Le piratage des télévisions payantes en Algérie
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Mekhaldi Anissa, « Le piratage des télévisions payantes en Algérie« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°04/1, 2003, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2003/varia/06-le-piratage-des-televisions-payantes-en-algerie
Introduction
Le phénomène de la réception des télévisions satellitaires en Algérie ne cesse de prendre de nouvelles dimensions et d’influencer la société algérienne à tous les niveaux. La situation prend une telle ampleur que nous pouvons l’assimiler à un grand laboratoire ou convergent idées, pensées et valeurs provenant de tous bords.
Croire que la présence de ces télévisions répond seulement à la logique de l’offre et de la demande serait trop réducteur. L’intérêt des diffuseurs pour cette région du monde, notamment celui du diffuseur français et arabe, est un vecteur essentiel dans le processus de la réception des télévisions satellitaires en Algérie (Mostefaoui, 1997). La pénétration de ces télévisions s’est faite dans une conjoncture de crise politique et économique. Cette situation se traduit par la faiblesse des subventions publiques envers la télévision nationale. Le phénomène est également marqué par des tendances à la délocalisation et l’apparition d’une nouvelle division internationale du travail (Chevaldonné, 1984), particulièrement au sein du paysage audiovisuel arabe. Cette tendance est caractérisée par l’expatriation – très significative – des professionnels des médias, des créateurs et des artistes algériens.
L’enquête que nous avons entreprise confirme l’existence du phénomène de piratage des télévisions payantes en Algérie. Ainsi, il apparaît évident que l’appauvrissement et la baisse du niveau de vie constaté depuis ces dernières années en Algérie n’empêche en rien le processus de l’appropriation des nouvelles technologies. Le phénomène social poursuit son chemin et évolue avec l’évolution de la conjoncture, jusqu’à défier la haute technologie, du couscoussier sur les toits et des techniques artisanales à l’utilisation d’Internet pour décrypter les cartes des télévisions payantes les plus connues. Principalement françaises, ces télévisions sont reçues par une partie non négligeable des populations « parabolées » pour un coût modique. Le plus important est de constater la banalité avec laquelle circule un bien culturel véhiculant idées, valeurs et cultures, vendu comme une vulgaire marchandise de consommation au milieu de l’absence totale de contrôle : acheter une carte pirate devient alors comme s’offrir un kilo de tomates…
L’enquête
Pour une meilleure compréhension du phénomène de la réception des télévisions satellitaires en Algérie, nous avons choisi de réaliser une enquête sur le terrain, partant d’une conviction personnelle qu’enquêter étant le moyen le plus simple mais aussi le plus crédible pour arriver à la vérité.
L’enquête a réuni un échantillon de 146 personnes, issues de foyers parabolés. Les données ont été recueillies par voie de questionnaire écrit, administré par voie de face à face. L’échantillon est choisi pour être représentatif, de manière à ce que tous les membres de la population aient les même chances d’être choisis. Pour cela il fallait une base de sondage, en l’occurrence des listes ou sont répertoriées les populations supposées être concernées par cette enquête. En Algérie, ces listes sont habituellement obtenues à partir des opérations de recensements populaires. Avant d’entamer notre enquête, nous avions projeté de nous procurer une base de sondage auprès de l’institut national des statistiques (ONS, équivalent de l’Insee en France), le premier organisme public chargé de réaliser toutes les études statistiques en Algérie. Malheureusement nous avons été confrontés à plusieurs obstacles bureaucratiques, rendant vains tous nos efforts pour l’obtention de cette base.
Les raisons évoquées se résument au fait que les bases de sondages ne peuvent être accordées que pour des chercheurs affiliés à des organismes algériens et pour des enquêtes « d’intérêt général » (santé, éducation, emploi, etc.). Nous ne faisions pas partie de ces catégories favorisées, par conséquent nous n’avions pas accès aux bases de sondages. Après épuisement de tous les recours possibles auprès des responsables de l’ONS et après consultation de différents ouvrages de références (Ghiglione et Matalon, 1985), nous avons décidé d’utiliser l’annuaire téléphonique comme base de sondage. Cette méthode est largement utilisée en Europe et au USA, elle est acceptée dans la mesure où les foyers étudiés doivent être facilement joignables et sont censés avoir un minimum d’équipements.
