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Médiation instrumentale et activité collaborative de conception : Une analyse d’une forme de communication instrumentée

11 Juin, 2004

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Grojean Sylvie, « Médiation instrumentale et activité collaborative de conception : Une analyse d’une forme de communication instrumentée« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°05/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2004/varia/02-mediation-instrumentale-et-activite-collaborative-de-conception-une-analyse-dune-forme-de-communication-instrumentee

Introduction

La conception de produits connaît des transformations sociotechniques importantes, dont la plus marquante est l’augmentation de la coopération entre les acteurs du cycle de vie du produit (Darses, 2002). Les situations de conception font appel à un collectif hétérogène, du fait des niveaux d’expertise différents des sujets. On associe d’ailleurs au processus de conception de futurs utilisateurs qui intervenaient auparavant en aval du processus et qui sont aujourd’hui totalement intégrés au développement du produit. Ce collectif doit collaborer à la réalisation d’une production cognitive (un artefact) et l’analyse de cette activité collaborative implique de prendre en compte divers facteurs : prise de décision collective, démarche cognitive de résolution de problèmes, usage des ressources techniques, contraintes organisationnelles, relations sociales (Darses, 2002).

L’activité de conception collaborative est un processus cognitif s’organisant autour d’une activité conversationnelle et des outils de travail qui vont médiatiser les interactions. Cet article est l’occasion de mener une réflexion sur la place des « objets techniques » dans les processus de communication et la structuration de l’activité cognitive des sujets. Les « objets techniques » sont des instruments, entendant par là, « une entité bicéphale, mixte, à la fois artefact et mode d’usage » (Rabardel, 1995, p. 91). Nous proposerons une analyse de l’activité communicationnelle intégrant à la fois la dynamique des dires (formes verbales de communication) et des faires (formes instrumentées de communication).

Il est reconnu que « dire, c’est faire » (Austin, 1970). Nous utilisons ici cette distinction entre « les dires » et « les faires » par souci de simplification dans l’exposé et dans le but de souligner l’intérêt de prendre en compte dans une analyse des interactions communicatives tant les formes langagières que non langagières d’action sur le monde (Brassac, 2003). L’expression communication instrumentée désigne dans ce texte une forme de communication utilisant un ensemble de dispositifs symboliques et techniques dont il nous faudra souligner la contribution dans l’émergence de cognitions partagées. Autrement dit, nous nous intéresserons d’une part à l’usage du langage en situation de conception collaborative et d’autre part, à l’usage d’instruments contribuant à la mise en œuvre d’une dynamique des faires.

Dans un premier temps, nous préciserons notre cadre conceptuel en soulignant la place des « objets techniques » dans l’activité communicationnelle. Dans un deuxième temps, nous présenterons une situation empirique et la méthodologie d’analyse des interactions communicatives au cours de laquelle nous abordons la communication sous sa forme langagière (forme verbale) et non langagière (forme instrumentée). Ensuite, au travers de l’analyse d’un échange extrait d’une activité de conception, nous montrerons en quoi l’analyse des interactions communicatives en situation de conception collaborative est un moyen d’accéder aux processus cognitifs en jeu lors d’une telle activité. Nous tenterons de mettre en perspective l’intérêt d’envisager l’étude des activités collaboratives de conception au travers des formes de communication instrumentée qui s’y déploient.

La place des « objets techniques » dans l’activité communicationnelle

Concevoir est une activité collective qui requiert de la collaboration et les individus se doivent d’agir ensemble pour coordonner leurs actions. « Ils agissent en parlant et en mobilisant des objets [et] accomplissent un ensemble d’activités qui prennent des significations eu égard à leur tâche commune » (Gregori et Brassac, 2001, p. 22). Il est donc important de saisir l’enchaînement des actions de communication des sujets comme étant à la fois inséré dans un espace intersubjectif et ancré « dans une matérialité concrète environnante » (ibidem, p. 23). Cette matérialité renvoie dans notre cas à un « objet technique » : l’ordinateur. La place de « l’objet technique » dans l’activité de conception suppose de prendre au sérieux son double statut. D’un côté, il est inscrit dans un monde et à cet égard il oriente les actions des sujets et, d’un autre côté, il a sa propre existence.

