Radioscopie semiocontextuelle d’une manifestation publique médiatisée
Résumé
L’étude des communications qui ont lieu dans un contexte socioculturel singulier contribue nécessairement au progrès des SIC, surtout quand elle met à l’épreuve des outils d’analyse propres au domaine. C’est ainsi que, dans l’étude des processus de contextualisation dans le système des communications lors des manifestations qui ont eu lieu sur la place du 13 mai pendant la crise sociopolitique consécutive aux élections présidentielles malgaches de décembre 2001, on privilégiera les manipulations des contextes spatial et temporel afin de comprendre leur apport dans la synergie de la construction du sens. Ces deux contextes sont d’autant plus intéressants qu’ils s’appuient sur une charge historique qu’il suffit d’activer dans les mémoires des acteurs pour que l’influence opère : la médiatisation participe aussi à cette activation.
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Harijaona Jean-Jules, « Radioscopie semiocontextuelle d’une manifestation publique médiatisée« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°05/1, 2004, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2004/varia/03-radioscopie-semiocontextuelle-dune-manifestation-publique-mediatisee
Introduction
S’inscrivant dans une logique de consensus social interne, ce texte, à l’allure fondamentalement programmatique, ambitionne de contribuer à faire de la démarche sémiocontextuelle telle qu’elle est définie par Mucchielli (Mucchielli, 1998), une démarche labellisée « Info-Com » à laquelle pourraient prétendre d’autres démarches sémio-pragmatiques. Revêtu d’un caractère résolument réducteur, le texte ne retiendra que deux des six contextes à explorer proposés par cet auteur et ne prétend pas en outre s’appuyer sur des résultats factuels.
De la totalité des concepts qui fondent l’approche sémiocontextuelle, cette tentative vise à montrer que la contextualisation, en tant qu’entreprise de construction du sens, s’inscrit dans une démarche compréhensive qui pose que toute action humaine met le sens au centre de ses préoccupations, étant entendu que toute action humaine n’a de raison d’être que par le sens que les acteurs peuvent trouver dans cette action. C’est ce qui les fait « bouger », agir. La visée systémique ajoute que l’action ne peut être isolée d’autres actions et donc forme système pour mener vers le sens partagé.
De cette centralité du sens découle une définition-repère de la communication que Mucchielli formule comme suit : « Communiquer, c’est utiliser un ensemble de moyens dits ‘de communication’ : parler, moduler ses intonations, se tenir, avoir des mimiques, des gestes et des attitudes, avoir des conduites, préparer des actions combinées, mettre en place des dispositifs physiques ou normatifs, agir sur les éléments de l’environnement…, pour résoudre, le mieux possible, un problème lié à une situation de l’existence ».
Enfin, cette démarche, pour accéder au sens, repose sur des procédés systématiques d’analyse qui enjoignent :
– « de reconstruire par empathie l’univers des objets cognitifs du manipulé ;
– de faire apparaître les objets, de penser systématiquement aux relations, aux positionnements, aux normes, aux identités et aux éléments spatiaux, temporels et sensoriels, qui constituent les éléments du ‘décor’ général ;
– de mettre tous ces objets cognitifs en relation entre eux ;
– de reconstituer, par empathie, le résultat final des ‘comparaisons’ entre ces objets que peut faire le manipulé ;
– d’expliciter, en compréhension, le sens présupposé de l’action voulue chez le manipulé. » (Mucchielli 2000, p. 193)
C’est ainsi que l’on s’intéressera aux manifestations journalières qui ont eu lieu sur la place du 13 mai au cours de la crise socio-politique générée par les élections présidentielles de décembre 2001 à Madagascar, qui a duré jusqu’en juillet 2002, et l’on mettra au jour les processus de manipulation de l’espace et du temps par les acteurs de cette manifestation à partir des dits de certains médias. Ces deux éléments semblent en effet constituer les processus les plus évidents pour analyser les communications qui ont eu lieu au cours de ces manifestations. Un corpus de titres renvoyant à des situations, éléments de la médiatisation de cet événement public servira d’objet d’analyse.
