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De quelques considérations sur la notion d’éclectisme culturel

29 Mar, 2006

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Granjon Fabien, « De quelques considérations sur la notion d’éclectisme culturel« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°06/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2005/varia/05-de-quelques-considerations-sur-la-notion-declectisme-culturel

Introduction

La sociologie de la consommation culturelle (Bourdieu, 1979 ; Gans, 1974) a essentiellement considéré les rapports à la culture sous l’angle des inégalités sociales. Elle a ainsi pris pour objectif général l’analyse des fonctions sociales de la culture et des rapports socialement différenciés à la culture légitime. Elle a notamment insisté sur la manière dont s’exercent les formes de domination et les profits sociaux de distinction que la maîtrise des codes de la culture consacrée permet d’asseoir sur les fractions sociales culturellement plus démunies. Se focalisant pour l’essentiel sur le poids des inégalités devant la légitimité culturelle, elle a montré combien les structures sociales cadrent l’essentiel des pratiques culturelles. Cette grammaire de la légitimité culturelle postulant dans le même mouvement une reconnaissance unanime des formes culturelles les plus consacrées et une différenciation forte des compétences susceptibles de conduire à la maîtrise des codes culturels qui fondent les objets de la « haute culture » a toutefois été critiquée pour sa définition assez stéréotypée des rapports à la culture légitime : « un rapport aisé et détendu du côté des dominants qui ont bénéficié d’une socialisation culturelle précoce, une bonne volonté culturelle et une tension hypercorrective du côté des petits bourgeois qui croient en la légitimité culturelle mais n’ont pas bénéficié des mêmes conditions d’accès précoce à cette culture, et une honte ou une indignité culturelle permanente chez les dominés qui reconnaissent la légitimité culturelle tout en ayant des pratiques et des goûts totalement opposés » (Lahire, in Donnat, 2003, p. 54). Quand il s’est agi de rendre compte de comportements culturels éclectiques, c’est-à-dire des comportements culturels atypiques révélant un brouillage des règles collectives du jeu culturel et des isomorphies liant les positions sociales des « sujets culturels » (hiérarchie sociale) et le rapport qu’ils entretiennent à la culture (hiérarchie des pratiques et des genres de pratiques), cette perspective critique a été plus ou moins abandonnée. L’éclectisme culturel, puisqu’il s’agit de cela, a été considéré soit comme essentiellement le fait des classes dominantes et cultivées, soit, au contraire comme une dynamique beaucoup plus étendue qui ne saurait être une caractéristique exclusive des classes dominantes et descendrait l’échelle des statuts sociaux, touchant une zone beaucoup plus large de l’espace social. Après avoir présenté quelques-unes des évolutions censées expliquer le développement de l’éclectisme culturel, nous voudrions, ici, discuter (en certains de ces endroits seulement) quelques-uns des attendus et des résultats des travaux sociologiques qui se sont saisis de la question de ces « nouvelles » dynamiques culturelles dissonantes, rendant compte des comportements peu homogènes et cohérents sous l’angle de la légitimité culturelle.