Pour constituer notre échantillon, nous avons opté pour la méthode qui nous a semblé la plus appropriée pour notre enquête. C’est une méthode sociologique basée sur la probabilité : la méthode d’échantillonnage par tirage aléatoire simple. L’échantillon est constitué par tirage au sort, à partir d’une base ou se trouvent des listes de personnes, en l’occurrence ceux répertoriés dans l’annuaire téléphonique. Une base de sondage d’un peu plus de 1000 personnes a été exploitée.
L’opération s’est déroulée de la sorte : nous avons décidé d’un classement ordonnant les individus, en l’occurrence l’ordre même des listes du répertoire. Le sondage étant au 1/10ème, nous tirions au hasard un nombre inférieur ou égal à 10. Ayant tiré le 8ème, ce nombre désignait la première personne sondée, après ce fut le 18ème, puis le 28ème, le 38ème… et ainsi de suite.
Les populations constituant l’échantillon ont été contactées par téléphone pour des raisons pratiques : la prise de contact par téléphone permet de fixer rapidement des rendez-vous avec les personnes désireuses de répondre à nos questionnaires. Cette démarche permet d’éviter les déplacements infructueux et inutiles dans la mesure ou un accord préalable est supposé être obtenu avant la rencontre. La réalisation des entretiens s’est déroulé aussi bien dans les foyers des populations concernées que dans des endroits publics (pour des raisons déontologiques et culturelles, nous avons préféré quelquefois rencontrer les interviewés accompagné et dans des endroits publics tels que cafés, universités, bibliothèques, entrées de gares, centres commerciaux). La passation du questionnaire requiert une formation d’enquêteur, condition que nous pensons remplir parfaitement, au vu de notre expérience riche de six ans d’exercice dans le domaine des sondages en France, comme enquêtrice d’abord puis chargée de contrôler le bon déroulement des enquêtes.
Pour le dépouillement des réponses récoltées au cours de l’enquête, nous avons utilisé un codage numérique et aussi des codes de type décimal comme celui des catégories socioprofessionnelles. Pour le traitement des données informatiques, nous avons eu recours au logiciel Excel.
Dans la présentation des résultats, nous avons préféré traiter séparément les réactions des différents supports (les télévisions) aux variables envisagés. Ceux-ci ne seront pas placés dans un ordre immuable, qui impliquerait une hiérarchie fixe. De même, nous n’avons pas séparé par parties complètement distinctes les variations par tranches de revenus et par catégorie socioprofessionnelle. En effet, dans l’état d’imperfection et de pauvreté des données, une telle séparation aurait occasionné tantôt des répétitions, tantôt des lacunes dans les analyses. Par conséquent, nous avons préféré ne pas adopter un classement fixe mais saisir les données telles qu’elles sont produites.
Les télévisions satellitaires payantes en Algérie : prolifération du piratage
La formule des télévisions payantes repose sur le principe de payer une participation unique ou sous forme d’abonnement afin de recevoir chez soi un programme télévisuel généraliste ou thématique : fiction, sport, ou information. Deux formules permettent le bon fonctionnement de cette opération, soit en se raccordant à un réseau câblé (sans s’équiper obligatoirement d’antenne parabolique), soit en se dotant de démodulateurs et de cartes magnétiques permettant le décryptage des programmes protégés par un code (la parabole est nécessaire dans les zones non câblées et à l’étranger). Le tarif correspond aussi bien à la qualité des programmes proposés qu’à leur nouveauté sur le marché des productions audiovisuelles.
Le principe des télévisions cryptées a prouvé son succès au sein des sociétés occidentales ou l’évolution du niveau de vie et l’intérêt accordé aux loisirs permettent sa prolifération et sa réussite. Le succès de Canal + en France est un exemple significatif de cette tendance. Un tel projet reste un luxe pour les populations issues de milieux modestes et dans les pays sous-développés, non seulement en raison du coût d’un tel investissement, considéré trop important par rapport au niveau de vie, mais aussi à cause de l’absence des infrastructures nécessaires.