« L’objet technique » comme artefact informationnel

Des chercheurs (Norman, 1993, Hutchins, 1995) considèrent « l’objet technique » comme porteur d’informations fonctionnelles, véhiculées par des représentations. Dans un tel contexte, cet objet fonctionne comme une mémoire, comme une sorte de rappel de séquences d’actions et agit comme médiateur entre nous et le monde à deux moments précis. D’une part dans l’exécution d’une tâche et, d’autre part dans la perception de celle-ci. Cet objet a une fonction d’intermédiaire, de rappel. Il est en quelque sorte un marqueur de l’environnement, un indice afin de rendre optimale l’information nécessaire à chacune de nos actions. Nous nous approchons de la notion d’affordances de James Gibson (1977) pour caractériser l’objet porteur d’actions. Ces affordances sont des propriétés de l’environnement, perçues et envisagées comme une réalité agie. On assiste à une sorte de planification dynamique de l’action qui consiste à prendre en compte à chaque instant les nouvelles caractéristiques de l’environnement et à y adapter son action. La lecture de ces différents chercheurs nous éclaire sur le rôle de l’objet dans l’action et sur sa fonction. Ils offrent un regard de l’objet comme inscrit dans un monde. Un objet dont le sens s’actualise dans le cours de l’action.

Dans une perspective latourienne, l’objet est acteur. Pour Bruno Latour (1994), les objets portent sur eux la plus grande partie de l’ordre social. Ils guident notre attention, ils gardent la mémoire du passé, ils stabilisent des positions au-delà du flux d’échanges et d’événements. Ce chercheur propose une conception renouvelée de l’acteur et de l’action, prenant en compte les acteurs humains et non humains, ce qui donne aux objets un statut d’acteur social. Dans le cadre de cet article, c’est le rapport que l’homme entretient avec l’objet que nous analysons (soit l’usage qui en est fait), au travers des interactions d’un couple utilisateur-objet. Les modalités d’interactions avec les « objets techniques » sont étudiées afin de démontrer que tout objet n’est pas une réalité stable, mais une entité qui prend sens dans l’interaction.

Vers l’actualisation de formes instrumentées de communication

Cette vision de « l’objet technique » comme inscrit dans une dynamique interactionnelle souligne le caractère hybride des objets, à la fois artefacts informationnels et acteur social. A cet égard, c’est la théorie de Pierre Rabardel (1995, 1999) qui retiendra notre attention, puisqu’il offre aujourd’hui une théorie instrumentale étendue, inscrivant l’instrument dans des usages. « L’instrument contient, sous une forme spécifique, l’ensemble des rapports que le sujet peut entretenir avec la réalité sur et dans laquelle il permet d’agir, avec lui-même et les autres » (Rabardel, 1999, p. 262). Les instruments présents dans l’environnement « supportent » l’activité communicationnelle et cognitive des sujets. C’est dans ce sens que nous rejoignons ici les tenants du courant théorique relevant de la cognition située et distribuée (Lave, 1988, Hutchins, 1995), considérant l’activité cognitive comme dialectiquement constituée. L’appropriation que les sujets font du savoir est au centre de la situation, le tout relié à l’exploitation qu’ils font des ressources de l’environnement physique et spatial (Clot, 1999a).

C’est donc l’activité collaborative de conception en tant qu’interaction communicative, réalisée en contexte intersubjectif qui nous intéresse. Les participants à l’activité collaborative de conception parlent, bougent, manipulent des objets. Ces différentes actions se réalisent dans un cadre et un environnement matériel, mais s’actualisent aussi au travers de formes langagières et instrumentées (gestuelles et matérielles) de communication (Brassac, 2003). Nous adoptons ici une position radicalement interactionniste et constructiviste, soutenant que « la co-construction du sens qui est au cœur du mécanisme de l’intercompréhension, se figure comme un modelage […] de formes langagières [et] de formes corporelles et matérielles, dont l’efficacité repose sur la mobilisation d’objets du monde (corps des conversants, instruments disponibles et artefacts élaborés) » (Brassac, 2000, p. 17).