À l’origine de l’éclectisme culturel

Le premier point souvent avancé est que le champ de production des biens culturels n’a eu de cesse, au cours de la période récente, d’interroger les frontières de l’art, de s’ouvrir à de nouvelles formes d’expression (la culture de rue, le spectacle vivant, la bande dessinée, etc.), de les programmer au sein de ses institutions de référence, et de les consacrer toujours davantage (salons, prix, festivals, etc.). L’élargissement et la diversification de l’offre culturelle se nourriraient de deux mouvements distincts : a) les transformations de la participation institutionnelle dans le domaine des arts et de la diffusion culturelle et, b) la poursuite de l’extension des industries culturelles. Deux types de phénomène sont généralement pris en considération dans le jeu de tensions conduisant aux transformations des rapports à la culture cultivée. Le premier interroge le fonctionnement du système organisé autour du triptyque artistes-médiateurs-institutions et l’autonomie du sous-champ de production restreinte qui bénéficie de la légitimité de l’art pour l’art. Le second renvoie quant à lui aux déplacements introduits par l’emprise grandissante du fonctionnement de la grande production, doublement dévalué, d’abord par son caractère industriel et commercial, mais aussi par la définition de l’offre par la demande d’un « grand public » stigmatisé par son « indifférenciation » ; celui-ci venant perturber les mécanismes de consécration et l’établissement des normes de légitimité en matière culturelle. Si la situation française présente sans doute des particularités, qui peuvent relever de la spécificité et des contradictions internes de ses politiques culturelles, ce type de phénomène s’observerait à l’échelle de la plupart des sociétés occidentales, où « les changements dans les structures sociales et l’émergence d’un marché ouvert des biens culturels affaiblissent l’autorité culturelle institutionnelle, engendrant des spirales d’inflation culturelle et créant des systèmes de classification symbolique qui sont différenciés, moins hiérarchiques, moins universels et moins symboliquement puissants que durant la première moitié de ce siècle » (DiMaggio, 1987). L’internationalisation croissante du marché des industries culturelles (aussi bien que celle des marchés de l’art) contribuerait par ailleurs à renforcer ce phénomène, en participant à l’ébranlement des légitimités locales. Dans un tel contexte, le champ artistique et culturel permet à des formes culturelles populaires ou autrement mineures d’accéder à une reconnaissance nouvelle. Il ouvre aussi ses portes à une diversité d’acteurs qui participent de la définition des normes d’évaluation des formes culturelles, rompant (plus ou moins radicalement en fonction des domaines considérés) avec l’autonomie du champ artistique caractéristique de la période antérieure. Ce double phénomène d’ouverture des frontières du champ de production des biens culturels et de pluralisation des instances de consécration sous-tendrait donc la massification culturelle et ses ambivalences. Il constituerait un des terreaux sur lequel se développent des pratiques culturelles qui résistent de plus en plus à une analyse reposant sur les grilles établies de la légitimité traditionnelle.

Un autre élément mis en avant est celui la massification scolaire et du recul des Humanités. Jusqu’à il y a peu, l’un des lieux privilégiés de reproduction de la « haute culture » était le système scolaire qui, après avoir été réservé aux héritiers, s’est démocratisé et s’est ouvert à certaines couches de la population qui n’y avaient jusqu’alors accès qu’à la marge. Si le nombre des bacheliers et des détenteurs de diplômes de l’enseignement supérieur s’est considérablement accru au cours des dernières décennies, gonflant ainsi l’effectif des populations les plus enclines à la consommation de biens et produits culturels, les effets structurels de la massification scolaire ne sont pas pour autant univoques en matière de transmission culturelle et d’élévation du niveau des pratiques. La démocratisation scolaire peut sans doute se considérer sous l’angle de l’affaiblissement des frontières symboliques entre les groupes sociaux et de l’émergence de l’éclectisme culturel (les profils dissonants, nous rappelle Bernard Lahire, supposent d’avoir le plus souvent un minimum de formation scolaire), mais ce mouvement général répond en fait à une double dynamique. Il prédispose une frange nouvelle d’individus à une réception plus légitime des œuvres d’art et de la culture, mais il conduit également à des formes de relâchement vis-à-vis de la culture cultivée qui s’observent dans les fractions (les plus) diplômées de la société. Philippe Coulangeon considère par exemple que l’élargissement du recrutement social caractérisant la composition du public scolaire des dernières décennies (une proportion d’héritiers plus faible) assouplit et transforme en partie le mécanisme d’assignation statutaire. S’agissant plus spécifiquement du recul des Humanités, il est évident que les filières d’enseignement scolaire impriment des marques spécifiques sur les pratiques culturelles de ceux qui y transitent, selon la place qu’occupe la culture lettrée, la nature des enseignements, le type d’exercice privilégié, etc., qui constituent autant de matrices différentes de socialisation culturelle. Et à « dignité scolaire » égale, les étudiants ou diplômés de sciences et techniques d’un côté, ou de lettres et sciences humaines et sociales de l’autre, manifestent des rapports à la culture, des goûts et des comportements qui sont loin d’être homogènes. Les critères sur lesquels reposent les hiérarchisations culturelles traditionnelles en particulier ne sont pas partagés de la même manière par ces différents groupes. Par ailleurs, les marquages culturels semblent faire montre d’une importante résistance et les dynamiques de reproduction ont tendance à perdurer en certains domaines.