L’exception vient de l’Algérie, où en dépit des contraintes financières et techniques, l’accès aux télévisions payantes s’est trouvé depuis quelques années fortement répandu. Dans un pays ou le salaire moyen mensuel est de 120 euros, recevoir les programmes des télévisions cryptées n’est pas considéré comme l’exclusivité des foyers aisés, mais concerne toutes les couches sociales. L’accès aux programmes de ces télévisions est rendu possible grâce à la généralisation du piratage.
Graphique 1 : La réception des télévisions payantes
Le potentiel considérable de téléspectateurs s’intéressant aux programmes payants (graphique 1) attire la convoitise des grands diffuseurs qui souhaiteraient investir le marché des programmes payants dans ce pays. Les perspectives d’un tel marché ont motivé des diffuseurs tel que Cheikh Kamel, propriétaire d’un bouquet de chaînes arabophones qui avait projeté d’installer une usine de fabrication de décodeurs en Algérie pour réduire leurs prix et permettre une commercialisation massive de son produit (El Watan, dimanche 24 mai 1998). Les opérations de vente d’abonnements pour les télévisions payantes se sont passées dans un flou juridique total, au profit du marché noir. Seule exception, Canal Horizons a passé le 8 avril 2000 à Alger un accord officiel de coopération avec les autorités algériennes, en la personne du ministre de l’information et de la communication Hamaraoui Habib Chawki. Cet accord prévoit la commercialisation des services du groupe contre la diffusion de Canal Algérie en France par la voie du câble. Le contrat prévoit aussi d’assister la télévision algérienne en matière d’expertise et de savoir-faire et la production de films algériens.
Les cartes pirates ou les portes du sésame
L’arrivée d’Internet en Algérie a accéléré la prolifération du piratage des télévisions payant es. De nombreux petits commerces de proximité, chargés autrefois de commercialiser le matériel de réception satellitaire, ont joint à leur activité la vente de cartes magnétiques décodant les programmes cryptés. Ce commerce illicite s’opère dans les magasins d’électroménager, les cyber-cafés (pour recharger les cartes) ou encore chez les marchands de journaux et les bureaux de tabac.
Les cartes pirates proviennent essentiellement d’Espagne via le Maroc ou d’Italie, elles arrivent, avec le lot des marchandises importées, dans les valises des « basnassia » (appellation sous laquelle sont connus tous ces jeunes commerçants ou simplement transporteurs de valises, chargés de faire les navettes entre L’Algérie et d’autres pays essentiellement d’Europe – France, Espagne, Italie – et du Maghreb – Maroc, Tunisie – afin de provisionner le marché algérien en marchandises étrangères habituellement très prisées). Les revendeurs proposent aussi des cartes fabriquées en Algérie, mais la majorité préfèrent celles importées car de meilleure qualité et plus facilement disponibles. Tout ce trafic (importation, acheminement, vente) paraît se dérouler en toute quiétude, les revendeurs n’ont aucun embarras à parler de leur activité illégale aux étrangers. Des commerces si prospères qu’ils restent parfois ouverts même le vendredi, pourtant jour férié en Algérie.
Le spectacle des foules humaines aux portes de ces commerces rappelle à se méprendre des images de l’Algérie des années quatre-vingt-dix, avec ses pénuries et ses files d’attente. Des hommes et des femmes qui attendent en file pour acheter des cartes TPS et Canal Satellite, comme ils attendaient jadis, pour s’approvisionner en denrées alimentaires. Pour les encourager à consommer, des stratégies de marketing sont improvisées : cartes pirates en guise de cadeau pour tout terminal numérique acheté (!) ou encore cartes pirates proposées aux clients des revendeurs agréés en parallèle à l’abonnement légal !
L’officiel et l’officieux, quoique opposés, arrivent à coexister ensemble sans susciter de contestations. Leur présence simultanée semble conforter le règne du laxisme, très présent dans un pays en proie à une libéralisation sauvage. C’est un des nombreux paradoxes de cette société, qui cultive désormais les contradictions à l’ère de la mondialisation.
