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Perspectives pour l’édition en région – Le cas de Rhône-Alpes

23 Fév, 2004

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Cartellier Dominique, « Perspectives pour l’édition en région – Le cas de Rhône-Alpes« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°04/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2003/varia/01-perspectives-pour-ledition-en-region-le-cas-de-rhone-alpes

Introduction

L’édition en région semble connaître depuis deux ou trois décennies un certain dynamisme. Si elle est majoritairement constituée de petits, voire tout petits éditeurs, quelques groupes ou maisons de taille moyenne ont réussi à se développer (Glénat à Grenoble, Actes Sud à Arles) et des maisons plus petites ont acquis une notoriété nationale (Verdier, Le Rouergue, Éditions de l’Aube…). Ces maisons témoignent également que l’activité éditoriale en province ne saurait être réduite aux micro-marchés de l’édition régionaliste, qui correspondent au demeurant à des besoins bien précis auxquels ne répond pas l’édition nationale. Elle affirme, en effet, sa présence dans l’ensemble des secteurs de la production (enseignement, littérature, livres pratiques, jeunesse, bande dessinée, beaux livres etc.).

Pour autant, peut-on considérer la réussite de ces maisons comme annonciatrice d’un renouveau de l’édition en région ? De fait, les petits éditeurs ont, sauf exception, des difficultés à subsister et prennent des risques importants pour un travail qui reste souvent faiblement (ou pas du tout) connu ou reconnu. L’essor de quelques entreprises ne semble pas suffisant pour contribuer à la reconnaissance des éditeurs en région aux côtés de leurs homologues parisiens ou les faire apparaître comme une alternative viable face au modèle et aux pratiques d’une édition fortement industrialisée.

L’édition Rhône-Alpine que nous avons étudiée en 2002 présente, à ce titre un intérêt particulier. Rhône-Alpes est en effet une région bénéficiant d’un riche capital intellectuel et culturel, où le secteur du livre fait preuve d’un dynamisme efficacement relayé sur le plan institutionnel, où résident aussi de nombreux auteurs et traducteurs. Toutefois, il n’existe pas dans cette région de maisons d’édition susceptibles de s’imposer à l’échelle nationale, dans les domaines-phares de l’édition que sont la littérature et les sciences humaines et sociales.

Cet état de fait conduit à s’interroger sur les difficultés propres à l’édition en région et sur les facteurs susceptibles de contribuer à son développement. Face aux effets de la concentration accrue du secteur et de la centralisation parisienne de l’édition, il apparaît que les politiques régionales en faveur du livre restent largement impuissantes. Plus globalement, la question se pose de savoir si ces petits éditeurs peuvent encore jouer pour l’ensemble de la profession « un rôle de renouvellement démographique du milieu éditorial et une fonction de laboratoire collectif » (Rouet, 2000). C’est ce que nous nous attacherons à examiner à travers l’exemple de l’édition en Rhône-Alpes dont nous présenterons au préalable les principales caractéristiques.

Remarque méthodologique

Les résultats que nous exposons ici proviennent de l’étude effectuée pour la Région Rhône-Alpes (1) qui souhaitait disposer d’un état des lieux de ce secteur sur lequel peu d’informations existent. L’objectif était d’une part d’en donner une vision d’ensemble, notamment à ses principaux acteurs et partenaires, et d’autre part d’identifier des évolutions et les problèmes spécifiques auxquelles les éditeurs se trouvent confrontés.

Nous avons travaillé à partir d’un corpus de 208 structures éditoriales (2), répondant à divers critères très généraux permettant de définir cette activité : une production régulière d’ouvrages ; une diffusion-distribution organisée ; une commercialisation passant au moins partiellement par les réseaux de vente au détail. Nous avons exclu les associations publiant pour leurs seuls membres, les structures n’éditant qu’occasionnellement sans diffusion organisée, les centres de recherche universitaires, les éditeurs n’éditant que des revues. Un questionnaire portant sur l’identité, le catalogue et l’ensemble des tâches assurées par l’entreprise éditoriale a été envoyé à la totalité des éditeurs ainsi définis. 92 questionnaires ont été remplis et retournés (13 éditeurs ont déclaré ne pas souhaiter répondre, 10 questionnaires ont été retournés non remplis – structures n’existant plus – 93 questionnaires n’ont pas eu de réponses). Parallèlement, nous avons mené une série d’entretiens semi-directifs auprès d’éditeurs caractéristiques de différentes modalités d’exercice de cette activité. Les résultats que nous présentons sont issus de l’exploitation de ces 92 questionnaires et des 17 entretiens qui ont été conduits, donc d’un échantillon suffisamment étendu pour être représentatif de l’implantation de cette branche d’activité dans la région Rhône-Alpes.