Enfin, dès les années 1990, l’enquête menée par le ministère de la Culture révèle aussi un déplacement des pratiques culturelles vers un continent qui ne cesse de se développer, celui du pôle audiovisuel, de l’informatique et des technologies de l’information et de la communication, tendant à changer les conditions générales de diffusion et de réception de la culture. Les « nouveaux médias audiovisuels » et l’informatique de réseau se greffent aux dispositifs portant jusqu’alors la culture « de masse » (i. e. principalement la télévision hertzienne) et participeraient à l’amplification de l’offre des produits culturels, à l’hétérogénéisation des valeurs culturelles, au renforcement du goût pour la détente, à celui de la consommation par curiosité (Lahire, 2004). Ils contribueraient de facto à l’élargissement des publics de la culture. Le fort taux de pénétration des équipements audiovisuels, informatiques et télématiques dans les foyers modifierait les modalités de pratiques amateurs et de consommation des contenus culturels enregistrés, informatisés ou radiodiffusés. Couplées aux possibilités renouvelées de duplication et de transport des contenus (CD, DVD, MP3), les pratiques de téléchargement et d’échanges de fichiers (son, photo, vidéo, texte) via l’Internet autorisent, il est vrai, la constitution de stocks importants de contenus et contribueraient du coup à diversifier l’éventail des genres approchés sinon des goûts. À la multiplication des occasions de fréquentation de contenus culturels répondrait une diversification des rapports à la culture qui se concrétiseraient notamment par une variété toujours plus importante des formats de réception, de participation et d’action accentuant « la porosité des frontières entre culture et loisirs, entre le monde de l’art et celui du divertissement » (Donnat, 1998, p. 311). Les TIC ouvrent, nous dit-on, de nouvelles complémentarités contribuant potentiellement à l’entrelacement de pratiques nouvelles et plus anciennes, au déplacement de pratiques culturelles stabilisées, à l’émergence de nouvelles formes d’appropriation, à l’initialisation de couplages originaux de contenus plus dispersés au regard de l’échelle des légitimités culturelles et sur lesquels les pressions symboliques sont moins fortes. A la fois producteur de loisirs, diffuseur de la culture de masse, mais aussi passeur de certaines formes de culture plus consacrées, voire creuset de nouvelles formes de consécration culturelle, le continent médiatico-publicitaire tendrait à prendre une importance considérable et à devenir l’acteur-référent de l’offre culturelle pour le plus grand nombre.

Philippe Coulangeon montre par exemple que « la télévision exerce, dans l’organisation quotidienne du temps libre, une concurrence de plus en plus affirmée à l’égard de la culture populaire » (in Donnat, 2003 ; 2004). Le renforcement du poids de la télévision affecte de manière assez significative l’écologie des pratiques de loisirs des classes populaires et participe au délitement d’une certaine culture qui lui était liée, bien que l’allongement du temps d’exposition à la télévision soit sans aucun doute davantage un des symptômes de cette déliquescence plutôt que l’une de ses causes principales. Mais la télévision est également une « instance de reconnaissance et de légitimation pour tous ceux qui ne font pas partie des milieux cultivés et ne bénéficient pas des réseaux d’informations courts et spécialisés » (Donnat, 1994, p. 147). Les industries culturelles, le continent médiatico-publicitaire et la diffusion des TIC contribueraient donc, d’une part, à l’assise d’un nouveau régime de participation culturelle, et, d’autre part, à l’amenuisement de l’indignité culturelle des moins bien dotés en capital culturel ainsi qu’à la décomplexion des classes populaires qui, de fait, partagent un minimum culturel et quelques goûts avec une part de plus en plus importante de la population. Par ailleurs, si la culture de masse fait aujourd’hui référence pour bon nombre d’individus, les technologies de l’information et de la communication par le biais desquelles elles se diffusent ouvriraient également un champ de possibles pour de nouvelles stratégies distinctives. On peut en effet penser que si l’on écoute ou visionne de plus en plus les mêmes culturèmes, l’étendue de l’offre des contenus et des services permet sans doute de déployer des stratégies de fréquentation et d’instrumentation plus inhabituelles et aussi d’appréhender les objets culturels selon des logiques plus ou moins distinctives, mobilisant notamment des ressources cognitives (des connaissances), des savoir-faire ( e. g. une forme spécifique de capital technique) et des compétences plus rares ( e. g. comprendre une langue étrangère), ainsi que des appétences (le goût pour la lecture, la recherche documentaire, etc.) singulières qui continuent à être le fait de catégories de population bénéficiant d’un volume de capital culturel important : « Il existe de plus en plus d’usages cultivés de la culture non cultivée liés à la consécration de certains genres ou formes d’expression jusqu’alors considérées comme infraculturelles, mais aussi de plus en plus d’usages non cultivés de la culture cultivée en raison de l’insertion partielle de la culture cultivée dans cette économie médiatico-publicitaire » (Donnat, 1994, p. 359). Pour ne prendre qu’un exemple, Philippe Le Guern (2002) montre bien que la « fanitude », si elle se présente en première instance comme une pratique plutôt illégitime, épouse en fait des formes fortement différenciées d’intéressement allant du culte et de la vénération la plus béate à des attachements plus distants, de type exégétiques, déclinés depuis des dispositions cultivées.

