La science de l’information ou le poids de l’histoire
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Fondin Hubert, « La science de l’information ou le poids de l’histoire« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°06/1, 2005, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2005/varia/04-la-science-de-linformation-ou-le-poids-de-lhistoire
Introduction
La Science de l’Information (SI) est en France depuis les années 70, à côté de la Science de la Communication (SC), l’une des deux composantes des Sciences de l’Information et de la Communication (SIC). Un malaise est cependant perceptible parmi les chercheurs en SIC car est-ce bien sa place ? Autrement dit, y a-t-il une réelle communauté scientifique autour des SIC ? Tous les chercheurs en SI se reconnaissent-ils comme appartenant à une « interdiscipline centrée sur l’étude des processus de l’information et de la communication relevant d’actions organisées, finalisées, prenant ou non appui sur des techniques, et participant des médiations sociales et culturelles » (définition des SIC, CNU 71ème section, 1993) ?
La question se pose surtout chez les chercheurs de la SI car nombre d’entre eux considèrent leur science comme une science autonome, quasi-exacte, avec son objet, « l’information », objet réel, objet quasi-physique, objet sur lequel des traitements sont réalisés au moyen de l’ordinateur, des TIC, et de toutes sortes d’outils et de techniques spécifiques.
Derrière ce problème d’appartenance – qui semble se rencontrer avec plus d’acuité en France, mais depuis les années 90 avec l’arrivée de l’Internet et des TIC, on le trouve aussi ailleurs, dans des pays comme le Danemark, les Etats-Unis, le Royaume-Uni, l’Afrique du Sud -, se pose plus globalement la question de l' »objet de recherche » de cette discipline, de sa nature (« inter- » ou « pluri-disciplinaire »), de ses concepts et donc de son vocabulaire, de la finalité de la formation, et du choix des contenus d’enseignement. Qu’est-ce que la SI ? Comment présenter cette discipline, qui n’est plus tout à fait jeune maintenant puisqu’elle a presque un demi-siècle ? A-t-elle une réelle spécificité ? Où tracer les frontières, où marquer les territoires, face à d’autres disciplines comme l’informatique (définie par l’Académie Française comme « la science du traitement rationnel, notamment par machines automatiques, de l’information considérée comme le support des connaissances humaines et des communications dans les domaines techniques, économiques et sociaux »), la science de la cognition, la linguistique, l’ergonomie, et encore la SC ? Après quarante ans de recherches, que peut-on mettre au crédit de la SI ? Quel est son apport scientifique? A tout cela, des réponses sont attendues, car, finalement, c’est l’existence même de la SI qui est posée.
Pour mieux comprendre le débat, il paraît nécessaire dans un premier temps de montrer comment la SI s’est construite. Nous exposerons son histoire, exclusivement américaine, et à travers celle-ci, le contexte d’émergence, les acteurs, les finalités de cette « science de l’information ». Cette origine explique à la fois la rapidité de son adoption et les difficultés de son exportation. Les multiples propositions étrangères pour son appellation en sont une forte illustration.
Dans un deuxième temps, nous exposerons les problèmes rencontrés aujourd’hui du fait de cette approche américaine que nous qualifions de « historique ». Les ambiguïtés, voire les contradictions, sont évidentes au début du XXIè s., et expliquent les divergences de points de vue exprimées par un nombre de plus en plus grand de chercheurs en SI. Elles justifient aussi les interrogations de ceux qui sont hors de la SI : qu’est-ce que la SI ?
L’histoire de la SI
La SI a une histoire qui est très intimement liée à la mécanisation, puis à l’automatisation du traitement du document et de l’information, et plus spécialement de la recherche documentaire. Et cette histoire est américaine.
La mécanisation de la recherche documentaire après 1945
Le contexte de l’après-guerre
Après 1945, émerge progressivement l’idée que, dans le cadre de la recherche scientifique, de la recherche appliquée, de la gestion des organisations, etc., les chercheurs de tous domaines, les responsables politiques, économiques, sociaux et culturels doivent savoir pour mieux comprendre, décider ou agir. Tous ont besoin d’informations. Tous doivent absolument posséder la bonne information. Cette idée est avancée par l’économiste Friedrich A. Hayek pour qui le problème économique essentiel est désormais de rassembler l’information nécessaire aux décideurs (« The Use of knowledge in society », American Economic Review, 1945). Elle est parfaitement illustrée par l’article visionnaire du physicien américain Vannevar Bush « As we may think » qui est publié en 1945 (Atlantic Monthly, vol. 174, n° 1, July 1945). Dans cet article qui rencontre un certain écho dans la communauté scientifique, américaine certes, mais aussi européenne, celui-ci s’inquiète déjà des conséquences de l’explosion documentaire sur les pratiques du chercheur scientifique qui a de plus en plus de mal à trouver la bonne information. Comment faire, dès lors que le nombre de documents augmente fortement, alors même que la recherche documentaire manuelle est inadaptée ? Il avance, entre autres, le rôle que peut jouer la « documentation » dont le but est justement de fournir la bonne information (à travers le document) à ceux qui en ont besoin, mais pose une condition : qu’elle innove. En effet cette activité est restée jusqu’alors bien empirique.
Le renouveau de la « documentation »
Entre 1945 et 1955, la mécanisation de la recherche documentaire devient l’objectif de nombreux travaux. Apparaissent de nouveaux supports et procédés de recherche (fiches à pré-perforations entre autres) qui sont l’occasion pour les « inventeurs » de théoriser sur des techniques et des outils. En 1951, l’Américain Calvin N. Mooers introduit la notion de Information Retrieval, c’est à dire la récupération organisée des documents pertinents conservés dans un fonds documentaire. Réapparaît le key-word, le mot-clé, unité conceptuelle sur laquelle s’effectue la récupération, qu’il soit la traduction d’un concept simple (uniterm) ou élaboré (descriptor). On parle de « lien » entre les mots-clés, du « rôle » tenu par certains mots-clés, de « contrôle du vocabulaire » ce qui ouvre la voie à l’élaboration ultérieure du « thésaurus », et surtout de la combinaison ou « coordination » de mots-clés (opérateurs booléens).
Ces avancées conceptuelles ont largement, et de façon décisive, contribué à l’utilisation de l’ordinateur pour l’analyse des documents et la recherche de l’information.
Les résultats de ce bouillonnement font l’objet de publications, dont quelques-unes deviennent des classiques. En 1946, G. Cordonnier fait paraître son livre Méthodes nouvelles de documentation. En 1948, l’Anglais Samuel C. Bradford publie un livre intitulé Documentation. En 1951, R. S. Casey et James W. Perry publient Punched cards – Their applications to science and industry, livre qui est réédité et augmenté par les contributions de M. M. Berry et Allen Kent dès 1958. En 1953, Mortimer Taube publie, en collaboration, Studies of coordinate indexing dans lequel il rédige tout un chapitre sur Theory and practice of documentation.
Des articles paraissent dans des revues, et en particulier dans la revue American Documentation créée en 1950 par l’American Documentation Institute qui élargit ainsi ses centres d’intérêt car, aux Etats-Unis, le mot documentation est alors associé aux activités de microfilmage, celles qui s’appuient sur des machines ou outils pour le stockage de l’information.
De la documentation à l’Information Science ou de la technique vers la science
Le passage de la documentation, alors triomphante aux Etats-Unis, à l’Information Science se fait dans un contexte américain très fortement marqué, d’une part, par le rôle de l’information scientifique et technique, l’IST, et d’autre part, par le contexte de la « guerre froide ».
L’émergence du concept d’IST
Les années d’après-guerre sont marquées par un phénomène que l’on qualifie alors (et un peu abusivement) d’ « explosion de l’information », en fait d’un certain type d’information, l’Information Scientifique et Technique, l’IST (1). D’une part, la recherche scientifique se diversifie en sous-disciplines, en nouvelles disciplines ou en inter-disciplines, ce qui fait littéralement éclater les anciens cloisonnements entre domaines scientifiques et modifier les pratiques, les attentes et les besoins en information des chercheurs. D’autre part, la communication scientifique, grâce à ses périodiques, à travers ses « collèges invisibles », s’accélère. En outre elle est abondante. C’est que les chercheurs publient de plus en plus parce qu’ils sont de plus en plus nombreux, mais aussi qu’ils y sont incités institutionnellement et socialement (cf. le slogan publish or perish).
