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Libraires et médiation du livre de jeunesse

13 Oct, 2005

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Abensour Corinne, Legendre Bertrand, « Libraires et médiation du livre de jeunesse« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°06/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2005/varia/00-libraires-et-mediation-du-livre-de-jeunesse

Introduction

Si elles ne sont pas nouvelles, certaines des pratiques actuellement observables dans le secteur éditorial relancent activement son industrialisation.

Les mouvements de concentration en sont la manifestation la plus médiatisée, mais le succès considérable de certains titres constitue un autre aspect des pratiques en cours. Bien au-delà des réussites de titres isolés, qui tiennent parfois au hasard ou à un « bouche à oreille » difficilement maîtrisable, on assiste aujourd’hui non seulement à des opérations programmées au plan international et de très grande envergure (à l’image d’Harry Potter), mais aussi à l’exploitation du succès d’un éditeur par d’autres éditeurs qui cherchent à tirer profit d’une situation où l’attention du public est focalisée sur un très petit nombre de titres. Le Da Vinci code illustre cette tendance que l’on décrira en indiquant qu’à côté de 1,6 million d’exemplaires vendus en France, il faut comptabiliser quelque 600 000 exemplaires de différents titres qualifiés de « décryptants » parus chez d’autres éditeurs à la suite du Da Vinci code.

Ce phénomène appellerait un certain nombre d’analyses dont une pourrait porter sur la manière dont la critique, en se limitant le plus souvent à rendre compte du phénomène, contribue à le constituer. Une autre approche, que nous proposons ici, issue d’une enquête de terrain menée à l’automne 2004, vise à mesurer l’évolution des pratiques de médiation en aval de la filière.

Problématique et méthodologie

Dans un article récent, Françoise Benhamou (Benhamou, 2005, p. 8) soulignait le fait que l’achat d’un exemplaire du Da Vinci code dépassait le montant du panier moyen d’un acheteur de livres, remarque qui peut tout autant être faite au sujet de chacun des titres de  J.K. Rowling. Dans le même temps, on observe dans le commerce du livre, d’une part la montée en puissance du rôle tenu par les chaînes, qu’il s’agisse de la grande distribution ou des chaînes spécialisées, et, d’autre part, la place accrue, dans la gestion de ces chaînes, du « taux d’écoulement » comme critère de constitution de l’offre (Lang, 2005, p. 9). Ce dernier constat peut être complété en évoquant la dépendance des points de vente de second niveau par rapport à un très petit nombre de titres à très fort succès : c’est ainsi que la sortie de Harry Potter fin 2003 avait permis une augmentation de 5% du chiffre d’affaires de ce réseau, alors que l’absence de nouveau titre dans la série à la fin 2004 a provoqué un recul de 9 % de ces petits points de vente.

La conjonction de ces constats conduit à poser la question de l’évolution de la fonction médiatrice des libraires dans le secteur de l’édition de jeunesse. Le problème se pose en effet de savoir dans quelle mesure, face aux réalités que nous venons de rappeler, les libraires continuent à tenir un rôle de défense de la pluralité éditoriale, et de diversification des publics. Plus particulièrement, dans un environnement très largement dominé par des titres pré vendus, qu’en est-il de leur rôle de lien entre l’amont de la filière et les publics ? Ce rôle existe-t-il encore à côté des dispositifs de médiatisation qui accompagnent cette production ? Comment est-il réparti entre les différentes catégories de points de vente ? Et comment s’exerce-t-il auprès des partenaires médiateurs, notamment les enseignants et les bibliothécaires ?

En engageant ce questionnement, nous formulons l’hypothèse globale d’une fragilisation générale de ce rôle de médiation attribué aux libraires. Cette hypothèse est sous-tendue par une première idée selon laquelle les plus grands points de vente n’auraient pas d’intérêt économique à développer un travail de médiation qui vise à promouvoir des livres plus difficiles à vendre auprès d’un public peu familier de la lecture. Cette logique économique n’est pas nouvelle, mais elle nous paraît réactivée par la dimension prise par l’impact médiatique de ces succès dans le secteur jeunesse ; sa confirmation mettrait alors en évidence la propagation, en matière d’assortiment, des pratiques de la grande distribution vers les chaînes de librairies. Mais notre hypothèse générale trouve aussi un prolongement dans les pratiques des libraires de second niveau, dans la mesure où elle signifierait que la fonction de conseil de proximité, souvent évoquée pour défendre ces points de vente et pour illustrer la richesse du réseau qu’ils contribuent à constituer, serait en réalité peu assurée. Il s’agira donc de s’interroger sur la réalité de cette fonction vis-à-vis des autres acteurs – médiateurs, enseignants et bibliothécaires principalement.