L’éclectisme culturel : nouvel habitus de classe ou disposition générale ?

Dans la première de ses composantes, la thèse de l’éclectisme culturel peut être présentée comme la déclinaison française des analyses nord-américaines conduisant à l’identification de l’omnivorisme. C’est sans doute à Richard Peterson que l’on doit les premières analyses importantes du phénomène. Pour ce dernier, l’omnivorisme se réfère au passage du « snobisme intellectuel [qui] repose sur la glorification des arts et le dédain des divertissements populaires, [à un] capital culturel qui apparaît de plus en plus comme une aptitude à apprécier l’esthétisme différent d’une vaste gamme de formes culturelles variées qui englobent non seulement les arts, mais aussi tout un éventail d’expressions populaires et folkloriques » (2004, p. 147). Dans le sillage de Peterson, un vaste ensemble de travaux vont attester (sur fond de discussion de la théorie de la légitimité culturelle et le plus souvent en ne considérant qu’un seul domaine de pratiques comme terrain d’enquête, la musique, dont on sait qu’elle n’est pas la pratique culturelle la plus distinctive) du fait que dans les sociétés capitalistes avancées, l’omnivorisme s’affirme effectivement comme une tendance de fond au sein des groupes sociaux de statut élevé (une nouvelle norme de bon goût), tandis qu’il est aussi démontré que les groupes sociaux de statut inférieur restent largement marqués par des goûts consonants peu légitimes.

En France, c’est à Olivier Donnat, suite à l’enquête très documentée sur les pratiques culturelles des Français menée par le ministère de la Culture au début des années 1990 que l’on doit cette fois les premières définitions de ce « nouveau » fait social. Par l’emploi de cette expression, il entend décrire la tendance à l’hybridation des espaces culturels individuels où se mêlent toujours davantage certaines formes de la « culture consacrée » avec des éléments issus d’expressions culturelles considérées comme moins légitimes. Pour Olivier Donnat, l’éclectisme culturel se révèle d’abord par l’hybridation de la « culture cultivée ». C’est, selon lui, un effet du développement de la culture de masse, de la mise sous tension du modèle de la « haute culture » et du renouvellement des mécanismes de consécration et de légitimation qui lui sont liés. Pour le dire autrement, la thèse défendue est que la culture généralement reconnue comme la plus légitime, c’est-à-dire relevant des formes les plus classiques de comportements et de goûts cultivés est aujourd’hui fortement travaillée par la « culture des écrans ». La diversification de l’offre culturelle et des formats de consommation et de réception des contenus aurait même tendance à s’imposer comme la référence de la posture cultivée qui, paradoxalement, s’appuierait de moins en moins sur l’appropriation exclusive des culturèmes de la culture consacrée (si tant est qu’une orientation culturelle légitime de tous les instants puisse exister). Olivier Donnat donne notamment l’exemple de la musique : « Le fait d’apprécier la musique classique ne suffit pas (plus ?) pour définir le goût cultivé en matière musicale : déclarer écouter souvent ce genre musical continue, certes à croître avec le niveau de diplôme et reste exceptionnel dans les milieux populaires, mais écouter exclusivement de la musique classique ou fréquenter les concerts de musique sans aller au moins de temps en temps à d’autres types de concerts est devenu une attitude de personnes âgées cultivées plutôt provinciales, dont les générations du « boom musical » ne peuvent se satisfaire » (2003 : 22 – Combination of highbrow and lowbrow genres, Peterson, Kern, 1996). Ce recul de la culture légitime au sein des classes dominantes se nourrirait par ailleurs du « profond renouvellement des fractions supérieures de la société, lié notamment au développement spectaculaires des professions du technico-commercial et de l’informatique » (Donnat, 1994, p. 351) portant haut les valeurs de la concurrence, de la performance, de l’entreprise et déconsidérant parallèlement certaines des pratiques emblématiques de la « haute culture » se voulant désintéressée. Symptôme d’un changement dans les styles de vie révélant un brouillage de l’aspect symbolique des inégalités sociales dans l’ordre des préférences et des pratiques, l’éclectisme culturel (ou l’omnivorisme) est ici considéré comme un nouvel habitus de classe définissant l’usage correct du goût.