Quelques caractéristiques de l’édition en Rhône-Alpes

Le secteur de l’édition en Rhône-Alpes est marqué par de fortes disparités. Un éditeur, Glénat, assure plus de 60 % du chiffre d’affaires global du secteur (c’est-à-dire les chiffres d’affaires cumulés des maisons ayant répondu). Celui-ci est de l’ordre de 75 millions d’euros (490,5 MF) soit 3,3 % du chiffre d’affaires de l’édition au plan national. Seuls quatre éditeurs ont un chiffre d’affaires compris entre 1,52 million d’euros (10 MF) et 4,57 millions d’euros (30 MF). Les autres sont de très petites structures, qui ont une activité d’édition mais restent pour certaines aux marges du secteur et ne sont pas comptabilisées dans les statistiques nationales. 56 % d’entre elles ont un chiffre d’affaires inférieur à 152 449 euros (1 million de frrancs).

De nombreuses petites structures de création récente

Ces petites structures, indépendantes pour la plupart, ont des formes juridiques (SARL, association) qui reflètent leur fragilité économique mais sont en adéquation avec les projets qui les fondent (motivations individuelles, engagements personnels ou militants). Elles ne font travailler qu’un faible nombre de salariés – près d’un tiers n’en ont aucun -, phénomène caractéristique des industries culturelles peuplées d’entreprises fonctionnant pour une large part sur le bénévolat. Une activité secondaire au sein de la maison ou assurée par son responsable apparaît comme une condition de survie pour la majorité d’entre elles.

La moitié de ces entreprises a moins de 10 ans. Ce dynamisme démographique est sans doute à rapprocher de la tendance à la décentralisation de l’édition qui se poursuit lentement depuis la fin des années 1970. Sur le plan géographique, on peut observer un maillage globalement assez homogène, exception faite de l’Ardèche, délaissée par les éditeurs. Malgré l’attrait que constituent les grands pôles urbains Lyon et Grenoble, les éditeurs sont dispersés au sein de chaque département, ce qui entraîne un certain isolement. Il n’y a pas en Rhône-Alpes de pôle éditorial ou de maison ayant un rôle dynamisant susceptible d’attirer d’autres structures, à l’image de ce qui se passe par exemple dans la région Provence-Alpes-Côte d’Azur.

Près de 1200 nouveautés par an

En 2000, ces maisons d’édition Rhône-Alpines ont publié 1 157 titres (nouveautés et nouvelles éditions, ce qui correspond à environ 4,4 % de l’ensemble des titres nouveaux publiés à l’échelle nationale (25 832 nouveautés et nouvelles éditions en 2000). Ce nombre de nouveautés est important mais ces titres sont répartis dans un grand nombre de maisons, qui pour la plupart publient moins de 15 titres par an, voire moins de 6 titres. Le tirage initial moyen est inférieur à 1 000 exemplaires pour 45 % des maisons et elles sont plus d’un tiers à n’avoir jamais dépassé un tirage initial maximum de 2 000 exemplaires. 80 % des maisons ont moins de 100 titres disponibles à leur catalogue, ce qui s’explique notamment par le fait qu’elles sont de création récente ou relativement récente. Cette faiblesse du catalogue constitue un facteur de fragilité dans la mesure où l’existence d’un fonds, tout en assurant à l’éditeur une certaine sécurité, le rend aussi plus visible et plus crédible auprès des diffuseurs-distributeurs et des libraires. Parallèlement, on observe que les éditeurs, dans une proportion relativement importante (près de la moitié), vivent sur une partie au moins de leur fonds. Cela met en évidence une difficulté potentielle de ces maisons : ces fonds à rotation lente nécessitent un effort financier pour le stock important qu’ils constituent et nous sommes en face de structures où les capitaux réunis sont insuffisants.

Trois spécialités dominent, le régionalisme, la littérature et les sciences humaines et sociales mais les éditeurs de Rhône-Alpes sont également présents dans la plupart des autres secteurs (livres d’art, enseignement, livres pratiques, sciences et techniques, bande dessinée) et dans une moindre mesure encyclopédies et dictionnaires, jeunesse et livres d’actualité.