Progressivement on prend conscience que c’est l’information qui importe et non pas son support, le document. Certes ce sont encore des documents que l’on conserve et que l’on diffuse. Mais l’information devient alors la principale préoccupation. Le contenu l’emporte sur le contenant. Cet intérêt pour le traitement de l’IST est déterminant pour l’image de la documentation américaine.
Le contexte de la « guerre froide »
En octobre 1957, les Américains apprennent le lancement réussi du satellite Spoutnik par l’URSS Ce succès spatial touche de plein fouet leur orgueil car ils découvrent avec stupeur qu’ils ne sont plus les premiers. Le défi est trop grand pour ne pas être relevé sur le champ. Mais les Américains ne vont pas seulement mettre sur pied des programmes dans la Recherche et le Développement (R&D) pour rattraper leur retard technologique. Ils élaborent également une véritable politique documentaire. Ils pensent en effet que l’information leur a manqué. Qu’ils n’ont pas su ce qui se faisait hors des Etats-Unis. D’où leur stupeur. Tirant la leçon de cette « humiliation », ils veulent désormais savoir ce qui se fait partout dans le monde en gardant chez eux un exemplaire de tout ce qui est publié dans tous les pays. Ils décident donc de consacrer des moyens très importants à la collecte et au traitement de tous les documents, dans toutes les disciplines scientifiques – même si leurs préoccupations immédiates leur font, dans un premier temps, privilégier les secteurs des sciences exactes et appliquées -, et à la recherche de procédés efficaces pour stocker, traiter, retrouver et transmettre au plus vite l’information contenue dans toutes les publications scientifiques, quelle que soit leur origine, à tous ceux qui en ont besoin, décideurs et chercheurs aux Etats-Unis. Ils donnent une impulsion formidable à tout le secteur du traitement documentaire américain. Sont ainsi établies les bases de ce que l’on appellera un peu plus tard la « technologie de l’information » (Information technology).
Parallèlement ils créent les conditions pour que les Etats-Unis deviennent la mémoire du monde, ce qui leur permettra ultérieurement de dominer dans le secteur des banques de données documentaires, dans l’industrie de l’information, et, avec l’Internet, dans la fourniture d’information en ligne.
La documentation et l’ordinateur
Sur le plan de la technique, l’année 1957 apparaît aussi comme une année charnière. C’est celle des premières applications de l’ordinateur au traitement documentaire avec les propositions de Hans P. Luhn : index permuté, indexation automatique, résumé automatique, diffusion sélective de l’information.
A partir de celles-ci, des spécialistes de toutes disciplines (informaticiens, linguistes, mathématiciens…) animent des programmes de recherche orientés essentiellement vers le document et son contenu (analyse automatique et traduction automatique car les chercheurs américains ne lisent que l’anglais). Ils expérimentent des techniques comme le comptage de mots – l’occurrence – ou de groupes de mots – la co-occurrence – à partir duquel ils établissent des cartes de mots (Semantic – ou Associative Map). Ils ont recours à la méthode statistique, et discutent autour de concepts nouveaux comme la « fréquence » (absolue ou relative), le « poids » ou la « racine » des mots (technique de lemmatisation), le « mot-vide » ou le « mot-signifiant ». Mais les grands espoirs du début sont très rapidement déçus (cf. le rapport de Alvin M. Weinberg, « Scientific communication », Science and Technology, 1963).
Mais, durant la décennie 60, les systèmes documentaires, créés dans de très nombreux domaines scientifiques (chimie, médecine, énergie atomique, aéronautique…), font de plus en plus usage de la machine. L’accent est mis sur la constitution de fichiers de notices bibliographiques électroniques, premières mémoires documentaires informatisées, pour recenser tous les documents accumulés sur le territoire américain. Et très vite on cherche à exploiter ce stock de références, celui qui sera bientôt à l’origine des banques de données documentaires. La recherche informatisée en ligne fait l’objet d’expériences à l’échelle locale, puis très rapidement à l’échelle d’un réseau d’organismes de plus en plus éloignés géographiquement.
Les réalisations vont rapidement déboucher sur des études théoriques et pratiques portant sur l’information secondaire (ou documentaire) par opposition à l’information primaire (ou originale), sur son élaboration, sa récupération (retrieval), et sur l’évaluation des résultats de la recherche documentaire informatisée. On se pose alors le problème de l’efficacité de cette recherche en s’interrogeant sur les techniques d’indexation, sur l’intérêt du contrôle du vocabulaire, en comparant « méthode manuelle » et « méthode automatisée »… Des concepts nouveaux, pour répondre à des situations nouvelles, apparaissent : la « pertinence », le « bruit », le « rappel », la « chute », le « profil de recherche », le « réseau d’information » dont un des premiers fut celui autour de l’énergie atomique, le « système d’information » comme celui de l’International Nuclear Information System (INIS), « une notice par document mais autant de sorties que d’utilisateurs » selon la philosophie de « Chemical Abstracts Service« .
Parallèlement au retrieval, les recherches portent aussi sur l’informatisation de tous les aspects du traitement, avec la gestion des documents (acquisition, prêt…), et avec la diffusion des produits (techniques d’index), en particulier de façon sélective.
En conclusion, il est utile de souligner l’importance de cette orientation informatique. Elle justifie l’intérêt manifesté envers les outils et les techniques de stockage, d’entrée et de sortie des données, et explique l’évolution de l’activité documentaire. Utile aussi de rappeler une caractéristique de tout ce bouillonnement documentaire car elle ne manquera pas d’avoir des conséquences sur l’avenir de cette activité en tant que « science ». Celui-ci est le fait d’une population de chercheurs des sciences dures ou appliquées qui viennent à la documentation, sans doute au hasard de leur vie professionnelle, et y laissent fortement l’empreinte de leur monde d’origine.
Dans la décennie 50, on trouve des scientifiques, comme Allen Kent ou J. W. Perry, ou encore H. Taylor, un ornithologiste d’origine, inventeur de la « fiche superposable à sélection visuelle », ou des ingénieurs, comme Mortimer Taube, pour la Uniterm card, et Hans P. Luhn (société IBM) pour l’indexation automatique.
Dans la décennie 60, on trouve des chimistes, des physiciens, des pharmaciens, puis des informaticiens – avec l’essor du projet cybernétique -, mais aussi quelques linguistes, tous étrangers à la bibliothéconomie et à la documentation traditionnelle. Ils prennent une importance croissante dans la recherche, et s’impliquent souvent dans le fonctionnement de Centres de documentation. Un nom mérite certainement d’être cité parmi une longue liste, celui de Gérard Salton.
Le triomphe et la disparition de la documentation
Dans la décennie « 60 », la situation est paradoxale car au moment même où le concept de « traitement de l’information » paraît triomphant, où la recherche se développe rapidement (le nombre d’articles publiés dans les revues de documentation passe de 300-400 en 1960, à 700-800 dès 1961, et exactement 2157 en 1966), le mot « documentation » est contesté et disparaît bientôt.
Une image valorisée de la documentation
Les innovations techniques introduites dans les opérations de recherche et de diffusion des documents, l’exigence constamment réaffirmée d’actualité et d’exhaustivité de l’information, tout cela est porté au crédit de la documentation. Cette activité est étroitement associée à l’IST, et est assimilée à celle d’informatisation des données (traitement automatique, banque de données), et à celle de service d’information (réponse à un besoin). La documentation devient l’élément indispensable au sein de l’entreprise, de la recherche, de l’enseignement ou de la vie collective.