Situation empirique de conception collaborative et méthodologie d’analyse

La situation de conception collaborative étudiée concerne la rédaction d’un document technique à propos d’un logiciel de gestion des étudiants (IUT Note) dans un Institut Universitaire et Technologique (IUT). La possibilité était donnée à un rédacteur technique, un développeur de logiciel et un futur utilisateur de discuter en situation, d’échanger des idées, des suggestions, et par conséquent de procéder à des choix concernant le document à concevoir. Dans le but d’obtenir un corpus portant sur la conception du manuel, une situation d’observation a été mise en place. Les trois sujets (le concepteur du logiciel DEV, un utilisateur potentiel UTI et un rédacteur technique de l’entreprise RED) sont réunis pour une séance de travail de 1 h 48 au cours de laquelle ils ont à leur disposition un ordinateur sur lequel est implanté le logiciel IUT Note. Ce logiciel de traitement de données doit permettre la gestion de la scolarité des étudiants à savoir les absences, le cursus scolaire, les notes, le suivi des stages.

L’analyse des interactions communicatives entre les sujets prend appui sur le modèle de l’analyse interlocutoire développé au sein du LPI-GRC (Laboratoire de Psychologie de l’Interaction-Groupe de recherche sur les communications de l’université de Nancy 2) (Brassac, 1992, Ghiglione et Trognon, 1993). Ce modèle repose sur une dialogisation de la théorie des actes de langage (Austin, 1970, Searle et Vanderveken, 1985, Vanderveken, 1988, 1990) et sur les principes de l’analyse conversationnelle développée par les ethométhodologistes (Garfinkel, 1967), ce qui permet l’étude des phénomènes apparaissant dans le cours de communications verbales entre sujets. Autrement dit, le modèle de l’analyse interlocutoire permet notamment de rendre compte d’une part des aspects non littéraux des énoncés et d’autre part de l’interaction conversationnelle envisagée comme processus, comme engendrement de sens. Cette méthodologie d’analyse repose sur un principe fondamental : les statuts illocutoires des énoncés qui constituent la trame de la conversation se fixent au long de son déroulement (Brassac, 1992). Ainsi, ce sont les interactants qui, conjointement, donnent du sens aux énoncés successivement élaborés dans l’interaction. Le sens est co-construit, il n’est ni le fait de l’émetteur, ni du récepteur mais il émerge de l’entre-deux (Brassac, 2003). Le déroulement de la conversation est imprévisible et la logique interlocutoire offre un modèle de l’enchaînement conversationnel qui permet de rendre compte de la stabilisation du sens des énoncés proférés par les interlocuteurs, insistant par là sur la constructibilité de l’objet conversation.

En approchant ainsi la conversation, notre objectif est de rendre compte du déploiement de processus cognitifs en situation collaborative de conception. Cependant, la conversation ne se déroule pas dans un vide, le monde physique n’est pas absent. Des formes instrumentées de communication influencent le déroulement d’une interlocution, en ce sens qu’elles participent aussi à la construction d’une réalité sociale. Le social n’exerce pas seulement son influence à travers le setting dans lequel se déroule une activité, mais aussi à travers les instruments que nous utilisons pour travailler, penser, interagir. Les phénomènes dialogiques doivent être appréhendés au travers des diverses médiations utilisées par les individus pour communiquer.

Au cours de la séquence que nous allons présenter et analyser, les sujets cherchent à résoudre un problème de compréhension relatif au fonctionnement du logiciel IUT Note. Le collectif va attribuer peu à peu au cours de l’interaction une structure de signification aux actions réalisées sur et avec l’instrument (ordinateur), ce qui contribuera à la co-construction d’un diagnostic en lien avec le fonctionnement du logiciel. Ce diagnostic est important, car le document technique devra révéler les particularités fonctionnelles d’IUT Note. Nous sommes en présence de traces labiles (monstrations, préhensions) mettant en jeu l’ordinateur. Ces traces labiles sont des pointages sans inscription, mais on trouve aussi des traces pérennes telles que des saisies de données sur l’ordinateur par l’intermédiaire du clavier et de la souris. L’analyse de ces traces nous permettra de répondre à notre interrogation initiale, à savoir : quel est l’impact d’une forme de communication instrumentée sur la structuration et la transformation de cognitions ?