Repérage rapide de l’objet sur lequel s’applique l’analyse
Les manifestations sur la Place du 13 mai durant la crise ont été l’objet d’une très forte médiatisation :
– ces manifestations se présentent comme un phénomène ressortissant aux diverses expressions finalisées d’acteurs sociaux en situation, donc dépassant largement le plan interindividuel ;
– ces manifestations se présentent pour tous ceux qui ont adopté la position de « l’observateur-lecteur avisé » comme le siège d’expressions issues d’acteurs sociaux et porteuses d’une intentionnalité analysable ;
– ces manifestations constituent une « communication généralisée » où l’on peut observer les trois grandes catégories d’intervention sur les différentes dimensions du contexte : des appels, des constructions collectives et des émergences systémiques ;
– ces manifestations permettent de retrouver les contextes constitutifs d’une situation de communication que l’analyse va expliciter ;
– enfin, ces manifestations constituent des configurations situationnelles dans lesquelles les activités se déroulent, faisant émerger du sens pour les acteurs y ayant délimité et découpé des « systèmes de pertinence » définis par rapport à leurs enjeux, intentions et intérêts. Cette situation est porteuse de problématique.
La place du 13 mai se trouve en plein coeur d’Antananarivo, la capitale de Madagascar. Ce nom lui a été donné après les événements de mai 1972, l’équivalent du mai 68 français, et qui a vu la chute de la 1ère République malgache. Depuis, les communautés ont instauré l’habitude de venir s’exprimer sur cette place dès qu’elles estiment que les dirigeants n’écoutent plus leurs problèmes. C’est en ce sens que l’étude des communications qui s’y passent présente un intérêt pour les SIC.
Les émergences dans la contextualisation spatiale
Comment les éléments constitutifs du contexte spatial se transforment ou sont transformés en « objets cognitifs externes » sur lesquels le raisonnement va s’appuyer pour participer à la genèse du sens final ?
Ce que l’acteur pris dans la situation sait de la Place du 13 mai et ce que signifie ce qui s’y fait
La « Place du 13 mai » contient un savoir hérité de plusieurs moments de l’histoire de Madagascar : l’espace et le temps sont fortement imbriqués. Lieu de promenade et d’activité commerçante, l’endroit sera d’abord baptisé « Avenue de l’Indépendance » en 1960 afin de marquer le début de la 1ère République après une soixantaine d’années de colonisation ; en 1972, il prendra ensuite le nom de « Place du 13 mai » pour marquer cette fois la chute de cette 1ère République posée par les manifestants de l’époque comme relents de la colonisation.
Les objectifs de toute mobilisation sur la Place du 13 mai consistent à faire tomber le régime en place. Le choix de l’endroit pour manifester en est l’expression : le jeu est clair pour tous les acteurs ; la place du 13 mai est devenu un objet cognitif pertinent du contexte spatial (article de Tribune Madagascar du 24-12-01 : « Mobiliser la population pour défendre les résultats des élections » et Express du 04-01-02 : « La rue rameutée pour assurer la victoire de Marc Ravalomanana », l’un des candidats).
Une multitude de significations concourt vers le sens final
Toutes les communications qui s’y font, toutes les significations qui y émergent, sont d’abord celles des acteurs qui y sont présents physiquement. Mais elles sont aussi celles de ceux qui n’y sont pas, particulièrement ceux qui sont interpellés par les manifestations, ceux que l’on va faire tomber. La médiatisation joue un rôle prépondérant dans ce partage. Donc, tous les acteurs de la situation participent à une problématique commune simplifiée dans la recherche d’un mieux être social. (Express du 05-01-02 : « KMSB : la soif de changement au 13 mai »).
Première signification émergente : exploiter la centralité du lieu pour en faire un espace monstratoire : nous sommes là, visibles, comptables. (Express du 18-01-02 : « Le KMSB redescend au 13 mai pour accentuer la pression »). Ensuite, en faire un lieu de fusion : le défilé gomme toutes les différences statutaires, mais aussi de différenciation : moi, je suis là (article du 22-01-02 de Tribune Madagascar : « Des ministrables sur la Place du 13 mai »).
Redonner à cet espace un statut de lieu légitime pour débattre des choses publiques, des problèmes de la Cité (Express du 21-01-02 : « Où va-t-on si le pouvoir est au bout de la rue »). La présence de l’acteur sur le lieu du débat lui confère le statut plein de citoyen : existence et appartenance afin de combattre l’exclusion.
Créer une symbolique de revendication de l' »avenir » : habituellement le défilé va de l’Est (naissance) vers l’Ouest (l’avenir). La dynamique qui se joue sur cet espace précise que la foule du 13 mai dans son défilé, montre qu’elle marche vers l' »avenir » et que celui-ci ne peut être que le leur. La signification qui émerge pose que l' »avenir » est sur la Place du 13 mai.