Dans une démarche prospective, notre hypothèse pourrait être porteuse d’une reconsidération du rôle réel de la librairie dans la médiation du livre de jeunesse. Si un recul de ce rôle se confirmait autant dans les pratiques des principaux acteurs du commerce du livre que dans celles des points de vente secondaires, il conviendrait alors de se demander dans quelle mesure la part réduite de librairies indépendantes qui restent attentives à ce rôle sera en situation d’opposer une résistance visible et durable aux stratégies dominantes. La dimension prospective de cette question nous semble enfin particulièrement importante à un moment où la plupart des grandes librairies indépendantes sont sur le point d’affronter une crise générationnelle qui va les exposer à la volonté d’expansion des principales chaînes qu’illustre la récente reprise des librairies Privat par France Loisirs.

Notre questionnement initial, limité à la jeunesse et à un échantillon de points de vente, pourrait ainsi prendre une dimension emblématique d’un mouvement étendu à une très large part de la production éditoriale et du réseau de commercialisation.

En cherchant à établir un état des lieux des pratiques existant entre les libraires de jeunesse et l’ensemble des acteurs qui contribuent à la promotion de la lecture, nous avons fait le choix d’enquêter auprès de 30 points de vente répartis sur 3 départements franciliens : la Seine Saint-Denis, le Val-de-Marne et la Seine et Marne. Ces points de vente sont les plus importants en chiffre d’affaires jeunesse sur le territoire déterminé, mais il ne s’agit pas pour autant uniquement de très gros points de vente puisque cette liste comprend à la fois 9 magasins multimédia (Fnac et Virgin), 3 points de vente de grands magasins, 6 librairies appartenant à des chaînes et 12 points de vente indépendants.

L’enquête a été menée sous forme d’entretiens qualitatifs à partir d’un questionnaire administré en face à face ; dans un certain nombre de cas sur lesquels nous reviendrons, les personnes interrogées ont considéré ne pas pouvoir répondre dans la mesure où leur point de vente n’avait pas mis en place de pratiques de médiation.

Le questionnaire lui-même après une première partie « Caractéristiques de la librairie » visait à identifier les partenaires des libraires de jeunesse et les actions que ces derniers pouvaient mettre en place à leur intention. Trois grandes catégories de partenaires ont été placées au centre de l’enquête : les enseignants, les bibliothécaires et les responsables d’association ou de comités d’entreprise travaillant sur l’enfance.

La fonction médiatrice : le champ particulier de l’édition jeunesse

Si l’on rappelle, dans une problématique d’industrialisation, que celle-ci compte parmi ses effets, la réduction des fonctions médiatrices, on pourra s’appliquer à examiner cette hypothèse sur le champ particulier de l’édition de jeunesse.

Dans l’ensemble de la production éditoriale, ce secteur est traversé d’enjeux particuliers qui tiennent, sans les développer ici, à l’évolution des pratiques de lecture chez les jeunes publics, à la position de cette production au croisement de la sphère scolaire et de la sphère familiale, aux conditions d’accès au livre dans l’espace public et donc aux dispositifs de familiarisation de ces publics avec les structures et les acteurs spécialisés, qu’ils soient marchands ou non marchands. Sur ce dernier aspect, les actions de médiation menées par différents acteurs ont connu un développement très actif depuis les années 1980, sous l’impulsion complémentaire de libraires spécialisés en jeunesse, d’associations et de bibliothécaires notamment. Cette expansion des pratiques de médiation s’inscrit alors dans un courant issu de la découverte de l’illettrisme et de la prise de conscience des inégalités des pratiques de la lecture. L’enquête de Nicole Robine (Robine, 1984) a largement participé à la révélation de l’insuffisance du rôle joué par les bibliothèques, les librairies et le système éducatif en matière de démocratisation de l’accès au livre. Dans ce contexte, la notion de médiation culturelle s’est affirmée (Privat, 1991) ; elle a servi de base à la conception d’un important travail de terrain qui s’est alors mis en place. Les bibliothécaires en ont été les principaux acteurs, ainsi que les libraires spécialisés en jeunesse dont l’association a été créée en 1981. La fonction de médiateur du livre, née de ce mouvement, s’est implantée depuis lors en bibliothèque, accompagnant une évolution des pratiques et des outils afin de faciliter l’appropriation des fonds par les usagers et de conquérir de nouveaux publics.