Analyse empirique d’un extrait de la séance de travail

La séquence analysée se situe à la 45ème minute de la séance de travail et les sujets (l’utilisateur, « Uti »; le rédacteur, « Red »; le développeur, « Dev ») sont face à un écran principal sur lequel apparaissent des icônes. Ils définissent au cours de leur interaction quelques-uns des termes spécifiques qui émaillent le système de gestion de base de données (IUT Note). Ils viennent de se familiariser à l’usage courant du logiciel et en découvrent dans le même temps les subtilités et les nuances. Les sujets se réfèrent fréquemment à l’espace extralinguistique (tableau 1) qui compose la scène interactionnelle dans laquelle ils évoluent. Les traces dans le discours (en italique dans le texte) laissent apparaître qu’une syntaxe complexe est remplacée par des actions directes exercées sur le monde. Les mobilisations d’instruments (dans le cas qui nous occupe, l’écran, le clavier et la souris de l’ordinateur) sont accompagnées de déictiques et autres marqueurs linguistiques. Par exemple, un sujet pointe du doigt l’écran, en se référant directement à une icône supportant, accompagnant le discours. Cette opération semble résoudre certains problèmes de référence inhérents à la langue, mais permet la combinaison de deux types d’actions de communication (langagière et gestuelle en direction de l’ordinateur). Une première lecture intuitive de cet extrait nous apprend que le développeur explicite, après une requête du rédacteur, des points techniques liés au fonctionnement du logiciel. Nous avons délibérément choisi cet échange car il permet de révéler le rôle des instruments dans la résolution progressive d’une incompréhension.

Tableau 1 : Tableau synoptique de la séquence

La place des médiations instrumentales dans l’activité cognitive collective

IUT Note peut être défini comme un ensemble mettant en relation des éléments de type « matières », « options », « enseignants », « enseignements », « années d’études ». Ces éléments sont organisés de façon très structurée et hiérarchisée, ce qui fait intervenir des relations de dépendance et de rejet. Les sujets doivent définir certains termes techniques (centre, fiche, grille). Dans un premier temps, l’utilisateur du logiciel doit créer une base de données et il peut ensuite travailler à partir de cette base. L’acte de création terminé, IUT Note affiche une fenêtre de gestion de données qui permet toute une liste d’opérations (modifier des fiches, ajouter des fiches, consulter des grilles, etc.). À partir de cet écran, l’utilisateur peut consulter des données, les modifier, en rechercher. Le logiciel autorise l’interrogation d’une base de données par la formulation de requêtes qui vont permettre l’extraction d’informations utiles à la secrétaire de l’IUT (une utilisatrice). Par exemple, elle peut avoir besoin de la liste des étudiants de seconde année qui ont effectué leurs stages en entreprise à une date précise. C’est pour cette raison que la première étape de création des relations entre les divers éléments de la base de données est importante, car elle va permettre ensuite d’interroger cette base. Les sujets ont déjà découvert que « les grilles » servent en mode consultation et que « les fiches » sont utilisées sous trois modes (consultation, modification et recherche). Cependant, il y a une relation particulière à prendre en considération, c’est que les modifications ne sont possibles que par les fiches. C’est ce détail dans le fonctionnement du logiciel qui est discuté et source d’une incompréhension.