Naturellement cette valorisation de l’image de l’activité rejaillit sur les hommes. Les documentalistes se considèrent comme les agents privilégiés de la recherche et de la diffusion des informations utiles et de la connaissance, facteur d’innovation et de progrès. Ils ne se préoccupent plus guère de la conservation des documents. C’est le travail d’autres professionnels. Ils deviennent les développeurs des banques de données bibliographiques. Ils jouent le rôle d’intermédiaires dans la promotion d’une information qui commence à avoir une valeur marchande, un coût économique, l’IST. Ils organisent de plus en plus fréquemment des rencontres, nationales et surtout internationales, qui regroupent un nombre toujours plus important de spécialistes désireux de se connaître et d’échanger. Ils expriment ainsi le besoin de faire savoir qui ils sont et ce qu’ils font.
L’abandon de « documentation »
Mais, parallèlement et paradoxalement, les mots mêmes de « documentation » et de « documentaliste » – que l’on ne trouve plus pratiquement aux Etats-Unis que dans le nom de l’association American Documentation Institute, et dans celui de la revue American Documentation – paraissent inappropriés car ils ne traduisent plus la réalité de l’activité. Ils font en effet davantage penser au « document » alors que tous ceux qui travaillent dans ce domaine veulent mettre l’accent sur « l’information » contenue dans les documents, ceux-ci n’étant que des supports, ceux-ci pouvant d’ailleurs, avec l’utilisation de plus en plus courante de l’informatique et des télécommunications, ne pas exister formellement. Pour les spécialistes, c’est désormais l’information qui importe. C’est son traitement et sa communication qui caractérisent désormais l’activité documentaire à leurs yeux.
Dès lors beaucoup de ceux-ci voudraient changer d’appellation. Mais par quoi remplacer ces termes puisque leur récusation ne peut être complète que si on leur trouve des substituts acceptables ?
La recherche d’une nouvelle appellation
Dès la première moitié de la décennie 60, les « documentalistes » anglo-saxons, les Américains en particulier, cherchent à faire oublier l’image trop technicienne que leurs anciens centres d’intérêt ont suscitée : le « micro-filmage » dans les années 1920-1940, puis les outils de « traitement mécanique » dans les années 1940-1960. Ils façonnent alors l’expression de Information Retrieval (IR). Ce terme, quasi-synonyme de « documentation » à l’européenne, est très vite adopté aux Etats-Unis à tel point qu’il tend progressivement à remplacer le mot « documentation ». Rapidement, l’expression est complétée par le mot storage, car il est évident que pour pouvoir « récupérer », il faut d’abord avoir « mis en mémoire ». On parle désormais de Information Storage and Retrieval (ISR), on suggère même retrievology (cf. William Paisley, « Information science as a multidiscipline », Information Science, The Interdisciplinary Contest, 1990, p. 17). Mais beaucoup de spécialistes reprochent à cette expression d’avoir encore une connotation trop « mécanique », trop technique. Pour tout dire de ne pas faire « scientifique ».
Une expression, rencontrée pour la première fois en 1959, fait peu à peu son chemin : Information Science. Celle-ci paraît à beaucoup tout à fait adéquate puisqu’elle permet à la fois de donner une marque scientifique à cette activité, et d’afficher clairement son réel objet d’application, l’information. L’adoption officielle peut être datée de l’année 1967. Dès lors, le nom des associations et celui des revues qu’elles soutiennent, suivent naturellement le même mouvement. Ainsi en 1968, l’American Documentation Institute se transforme en une American Society for Information Science (ASIS), laquelle décide, deux ans après, un changement parallèle du nom de sa revue qui devient le Journal of ASIS.
Information science : une discipline scientifique
La revendication est celle d’une véritable discipline scientifique, cadre d’une activité de recherche originale et importante car portant sur un objet, l’information, utile à tous, et innovante du fait des outils informatiques dont elle implique l’usage. Il convient donc d’en définir la nature et les contours.
L’Information science est, tautologiquement, la « science » de l' »information ». D’une part, elle revendique le statut de « science » du fait du caractère universel de son objet, l’information. D’autre part, elle affiche clairement son objet d’étude : c’est l’information et les activités dont elle est le centre. C’est la science qui doit donner les bases théoriques pour répondre aux besoins de la société de l’information alors en émergence. Il s’agit de comprendre et/ou d’expliquer la nature de l’information, ses propriétés et les processus de sa communication, plus précisément les conditions dans lesquelles elle est produite (acteurs et circuits), transformée (personnels et opérations), distribuée (organismes et spécialités), retrouvée (intermédiaires et processus), conservée (spécialistes et méthodes), et utilisée par ceux qui la demandent (client, usager, lecteur et modalités). C’est la définition qu’en donne en 1967 Robert Taylor, dans la lettre de création de l’ASIS : « Information science investigates the properties and behavior of information, the forces governing the transfer process, and the technology necessary to process information for optimum accessibility and use ». C’est la définition référence, celle qui est reprise par l’Institute of Information Science de Reading (GB) en 1977 : « Information science is concerned with the science, art and practice of the provision of information, particularly, but not exclusively, in support of professional and academic work. To this end, it includes the study of information from its generation to its exploitation, and of its transmission in a variety of forms through a variety of channels », ou chez Pranas Zunde : « Information science studies the nature of information as it manifests itself in phenomena related to information generation, transmission, transformation, accumulation and storage » (Zunde, 1981, p. 103).
Ainsi après s’être intéressés aux techniques de traitement, de stockage, de recherche et de diffusion des documents et de leur contenu dans une approche purement documentaire (fournir de l’information à …), les chercheurs s’intéressent désormais à l’information et à son support dans une approche plus globale autour de sa production, diffusion, traitement, stockage et recherche. Pour autant une ambiguïté, de taille, demeure : s’agit-il uniquement de l’IST, ou de tous les types – documentaire, distractif, culturel, scientifique, de vulgarisation… -, de l’information ? Autrement dit, qu’entend-on par « information » ?
Née aux Etats-Unis, définie dans un contexte nord-américain, l’Information Science revendique une totale autonomie, en particulier par rapport à la Communication Science. Les chercheurs appartiennent à l’une ou à l’autre. Les pionniers n’imaginent même pas qu’il puisse y avoir quelque chose en commun. Dès lors le concept est-il exportable ailleurs ?
L’exportation et l’internationalisation d’un concept américain
Durant toute cette période (1945-1970), la recherche et les publications en traitement de l’information sont essentiellement d’origine américaine. La nouveauté vient des Etats-Unis. Les chercheurs américains sont en avance sur tous et pour tout. Ce sont eux qui introduisent l’ordinateur en documentation, qui subventionnent pratiquement tous les projets, qui écrivent dans toutes les revues, qui font partout autorité. Ils imposent une certaine vision de l’activité. Ils exportent leur vocabulaire.
Dès lors, un peu partout dans le monde, les « spécialistes de la facilitation d’accès au savoir enregistré » (les documentalistes) vont suivre le mouvement.
Problème de l’appellation en Europe
Ce qui se passe aux Etats-Unis intéresse d’autant plus les professionnels européens que les plus engagés, donc les plus en vue, même si c’est avec du retard, ressentent les mêmes décalages et expriment les mêmes idées que leurs collègues américains vis à vis de la documentation (mot désormais jugé désuet et impropre), vis à vis de l’évolution de leur activité professionnelle (avec l’informatisation), vis à vis de leur place dans la « société de l’information », et pour l’heure dans « l’industrie de l’information » (sentiment d’être méconnus). Certains, même s’ils sont en fait très peu nombreux, voudraient afficher une nouvelle image, créer une réelle rupture, donner une autre appellation à leur activité. Mais remplacer le vocabulaire ancien par quoi ? Chaque pays, en fonction de son contexte, ses particularismes, fait des propositions.
Les Anglais qui sont les plus proches des Américains, ne serait-ce que par la langue, et qui se montrent soucieux d’intégrer les nouvelles techniques et outils à la bibliothéconomie autant qu’à la documentation, utilisent, dès 1957, l’expression information scientist – et en 1958 créent l’Institute for Information Scientists – que les Américains n’adoptent qu’en 1962. Ils avancent même l’expression Information Technology, n’osant pas aller jusqu’à Science.