D’autres approches défendent l’existence d’un éclectisme beaucoup plus étendu et affirment que cette dynamique d’hybridation ne toucherait pas seulement les classes dominantes et le rapport cultivé à la culture (l’ouverture d’esprit, le pluralisme cultivé, le relâchement ou le caractère omnivore des élites – Peterson, 1992), mais serait aussi un des facteurs agissant de la transformation de la « culture populaire ». Les données traitées par Bernard Lahire tendent par exemple à montrer que « la frontière entre la légitimité culturelle (la « haute culture ») et l’illégitimité culturelle (la « sous culture », le « simple divertissement ») ne sépare pas seulement les classes, mais partage les différentes pratiques et préférences culturelles des mêmes individus, dans toutes les classes de la société. (…) D’une manière générale, les profils dissonants « recrutent » dans tous les milieux sociaux (…), [même si] l’on n’est pas vraiment étonné de voir que les cadres supérieurs et profession, libérale, d’une part, les OS, manœuvres et personnels de service d’autre part sont les plus surreprésentés du côté des profils consonants légitimes pour les premiers et du côté des profils consonants peu légitimes pour les seconds » (2004, pp. 13-197-196).

De la même manière que la « haute culture » est touchée par la combinaison des facteurs évoqués supra, il semblerait également que la « culture populaire », son goût de la nécessité ainsi que la bonne volonté culturelle des classes moyennes (Bourdieu, 1979) soient également affectés par le développement de la culture et du loisir de masse (et par leur instrumentation croissante par des dispositifs techniques variés). La diversification des rapports à la culture s’exprimerait donc aussi au sein de ces populations qui tendraient à se départir, souvent involontairement, de la domination qu’exerce la fraction cultivée des classes dominantes par le biais de la valorisation exclusive de l’arbitraire culturel qu’ils produisent. Pour Bernard Lahire, l’éclectisme culturel est donc plutôt à considérer comme une « formule génératrice des pratiques et des représentations, c’est-à-dire une disposition ou une habitude culturelle qui remet en cause les séparations, les cloisonnements, les frontières anciennement plus fermement établis » (2004, p. 638). Il dépend fortement de la multiplication des différents contextes de socialisation culturelle qui participent à la construction des goûts, des compétences et des dispositions esthétiques. Dans une société fortement différenciée, les instances de socialisation à la culture se pluralisent et travaillent les répertoires, les pratiques et les préférences culturels des individus qui se trouvent, de fait, enchâssés au sein d’environnements de plus en plus complexes qui cadrent leurs apprentissages sociaux et déterminent par la suite des espaces d’action et de relations plus ou moins contraints où sont notamment saisies ces compétences acquises. Les rapports à la culture se caractériseraient donc davantage par la constitution/actualisation d’une pluralité dispositionnelle qui serait une caractéristique de fond, partagée par différents groupes sociaux, plutôt que comme le reflet d’un système ordonné et homogène relevant d’un nouvel habitus réservé aux classes dominantes. Dans cette perspective, l’éclectisme culturel ne touche donc pas seulement les classes dominantes et le rapport cultivé à la culture mais recrute bien dans tous les milieux sociaux.