Émergence d’une problématique liée au fonctionnement du logiciel

Les cinq premiers tours de parole actualisent une incompréhension, une incertitude issue du résultat d’une analyse précédente que l’on peut résumer ainsi : tout ce qui est appelé fiche dans les fenêtres de création va servir à effectuer des modifications dans l’entrée de données, alors que les listes sont des éléments du logiciel qui ne servent qu’en mode consultation. Ce résumé de certaines fonctionnalités du logiciel intervient après une série de manipulations exécutées par l’utilisateur. D’ailleurs, nous avons introduit dans notre corpus l’énonciation de Uti qui termine cette phase : « Voilà tout à l’heure on a créé des centres maintenant on a mis une matière ». Au cours de l’échange comprenant les interventions de Uti1 à Dev5 (tableau 1), on remarque que le rédacteur (Red2) localise un espace de travail précis sur la page-écran. L’énonciation par Red de : « dans vos fenêtres à onglets là » introduit un déictique qui renvoie à un référent précis. La fonction du déictique est d’inscrire les énoncés dans l’espace et le temps par rapport à un point de repère que constitue l’énonciateur. L’environnement spatio-temporel qui permet d’identifier le référent du déictique (là) peut être de deux types. Premièrement, l’environnement discursif (cotexte), c’est-à-dire les unités linguistiques qui le précèdent ou le suivent immédiatement. Dans notre cas, le « là » fait référence « aux fenêtres à onglets ». Deuxièmement, l’environnement extralinguistique (contexte) dont nous pouvons dire que « là » renvoie à un espace localisable sur l’écran de travail de l’ordinateur. On remarque que le locuteur énonce ensuite : « ce sont les fenêtres de création et les listes ». Le pronom démonstratif « ce« , désigne la chose dont on parle en se référant à un élément appartenant à l’univers perceptif commun. Le rédacteur (Red4) dit : « ce sont les les fenêtres de création et les listes (…) servent simplement en consultation ». Cette énonciation est située dans un espace faisant intervenir tant l’environnement discursif qu’extralinguistique, comme nous venons de le dire. Cet espace est structurant pour l’activité individuelle du sujet puisqu’il permet au rédacteur d’expliciter sa proposition. Cela va conditionner les modalités de l’action collective puisqu’il tend à rendre compréhensible et assimilable par le collectif « les dires » du rédacteur. L’association, par le sujet, d’instruments et de gestes à son action conduit à une réorganisation de l’activité liée à l’ouverture d’un champ d’actions possibles. Le développeur (Dev) interprète cette énonciation comme une demande de précisions. En Dev5, le développeur reformule ce qu’il a interprété comme une demande d’explication en énonçant : « ouais les listes euh ». Dans le même temps il use du mot « liste » pour signifier à tous, que l’élément perceptif commun (X) est nommé par le rédacteur comme étant une liste. À ce moment de l’interaction, les acteurs cherchent à stabiliser le sens du mot « liste » et à comprendre les particularités fonctionnelles du logiciel en mode création et en mode consultation.

L’espace interactionnel est mobilisé pour permettre que du sens s’instancie. On voit comment à partir d’une activité cognitive (médiatisée par le geste de pointage du doigt en direction de l’écran d’ordinateur), les sujets incorporent à leur système de connaissances (collectif et individuel) le sens qui vient de se stabiliser dans l’interaction. En effet, ce « là » (faisant intervenir des instruments présents dans le monde physique) prend sens dans l’interaction en devenant par l’usage du discours « une liste ». Nous avons ici un exemple concret de ce qui s’actualise dans l’interaction et dont l’accès nous est permis grâce à l’analyse des dimensions tant instrumentales que langagières de l’interaction communicative. Nous considérons l’accomplissement de cette séquence comme la mise en acte et l’instanciation d’une incompréhension. En effet, le rédacteur, en énonçant « Ce sont les fenêtres de création et les listes servent simplement en consultation » (Red4),  propose une synthèse de ce qu’il vient d’entendre et de voir, tout en actualisant un diagnostic qu’il soumet à évaluation.

Le doute, l’incertitude qui entourent la compréhension qu’il a du fonctionnement du logiciel est ce que nous avons nommé l’émergence d’une problématique (tableau 2). Les membres du collectif vont devoir par la suite résoudre collectivement cette problématique liée à la compréhension d’une fonctionnalité du logiciel.