Les Allemands – en particulier Gernot Wersig (in Journal of Librianship, 1972) – font assaut d’imagination avec leurs Documentistics, Documentology, Informantics, Informantistics, Informatology, ou Informology. Sans beaucoup de succès d’ailleurs.
Les Soviétiques avancent le terme Informatics créé par eux en 1966, terme qui s’impose rapidement chez les professionnels des pays de l’Est. Ce terme retient également l’attention de certains professionnels britanniques. Il présente en effet bien des avantages pour les anglophones car il se distingue nettement de Computer science. Mais, pour les germanophones, pour les francophones, et plus généralement pour les latins, il est inacceptable car il fait trop penser à « informatique » (équivalent de science of information processing).
Peu à peu s’impose l’idée qu’il est plus simple de reprendre ou de traduire mot à mot l’expression américaine de Information science.
Le cas français autour de science de l’information
En France, et dans les pays francophones en général, sauf semble-t-il au Québec où les chercheurs sont très proches du modèle nord-américain, le contexte est différent.
L’idée d’utiliser l’expression « science de l’information », simple décalque de l’expression américaine, pour remplacer « documentation » (et, celle de « spécialiste de l’information » pour remplacer « documentaliste ») semble pour beaucoup de spécialistes, professionnels ou non, judicieuse, logique et valorisante. Ils ont ainsi une dénomination claire pour leur domaine de recherche. Ils participent à une activité en forte expansion dans le monde occidental. Ils affichent leur appartenance à une communauté scientifique internationale. Ils s’ennoblissent en quelque sorte.
Dès lors les responsables du Bulletin Signalétique 101 du CNRS, outil de recensement des publications en « documentation », ajoutent en 1974 « Sciences de l’information » à la mention antérieure, après une courte hésitation entre « science » ou « sciences ». En janvier 1976, c’est la revue française Documentaliste qui prend le nom de Documentaliste – Sciences de l’Information (2). Dans la décennie suivante, c’est l’ENSB de Lyon qui devient l’ENSSIB, comme l’École de Montréal devient EBSI.
Mais cette revendication est rapidement contestée. Les « spécialistes de l’information » se voient reprocher, en particulier par les journalistes, une prétention un peu impérialiste à être les seuls spécialistes de l’information. Dans un souci de précision et de délimitation, apparaît l’expression de « science du traitement de l’information ». Mais elle est jugée un peu longue, et en outre elle est aussi utilisée par ceux qui font de l’informatique, les informaticiens.
Force est de constater que, en France, l’emploi de cette expression d’origine américaine se heurte à beaucoup d’images mentales, à beaucoup d’habitudes, à des conceptions différentes et à des intérêts divergents. Cette contestation autour de « information » (à la fois news, data et knowledge) en cache aussi une autre autour de « science ». Les critères d’une « science » sont-ils bien réunis ici ? Peut-on vraiment parler d’une science de l’information ? Il y a un débat qui dure encore.
Bilan
L’expression Information Science, apparue en 1959 aux Etats-Unis et définitivement adoptée par les spécialistes américains dix ans plus tard, est le résultat du bouillonnement de recherches et de développements autour de l’activité documentaire, plus précisément celle de recherche (retrieval), observé depuis 1945 dans ce pays, et secondairement en Grande-Bretagne.
Des chercheurs, généralement des scientifiques de tous horizons, veulent établir une base théorique, construire un ensemble de concepts et de lois pour mieux concevoir les systèmes documentaires informatisés indispensables à une « société de l’information ». Leur approche est tournée vers l’efficacité du fait de la vision « positiviste » de leur activité (le progrès technique), et du recours à des outils (ordinateurs, en attendant les TIC). Tous leurs projets portent sur les techniques de traitement automatiques de l’information. Ils s’inscrivent nettement dans le cadre plus général des recherches en Intelligence Artificielle, même si leur objet est plus modeste car ils s’intéressent uniquement aux documents et surtout à l’information qu’ils portent.
Durant la décennie 60, ces chercheurs ressentent le besoin de fonder leur activité – la documentation et ses techniques – sur une meilleure connaissance de leur objet d’étude – le document et/ou l’information -, et des phénomènes propres à cet objet – production, transformation, diffusion, utilisation, obsolescence, etc. -, à travers des modèles d’analyse ou des méthodes d’observation. Ils veulent constituer un nouveau secteur de recherche, établir une science, aussi bien fondamentale qu’appliquée, autour de l’information, du document qui la porte, du traitement informatisé, et de leur diffusion à ceux qui en ont besoin. A une information society, il faut une information science.
Ce concept qui va être adopté par les spécialistes de beaucoup d’autres pays, est fondamentalement un concept nord-américain étroitement associé à un contexte nord-américain, à une histoire. Avec le temps, des difficultés réelles d’interprétation surgissent jusques et y compris aux Etats-Unis. D’où l’intérêt de s’interroger sur les problèmes d’interprétation de l’objet de la SI.
Le débat autour de la vision « historique » de la SI
La conception de l’Information Science est nord-américaine. Elaborée aux Etats-Unis, exportée dans les pays où le traitement automatique de l’information s’est développé, elle génère une vision que nous qualifions de historique, celle qui est dominante dans les discours et les travaux.
Cette vision soulève des problèmes, même aux Etats-Unis, car la confiance en un progrès technique qui permettrait de concevoir et de réaliser un système d’information documentaire (SID) « parfait », autrement dit capable de fournir toute la bonne information, et rien que celle-là, à ceux qui en ont besoin, et sous une forme adéquate, s’émousse. Des interrogations sur le tout « technique » d’une activité « informationnelle » se font jour. Ces interrogations prennent une plus grande acuité depuis la décennie 90. Y participent des chercheurs comme le danois Birger Hjorland, l’américain John M. Budd, le sud-africain Archie L. Dick.
Nous allons considérer successivement huit interrogations autour de l’Information Science – Science de l’Information.
L’information et les objectifs des acteurs
Pour la définition la plus classique et la plus couramment retenue (cf. Information science : une discipline scientifique), la SI s’intéresse à l’information sous toutes ses formes, de sa production à sa représentation, à sa communication et à son exploitation. Elle étudie, d’une part, tous les processus et systèmes, souvent techno-sociaux, qui, au fil du temps, se sont constitué entre l’auteur et le lecteur pour assurer le « faire savoir ». Et, d’autre part, tous les processus et systèmes, généralement techniques, ceux qui participent à la « recherche informationnelle », qui, depuis le XIXè s., sont proposés au lecteur pour lui permettre de trouver, parmi tout ce qui est déjà publié, le document précis, l’information « utile » qu’il recherche.
La SI, selon cette approche, s’intéresse aux processus de mise en forme des idées, de prise de décision et d’édition de documents, ainsi que de diffusion et de mise à disposition de ces documents (Meyriat, 1983b, p. 69-70) Elle regarde les propriétés et les caractéristiques de l’information, et celles des forces régissant les flux d’information quel que soit le contexte social.
Parallèlement, elle regarde les différents systèmes qui assurent ces processus, le système de production (édition), celui de diffusion (réseaux de vente, librairies), et celui de consultation (bibliothèques, centres de documentation). On peut illustrer cette approche par toutes les études qui touchent au livre et tout ce qui tourne autour du livre, son « circuit ».
Emergent deux préoccupations. L’une est autour du « faire savoir ». Elle est liée à l’auteur, à ses enjeux communicationnels et aux moyens et/ou obstacles à faire connaître ses idées. L’autre est autour de la « recherche informationnelle ». Elle est liée à l’usager, le lecteur potentiel, à ses enjeux informationnels et aux moyens et/ou outils mis à sa disposition pour trouver le document ou l’information « utile ». Etant donné la chronologie des actions (on ne cherche que ce qui existe), le système lié à l’auteur est qualifié de « primaire », et celui lié au lecteur de « secondaire ».
La SI peut-elle être à la fois la science de la diffusion des savoirs et la science de la recherche d’information ?