Comme pour l’introduction de l’antenne parabolique (Madani,1996), l’État, en partie responsable de la prolifération du piratage par sa politique de laisser faire et d’absence de contrôle, a su tirer profit de cette situation. Le commerce des cartes pirates a pu être apprécié comme véhicule de l’économie du marché, entraînant des créations d’emplois et des bénéfices importants avec l’extension du volume des équipements importés. Ces aspects positifs ont motivé la démarche de l’État qui encaisse ainsi les dividendes d’une passivité et d’un laisser aller complices. D’un autre coté, l’introduction de ces télévisions allait être appréciée comme un espace-exutoire pour les Algériens. Une nouvelle distraction utilisée, pour faire diversion et détourner les attentions des dures conséquences de la transition économique du pays.
Les prix pratiqués étant libres, il en existe plusieurs pour à peu près le même service. C’est le premier achat qui coûte le plus cher, on peut le considérer comme le seul grand investissement du client des télévisions payantes : environ 1000 à 1500 dinars pour le prix de la carte. Il suffit ensuite de la recharger chaque mois et nul besoin de racheter une nouvelle carte.
Le montant minimum requis pour la recharge des cartes décryptant les programmes payants est de 50 dinars (ce qui équivaut à moins de 5 euros), une somme accessible à toutes les bourses. C’est le tarif le plus souvent pratiqué dans les cyber-cafés ou autres lieux de recharge, le prix également le plus souvent payé par les clients (voir graphique 2). Les investigations menées dans les milieux des parabolés nous ont conduite à découvrir le tarif cette fois-ci maximum payé pour la recharge des cartes qui est de 1000 dinars. Ce qui reste tout de même quatre fois moins cher que le tarif officiel. Il est très rarement appliqué, il concerne quelques revendeurs qui traitent avec une chaîne d’intermédiaires ou qui proposent de recharger ces cartes pirates à la commande de quelques clients seulement (un commerce qu’ils ne font qu’occasionnellement) comme le même service est proposé pour moins cher, les populations parabolées qui choisissent de payer cette somme sont très peu nombreux.
Des tarifs aussi bas s’expliquent non seulement par la généralisation du recours au piratage, mais aussi par la disponibilité de la main d’oeuvre qualifiée et compétente pour faire ce travail. Les personnes qui ont pour tache de décoder les programmes des télévisions cryptées sont en grande majorité de jeunes cadres au chômage, souvent des ingénieurs et des informaticiens, quelquefois de simples amateurs doués pour l’informatique et l’Internet. Des jeunes qui font ce travail pour subvenir aux besoins de leur vie quotidienne. En raison de leur nombre croissant, leurs rémunérations ne sont pas très importantes, environ entre 10 000 à 15 000 dinars pour une opération de décodage. Les salaires ne sont pas négociés en raison du caractère illicite de l’activité et de la situation précaire des jeunes pirates.
Graphique 2 : Coût de la carte décryptant les programmes payants par mois
Hier antennes paraboliques… aujourd’hui démodulateurs américains
En plus de l’antenne parabolique, la réception des programmes payants nécessite un équipement supplémentaire appelé « démodulateur » ou terminal numérique. C’est un appareil ou sont insérées les cartes magnétiques permettant de décrypter les programmes payants.
Ces équipements ont fait une entrée récente mais fracassante en Algérie. Une décennie plus tôt, ils n’existaient que très peu chez les foyers parabolés. Des statistiques récentes (Le Soir d’Algérie, 19 novembre 2002) ont révélé que l’Algérie avait importé durant les neufs premiers mois de l’année 2002 pour plus de 122 millions de dollars en démodulateurs et autres appareils de télécommunication et de réception satellitaire. Ces équipements de pointe proviennent principalement d’Allemagne (40 millions de dollars), de France (17 millions de dollars) et des États Unis (33 millions de dollars).
Le prix de ces appareils varie entre 7 000 et 50 000 dinars, selon s’ils sont analogiques ou numériques mais aussi selon leurs marques. L’enquête menée auprès des revendeurs a révélé que les marques les plus vendues sont coréennes et américaines, en l’occurrence une marque que les revendeurs de ce type de matériel avouent vendre un peu plus que les autres appelée « Aston » ou encore mais un peu moins « Cherokee », également américaine.