Les éditeurs se déclarant dans la spécialité « littérature » forment un groupe très hétérogène. Quelques-uns sont centrés sur la publication de textes littéraires. C’est le cas, parmi les maisons de création récente, de La Fosse aux Ours. D’autres ont la littérature à leur catalogue parmi d’autres spécialités, en particulier les sciences humaines ou le régionalisme. Dans le secteur des sciences humaines et sociales (SHS), on trouve également des éditeurs spécialisés dans un seul domaine, visant généralement des publics très restreints : ethnopsychiatrie (La Pensée Sauvage), textes anciens de philosophie religieuse (Jérôme Millon). Les presses d’université qui couvrent le champ de production de plusieurs disciplines sont bien représentées (avec entre autres les Presses universitaires de Lyon et de Grenoble et les Presses de l’École normale supérieure). Enfin, des éditeurs publient dans ce domaine tout en ayant une spécialité dominante autre (le régionalisme, par exemple). Parmi les éditeurs de SHS, le plus connu est certainement Champ Vallon, installé à Seyssel dans l’Ain depuis 1980, un des pionniers du mouvement qui vit le développement de maisons d’édition dans les régions durant cette décennie, avec notamment, « des stratégies de reconquête de positions nationales » (Mollier, 2000). Enfin, en Rhône-Alpes comme dans les autres régions, de nombreux éditeurs exploitent la veine régionaliste et notamment l’engouement du public pour le terroir, le patrimoine ou l’histoire locale, à travers des genres différents, témoignage, roman, document historique, guide touristique, livre de photographies… Des ressources spécifiques peuvent constituer des filons éditoriaux. Le livre de montagne ou d’alpinisme constitue ainsi depuis plusieurs décennies un véritable marché (Mollier, 2000), sur lequel se sont lancées, parmi d’autres éditeurs, les éditions Guérin installées à Chamonix. Depuis les années 1995, celles-ci publient des auteurs qui sont aussi les grands noms de l’alpinisme mondial et ont gagné une notoriété nationale. Elles diversifient aujourd’hui leur catalogue, d’une trentaine de titres, en introduisant quelques ouvrages sur la mer.

Les éditeurs de littérature ou sciences humaines et sociales qui ont une production très peu liée aux sujets d’intérêt local ou régional se trouvent en concurrence avec l’ensemble des autres éditeurs sur le marché national, ce qui rend leur position plus risquée. En revanche, les éditeurs régionalistes qui se trouvent sur des « niches » sont moins visibles et n’ont le plus souvent que peu de possibilités de développement, mais sont dans une situation peu risquée dans la mesure où ils connaissent leur territoire et leur marché.

Diffusion-distribution : des solutions peu satisfaisantes

La commercialisation est une phase cruciale pour les éditeurs. Plus particulièrement, la diffusion-distribution est généralement identifiée comme un maillon faible pour les petites maisons et de ce fait pour l’édition en région. En Rhône-Alpes, on observe une grande hétérogénéité pour l’organisation de ces tâches. En effet, la moitié des éditeurs les soustraite totalement et un quart d’entre eux les assume en totalité, c’est-à-dire n’a ni diffuseur, ni distributeur. Mais, parallèlement, les deux tiers des éditeurs environ déclarent, quelle que soit la solution choisie, participer eux-mêmes à ces tâches c’est-à-dire contribuer à faire connaître leur production par différents moyens (présence sur des salons ou dans les manifestations de promotion du livre et de la lecture, particulièrement nombreuses en Rhône-Alpes, appel à souscription, mise en place d’un site web). Ce pourcentage important montre sans doute qu’ils ne peuvent pas ou ne veulent pas se départir complètement de ces activités de diffusion et de distribution, notamment par volonté de contrôler ce qu’ils considèrent comme faisant partie intégrante de leur activité.

De fait, l’organisation de la diffusion-distribution est une condition de survie mais ne passe pas forcément par la sous-traitance de ces activités ; à l’inverse, la sous-traitance ne garantit pas la survie. Un sentiment d’insatisfaction face aux solutions existantes prévaut indéniablement, lié au manque de structures de diffusion adaptées. C’est ce qui explique notamment le recours massif à la vente directe, seule façon, estiment certains éditeurs, de survivre, qu’elle soit motivée par la nature de la production (marchés très spécialisés) mais aussi par la nécessité de pallier les insuffisances du réseau de librairies. Si celles-ci sont bien perçues comme des partenaires privilégiés, pour certains éditeurs toutefois, elles ne cherchent pas toujours à soutenir et promouvoir véritablement leur production et ne prennent pas suffisamment en compte leurs spécificités de fonctionnement.