L’Éducation nationale, pour sa part, a développé des dispositifs de familiarisation des publics scolaires avec le livre de jeunesse, au travers des BCD et plans lecture. Mais Nicole Robine rappelle que « Les enquêtes soulignent la très faible perception par les jeunes du rôle des médiateurs, qu’ils soient bibliothécaires, documentalistes, enseignants, parents. Les jeunes déclarent en majorité choisir leurs livres tout seuls. Ils préfèrent se renseigner auprès des copains et utiliser les circuits des sociabilités » (Robine, 2001). C’est là que trouve prise le travail de médiatisation mené par les éditeurs de jeunesse sur une part de leur production ; son développement oblige bien à considérer que le choix des jeunes en matière de lecture, que ces derniers disent former « tout seuls », est en réalité fortement déterminé par les campagnes médiatico- publicitaires. Dans le contexte des bibliothèques et de l’enseignement, qui échappe aux impératifs de rentabilité du commerce, la fonction de médiation est ainsi contenue par les moyens de l’appareil commercial. Peu profitable en termes économiques, le travail de médiation mené par les libraires est surtout constitué de micro initiatives touchant des effectifs modestes, mais ses résultats s’apprécient aussi en termes de construction d’une relation au livre et de développement des pratiques de lecture, résultats d’autant plus importants quand ils sont acquis dans des environnements sociaux où le livre et ses médiateurs ne sont pas inscrits dans le quotidien. Il faut alors se poser la question de la réalité de cette fonction au sein de structures marchandes, et de sa compatibilité avec les contraintes économiques dans lesquelles se situent les différents types de points de vente. Il s’agit de comprendre si l’enjeu éducatif porté par un travail de médiation de proximité n’est pas en contradiction avec les enjeux économiques partagés par l’ensemble des acteurs de l’aval de la chaîne du livre.

En nous intéressant aux médiations menées par les libraires à destination du jeune public, nous ne limitons pas pour autant la portée de notre réflexion à ce seul public, tant il est vrai qu’il existe un lien souvent mis en évidence entre les pratiques de lecture des enfants et adolescents et celles de leurs parents. Un certain nombre des séries pour la jeunesse qui ont connu un succès commercial particulièrement marquant ces dernières années ont touché des lecteurs adultes. Les libraires qui ont créé des rayons jeunesse remarquent que beaucoup d’adultes viennent en librairie amenés par leurs enfants et que des pratiques de lecture naissent de cette rencontre avec les livres. Ce phénomène s’observe dans les milieux défavorisés, lorsque la librairie est un lieu qui intimide. Les enfants sont des passeurs qui rendent possibles un premier contact puis, parfois, une fréquentation régulière. C’est bien l’accès de tous à une offre éditoriale diversifiée qui est en jeu, d’autant que dans les actions menées par les libraires qui vont être décrites plus loin, l’implication des parents est fréquemment évoquée. Ils apprennent à choisir des livres pour leurs enfants, à mieux comprendre l’offre, à se familiariser avec la chaîne du livre. Il devient dès lors possible de sensibiliser les enfants et leur famille à la pluralité de l’offre et de proposer une alternative à l’hégémonie des best-sellers.

Une partition des rôles

Un premier constat se dessine qui met au jour une réelle partition des rôles entre libraires sur le terrain de la médiation. Elle s’exprime par le fait que 18 libraires, parmi les 30 interrogés, déclarent ne pas mener d’actions de médiation visant à sensibiliser de nouveaux publics à la diversité de la production éditoriale. Les actions durables et de terrain sont ainsi beaucoup plus souvent le fait de petits libraires qui ont besoin de développer cette dimension de leur activité pour se faire connaître et pour mettre en évidence la spécificité de leur valeur ajoutée dans la chaîne du livre, tandis qu’une part importante des principaux acteurs de la vente n’interviennent pas dans la promotion du livre de jeunesse en dehors des points de vente : pas de contacts avec les enseignants, bibliothécaires, documentalistes, associations ; pas  d’action spécifique vers ces publics, tout au plus du renseignement en magasin ou du traitement de commandes et l’attribution d’un statut « grand compte » pour des commandes dépassant un certain seuil.