Derrière l’engouement pour un équipement dont le prix n’est pas très abordable (51 000 dinars), il y a son aspect pratique : cette catégorie d’appareils est fabriquée par une firme non conventionnée avec les bouquets français et par conséquent ne pratique pas le changement de mode de cryptage mis en place par eux, facilitant ainsi le travail des pirates.
Les populations parabolées sont nombreuses, d’après les témoignages des revendeurs, à opter pour ce type d’appareil, leur permettant le maximum de choix. Les rivalités franco-américaines en matière d’industrie culturelle semblent trouver un terrain fertile dans les milieux des parabolés algériens, des rivalités qui font le bonheur des pirates algériens. La carte de ces terminaux numériques est une carte « deux en un » permettant le piratage des programmes des bouquets français TPS et Canal Satellite en même temps.
TPS et Canal Satellite : des bouquets satellitaires très convoités par le public des programmes payants
Les populations qui choisissent de recevoir des programmes payants semblent intéressés par des programmes francophones. Seulement 1 % de l’échantillon de la population sondée a déclaré recevoir des programmes d’origine arabophone sur les télévisions cryptées contre 16 % de programmes francophones.
Graphique 3 : La réception de télévisions payantes
La majorité des programmes payants reçus en Algérie par les populations parabolées sont ceux du bouquet français TPS et Canal Satellite. Le premier propose les programmes des télévisions maghrébines, des télévisions françaises généralistes et thématiques. Le bouquet de Canal Satellite regroupe plusieurs télévisions thématiques : sportives, d’information, des programmes pour enfants, etc.
L’influence des appartenances sexuelles marque fortement l’orientation des goûts en matière de consommation télévisuelle. Ainsi nous verrons, d’après les résultats de notre enquête, que les programmes présentés par les télévisions payantes intéressent davantage les hommes que les femmes. La composition des programmes dont les thèmes sont axés sur l’action et l’émotion, l’origine occidentale des productions, attirent en priorité un public masculin : 73 % de ceux qui les plébiscitent sont des hommes (voir graphique 5). Force est de constater que les femmes, généralement plus attirées vers les programmes arabophones, n’ont guère le choix puisque n’existent à ce jour que très peu de télévisions arabes payantes. Quelques télévisions arabophones sont cependant intégrées dans le bouquet TPS. Cette tendance d’audience quasi exclusivement masculine tient sans doute au fait que se sont les hommes qui ont pour charge l’achat des cartes et leur recharge et par ce fait, choisissent des programmes qui les intéressent en priorité, suivant l’adage qui dit « On n’est jamais mieux servi que par soi-même.
La notion innovatrice des télévisions payantes trouve son écho auprès des plus jeunes : les 15/18 ans, plus réceptifs aux différentes formes des nouvelles technologies de l’information et de la communication, constituent 20 % du public des programmes payants. Canal Satellite, notamment, jouit auprès d’eux d’une grande popularité. Le bouquet est très apprécié pour les séances de films payables à l’unité. L’interactivité suggérée par ce dernier concept est un grand atout, elle est notamment abordée comme un moment de joie et de plaisir pour ces jeunes. Un engouement compréhensible pour ces jeunes traditionnellement très attirés par les jeux interactifs.
Graphique 4 : Audience des programmes payants selon le critère du sexe
Graphique 5 : Audience des programmes payants selon le critère de l’âge
Les télévisions satellitaires, expression d’un fractionnement socioculturel…
À l’unanimisme médiatique qui a longtemps caractérisé l’époque de la télévision unique, succède l’abondance de l’offre télévisuelle. Les populations parabolées sont aujourd’hui exposées à plusieurs dizaines de télévisions généralistes, françaises, arabes et maintenant payantes et thématiques. Le progrès réalisé dans l’équipement des foyers (Rabia, 1995) a favorisé considérablement cette tendance.