Co-construction d’une connaissance partagée

Nous venons de voir que les individus ont soulevé un doute, à savoir : les listes (mot pour désigner l’élément perceptif commun) servent-elles uniquement en mode consultation ? Par la suite, deux mouvements vont s’enchaîner. Un premier mouvement, où le collectif va stabiliser le sens de l’élément perceptif commun (X) qu’ils ont nommé pour l’instant « liste ». Dans un second mouvement, ils vont collaborer à l’émergence d’une connaissance partagée et se mettre d’accord sur la compréhension qu’ils ont d’une des fonctionnalités du logiciel. Ce sont ces deux mouvements ([Red6a à Uti12] et [Dev13 à Red16]) subordonnés à l’expression de la problématique que l’on voit représenter dans la structure de l’échange (tableau 2).

Tableau 2 : Organisation de l’interaction communicative

Faisant suite à Dev5, le rédacteur (en Red 6a) énonce : « Si on pouvait revenir sur cet écran là ». Cette énonciation est accompagnée d’un geste du locuteur qui indique aux autres sujets un élément particulier dans la situation de communication. A ce moment de l’échange, les sujets ont un référentiel perçu commun (Y) que le développeur va nommer : « Ouais les grilles ». Ce n’est que dans un deuxième temps que le développeur asserte : « Les grilles servent euh juste euh en consultation ». Cet échange (E) nous montre comment à partir d’une action sur le monde, révélant des éléments perceptifs communs (nommés X et Y pour les distinguer), les sujets co-construisent une structure de signification à cette action particulière de communication. Un travail cognitif se déroule en deux temps : a) l’élément perçu commun (Y) est catégorisé comme étant les grilles et b) un raisonnement est élaboré, à savoir que les grilles ne servent qu’en mode consultation.

L’environnement matériel joue un rôle fondamental dans l’activité cognitive de ce collectif. On assiste, en temps réel, à une médiation de l’activité dont le résultat est l’attribution d’une structure de signification (les grilles ne servent qu’en mode consultation) aux actions successives qui ont été co-élaborées par le collectif. Ainsi nous pouvons dire que le groupe de travail co-construit des connaissances nouvelles à partir d’une double composante actionnelle prenant appui sur les actions langagières et non langagières. Les instruments présents dans l’environnement physique des sujets permettent au collectif d’agir, de communiquer et de raisonner. La compréhension du fonctionnement du logiciel est une activité cognitive nécessitant la construction de connaissances mutuellement partagées, support à la maîtrise de fonctionnalités inhérentes au produit informatique. C’est sur cette base que va se constituer une connaissance collective. Le groupe en arrive à un consensus sur le fonctionnement d’une opération du logiciel.

Une forme instrumentée de communication

Au cours de cette interaction, différents instruments sont mobilisés à plusieurs reprises (l’écran de l’ordinateur, le clavier, la souris). On remarque deux types d’actions sur le monde : action de pointage en direction de l’écran et action de préhension d’éléments de l’ordinateur que sont la souris et le clavier. Ces actions ne sont pas le fait des mêmes individus et n’ont pas la même fonction. D’une part, l’instrument participe à la stabilisation du sens au cours du processus de communication et d’autre part, ces médiations instrumentales jouent un rôle essentiel dans le processus cognitif lui-même. L’intrication de dires et d’actions de pointage en direction de la page-écran (de faires) permet de désambiguïser le sens d’un énoncé. Nous avons souligné que les actions sur le monde ne sont pas inhérentes aux mêmes individus. Le rédacteur a, dès le début de la séquence, un geste de monstration en direction de l’écran, accompagné de cette énonciation : « Hum donc tout ce qui est fiche dans vos menus enfin dans vos fenêtres à onglets là ». L’instrument (ici la page-écran) est médiateur parce qu’il contribue à l’actualisation d’un sens à partir d’une mise en mot, et d’un geste. Par ailleurs, les manipulations sur le monde exercées par l’utilisateur en Dev 5 (dans le tableau 1, l’utilisateur met la souris à gauche du clavier et la rend disponible au développeur) sont des interprétations en acte de l’indécision du rédacteur (Red4) concernant le sens qu’il doit accorder à ce qu’il voit (fiches, fenêtres, listes, etc.). Uti ne dit rien, mais agit sur le monde en mettant la souris à la disposition du développeur lorsque dans le même temps celui-ci énonce : « Ouais les listes euh ». De par cet acte, Uti signifie qu’il considère l’énonciation de Red comme une demande de précision. Avec l’acte de Uti (dimension instrumentale liée à l’énonciation de Dev5), on a un exemple de satisfaction d’une requête indirecte en usant du discours et d’instrument. On dit que l’instrument a une fonction de médiation renvoyant a) au fait qu’il soit un agent social (il prend sens dans l’interaction) ; b) mais aussi au fait qu’il supporte des usages.