Si les risques que porte le développement des chaînes de librairies quant à la diversité de l’offre ont déjà été maintes fois exposés en France comme à l’étranger (États-Unis et Grande-Bretagne notamment), on s’est jusqu’alors peu intéressés à la fonction de médiation tenue par certains libraires. Les deux éléments sont pourtant étroitement liés puisqu’il apparaît clairement que les principaux acteurs commerciaux du livre de jeunesse se désintéressent de cette question. De même que leur assortiment est soumis à des critères qui contribuent à réduire le nombre de références au profit de titres à forte vente ne nécessitant de leur part aucun travail de médiation, la promotion de la lecture en dehors des points de vente, travail trop atomisé en termes de publics et devant s’appuyer sur un assortiment trop diversifié, n’entre pas dans une rationalité économique suffisante.

Des libraires engagés dans un contexte difficile

Le second constat auquel conduit cette enquête fait état de la richesse du travail de médiation quand il existe. La diversité des actions menées par les libraires qui s’engagent dans la promotion de la lecture est réelle : expositions – ventes, dépôts – ventes, prix littéraires, comités de lecture, bibliographies thématiques, visites de classes, concours de dessin, animations sur la chaîne du livre, rencontres avec des auteurs et illustrateurs, lectures de contes… Ces pratiques sont connues, mais l’on mesure mal l’importance du travail qu’elles impliquent et les difficultés qui se posent à leur mise en œuvre. En dehors des Fnac et Virgin, la surface consacrée à la jeunesse dans ces points de vente varie de 10 m2 à 90 m2 et il n’y existe aucun espace conçu pour recevoir des groupes. Les points de vente actifs en matière de médiation fonctionnent par ailleurs dans la plupart des cas avec deux personnes (dans 8 cas sur 13 ; les autres comptant 3 ou 3,5 personnes) Le manque d’espace, l’insuffisance du personnel et de temps disponible sont les problèmes les plus fréquemment évoqués. S’y ajoutent la rentabilité incertaine et la difficulté à inscrire ces pratiques dans la durée.

C’est dire, dans ces conditions, que la notion d’engagement de certains libraires en faveur de la lecture est forte et qu’elle devrait même constituer une ligne de différenciation, aux yeux des enseignants et bibliothécaires, entre libraires – fournisseurs et libraires – partenaires tant il est vrai que, dans certains cas, le co-engagement d’un libraire, d’une équipe d’enseignants, ou d’une équipe de bibliothécaires peut être poussé très loin.

Mais les cas de partenariat « idéal », inscrits dans la durée et associant réellement différents acteurs, ne doivent pas cacher une réalité dominante davantage marquée par les obstacles et difficultés.

Dans l’analyse qu’ils donnent de leurs activités de médiation, des libraires font beaucoup ressortir leur souhait de ne pas intervenir comme simples commerçants ou prestataires de services d’animation, mais d’insérer leurs interventions dans un champ plus vaste, condition – à leurs yeux – de résultats durables quant au développement des pratiques de lecture.

Des libraires partenaires de l’action éducative

De ce point de vue, sont privilégiées par ces libraires les opérations qui leur permettent de développer un travail pédagogique et de mettre en évidence la diversité de leur fonction. Les libraires montrent au travers de ces actions leur capacité à prendre en charge le jeune public, à servir de relais entre auteurs et structures éducatives ou culturelles, à participer à la formation et à l’information des publics lecteurs, des médiateurs et des prescripteurs, à répondre à des demandes particulières, à faire découvrir une production située hors des sentiers battus, à contribuer à l’élargissement des corpus et à la promotion d’un choix qui ne se limite pas aux best-sellers médiatisés.

Mais les libraires engagés dans ces pratiques soulignent tous la nécessité que les enseignants ou les bibliothécaires soient eux-mêmes acteurs de ces opérations. Ils expliquent qu’en l’absence de travail préparatoire avec les publics élèves ou lecteurs, toute action reste sans lendemain et ne contribue en aucune manière à familiariser les jeunes avec la fréquentation des librairies, ramenant au passage leur action à un simple acte commercial qui ne permet pas de faire percevoir la différence avec la prestation d’un grossiste ou d’un simple fournisseur.

Il faut par ailleurs souligner que les libraires sont sollicités pour la formation des élèves mais aussi pour celle des enseignants. Les informations et les conseils sur la littérature de jeunesse existent au sein de l’institution scolaire, mais faute d’une diffusion efficace, les enseignants n’en ont souvent pas connaissance et préfèrent se tourner vers l’interlocuteur le plus proche et le plus disponible, en l’occurrence, le libraire.