La mesure de l’éclectisme culturel telle qu’elle est organisée par Bernard Lahire le conduit ainsi à affirmer que les répertoires culturels clivés seraient en quelque sorte la règle et non l’exception, puisque 75,8 % des Français auraient, selon lui, un profil de type dissonant. Cette mesure, nous semble-t-il, peut être remise en cause sur plusieurs points. Notamment, parce que l’oscillation entre culture « cultivée » et « basse » culture est mesurée à partir de variables hétérogènes qui tendent à établir une fausse équivalence entre des goûts, des préférences, des pratiques occasionnelles ou régulières et fréquentes. Considérer les formes internes propres à chaque individu et scruter les variations intra-individuelles est une approche qui ouvre à l’évidence de nouvelles perspectives à condition que les singularités individuelles soient scrutées de manière à pouvoir comparer les mêmes choses. L’heuristique ne devient complètement féconde qu’à la condition de ne pas considérer sur un même plan d’analyse les préférences, les détestations et les goûts d’une part et les pratiques d’autre part. Il est sans aucun doute également important de prêter attention à la question de la fréquence des pratiques. Et à ne pas la prendre en charge, le risque est finalement de ne s’intéresser qu’à des individus apparemment éclectiques, mais qui, au final, ont des répertoires culturels relativement homogènes, tout en étant capables de faire un « grand écart » culturel de temps à autre. Rien d’étonnant alors à ce que le « distingué » et le « vulgaire » se mêlent et s’amalgament plus allègrement.

L’éclectisme culturel : quels plans d’analyse ?

À l’évidence, l’éclectisme culturel est de nature polymorphe. Celui-ci peut en effet relever de diverses modalités d’hybridation des goûts et des consommations selon que l’on se propose de considérer tout ou partie des répertoires des pratiques culturelles des enquêtés, les représentations du degré de légitimité de ceux qui s’y livrent ou la manière dont elles sont concrètement mobilisées. Les formes de l’éclectisme culturel peuvent d’abord et logiquement être envisagées à un niveau individuel. Par exemple en prenant comme unité d’analyse les répertoires culturels individuels dans leur globalité (entre domaines de pratiques), au sein desquels peuvent se retrouver des pratiques fortement éloignées les unes des autres au regard de l’échelle des légitimités culturelles ( e. g. lire du théâtre d’avant-garde et regarder des émissions de jeux et de télé-réalité). A un deuxième niveau, l’écart considéré peut se déployer plus spécifiquement sur des domaines de pratiques particuliers comme l’écoute musicale ou le visionnage de vidéo ( e. g. écouter de la musique classique et de la R’n’B, visionner des films d’auteur et des films d’action), c’est-à-dire à un niveau de granularité plus fin ne mobilisant qu’un ou plusieurs pans du répertoire culturel de l’enquêté. Enfin, à un dernier niveau sans doute serait-il heuristique de considérer si l’éclectisme s’inscrit ou non au sein d’univers culturels cohérents ( e. g. une passion pour le Japon amènera une personne à lire Kawabata, prendre des cours de japonais mais aussi à regarder des mangas ou bien des films de samouraïs de piètre facture). D’une manière générale, pour une sociologie de la consommation culturelle, il peut être ainsi utile de considérer la manière exacte dont s’organise l’hétérogénéité culturelle des pratiques, de qualifier précisément les types de chaînage et de prêter ainsi quelque attention à la nature des couplages dissonants : telle pratique peu légitime dans le domaine de la musique est-elle contrebalancée par une pratique plus consacrée relevant du même domaine ?

