Strauss, 1961), car il y a lieu pour eux de le faire pour se défendre des concurrences sur le marché de l’emploi et en contrôler les développements. Selon Paradeise (1988), « Les traits des professions dont le modèle parsonien faisait des conséquences nécessaires des fonctions macro-sociales reconnues aux professionnels, sont désormais déduits des enjeux, des ressources et des contraintes des jeux d’interaction où s’expriment les membres d’une coalition professionnelle » ; les professions sont définies « autour d’un enjeu central : la monopolisation d’un segment de marché de travail visant à maîtriser l’incertitude de la relation salariale ou marchande ». Nous avons avancé que l’imprécision des frontières, des profils professionnels et des pratiques étaient une nécessité vitale, la rigueur ne pouvant qu’engendrer conflits et impasses ; pour exprimer cette plasticité du groupe capable de s’adapter aux transformations, nous avions parlé de « professionnalisme du flou » (Ruellan, 1993). Notre modèle qui tendait à expliquer la formation identitaire du journalisme en France, nous permit de comprendre la modalité de gestion de ses formes et limites par le groupe actuel, formulant la thèse que cette administration floue des frontières était le produit d’un dispositif efficace visant à affronter les fluctuations, dues notamment aux pressions exercées aux marges.

L’étude de la jurisprudence montre que ce travail d’adaptation est incessant, rendant particulièrement pertinente la remarque de Bucher et Strauss à propos du mouvement permanent de mutation des groupes professionnels : « Ils prennent forme et se développent, ils sont modifiés et disparaissent. Ce mouvement leur est imposé par les changements dans leurs dispositifs conceptuels et techniques, dans les conditions de travail institutionnelles et dans leurs relations avec les autres segments et occupations (…). Dans ce processus, les frontières deviennent diffuses à mesure que les générations se chevauchent, et différents points de l’activité professionnelle s’articulent selon des définitions de situations de travail quelque peu différentes. De cette fluidité, de nouveaux groupements peuvent émerger ». La loi de 1935 identifia le journaliste professionnel français au travers de cadres juridiques et organisationnels : dans l’entreprise médiatique, dans une relation subordonnée, dans un continuum de fabrication ; cet encadrement s’est déplacé. La diversité des types d’organisation d’une part, la mutation des fonctions professionnelles d’autre part, la dérégulation de la relation d’emploi enfin, tirent le groupe vers des référents nouveaux. Pour être journaliste, il n’est plus nécessaire d’être employé d’une entreprise de presse ; la notion de publication est largement étendue ; le revenu peut être bas et adossé à un autre (y compris dans la communication publicitaire) ; le lien avec l’administration n’est plus un interdit ; les fonctions techniques étendues sont admises ; le travail intellectuel ne porte plus nécessairement sur l’actualité ; l’externalisation du travail de l’entreprise est une réalité prise en compte. Ces évolutions des dispositifs techniques, organisationnels et même conceptuels sont probablement une partie de l’explication de l’accroissement considérable du nombre de journalistes depuis un demi-siècle : 36 000 en 2004, ils étaient 32 000 en 2000, 26 000 en 1990, 16 000 en 1980, 13 000 en 1973, 10 000 en 1965, 6 600 en 1953. Près de six fois plus nombreux, les journalistes d’aujourd’hui sont à la fois les mêmes qu’hier et très différents.

Notes

(1)

(2) La source principale est le site officiel du droit Legifrance. Parmi plus de 1200 décisions impliquant des journalistes, nous avons sélectionné cinquante-deux jurisprudences, datant de vingt-cinq ans au plus, à travers lesquelles apparaissait une discussion du statut de journaliste des personnes impliquées. Nous avons complété notre information par la consultation des jurisprudences plus anciennes dans les recueils spécialisés ou des ouvrages de droit. Parmi les cinquante-deux décisions qui constituent l’essentiel de notre corpus, trente-quatre concernent des salariés mensualisés, sept des salariés pigistes, onze des fournisseurs (artisans photographes, correspondants de presse locale). Mis à part cinq cas impliquant des entreprises de presse régionale, toutes les autres jurisprudences se rapportent à des entreprises productrices de médias spécialisés (grand public, technico-professionnels, institutionnels).

(3) Les secteurs médiatiques en émergence ou en forte progression semblent désormais adopter ce modèle de l’externalisation partielle des moyens humains ; par exemple, la presse d’information générale diffusée gratuitement, apparue en 2002 en France, fait appel à des entreprises sous-traitantes pour la réalisation de pages magazine à parution hebdomadaire ou quinzomadaire (people, auto, techno, mode…), le personnel interne étant dévolu aux pages quotidiennes.

(4) Le décret 93-121 du 27 janvier le définit ainsi : « Le correspondant local de presse départementale et régionale contribue, selon le déroulement de l’actualité, à la collecte de toute information de proximité, relative à une zone géographique déterminée ou à une activité sociale particulière, pour le compte d’une entreprise éditrice. Il s’agit d’un apport d’informations soumises avant une éventuelle publication, à la vérification ou à la mise en forme préalable par un journaliste ».

Références bibliographiques

50 ans de carte professionnelle, Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, 1986.

Annuaire des journalistes professionnels de France et des départements d’Outre-Mer, Commission de la carte d’identité des journalistes professionnels, 1954.

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Auteur

Denis Ruellan

.: Denis Ruellan est professeur des universités à l’IUT de Lannion (Université de Rennes 1), membre du Crape (Centre de recherche sur l’action politique en Europe – UMR 6051 CNRS, Institut d’études politiques de Rennes, Université de Rennes 1). Il participe au Réseau d’étude sur le journalisme.