En ce sens, il n’est pas contestable que les libraires pallient des carences du système éducatif qui certes prend de plus en plus en compte la littérature jeunesse et met des outils de formation à disposition des enseignants, mais ne parvient pas à faire connaître suffisamment ces ressources.

Un bilan contrasté

Au-delà de ces constats, le bilan de ces opérations dressé par les libraires fait apparaître des points de vue très contrastés. Pour les uns, des expériences réussies de partenariat avec des établissements scolaires font penser qu’il y a beaucoup à faire dans ce sens, mais la condition sans cesse rappelée est celle d’un travail de fond dont les enseignants eux-mêmes doivent être porteurs. Pour d’autres, les difficultés d’organisation, le temps mobilisé et l’absence d’effets en termes de fréquentation de la librairie par les enseignants et par les élèves rendent ces opérations quasiment vaines. Les mêmes points de vue se retrouvent au sujet du partenariat entre librairies et bibliothèques.

Il est clair que ces positions rendent compte de situations locales dont les caractéristiques tiennent à des personnes beaucoup plus qu’à des données structurelles en fonction desquelles il serait ou ne serait pas possible de mener avec tel ou tel partenaire des actions de promotion de la lecture. Il est d’ailleurs frappant de constater que les difficultés techniques sont très rarement évoquées : le temps manque, les espaces en librairie sont insuffisants pour accueillir de grands groupes, mais des solutions sont quand même trouvées quand il y a une réelle volonté de part et d’autre.

L’évaluation de ces opérations en termes commerciaux est elle aussi très contrastée. Au regard du temps passé, la rentabilité de la plupart des opérations ne peut être assurée directement par la vente de quelques exemplaires. Elle se trouve en revanche, indirectement, dans la durée puisque des libraires voient dans ce travail de fond « le meilleur moyen de fidéliser les gens », « Notre seul atout, c’est le service », « montrer autre chose que ce qu’ils connaissent déjà » : si ce travail de promotion peut être vécu par les libraires comme un point de passage obligé pour faire percevoir la spécificité de leur rôle, ils peuvent aussi finir par en tirer profit comme le dit un libraire qui « voit des résultats au niveau des ventes. »

Ce que montre surtout cet état des pratiques, c’est la nécessité d’un engagement commun des acteurs pour la promotion de la lecture. Si cette enquête montre que des actions de promotion de la lecture peuvent être portées durablement par des acteurs partenaires, elle fait aussi apparaître en toile de fond un certain recul du livre dans les politiques d’achat des comités d’entreprise, des associations, et, plus confusément, un certain désengagement des acteurs culturels et éducatifs par rapport à la chaîne économique du livre. Seulement 5 libraires déclarent travailler avec des comités d’entreprise, mais de manière occasionnelle et plutôt en recul par rapport à ce qu’ils ont connu antérieurement, les CE consacrant davantage leur budgets à l’acquisition de jouets. Ce qui existe est fragile, dépendant de la volonté militante de quelques personnes ; ce qui existe est aussi notoirement insuffisant dans des contextes où nombre d’enfants n’ont jamais l’occasion de fréquenter une librairie.

Le Goncourt des lycéens, une stratégie révélatrice

Alors que, en vertu de la partition des rôles que nous avons décrite, les actions vers le jeune public et la découverte d’une offre éditoriale diversifiée sont d’abord à mettre au crédit de libraires indépendants, il est remarquable que la plus importante action de promotion de la lecture menée par une grande surface culturelle à destination des scolaires, le soit autour d’un événement littéraire, le Goncourt, qui propose un assortiment des plus réduits et repose sur des maisons d’édition et des ouvrages déjà surmédiatisés.