Si elles ne semblent pas encore gagnées par la saturation médiatique, ces populations ne restent pas insensibles à ce flux énorme d’images et de langues étrangères. Il est vrai, la médiocrité des programmes diffusés par la télévision nationale laisse la porte grande ouverte à l’entrée de ces télévisions. Les maigres productions algériennes ne peuvent être mises à pied d’égalité avec le divertissement « grand moyens » des télévisions françaises et même s’il y a un air de famille, « Les chebs » des télévisions françaises ne sont pas de la même notoriété que leurs concitoyens de l’autre rive. Il est vrai aussi que la prolifération de ces médias et leur nombre de plus en plus important confortent la tyrannie de l’image dans une société déjà très marquée par la tradition orale, refoulant au second plan toutes formes de culture transcrite, voire l’écartant totalement. Ceci est d’autant plus vrai que la télévision constitue la principale source de distraction dans une société en proie à la morosité. La recherche du divertissement (télévisuel) devient alors la principale quête des populations parabolées.
Véhiculant valeurs et modes culturels étrangers, les télévisions satellitaires agissent comme vecteur de la segmentation de la société algérienne en amplifiant toute sortes de contrastes. La consommation des ces programmes étrangers ne cesse de susciter débats et polémiques au sein de la société algérienne. La « paradiabolique », incarnant pour les conservateurs l’origine des maux de la société, est considérée comme une menace pour la jeunesse. C’est au contraire, une ouverture sur le monde extérieur, un stimulant pour la concurrence pour ses partisans les plus modérés.
Avec le flux des programmes audiovisuels en provenance du Moyen-Orient et de l’Occident, la société des contrastes culturels est présente plus que jamais avec ses dualités linguistiques (français/arabe). Les choix des programmes télévisuels des jeunes générations (Madani, ibid 1996) font notamment preuve de l’ampleur de l’enjeu culturel. La prédominance de l’arabe oriental et du français véhiculés par ces outils, confortent l’influence étrangère aux dépens du patrimoine national.
La présence de ces télévisions façonne aussi bien l’imaginaire que le collectif, les jeunes notamment sont les premiers touchés par ce phénomène. Les images qu’ils reçoivent des satellitaires ne cessent de creuser le fossé entre leurs espoirs d’un avenir radieux et la dure réalité du pays, elles les renvoient à leur détresse morale et culturelle. La présentation d’une certaine « opulence » des sociétés occidentales véhiculées par ces médias, attise les convoitises et augmente les sentiments de la marginalisation sociale. Ces catégories sont d’autant plus vulnérables qu’elles vivent le tiraillement entre deux cultures.
Dans les générations paraboles (Raarbo, 1995) se trouvent ceux qui imitent leurs idoles du monde occidental. Ceux qui se passionnent pour des programmes à succès tout autant sinon plus que leurs jeunes compères français (Madani, 2003). Cependant de pareilles attitudes suggérées par l’audience des télévisions étrangères ne peuvent faire oublier la dure réalité de tous ces jeunes chômeurs marqués par le désespoir. Ils sont condamnés ou à tenter le chemin de l’exil ou à vivre par procuration ce qu’ils voient quotidiennement à travers leurs télévisions.
… et d’un contexte économique difficile
La prolifération du piratage revoie à la crise économique qui sévit en Algérie actuellement. La paupérisation qui a gagné du terrain depuis quelques années est à l’origine de la détérioration du pouvoir d’achat des Algériens. Selon le rapport 2001 de la PNUD (Programme des Nations Unis pour le développement, 2001), la dernière décennie a appauvri les salariés et aggravé les inégalités sociales. La crise du chômage déjà répandue est aggravée par des licenciements massifs. Le nombre de travailleurs licenciés entre 1995 et 2000 a atteint les 260 000, le taux d’inflation les 30 % et le nombre de chômeurs (dont 70 % des jeunes de moins de 30 ans) est en augmentation permanente.
Un tel contexte socio-économique rend difficile l’investissement des familles modestes dans un bien d’équipement audiovisuel, aussi modeste soit-il. Ceux qui consentent des dépenses supplémentaires sur leur budget pour s’équiper de ces nouvelles technologies de la communication, vont être amenés à débourser le tarif le plus faible possible pour pouvoir maîtriser les frais de ce service.