L’éclectisme culturel peut également être abordé au travers des goûts des « agents culturels » et de l’éventuel écart qu’il peut y avoir entre le rang effectif de telle ou telle pratique sur l’échelle des préférences personnelles, sa valorisation, et son classement sur celle de la légitimité culturelle (je dispose d’un capital culturel conséquent, mais j’adore la variété et je pratique le karaoké). Comme le rappelle Bernard Lahire, « On n’est fondé à parler de légitimité culturelle que si, et seulement si, un individu, un groupe ou une communauté croit en l’importance, et même souvent en la supériorité, de certaines activités et de certains biens culturels par rapports à d’autres » Et d’ajouter : « Le sociologue est donc obligé, pour classer les préférences, pratiques ou consommations culturelles selon leur degré de légitimité, de considérer leur distribution selon le type de public » (2003, pp. 47-58). Prendre acte de la diversité des jugements de goût et en repérer les déclinaisons est une opération qui permet de lever le voile sur ce qui fait que l’on peut considérer un contenu culturel comme supérieur à un autre, que l’on peut le classer et montrer que ce classement n’existe que dans le cadre de rapports de domination culturelle. Mais c’est également l’occasion de repérer les vacillements, à la marge, de cette domination qui engendrent des consommations et des comportements culturels inédits, frappés du sceau de l’éclectisme et donc de saisir le sens de certaines pratiques culturelles, notamment populaires, que la posture légitimiste n’appréhende qu’avec la plus grande difficulté, dans une perspective misérabiliste ou de relativisme culturel. Enfin, une autre manière d’envisager à l’échelle de l’individu les formes de l’éclectisme culturel est sans doute d’envisager la façon dont sont mobilisés concrètement les contenus culturels et d’accorder de l’importance à la diversité au travers de laquelle l’éclectisme culturel tend à s’exprimer. On peut par exemple considérer que la discordance peut venir, non des contenus eux-mêmes mais de la manière dont ceux-ci sont appropriés. Une écoute préparée, documentée, attentive ou ironique d’une série B ou, au contraire, un visionnage intermittent, dispersé et associé à d’autres activités d’un classique du cinéma italien, ne sont-ils pas, en soi, des formes d’appropriation fondées sur des discordances révélant des façons de faire qui pondèrent et retravaillent les légitimités originelles des contenus ? On peut alors prendre acte de l’intérêt qu’il peut y avoir à parcourir la variété des situations et à qualifier de facto les formats de pratiques en fonction des contextes précis de l’action. A cette aune, l’éclectisme culturel pourrait très bien être appréhendé avec les outils d’une pragmatique sociologique qui nous inviterait à mettre au jour les appuis tant matériels que dispositionnels de la consommation culturelle et nous forcerait à considérer avec plus d’attention les significations d’usages qui lui sont liées.

Une alternative complémentaire de ces perspectives est sans doute d’interroger l’hétérogénéité culturelle en s’intéressant à la façon dont les pratiques culturelles sont partagées avec d’autres personnes. Les recherches menées sur l’omnivorisme ont montré à plusieurs reprises (e. g. DiMaggio, 1987, Erickson, 1996, Relish, 1997) combien la question des sociabilités avait partie liée avec la capacité à apprécier et/ou à mobiliser une vaste gamme de formes culturelles. L’étendue des répertoires culturels entretiendrait ainsi un rapport dialectique avec la diversification des réseaux relationnels et le type de capital social à disposition. Plus grande serait la variété des contacts d’un individu (notamment en liens faibles) plus grande serait aussi la (nécessité de cette) diversité des goûts et des répertoires culturels. L’éclectisme en matière de culture peut donc aussi prendre corps dans la fréquentation d’individus qui développent des registres culturels variés. Si les premiers plans d’analyse mentionnés supra proposent d’étudier les formes de mobilisation individuelles des contenus culturels hors situation et en situation, cette dernière perspective propose de considérer le « mélange des genres » dans sa dimension collective et d’envisager les influences relationnelles sur les goûts et les pratiques culturels individuels. De cette manière, on se donne les moyens de mettre en regard les écarts intra-individuels de consommation ou de pratique avec les propriétés des situations et de celles des enquêtés et des individus participant à leurs sociabilités culturelles dont les rencontres renouvelées forment des marchés culturels plus ou moins provisoires, toujours singuliers, où se distribuent, se négocient et se forgent diversement les goûts. Autrement dit, il s’agit de voir quelles sont les dialectiques qui mettent en relation sociabilités et contenus différenciés du point de vue de la légitimité culturelle, tant au niveau de l’incitation que de la mise en œuvre des pratiques. Sociabilités et pratiques culturelles s’alimentent mutuellement. Selon le principe d’une boucle récursive, on peut penser que les premières favorisent en effet certaines formes d’éclectisme qui potentiellement sont susceptibles de nourrir, voire d’initier des relations sociales, surtout chez les jeunes dont beaucoup d’activités se déroulent dans le cadre de groupes affinitaires ou de pairs. L’éclectisme culturel peut s’affirmer dans le décalage entre le niveau de légitimité d’une pratique, la manière dont elle est mobilisée et les caractéristiques sociales des individus avec qui cette dernière est envisagée ( e. g. la pratique du bal populaire ou du karaoké entre amis exerçant des professions intellectuelles supérieures). Il peut aussi se loger dans la mobilisation différenciée d’une même pratique ( e. g. écouter de la musique) ou d’un univers culturel (une passion pour le sport qui se décline sur différents supports : livres, jeux vidéo, stade, etc.) avec des interlocuteurs d’horizons divers (famille, amis, collègues, etc.) et selon des modalités variées (à domicile avec attention, en discothèque en dansant, à un concert). Porter attention aux sociabilités et aux situations concrètes de mise en pratique des goûts et des préférences permet donc de considérer les contenus mais aussi la façon dont ceux-ci sont mobilisés.