Si oui, elle englobe alors deux phénomènes qui sont nettement distincts même si naturellement l’un est lié à l’autre. On peut certes concevoir cette globalisation d’intérêt autour des objets (documents, collection, livre, etc.). Mais il paraît difficile de pouvoir le faire avec les acteurs qui ont indiscutablement des objectifs très différents (« faire savoir » vs « trouver l’information »), et qui en outre ne sont jamais, ou quasiment, en interactions. Ils n’ont pas de cadre commun. Leurs sphères communicationnelles (espace, temps) sont généralement nettement séparées. Il n’y a que juxtaposition de deux phénomènes (et donc de deux systèmes) qui peuvent se développer en parfaite autonomie car leur seule dépendance est d’ordre chronologique, et leur seul lien est le document dans sa matérialité.
Etant donné le caractère diamétralement opposé de ces deux phénomènes (« diffusion du savoir » et « recherche informationnelle »), il faut plutôt établir une solide distinction entre eux. La SI ne peut donc prétendre avoir comme objet d’étude et les phénomènes « primaires » et les phénomènes « secondaires ». Sur ce constat, l’un, le « système éditorial » avec l’édition et la librairie, appartiendrait à la « médialogie » (science qui étudie les moyens de communication), éventuellement et plus spécifiquement à une sous-branche, la documentologie ou science du document, qui relèvent logiquement de la SC. L’autre, le « système documentaire », serait l’objet de l’informatologie ou science du système secondaire de production et de diffusion de l’information (cf. La finalité de la SI).
Le système primaire de production et de diffusion :
AUTEUR > (médias ; documents) > LECTEUR
Le système secondaire de production et de diffusion :
AUTEUR < (« conserves culturelles » et « conserves du savoir ») < LECTEUR
L’information comme objet de recherche
Classiquement, on considère que l’information c’est le contenu d’un message. C’est l’objet même d’un échange entre deux entités distinctes qu’elles soient naturelles ou artificielles (ordinateurs par exemple). C’est le « quoi » par opposition au « comment » puisque, grâce à ou à cause de l’approche analytique illustrée par le schéma canonique de la Théorie de l’Information et de la Communication, on distingue le contenu de l’échange et le processus de l’échange (Albert, 1981, p. 9-11). Ainsi de nombreuses sciences, celles qui étudient les phénomènes de la vie et du mouvement – physique, biologie, droit, science de la communication, science de l’Information – intègrent le concept de « contenu » et avec lui le mot « information » dans leur outillage (leur vocabulaire) explicatif.
L’information est donc objet d’étude pour toutes ces sciences car un objet social n’appartient de droit à aucune science. Dès lors quelle spécificité scientifique la SI peut-elle revendiquer autour de l’objet « information » ? Peut-elle prétendre étudier tous les contenus de tous les messages quelles que soient les entités concernées ?
C’est la thèse défendue, entre autres, par William Goffman (Goffman, 1970) selon laquelle la SI serait une sorte de super-science qui, en s’intéressant à toutes les formes de ce concept d’information, de sa génération à sa représentation, à sa communication et à son utilisation, unifierait les méthodes, le vocabulaire, les concepts de toutes les sciences qui sont concernées par ces phénomènes. Mais elle n’a pas vraiment retenu l’attention des chercheurs. Il faut en conclure qu’aucune science ne peut avoir pour objet un concept aussi extensif que celui d’information.
Pour la plupart des spécialistes de la SI, le concept « information » recouvre un contenu bien particulier car c’est généralement – voire exclusivement – l’objet d’un échange intentionnel (et non pas fortuit), car fait pour « faire savoir ». Pour la SI, « information » est ainsi assimilée à « connaissance communiquée », celle qui est produite par un auteur, couchée sur un support, diffusée par des réseaux plus ou moins organisés, conservée dans des lieux bien identifiés et par un personnel qualifié, transformée par des spécialistes pour – normalement – en faciliter la récupération et/ou la consultation ultérieure par tous ceux qui la demanderont, et enfin exploitée en réponse à un besoin, notion par ailleurs récurrente en SI. C’est ce qui ressort des définitions classiques de la SI. Mais si l’objet de la SI est uniquement cette « information intentionnelle », sa dénomination peut être jugée trompeuse, ce qui reviendrait à dire qu’elle est mauvaise !
Le concept d’information intentionnelle
L’objet de la SI est classiquement l’information intentionnelle, la connaissance communiquée. Or sous cet apparent consensus, des divergences sur la nature précise de cet objet se font jour. En effet, l’information intentionnelle peut, selon nous, être caractérisée par deux critères. L’un est celui d’obsolescence (degré d’intérêt de quelque chose en fonction du temps) : l’information peut être soit durable, soit éphémère. L’autre est celui d’usage (critère non pas inhérent à la chose, mais attribué par celui qui exploite l’information) : l’information peut être soit utile, soit gratuite. Le croisement de ces deux critères permet d’identifier quatre types spécifiques d’information intentionnelle :
– une information à la fois éphémère et utile : l’information pratique ;
– une information à la fois éphémère et gratuite : l’information de presse ;
– une information à la fois durable et utile : l’IST ;
– une information à la fois durable et gratuite : l’information culturelle.
Or toutes ces informations ont des caractéristiques et des rôles bien distincts qui ne permettent pas de les confondre, de les assimiler, en particulier dans une perspective de traitement documentaire. La SI est-elle la science de l’information intentionnelle (toute connaissance communiquée) ou uniquement la science de l’IST ?
Les chercheurs « historiques » de la SI, principalement anglo-saxons (cf. Gérard Salton ou Tefko Saracevic), tous ceux qui cherchent à établir des lois, des principes pour assurer une pratique, limitent leur investigation à un seul type d’information, l’IST. Pour eux, l’IST est un objet digne d’étude du fait des enjeux économique, politique et scientifique liés à sa possession, des acteurs impliqués (auteur et lecteur), des moyens de communication utilisés (revues scientifiques par exemple), des institutions concernées (centrales d’analyse, systèmes documentaires), des groupes de pression observés (associations professionnelles généralement). Et de cette IST, ils ne veulent considérer que la fonction informative à travers l’aspect strictement dénotatif du contenu du message communiqué. Si l’usage qui en est fait les intéresse, ce n’est nullement par rapport au contenu du message lui-même et à l’effet qu’il peut avoir sur les usagers-lecteurs, mais pour évaluer les moyens, outils et techniques qui permettent de le récupérer dans la mémoire documentaire constituée dans ce but. Dès lors, bien qu’ils s’appuient sur lui, ils ne revendiquent qu’une approche partielle des phénomènes mis en évidence dans le schéma théorique de la communication. Ils donnent une acception considérablement « étroite » à l’expression Information science.
En face, il y a ceux, comme Jason Farradane, pour qui la « science de l’information » est la « science » de l' »information », l' »information intentionnelle » certes, celle qui « étudie les propriétés de l’information et les processus de sa communication » comme l’écrit Yves Le Coadic (1989), sans trop se préoccuper des retombées éventuelles sur la pratique. Leur idée de la Science de l’Information n’est donc pas équivalente à l’Information Science des Anglo-saxons. Ils cherchent une voie moyenne, et se demandent comment il leur faut appeler leur domaine de recherche pour ne pas être confondus avec les tenants de l’Information Science « historique » : Informatology, Informatics ? Leur tentative n’a toujours pas abouti.
Ainsi, de part et d’autre de l’Atlantique, deux conceptions de la SI existent et ne se recouvrent manifestement pas. Elles ne s’opposent pas formellement non plus car chaque groupe pense défendre une facette d’une même science. Mais est-ce vraiment le cas ?
La finalité de la SI
S’affichant comme la science de l’IST, la SI a tout particulièrement pour objet l’étude du système secondaire de traitement de ce type d’information (production et diffusion), le SID. Les spécialistes identifient les différentes phases du traitement (sélection, analyse, diffusion, stockage…), et établissent leurs caractéristiques et les modalités de sa réalisation en fonction des différents types de support, ou de la nature et de la structure du document (approche « document »). Parallèlement, ils cherchent à mieux connaître les motivations et les comportements des protagonistes du processus documentaire, les professionnels et les usagers, qu’ils soient demandeurs occasionnels d’information, utilisateurs réguliers, ou intermédiaires de toutes sortes (approche « orientée-usager »). Ils réfléchissent et discutent sur la formation des usagers (approche « recherche documentaire »). Ils essaient de théoriser sur une vision globale des SID (approche « système »). Dans tous les cas, l’accent est nettement mis sur des considérations techniques, que le traitement soit manuel ou automatisé.