Deux éléments de décor et mise en scène sautent aux yeux : l’estrade tournée vers la foule et donnant le dos aux ruines de l’ancien Hôtel de ville, incendié en 1972, et la foule aux ombrelles bigarrées qui donnera le nom de « Révolution des ombrelles » à la chute de Didier Ratsiraka et à l’accession au pouvoir de Marc Ravalomanana (2002). Significations émergentes : ruines, estrade et ouailles renvoient au sacré : nous, foule du 13 mai, accordons encore de la valeur aux choses sacrées : l’hôtel de ville est censé représenter l’État, l’Autorité, le Civisme : nous, foule, respectons les institutions ; nous, foule, nous nous remettons à Dieu tandis que vous, vous foulez tout à vos pieds. La communication consiste à montrer qu’on a été les premiers à être à un endroit, à faire telle chose… Cela suffit pour que la chose vous appartienne : nous faisons la prière sur la Place du 13 mai, Dieu ne peut plus être dans le camp adverse, qu’il ne s’avise pas à en faire autant, sous peine de plus de discrédit.
Bref, les défilés, les animations « culturelles », la prière et la harangue sur l’estrade devant une foule assise « religieusement » ont transformé le lieu commerçant en un lieu d’expression d’une problématique sociale. La fonction « monstratoire » de l’espace se trouve accentuée.
Quelles significations ont émergé ? Montrer à soi et au camp d’en face que « nous sommes là », « nous sommes nombreux », « nous sommes déterminés », « nous sommes l’avenir », « nous sommes les vraies valeurs »… Bref, « nous sommes ce que vous n’êtes pas ». Vers quel sens final convergent ces différentes significations ? Poser sur un fond manichéiste que les urnes n’assurent pas toujours l’alternance démocratique, que d’autres voies, moins orthodoxes sont quelquefois nécessaires.
Enfin, cette manipulation du contexte spatial a servi à figer, voire fossiliser certaines significations prêtées aux communications de la Place du 13 mai.
Concomitance de la métamorphose des univers
La lecture systémique oppose deux univers sensoriels : celui de la Place du 13 mai et celui du palais de Didier Ratsiraka. Ils se construisent différemment par ce que l’on y voit ou ce que l’on n’y voit pas, ce que l’on y entend ou ce que l’on n’y entend pas, ce qui s’y meut ou ce qui ne s’y meut pas ; en un mot par l’atmosphère qui s’y crée pour la sensibilité des acteurs ou tel qu’ils se l’imaginent, s’ils ne le vivent pas en direct.
Sur la Place du 13 mai, les faits communicationnels se manifestent sur deux niveaux : d’abord dans la concaténation des moments forts – défilés, prières, informations, harangues…-, ensuite à l’intérieur de chaque moment fort. Cet enchaînement au niveau macro place le récréatif – détente avec les artistes – avant le recueillement de la prière et assène ensuite avec la harangue. Ainsi, l’univers sensoriel instauré dispose le public à intégrer le message délivré, quel qu’il soit, à le transformer en « valeurs positives » dans ce cadre de l’ici contre le négatif de l’ailleurs. Au-delà de cette concaténation et à l’intérieur de chaque moment fort, d’autres phénomènes communicationnels viennent renforcer ce « cadrage pertinent » pour l’acteur du 13 mai. En voici deux exemples :
– les figures qui animent les prières sont importantes : elles vont des chorales de paroisses, chacune ayant son prestige, aux patrons ecclésiastiques de la Congrégation des Églises chrétiennes de Madagascar (FFKM) ; l’apparition de ces prélats sur le 13 mai est fortement significatif pour les deux camps qui savent que celui qui a le FFKM avec lui est assuré de la victoire. D’où le rôle déterminant de cette étape dans la transformation de l’univers sensoriel ;
– l’apparition de Marc Ravalomanana constitue le « clou » de la harangue ; cette apparition sera d’autant plus éclatante que les boute-en-train qui le précèdent au micro sont des transfuges de l’autre camp, mouvement renégat qui montre aux publics que cet ailleurs est mauvais et que les « valeurs positives » se trouvent bien ici.
Bref, suivant le principe hologrammatique, à l’intérieur du climat général, on construit un microclimat présageant l’avenir.