Dans cette analyse, nous avons souhaité souligner la part active que prennent « les objets techniques » et les actions sur et avec le monde physique tant dans le processus de communication lui-même que dans l’activité cognitive des sujets. Un instrument contribue à la coordination des actionset permet l’élaboration progressive d’un ajustement de points de vue.

Conclusion

En quoi les instruments présents dans la scène interactionnelle acquièrent-ils une fonction de médiation de l’activité cognitive des sujets ? Tenter de répondre à cette question nous a conduit à observer et décrire l’activité communicationnelle dans l’ici et maintenant de la situation et à prendre en compte dans les analyses le rôle des médiations instrumentales dans l’émergence d’une production cognitive. C’est en défendant la pertinence d’un paradigme interactionniste, et en s’imprégnant d’une épistémologie constructiviste (de fait non mentaliste) que nous avons souhaité envisager l’activité communicationnelle lors d’une situation de conception collaborative comme supportant l’actualisation de processus cognitifs. L’application d’une méthodologie permettant d’appréhender la construction de significations dans leur cadre naturel d’expression est pour nous fondamentale pour décrire et comprendre les processus communicationnels et cognitifs d’un collectif au travail. Adopter une telle posture, c’est se donner l’occasion d’accéder à ce qui « se réalise, se matérialise, sous forme d’interaction verbale [et qui] ne se situe pas quelque part à l’intérieur (dans les âmes des individus en situation de communication), [mais] est au contraire entièrement extériorisée : dans le mot, dans le geste, dans l’acte. Il n’y a rien en elle d’inexprimé, d’intériorisé ; tout est en surface, tout est dans l’échange, tout est dans le matériau, et principalement dans le matériau verbal » (Bakhtine, 1929/1977, p. 38).

Nous souhaitons insister sur le fait que les instruments sont un produit de l’action, mais aussi la source de cette action. Décliner leur rôle et statut dans l’interaction, c’est souligner le fait qu’une analyse des interactions communicatives « doit chercher à saisir dans un même mouvement dialectique tous les instruments quelle que soit leur nature (matérielle, symbolique ou conceptuelle, interne ou externe au sujet, individuelle ou collective), la direction de leur action (le réel externe, soi même, les autres), les dimensions de l’activité auxquelles ils contribuent plus spécifiquement jusque et y compris bien entendu l’affectivité » (Rabardel, 1999, p. 248).C’est dans le cours d’actions qu’émergent des formes instrumentées de communication actualisant du sens. Nous insistons ici sur le statut d’agents sociaux des instruments présents dans la scène interactionnelle. « Les objets ne se limitent pas à nous renseigner sur les rapports entre les hommes, mais encore ils agissent sur ces rapports et, d’une certaine mesure, ils les constituent » (Semprini, 1995, p. 202). Ils acquièrent un statut d’agent social de part leur capacité à agir et à faire agir en modifiant les inter-relations. Nous ne les envisageons pas comme de simples messagers porteurs d’informations. Ainsi, convoquer ces formes instrumentées de communication peut paraître osé, mais l’analyse empirique présentée est la marque du fait que la présence d’instruments dans la scène interactionnelle est constitutive de la dynamique cognitive qui se révèle au cours du processus de conception collaborative.

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Auteur

Sylvie Grojean

.: Sylvie Grosjean est professeure adjointe au département de communication de l’université d’Ottawa. Ses travaux portent principalement sur l’analyse des interactions communicatives au cours d’activités collaboratives. Actuellement, ses projets de recherche s’orientent vers l’étude des communautés virtuelles d’apprenants, afin de souligner en quoi l’activité collaborative à distance peut être productrice de cognitions dans un contexte de téléapprentissage.