A travers les projets, les travaux, les publications dans le domaine (cf. la revue Journal of ASIS, devenue JASIST du fait de l’adjonction de Technology en 2001), il apparaît que les préoccupations sont d’ordre professionnel et à finalité opératoire. L’objectif est d’améliorer l’efficacité des outils et des techniques, d’une part, et d’optimiser la performance des SID, d’autre part, car il faut tout mettre en oeuvre pour trouver au bon moment cette IST et la fournir à ceux qui la demandent. La SI devient ainsi une science de l’information et des bibliothèques (LIS dans les pays anglo-saxons, ou SIB en France comme dans ENSSIB) car le système est ici identifié au lieu.
La SI est-elle une science, ou une ingénierie, voire une technique ? Pour beaucoup de chercheurs, même si certains s’en défendent en prétextant qu’elle est plus que cela (cf. Alan M. Rees et Tefko Saracevic), la SI s’assimilerait à la documentation dont elle se voudrait la vitrine « scientifique ». La SI serait en fait la « science des systèmes de l’information documentaire » (ou de l’IST). Elle fournirait une base théorique aux pratiques diverses du traitement de l’information, entre autres, l’archivistique, la bibliothéconomie ou la documentation. C’est la science que Jean Meyriat propose d’appeler dans les années 80, et le néologisme est assez heureux, « l’informatologie » même si c’est dans une acception un peu différente, il est vrai, puisqu’il la considère comme une sous-branche de la « science de l’information » (Meyriat, 1983a). Cela en ferait l’équivalent francophone de l’expression anglophone Information science, et lèverait ainsi l’ambiguïté autour de « science de l’information ».
Certains pensent que ce serait même la science du « traitement et de la gestion informatisée de l’information », autrement dit « l’Informatique documentaire ». Malgré la diversité des approches exprimées durant cette décennie, la plupart des chercheurs semblent retenir une conception « historique » de Information Science en la définissant, après Ingetraut Dahlberg, comme « that branch of knowledge whose objects are information systems and which concerns itself with the methods, processes, characteristics, organization, etc., of or peculiar to such systems. The concept thus includes such fields as archivistics and library science, documentation and information, while also comprising aspects relating to communication and system theory » (« Literatur zu den Informations-wissenschaften », Das Informationsbankensystem, April 1972).
Mais que l’on retienne la vision extensive ou la vision étroite, le terme « science » est inadéquat pour qualifier ce secteur aux projets très techniques. On entretient la confusion entre science et technique ou ingénierie.
L’identité de la SI
Dès l’émergence de la SI, son appartenance fait l’objet d’une triple revendication. D’une part, s’en réclament tous ceux qui font du traitement de l’information intentionnelle, en premier les documentalistes, et un peu plus tard, les bibliothécaires et les archivistes. D’autre part, s’en réclament ceux qui font du traitement informatisé de l’information (donnée), autrement dit les informaticiens. Enfin ceux qui produisent et diffusent l’information (pratique ou de presse), les journalistes, mais aussi les éditeurs, en particulier scientifiques. C’est que faute de clarification du concept « information » (mais est-ce possible ?), nombreux sont ceux qui peuvent revendiquer l’objet « information », chacun le regardant avec ses visées et ses outils.
Quand on veut développer « SI », faut-il écrire « sciences de l’information » ou « science de l’information » ? On notera que ce point n’intéresse, ou presque, que les Français, parce que, pour les Anglo-saxons qui ne connaissent que Information Science (au singulier), les chercheurs en journalisme (média en général) appartiennent naturellement à la science de la communication, et que les informaticiens ont eux aussi leur Computer Science. Les revendications de ces deux groupes leur paraissent donc sans objet. La question est plus intéressante pour ce qui est du débat « pluri-disciplinarité » ou « inter-disciplinarité » ?
Si l’on retient une approche pluraliste autour de l’objet information, ce que semblent revendiquer tous ceux qui parlent de « sciences » (au pluriel), on fait cohabiter des chercheurs de tous horizons sans pour autant avoir défini un projet commun. C’est généralement ce que défendent les tenants de la SI comme science de l’information intentionnelle au sens large. Quelle spécificité scientifique derrière cette vision ?
Si l’on retient l’approche « inter- » ce qui fait penser à « croisement » ou « partage » autour de l’objet information, et ce qui justifierait l’emploi de « science » (au singulier), on sous-entend, explicitement ou implicitement, un choix parmi toutes les acceptions possibles autour d’un objet spécifique (l’IST ou autres), et/ou la vision de la SI comme science totalement autonome. Cela devrait normalement être la conception des chercheurs anglo-saxons de la SI à l’instar de Harold Borko pour qui la SI est « une science interdisciplinaire traitant de l’étude des propriétés et du comportement de l’information, des facteurs qui influent sur le flux et l’usage de l’information, et des techniques, manuelles ou automatiques, pour en faciliter le stockage, la recherche et la diffusion » (American Documentation, 1968). Il est étonnant de lire, pourtant, combien les discours autour de la pluralité de la SI sont encore fréquents chez eux. Ce qui est, pour nous, paradoxal à moins que cela ne traduise et renforce ce caractère plus « historique » que scientifique de la SI nord-américaine.
Tant que les discussions tournent autour de l’objet de la SI, en fait sur l’objet information, beaucoup peuvent légitimement en revendiquer l’appartenance. L’accord se fait sur une approche pluraliste et le pluriel à « sciences » est logique. Mais il est difficile de revendiquer alors une spécificité et une identité !
En revanche, si la SI, science comme les autres, se définit par son objet et par ce qu’elle cherche à expliquer ou à comprendre dans l’objet qu’elle étudie, et par les savoirs et méthodes convoqués, l’approche interdisciplinaire se justifie pleinement en ce que chaque chercheur peut utiliser, en cohérence, des éléments pertinents empruntés à d’autres sciences en les reconstruisant par rapport à son objet. La spécificité doit donc d’abord être celle de l’objet d’étude, ce qui, en outre, permettrait d’afficher devant les autres une réelle identité. Reste à définir cet objet spécifique.
L’information comme objet scientifique
Le monde de la bibliothèque et celui de la documentation se sont d’abord intéressés à des objets (le livre, puis plus largement le document, la collection ou le fonds, etc.). Ces objets sont à la fois des objets d’étude pour la documentologie et ses sous-branches (Meyriat, 1983a), et des objets de traitement pour la documentation ou la bibliothéconomie. Ces objets sont regardés comme des entités extérieures, des réalités objectives. Ils sont donc indiscutables. Ils s’imposent à tous, aux auteurs comme moyens de communiquer, aux lecteurs comme supports d’accès au Savoir, et naturellement aux intermédiaires que sont les spécialistes du traitement documentaire, comme entités à respecter dans leur forme et dans leur contenu.
Pour garantir cette intégrité éditoriale et informationnelle, ces spécialistes élaborent de grands principes professionnels : neutralité des acteurs, objectivité des opérations, universalité des outils et des techniques.
Cette objectivisation des documents est d’autant plus recherchée que, grâce à elle, les chercheurs vont pouvoir introduire le concept de mesure – ce qui naturellement fait scientifique – dans ce domaine. Ils visent dès lors à quantifier toute opération, tout résultat, tout projet, toute chose… La « métrie » devient un des grands secteurs de recherche en SI, en particulier pour les chercheurs issus des sciences exactes.
Mais le changement d’appellation de documentation en SI en modifiant la priorité désormais donnée à l’information, certes contenue dans le document, aux dépens du document porteur de cette information, oblige à reconsidérer cette notion d’objet.