Pour les publics du 13 mai, le camp de Didier Ratsiraka ne peut que se positionner sur l’antipode suivant la logique du système. Il ne peut plus, à leurs yeux, cultiver le même climat que celui du 13 mai avec les mêmes ingrédients, même avec un public autre. Dans un climat de lassitude et de déréliction, il repart en campagne électorale pour le second tour. (Tribune Madagascar du 26-01-02 : « Didier Ratsiraka. Déjà en campagne »)
En somme, les communications adoptées par les deux camps jouent sur deux tableaux parallèles et par conséquent, font émerger des significations parallèles, voire opposées. Marc Ravalomanana mise sur des niveaux familiers aux publics, cadrant avec leurs attentes : valeurs chrétiennes et morales s’érigeant facilement en points de repère dans une société en dérive – des valeurs qui sont très proches des valeurs traditionnelles auxquelles ils s’attachent encore très fortement. Didier Ratsiraka, de son côté, continue de miser sur les valeurs idéologiques d’État détruites par le climat du moment où la foi joue ailleurs que sur la démocratie.
Comment le contexte temporel a-t-il été manipulé pour faire du sens ?
La contextualisation temporelle repose sur un paradoxe : reconnu comme inexorable, on cherche malgré tout à agir sur le temps afin d’agir sur l’autre. Les manifestants du 13 mai ainsi que les autres acteurs de la crise ont essayé de transcender le temps « cadre inexorable » en le transformant en cadre favorable aux enjeux, intérêts et intentions. C’est ainsi qu’ils sont passés par une mise en perspective, passage obligé de toute manipulation du contexte temps ; mise en perspective déjà inscrite dans la perception du temps par le Malgache. Ils ont un proverbe célèbre, toujours d’actualité qui leur enjoint d' »aborder la vie à la façon du caméléon : ne jamais oublier le passé, et voir loin devant afin de mieux vivre le présent ».
Le processus consiste à manipuler le passé afin d’agir sur le futur. Cette manipulation se fait au présent de la communication-en-train-de-se-faire. Les deux camps vont donc, chacun à sa façon, essayer de tourner la manipulation contextuelle du temps à leur avantage. Ainsi, les manifestants du 13 mai ont fait du passé un ingrédient du présent des manifestants afin d' »organiser » au mieux ce présent. En effet, en vertu de la norme contenue dans le proverbe, tous les acteurs admettent que si on en est là aujourd’hui, le passé y est pour quelque chose et si on doit changer l’avenir, il faut « revoir » ce passé pour en retenir les aspects positifs et en exclure les points négatifs.
Le passé qui a prise sur les acteurs actuels
En comparaison à l’époque coloniale, la période de la 1ère République, tombée le 13 mai 1972 – d’où Place du 13 mai – est considérée comme la période la plus faste de l’histoire du pays.
La 2ème République est considérée comme la période de la décadence totale, sur tous les plans. Le camp Marc Ravalomanana attribue cette déchéance à l’exercice du pouvoir de Didier Ratsiraka en vingt ans de socialisme. Pour Didier Ratsiraka, c’était le choix du peuple.
Le début de la 3ème République voit l’apparition d’une « nouvelle tête » qui n’a pas résisté longtemps aux secousses politiques. D’où retour facile de Didier Ratsiraka en 1996.
La référence à cet arrière-fond politique crée du sens et les communications sur « l’alternance » après la décadence vont générer la signification « retour au faste ».
Processus de transformation de cet héritage
La situation de crise fait naître deux axes nets de la manipulation de ce contexte temporel : une deixis positive et une deixis négative. La lutte consiste à trouver les communications permettant de vous positionner sur le premier axe et d’assigner l’autre à la seconde.
D’autre part, le contexte temporel, pour devenir pertinent, s’associe généralement à une autre substance cognitive qui serait ici puisée dans les faits historiques. L’Histoire peut en effet se réduire à des faits à des moments donnés. Ainsi les deux camps fonctionnent sur le mode de la simplicité au niveau des principes et sur celui de la complexité dans la pratique, quant à leurs manipulations respectives du contexte temporel.
Pour Marc Ravalomanana et ses partisans, il s’agit de justifier aux publics la pertinence de sa candidature et la légitimité de sa victoire électorale. Toutes les communications s’orientent par conséquent dans cette direction. A propos de la manipulation du contexte temporel, le schéma est simple :
Les communications qui se font sont complexes car elles fonctionnent simultanément sur deux niveaux, l’explicite et l’implicite. On peut néanmoins dans l’analyse bien séparer ces deux niveaux.