Conclusion

L’éclectisme culturel est à considérer à la fois comme la cause et le signe révélant un brouillage des règles collectives du jeu culturel et des isomorphies liant les positions sociales des « sujets culturels » (hiérarchie sociale) et le rapport qu’ils entretiennent à la culture (hiérarchie des pratiques et des genres de pratiques). Souligner ce qui tend à se transformer ne doit pas pour autant donner à penser que les pratiques culturelles sont découplées des déterminants sociaux qui continuent à en dessiner les contours. Donnat précise d’ailleurs que les rapports d’homologie entres univers culturels et classes sociales, s’ils se diversifient et se complexifient sont toujours très présents et restent fortement corrélés à la structure de l’espace social. Les logiques sociales de cumul de capital (social, culturel, etc.) ne disparaissent pas et se trouvent même largement confirmées, dans la mesure où il est avéré que ce sont bien les mêmes catégories de population « qui ont tendance à cumuler les différentes formes de participation à la vie culturelle, les habitués du théâtre et des musées qui achètent des cédéroms ou regardent des émissions culturelles à la télévision » (Donnat, 2003, p. 19). Si le traitement de certains questionnements nécessite de se départir des schèmes interprétatifs dont l’objectif central est de démontrer la reproduction des clivages sociaux dans le domaine de la culture (c’est-à-dire de l’existence d’un espace des pratiques et des préférences culturelles calqué sur l’espace des positions sociales), il est toutefois indispensable d’en conserver les acquis. La prise en compte des positions sociales des « agents culturels » reste essentielle afin de saisir les incongruités culturelles à l’échelle des individus (éloignement ou proximité avec la culture légitime) sans pour autant faire de l’éclectisme culturel le pendant, dans l’ordre de la culture d’une certaine massification, homogénéisation, ou moyennisation de la société. À oublier l’efficace des polarités qu’organisent les inégalités sociales relevant des grandes classes de condition d’existence, on pourrait effectivement penser que l’éclectisme culturel répondrait à un amoindrissement fort des logiques de distinction, une moyennisation des goûts et, in fine, à la convergence supposée des styles de vie. Or aucun signe probant ne peut empiriquement témoigner de ce type de dynamique ni encore moins de ce type de lien. Toutes les enquêtes apportent la preuve de la persistance des frontières symboliques entre les groupes sociaux et soulignent que les faits culturels restent largement dépendants des positions occupées au sein de l’espace social.

Références bibliographiques

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Coulangeon Philippe, « Culture de masse et cultures de classes. Diffusion des pratiques culturelles et dilution des frontières symboliques entre les groupes sociaux », intervention au premier congrès de l’AFS, Villetaneuse, février 2004.

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Auteurs

Fabien Granjon

.: Fabien Granjon est sociologue au sein du laboratoire Sociologie des usages et traitement statistique de l’information (Susi) de France Télécom Recherche & Développement. Chargé de cours en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes, il est l’auteur de L’Internet militant. Mouvement social et usages des réseaux télématiques, Apogée, Rennes, 2001.

Armelle Bergé

.: Fabien Granjon est sociologue au sein du laboratoire Sociologie des usages et traitement statistique de l’information (Susi) de France Télécom Recherche & Développement. Chargé de cours en sciences de l’information et de la communication à l’université de Nantes, il est l’auteur de L’Internet militant. Mouvement social et usages des réseaux télématiques, Apogée, Rennes, 2001.

Note de l’éditeur

Le présent article s’appuie presque exclusivement sur les travaux remarqués d’un auteur, le sociologue Bernard Lahire. Sur l’objet envisagé – dont l’importance n’est pas à souligner -, d’autres auteurs plus concernés par une approche communicationnelle peuvent être mis en avant : Jean Caune, Jean-Pierre Esquenazi, Jean-Louis Fabiani ou Jean-Marc Leveratto. Les Enjeux de l’information et de la communication sont prêts à publier leurs contributions et réactions, comme celles d’autres lecteurs.