La Fnac s’implique en effet très fortement (en termes de moyens et d’ampleur de la manifestation) sur un événement qui est tout l’inverse de ce que nous avons repéré chez les libraires auprès desquels l’enquête a été menée. Privilégiant une action nationale, là où les libraires travaillent de micro territoires, la Fnac choisit une démarche médiatisée et à caractère élitiste qui mobilise en priorité les meilleurs lycées, les meilleures classes et les meilleurs élèves. Là où les libraires travaillent avec le jeune public, dans une démarche d’initiation et de formation, privilégiant la durée, la qualité des liens avec les parents et les professeurs, et la mise en évidence d’une offre éditoriale très diversifiée, la Fnac s’intéresse à un public de lecteurs confirmés, de façon très ponctuelle et surtout, autour d’une offre qui est dépourvue de toute diversité éditoriale. Les lycéens ont reçu en 2004, sur 14 ouvrages, 9 romans publiés par Gallimard ou Grasset. De toute évidence, l’effort de médiation de la Fnac à destination des scolaires porte exclusivement sur ce qui est au cœur de sa stratégie marchande : donner plus de visibilité à ce qui se vend bien. Or il faut souligner qu’à côté de la défiance à laquelle les petits libraires sont confrontés, défiance maintes fois soulignée dans l’enquête, la Fnac, elle, ne rencontre aucune résistance dans sa stratégie de valorisation des grands éditeurs et des best sellers. La venue d’un libraire dans une école semble plus problématique que celle de l’équipe de communication d’une grande surface. Comme s’il suffisait de s’affirmer militant de la culture pour l’être. Là où les libraires indépendants parlent de l’éducation au choix, de la nécessité de montrer la diversité de l’offre, la Fnac, s’appuyant sur la réputation d’un prix littéraire aussi contesté que reconnu, forge chez les lecteurs de demain l’habitude du ralliement aux gros tirages.

Conclusion

Le mouvement en cours, fondé sur le caractère très hégémonique et économiquement dominant de quelques productions, repousse en arrière plan les enjeux éducatifs et sociaux que constituent l’accès et la pratique de la lecture et délaisse la médiation aux acteurs économiques les plus fragiles. Il est en effet certain que les stratégies spectaculaires qu’adoptent les grandes surfaces lorsqu’elles se mêlent de médiation ne concourent en rien à une formation efficace et durable des publics qui en ont réellement besoin.

Cette étude n’avait qu’une étendue limitée, aussi bien géographiquement que par le secteur éditorial concerné. Si l’on en reste à l’édition de jeunesse, l’analyse que nous proposons là ouvre des perspectives alarmantes sur la réalité du réseau de libraires – médiateurs. Une estimation rapide au niveau national nous conduit en effet à évaluer entre 100 et 150, le nombre de points de vente de livres de jeunesse qui mènent des actions régulières de médiation. Ce maillage, beaucoup moins serré que ne peut le laisser penser la perception courante du réseau de points de vente du livre, laisse place à de nombreux espaces sur lesquels la médiatisation de la production est seule à l’œuvre. C’est l’hypothèse que devrait tester le prolongement de cette démarche aussi bien vers un territoire élargi que vers d’autres secteurs de la production éditoriale.

Notes

(1) Tous ces chiffres sont provisoires, les ventes continuant, selon les titres, sur un rythme proche de 5000 à 10 000 exemplaires par semaine. Les titres « décryptants » sont les suivants : Cox Simon, Le code da Vinci décrypté, éd Le Pré aux Clercs ; Etchegoin Marie-France et Lenoir Frédéric, Code da Vinci, l’enquête, éd Robert Laffont ; Burstein Dan, Secrets du code da Vinci, City éditions.

(2) Source : Livres Hebdo n° 596, p. 9, 8 avril 2005

Références bibliographiques

Benhamou Françoise, « La littérature de distraction est concurrencée sur son terrain, celui du loisir », Livres Hebdo, n° 596, 8 avril 2005.

Lang Francis, « Des spécialistes de la pile de trois », Livres Hebdo, n° 587, 4 février 2005.

Privat Jean-Marie et Reuter Yves (dir.), Lectures et médiations culturelles, Presses universitaires de Lyon, 1991.

Robine Nicole, Les jeunes travailleurs et la lecture, La Documentation française, Paris, 1984.

Robine Nicole, « Bibliothèques et recherches sur la lecture. Un échange fructueux : 1955 – 2001 », Bulletin des Bibliothèques de France, t. 46, n ° 4, 2001.

Auteurs

Corinne Abensour

.: Corinne Abensour est agrégée de lettres modernes, docteur en Sciences de l’information et de la communication, maître de conférences à l’université Paris 13. Ses recherches portent sur les politiques éditoriales en France et dans les pays anglo-saxons.

Bertrand Legendre

.: Bertrand Legendre est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 13 (Villetaneuse) et membre du LabSic. Ses travaux portent sur l’industrialisation de la filière du livre. Il a déjà publié dans Les Enjeux « Industrialisation et légitimité culturelle : le cas de l’édition de poche », en décembre 1999.