– Le niveau explicite : « Didier Ratsiraka, mon prédécesseur est la source de tous nos maux ».
Express du 01-02-02 : « Manifestations à Tuléar : discours virulent de Thierry Raveloson contre Ratsiraka » ; Express du 02-02-02 : « Violences et pillages sur fond de crise politique… » ; Tribune Madagascar du 28-03-02 : « Crise politique : menace de guerre civile » ;
– Le niveau implicite : « les dirigeants d’origine côtière sont la source de nos malheurs ».
Tribune Madagascar du 15-03-02 : « A cause des gouverneurs : encore des morts » ; Tribune Madagascar du 06-07-02 : « Sud-Est ; pour le statut de province autonome : encore et toujours ».
Le référentiel historique est la rivalité côtiers vs habitants des hautes terres. Héritage colonial, le spectre est invoqué sous plusieurs visages : guerre civile, sécession… Tous les dirigeants qui se sont succédés depuis l’Indépendance sont d’origine côtière sauf deux qui ne sont d’ailleurs pas restés longtemps au pouvoir : le premier, démissionnaire au bout de quelques mois et un autre, assassiné au bout de quelques jours. Tous les remous d’ordre sociopolitique sont exclusivement attribués à la France, l’ancien colonisateur, taxé de spécialiste de la déstabilisation et expert pour trouver les « têtes » locales pour défendre ses intérêts. Cette considération installée dans les esprits a été confirmée par l’interprétation faite par les manifestants de l’attitude « silencieuse » de la France pendant un certain temps vis-à-vis de cette crise de 2002.
Si on retient « Manifestation Tuléar : discours virulent de Thierry Raveloson contre Didier Ratsiraka », les médias confirment implicitement la rivalité côtiers/hautes terres mais spécifient explicitement qu’il y a des bons côtiers et des mauvais côtiers : Thierry R et Didier Ratsiraka sont côtiers tous les deux ; Thierry R est le neveu de Didier Ratsiraka : fils de la soeur de son épouse ; Thierry R est le fils d’un Général comme Didier Ratsiraka est Amiral.
Didier Ratsiraka est mauvais et non pas tous les côtiers car en voilà un qui ose fustiger publiquement un autre, qui n’est pas un inconnu mais le plus connu de tous, surtout à cet « ici-maintenant » de la communication.
Autre signification : on peut vivre ensemble malgré l’existence fatale de « brebis galeuses » dans la communauté. D’autres communications confirment cette signification : Marc Ravalomanana s’entoure de « bons côtiers » et montre autant que possible que ce sont ceux-là les artisans de sa « victoire ».
En somme, toutes ces significations émergent parce que la contextualisation temporelle opère bien. Il suffit de réactiver par des éléments visibles, ceux enfouis dans la mémoire de l’Histoire.
La contextualisation temporelle se référant au passé historique s’avère plus délicate pour Didier Ratsiraka. Sur le registre de la « rivalité » côtiers/hautes terres, toute référence à des prédécesseurs merina (l’une des 18 ethnies de l’île) ou côtiers tourne à l’avantage de Marc Ravalomanana. C’est ainsi que Didier Ratsiraka observe beaucoup plus le silence sur cet aspect du problème, d’autant plus que de nombreux « bons côtiers » sont allés rejoindre le camp d’en face, donnant à ce dernier le statut de « camp des meilleurs », construit grâce à ces défections. Qu’est-ce qui lui reste donc dans cette manipulation du temps ? L’anéantissement. Réduire au néant des éléments du passé : dynamitage de ponts et de pylônes électriques.
La construction d’un rituel au quotidien afin d’échapper au paradoxe de la contextualisation temporelle
Manipuler le temps se ramène très souvent à deux finalités contenues en une seule formule : gagner du temps. Cette expression signifie à la fois accélérer et donc économiser du temps, soit ralentir, voire bloquer et reculer une échéance, donc gagner toujours du temps. Or, les manifestations sur la Place du 13 mai avaient une finalité : le changement par la mise en place d’un nouveau régime et l’abandon de l’ancien. C’est ainsi qu’il a fallu se créer un moule réutilisable à l’infini et dont il suffit de « cuisiner » le contenu afin de se donner l’impression de la créativité. Ainsi, pour prendre sens, le dire n’a plus tellement besoin de se situer avant tel point ou après tel autre mais surtout pendant tel moment, à l’intérieur d’un cadre temporel bien circonscrit : pendant les « informations », pendant le culte, pendant la harangue… Le temps ainsi manipulé n’est plus un piège mais un auxiliaire précieux, un adjuvant. Ainsi, chaque journée de manifestation se découpe comme suit : début des défilés à 10 h du matin et fin des manifestations aux alentours de 14 h.