Le recours au piratage pour recevoir les programmes des télévisions payantes a été la solution trouvée pour remédier aux contraintes financières. Nous constatons d’après les résultats de notre enquête que la condition sociale agit inversement sur l’équipement des foyers. Les familles les plus modestes se trouvent être celles qui reçoivent le plus les télévisions payantes. Ainsi une partie importante des foyers interrogés (41 %), vivant de ressources modestes voire précaires (chômeurs, retraités, emplois saisonniers, étudiants) se sont toutefois offert le matériel nécessaire à la réception des télévisions payantes et ont déclaré suivre leurs programmes régulièrement (voir graphique 4).
La facilité d’accès enlève à ces télévisions leurs particularité de médias de « privilégiés ». Ainsi, elles ne sont pas l’exclusivité des foyers aisés, ou un signe extérieure de richesse, comme elles devraient l’être en raison de la baisse du pouvoir d’achat des Algériens. Bien au contraire, elles ne représentent qu’une petite dépense dans le budget des familles, le coût pour la recharge d’une carte pirate (50 dinars) correspondant au prix de cinq baguettes de pain.
Graphique 6 : Pourcentage des personnes recevant des programmes payants selon leurs revenus
La réception est toutefois non négligeable chez les foyers socialement plus stables : 36 % des foyers raccordés ont des revenus entre 10 000 et 30 000 dinars. C’est là une classe considérée comme moyenne à aisée, avec la réserve que nous mettons à cette appellation de « classe moyenne », aujourd’hui faussée au vu de la paupérisation qui affecte cette catégorie. Petits fonctionnaires, techniciens ou assimilés cadres ont en effet vu leur pouvoir d’achat considérablement affaibli et leur condition sociale se détériorer au terme d’une crise économique péniblement vécue par les Algériens.
Paradoxalement, les foyers à revenus élevés ont la représentation la plus faible dans l’ensemble des personnes recevant les télévisions payantes, les personnes ayant plus de 30 000 dinars de revenus mensuels sont seulement 9 % de l’ensemble des foyers raccordés (voir graphique 4). On peut imaginer que cette catégorie, constituée en majorité d’actifs et de cadres et au vu de son niveau intellectuel et social, ne considère pas la télévision comme l’outil de divertissement par excellence et serait plus amenée à pratiquer ses loisirs par d’autres formes (sports, voyages, activités culturelles).
Références bibliographiques
Chevaldonné François, « Mondialisation et orientalisme : les feuilletons télévisés », in Annuaire de l’Afrique du Nord, Ed. du CNRS, Paris 1984
Madani Lotfi, « Les télévisions étrangères par satellite en Algérie », in Revue du Tiers Monde : les télévisions arabes à l’heure du satellite, n° 146, avril-juin 1996
Madani Lotfi, « Une Lofteuse à Alger » in Médias morphoses, revue de l’institut national de l’audiovisuel (INA), premier trimestre 2003
Mostefaoui Belkacem, La présence des télévisions françaises au Maghreb : structures, stratégies et enjeux, Ed. L’Harmattan, Paris, 1997
Rabia Ali, « La communication en Algérie : équipements des foyers algériens » in Médias Pouvoirs, n° 37, avril 1995
Rapport sur la situation économique et sociale des pays arabes, programme des Nations Unis pour le développement, octobre 2001
Rarrbo Kamel, L’Algérie et sa jeunesse, marginalisation sociale et désarroi culturel, Ed . L’Harmattan, 1995
Ghiglione Rodolphe et Matalon Benjamin, Les enquêtes sociologiques, théories et pratiques, Ed. Armand Colin, Paris 1985
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Auteur
Anissa Mekhaldi
.: En parallèle à son activité de journaliste, Anissa Mekhaldi s’intéresse aux recherches dans le domaine de la réception des médias et particulièrement à l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication dans les pays du Maghreb. Cet article a été réalisé dans le cadre d’une thèse de doctorat en Sociologie préparée à l’université de Paris 8.
Plan de l’article
Les télévisions satellitaires payantes en Algérie : prolifération du piratage
Les cartes pirates ou les portes du sésame
Hier antennes paraboliques… aujourd’hui démodulateurs américains
Les télévisions satellitaires, expression d’un fractionnement socioculturel…
… et d’un contexte économique difficile