L’information est-elle un objet réel, objectivable, ou un objet social ? A travers cette interrogation est posée toute la question du « sens » et de son attribution. Le sens, cette représentation mentale cohérente que tout homme construit ou dégage de quelque chose observée dans son environnement, ce qu’il appelle information si ce sens est partagé, est-il immanent car déposé dans le document par son auteur, ou construit car élaboré contextuellement par les acteurs, ici par celui qui lit ?
Dans le premier cas, et c’est explicitement ou implicitement, ce qui est défendu par les tenants du traitement automatique de l’information, ceux qui se situent dans la vision nord-américaine de la SI, l’information est un élément discret. Pour eux, toutes opérations d’extraction d’éléments par repérage de formes linguistiques ou autres sur les textes est dès lors possible. Et du fait qu’on travaille sur le document original, les résultats des opérations de traitement ne sont que plus fidèles et au texte et à son auteur.
Dans le second cas, et c’est une contestation forte de toute idée de sens immanent, et donc de la validité de tout traitement entièrement automatique, et donc de la SI « historique », seul l’homme, ici le lecteur, en situation vécue, crée du sens. Et le sens est obligatoirement lié à un contexte, celui de la réception. L’information, autrement dit le contenu d’un document, ne peut donc pas être quelque chose de figé, définitif, éternel. Certes cela n’autorise pas pour autant chaque lecteur à lire n’importe quoi, mais cela redonne toute sa place à celui-ci. A chaque lecteur de construire, à travers le sens qu’il attribue, un espace social de partage de sens.
Dans cette optique, l’objet de la SI ne peut, ne doit pas être un objet physique. C’est un objet éminemment social, avec des acteurs, des enjeux, des contextes…
Le type de phénomène étudié autour de l’information
La SI est une science et comme telle, elle doit avoir les caractéristiques d’une science. Selon Jean Tague (1984, p. 5-9), une science doit avoir pour projet :
– « la description des phénomènes naturels … ou les problèmes qu’on veut résoudre ;
– la définition des concepts importants de la discipline ;
– la formulation des hypothèses et ensuite des lois ;
– l’intégration des lois dans une théorie ou un modèle souvent mathématique avec lequel on peut faire des prévisions ».
Pour la quasi-totalité des chercheurs en SI, le référent théorique, parce qu’il faut un référent théorique si l’on veut faire « scientifique », est, implicitement et même très souvent explicitement, la théorie de l’information de Claude E. Shannon. L’activité documentaire est assimilée à un codage/décodage des signes d’un message qu’il faut réaliser dans les meilleures conditions techniques. Cette vision est omni-présente. A côté de la théorie, on évoque des lois (celle de Zipf, celle de Bradford surtout) qui n’ont cependant jamais constitué le cadre explicatif attendu. Il est vrai qu’elles sont fort discutées. Enfin, et l’analogie scientifique est évidente, certains chercheurs, comme Yves Le Coadic (1998, p. 90-91), énoncent même des théorèmes !
Incontestablement, le modèle est globalement déterministe (schéma cause – conséquence), linéaire (vision chronologique), et analytique (décomposition des choses, par exemple processus d’une part et contenu de l’autre). On est là dans un modèle scientifique tel que le XXème siècle l’a forgé et imposé comme modèle à toutes les sciences, qu’elles soient exactes ou sociales, autrement dit quel que soit le type de phénomènes à étudier.
Or parmi tous les phénomènes dont l’étude intéresse les sciences, certains sont d’ordre purement naturel, physique, indépendant de toute action de l’homme, alors que d’autres sont d’ordre purement humain, soit individuellement, soit collectivement, du fait des représentations et des significations qui sont en jeu. C’est le cas autour de l’information, où les problèmes de sens, de partage de sens, paraissent fondamentaux.
En outre, les phénomènes où le rôle de l’homme – et à travers lui tous les enjeux de sens qui le caractérisent – est essentiel, ne peuvent faire l’objet d’explication ou de prévision. On ne peut que chercher à les comprendre et à en dégager les enjeux pour les différents acteurs.
La SI est-elle une science exacte ou une science sociale ? La question ne se pose pas réellement pour la plupart des chercheurs en SI « historique ». Leurs référents, leurs modèles, leurs outils sont certes de nature « science dure », et ce n’est pas par pure métaphore ou analogie ou mimétisme. Ils revendiquent cet aspect, garantie pour eux de « scientificité ». Cela les conduit à systématiquement transformer les informations en données (data), et à marginaliser, voire éliminer, les hommes, les acteurs, en tant qu’éléments irréductibles. Mais pour autant nombreux regardent les acteurs, en particulier les usagers, à travers leurs besoins, leurs pratiques, leurs attentes. Ils défendent une approche dite « orientée-usager » qui, avec ses techniques d’enquêtes, d’entretiens, d’observations, ferait de la SI une « science sociale ». Dès lors pour eux, la SI relève ou de l’une ou de l’autre, selon que les chercheurs portent leur regard sur les outils et les techniques ou sur les acteurs.
Nous aurions ainsi à faire avec une science – est-elle unique en cela ? – dont l’objet – l’information – est pour les uns un phénomène naturel, physique, et pour les autres un phénomène humain. Cette ambiguïté oblige à remettre en question le choix même de l’objet. De plus, il nous paraît essentiel de répéter que, quelle que soit la définition donnée à « information », l’enjeu est un enjeu autour du « sens », sens attribué par l’homme, sens partagé entre les hommes, et non un enjeu autour de techniques ou d’outils. Derrière l’information, ce sont des phénomènes humains, sociaux qui sont à considérer. Dès lors la SI nous apparaît naturellement une science de l’homme en société, une science sociale.
Information = transmission ou communication ?
A lire les travaux et publications des chercheurs de la SI, on est frappé par la quasi-absence de l’homme, quelle que soit sa position comme acteur, dans sa singularité. D’une part, nombreux sont les projets ou réalisations où l’usager – entité générique – doit se plier à des organisations qui lui sont étrangères, ou utiliser des outils (techniques ou linguistiques) qui lui sont imposés. Toute représentation du monde particulière, toute modalité d’expression originale sont annihilées. Toute spécificité est considérée comme incompatible avec le fonctionnement d’un SID. Dès lors, l’usager n’a le choix qu’entre se soumettre (et ainsi il a accès à tout le Savoir de l’humanité), ou se démettre (c’est à dire ne pas venir et alors il se pénalise par son absence). D’autre part, tout dans la vision, la conception, la formation des professionnels et des spécialistes du traitement de l’information, montre un souci de généralisation par la catégorisation, ou une recherche de l’uniformisation (selon le principe que tout fonctionne beaucoup mieux quand tout le monde fait la même chose) par la normalisation (celle des cadres de référence, celle des outils d’expression, celle de la description des objets, etc.).
Globalement, on a l’impression que, du fait même de sa singularité, l’homme, le lecteur, l’usager, est presque un gêneur. Certes, avec l’approche « orientée-usager », les chercheurs de la SI « historique » semblent remettre l’usager au centre de leurs préoccupations. Mais c’est trop souvent une façon de regarder son « besoin informationnel », d’établir des catégories, des groupes, d’en faire un client. En quelque sorte, il s’agit, ici, d’appliquer le slogan : si l’on connaît mieux le client, on peut mieux le servir. La visée marketing est toute proche.
Par ce souci, délibéré ou non, de généraliser et d’uniformiser les règles de traitement, on met nettement l’accent sur l’objet « information », sur le message. On s’intéresse au codage et au décodage dans une perspective d’efficacité de la transmission, puisque c’est, en fait, le but recherché (« fournir la bonne information le plus rapidement possible à … »). On ignore le contexte d’utilisation et l’acteur, ici le lecteur, dans sa singularité. Peut-on considérer l’information, le contenu, sans prendre en compte le contexte de son partage, voire le phénomène global de communication ? Autrement dit, la SI appartient-elle ou non à ce vaste champ de recherche appelé « SIC » ?