D’autre part, étant donné qu’aucun média, hormis le direct des radios, n’a fait de description complète de ces manifestations désormais ritualisées afin d’éviter les pièges du temps, voici quelques exemples de communications puisées à divers moments des manifestations, avec les significations qui en émergent :
En somme, la manipulation du contexte temporel, étriquée à première vue en référence au moule ternaire, passé vs présent vs futur, offre une large palette de possibilités grâce aux communications qui peuvent se faire à l’intérieur des subdivisions du moule.
Le présent de la concaténation des jours et des actions
La considération de cette dimension du temps nous rappelle une évidence : c’est dans la contextualisation temporelle que la causalité circulaire se développe de façon patente. On part d’une certitude : le futur sera. On peut donc agir et réagir en fonction de ce futur comme on pourra agir et réagir en fonction du présent de la communication. Ce phénomène de la causalité circulaire devient plus évident encore lu à travers la médiatisation des événements. En voici un bref exemple extrait de Tribune Madagascar.
Cette concaténation répond pleinement à la définition d’une stratégie : action pensée en fonction des réactions de l’autre. Le processus opère ainsi : M1 et M2 font une première boucle ; ce qui émerge de là constitue une nouvelle boucle avec M3 et ainsi de suite.
On observe par conséquent un emboîtement successif qui aboutit au sens final car à chaque moment correspond une signification.
Pour le cas présent, les communications qui se répondent mènent à la logique de la rupture : chaque camp veut sortir du cadre « réglementaire » afin de justifier l’instauration de nouvelles références ; pour Marc Ravalomanana, sortir d’un univers intolérable du « tout est permis dans l’impunité », pour entrer dans un nouvel univers où le « tout est permis » ne devrait être de jeu.
En somme, cette causalité circulaire, patente dans la contextualisation temporelle est limpide dans la médiatisation qui fait émerger à son tour des significations concourant à un sens final :
La lecture de cette médiatisation montre qu’au fur et à mesure que le temps passe, l’unité nationale, enjeu de taille pour qui veut gouverner Madagascar, s’effrite. Celui qui arrivera à temps pour sauver cette unité nationale mérite le « trône ». Le présent des manifestations du 13 mai comme celui des actes de dynamitage et des troubles créés par le camp d’en face se construit par rapport à un futur imaginé et celui-ci voit au présent son prodrome. Le jeu des protagonistes est construit ainsi : un camp sème le chaos pour s’imposer en sauveur (Didier Ratsiraka), l’autre, grâce à la communion, veut montrer qu’il résiste au chaos.
Que retenir de cette radioscopie ?
Ce qui s’est passé sur la place du 13 mai est orienté : les manifestants veulent faire comprendre au camp d’en face une volonté de changement exprimée par le rapport des forces basé sur l’adhésion. Par conséquent, les communications d’influence seront les plus convoquées dans la synergie des contextualisations ; celles spatiale et temporelle y auront une place de choix dans la mesure où tout opère au niveau communautaire en s’appuyant sur la mémoire collective : les charges historiques associées aux lieux et aux époques facilitent les émergences de significations dans les communications. De plus, la médiatisation joue le rôle de communication sur la communication en explicitant, en commentant ou en amplifiant les communications en train de se faire pour les acteurs de la situation. Bref, dans certaines situations, les processus de manipulation de l’espace et du temps peuvent être les contextualisations à privilégier dans la construction du sens.
Références bibliographiques
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Mucchielli Alex, La Nouvelle Communication, Armand Colin, 2000.
Saillant Jean Marie, Comprendre la dimension médiatique. Comment analyser les médias ?, Ellipses, 1996.
Auteur
Jean-Jules Harijaona
.: Jean Jules Harijaona est maître de conférences au Département Info-Com de la faculté des Lettres de l’université d’Antananarivo (Madagascar). Il ouvre un chantier de recherche sur les médias malgaches d’expression française, étant donné que cette langue est la deuxième langue officielle du pays, dans l’axe « Enjeux sociaux » et « Rhétorique et Argumentation ».