Tout dans la SI « historique » donne l’apparence d’une science qui se réclame totalement autonome, avec son objet, sa théorie, ses lois, son référent. Aucun chercheur nord-américain n’imagine avoir quelque chose en commun avec des chercheurs en communication. La SI se veut une science à part entière, revendiquant ce statut. Le seul et énorme problème, c’est que, quelque quarante ans après sa naissance, la SI court encore après cette reconnaissance. En effet comment envisager une étude de l’information en excluant de prendre en compte les phénomènes de communication qui l’accompagnent ? Comment étudier le contenu d’un message sans considérer ceux qui les créent, ceux qui les transforment, ceux qui les utilisent… ? Ces activités, qui sont d’une grande complexité du fait des enjeux qu’elles traduisent, sont des activités communicationnelles. Dans cette logique, la SI ne peut pas ne pas appartenir aux SIC. C’est d’ailleurs ce refus qui fait que la SI « historique » s’enferme dans une vision technique, qui paraît sans avenir, autour des modalités de la production, de la diffusion et de l’utilisation, en occultant trop tous les facteurs humains sous-jacents à ces activités.
Conclusion
L’Information Science est un concept élaboré par les spécialistes américains du traitement automatique de l’information dans un contexte scientifique et technique particulier, celui des années 50-60. Celui-ci en explique l’émergence, la nature et l’extension. Repris par les spécialistes des autres pays, il connaît un succès rapide, mais ambigu ou contesté, à l’instar de la France où l’expression « Science de l’Information » fait l’objet d’interprétations diverses. C’est que tous ces spécialistes, très souvent issus des sciences exactes ou appliquées, sont loin d’être d’accord sur son objet. Quarante ans après son apparition, on peut identifier trois groupes qui, selon les pays, sont plus ou moins représentés et puissants, même si tout compte fait, ils ne représentent qu’une communauté réduite de chercheurs.
1) Un premier groupe défend la vision « historique ». Pour ses tenants, la SI recouvre une sorte de documentation aux traits modernes, car l’accent est mis sur les techniques de traitement automatique permettant d’assurer efficacement la récupération de l’IST. C’est ce qui va fonder l’activité documentaire et apporter une réponse à tout besoin informationnel. Cette nouvelle terminologie est en quelque sorte la traduction de l’évolution de la pratique documentaire. Mais leur approche reste de nature nettement technique autour de lieux (bibliothèque et centre de documentation), et autour d’outils (TIC, normes et règles).
Ils vivent la SI comme une science à part, autonome. Ils se voient davantage d’affinités, donc de proximité, avec les spécialistes de l’informatique qu’avec ceux de la communication. Ils constituent le groupe dominant dans les pays anglo-saxons, et très souvent dans les autres pays. Mais quel est l’apport scientifique de cette SI ? Il faudra bien un jour en établir un vrai bilan « scientifique » car l’impression de confusion entre activité de recherche scientifique et activité et/ou pratique professionnelle – ingénierie – est grande.
2) Un deuxième groupe défend la vision « autonomiste ». Ses membres qui constituent un groupe minoritaire mais relativement ancien, veulent la reconnaissance, dans le modèle scientifique classique (objet réel, théorie, loi, etc.), d’une science nouvelle, celle qui a pour objet l’information intentionnelle, dont ils veulent étudier toutes les modalités de création, de diffusion, de conservation, de récupération, d’exploitation, etc. Pour eux l’information intentionnelle est un objet de recherche « réel », « physique » que l’on peut mesurer et mettre en équation. Que l’on peut aussi étudier sans considération des significations, donc des acteurs et de leurs enjeux. Tout le problème est là ! Est-ce réellement possible ? Quel projet scientifique peut-il exister autour d’un tel objet ?
3) Un troisième groupe défend la vision « communicationnelle ». Les tenants d’une telle approche, ultra-minoritaire partout, forment, il est vrai, un noyau de constitution récente (décennie 90). Ils s’intéressent aux processus de recherche et d’exploitation de l’information intentionnelle par l’usager, et non pas aux techniques et outils de traitement qui, pour eux, ne sont que des moyens. Ils regardent les dispositifs individuels de recherche informationnelle dans leur diversité et leur particularité. Ils mettent l’accent sur les non-usages, sur les « non-besoins » informationnels et leurs raisons. Pour eux, une telle étude est naturellement de nature interdisciplinaire. Mais est-ce une science ? Autrement dit ce projet peut-il prétendre revendiquer le statut de science ? Existe-t-il un objet spécifique ? Ou n‘est-ce pas tout simplement une sous-branche de la SC, celle autour de la communication d’intention ? Le débat est loin d’être clos, mais la question est désormais posée.
Notes
(1) Dans les années 80 avec une demande de plus en plus fréquente pour d’autres types d’information, économique, culturelle, générale, de service… l’appellation d’IST devient trop restrictive et se voit remplacée par celle d’information « utile » ou « documentaire », voire « stratégique ».
(2) Ce changement de nom ne correspond pas vraiment à cette date à une évolution du contenu ou des préoccupations éditoriales. Il s’explique essentiellement par l’absorption d’une autre revue, créée en 1972, et intitulée Sciences de l’Information.
Références bibliographiques
Sur toute l’histoire du traitement de l’information et du document, la source essentielle, car de loin la plus complète, est la série Annual Review of Information Science and Technology (ARIST), dont le premier volume paraît en 1966.
Bibliographie sur l’histoire de l’Information science (site consulté le 4 janvier 2006) : http://www.libsci.sc.edu/bob/istindex.htm
Pour le débat autour de la science de l’information, on se reportera, sans exclusive, aux publications d’auteurs français comme Jean Meyriat , Yves Le Coadic (cf. infra) et Hubert Fondin.
Autres références et précisions bibliographiques
Albert Pierre, « Communication, information et documentation : essai de clarification des notions et du vocabulaire », Schéma et schématisation, n° 14, 2ème trim. 1981.
Bush Vannevar, « As we may think », Atlantic Monthly, vol. 174, n° 1, July 1945.
Goffman William, « Information science : discipline ou disappearance », Aslib Proceedings, December 1970.
Hayek Friedrich A., « The Use of knowledge in society », American Economic Review, 1945.
Le Coadic Yves, Le Besoin d’information, ADBS Ed., 1998.
Le Coadic Yves, « Une politique scientifique pour l’information », Documentaliste, vol. 26, n° 2, mars-avril 1989.
Meyriat Jean, « Pour une classification des sciences de l’information et de la communication », Lettre d’Inforcom, n° 14, juin 1983a.
Meyriat Jean, « De la science de l’information aux métiers de l’information », Schéma et Schématisation, n° 19, 1983b.
Miège Bernard, « Les apports à la recherche des sciences de l’information et de la communication », Réseaux, vol. 18, n° 100, 2000.
Paisley William, « Information science as a multidiscipline », Information Science, The Interdisciplinary Contest, ed. by J. Michael Pemberton and Ann Prentice, Neal-Schuman Pub., 1990.
Tague Jean, « Les sciences de l’information : aspects théoriques et interdisciplinaires », Argus, n° 1, 1984.
Zunde Pranas, « Predictive models of information systems », Information Processing and Management, vol. 17, n° 2, 1981.
Auteur
Hubert Fondin
.: Hubert Fondin est professeur en Sciences de l’information et de la communication et membre de l’équipe de recherche Cémic (Centre d’étude des médias de l’information et de la communication) de l’université de Bordeaux 3. Sa recherche porte sur l’épistémologie de la science de l’information. Il travaille plus particulièrement à l’élaboration d’une approche communicationnelle des systèmes d’information documentaires.
Note de l’éditeur
Hubert Fondin s’est déjà exprimé en plusieurs occasions sur la question de la (des) science(s) de l’information : dès 1997, en collaboration avec Jacques Rouault, puis en 2001 et 2002 dans les volumes 38 n° 2 puis 39 n° 3 de Documentaliste-Sciences de l’information. Il reprend ici le « chantier » en actualisant son argumentation et en insistant sur les relations avec les sciences de la communication.
Cette publication est l’occasion pour Les Enjeux de l’information et de la communication de contribuer à l’élargissement du débat et de ne pas le limiter aux spécialistes de l’information. La revue, qui entend dorénavant insister sur les discussions scientifiques critiques, est disposée à accueillir les suites du débat.