Des modes de fonctionnement à caractère artisanal

Les petites structures que nous avons étudiées fonctionnent sur un mode le plus souvent artisanal. Leur responsable, souvent le seul salarié, coordonne l’ensemble des tâches (relations avec les auteurs, lecture du manuscrit, suivi de la fabrication, commercialisation, promotion, relations avec la presse, gestion…) et assure en grande partie lui-même celles qu’il ne sous-traite pas. En ce qui concerne plus particulièrement la fabrication, l’évolution des techniques introduit des changements qui sont en train de modifier profondément les pratiques. Notre étude ne nous a pas permis de mesurer de façon fine ces évolutions et leurs incidences économiques, notamment en termes de baisse de coût de production. Elle montre que la quasi-totalité des éditeurs utilise maintenant l’informatique pour la fabrication (traitement et enrichissement de textes sur disquettes, maquettage…). Mais, ils abordent avec prudence les nouvelles technologies et quelques-uns en testent éventuellement certaines possibilités comme la numérisation de titres pour archivage sur cédéroms ou mise en ligne en cours ou future. Toutefois, sauf exception, le réaménagement des modes de production en vue d’une véritable exploitation du numérique (supposant le recours au standard XML par exemple) n’est pas véritablement envisagé. Cette attitude s’explique notamment par le manque de moyens humains et financiers de ces éditeurs mais aussi par la représentation que bon nombre d’entre eux se font de l’activité éditoriale fondée sur des pratiques et des savoir-faire traditionnels.

Ces entreprises, qui constituent la presque totalité du tissu éditorial de la région Rhône-Alpes, tout en étant à la limite du marché, sont néanmoins fortement tributaires des logiques de l’ensemble de la sphère éditoriale et plus particulièrement du mouvement de concentration économique qui s’ajoute à la centralisation du système éditorial.

Un risque de marginalisation accru des petits éditeurs en région

L’existence d’un très grand nombre de petites entreprises (plusieurs milliers), plus ou moins pérennes et plus ou moins professionnelles, à côté de conglomérats ou de groupes moyens, est une caractéristique de l’édition définie comme une « industrie de prototype », la souplesse de fonctionnement de ces petites structures pouvant constituer notamment des conditions plus adaptées au développement d’une offre innovante. En France, à la fin des années 1980, ces éditeurs ne pèsent en termes de chiffres d’affaires que 0,5 % de l’édition totale mais leur production annuelle représentent de l’ordre de 25 % de la production totale. « Dès lors, la question se pose de savoir comment va s’effectuer la valorisation de ces expériences éditoriales et la rentabilisation de cet effort d’innovation qui se sent parfois hors du marché » (Rouet, 2000).

Concentration économique et centralisation du système éditorial

Cette interrogation prend d’autant plus de force aujourd’hui que la restructuration du secteur de l’édition, déjà considérablement transformé ces deux ou trois dernières décennies par l’industrialisation de la distribution et de la production, connaît une phase d’accélération dans le sens d’une concentration accrue. La Commission européenne vient en effet de donner son accord pour une reprise de 40 % d’Editis ex-VUP (Vivendi Universal Publishing) par Hachette, le processus de rachat des 60 % restant étant parallèlement relancé. Dans le même temps, Le Seuil et le groupe La Martinière viennent d’annoncer leur rapprochement et ce nouvel ensemble va donner naissance au troisième groupe de l’édition française, largement derrière Hachette et Editis en termes de chiffre d’affaires mais nettement devant Flammarion et Gallimard.

Le duopole Hachette-VUP et quelques groupes indépendants de taille moyenne dominaient jusqu’à présent l’édition française. La logique industrielle et les impératifs de rentabilité de ces groupes détenant également les principales sociétés de distribution pèse sur l’ensemble de la chaîne éditoriale, de l’amont et les relations aux auteurs jusqu’à l’aval et la commercialisation. « Il y a une schizophrénie croissante entre d’un côté, l’affirmation d’un choix éditorial sur des critères culturels et de l’autre, l’irruption d’une logique comptable abstraite, selon laquelle on n’est pas un bon éditeur à moins de vendre au moins une fois par an un livre à plus de 10 000 exemplaires », remarque un éditeur du groupe Gallimard (Chevallier, 2003). Cet état de fait contribue à marginaliser les petites structures éditoriales dont la production et les modes de fonctionnement ne sont pas adaptées à des sociétés de diffusion et distribution de masse. Elles ne sont pas non plus en mesure, si elles le souhaitent, de concurrencer des entreprises plus importantes, en proposant par exemple des à-valoir aux auteurs, des passages en poche ou la mise en œuvre d’une véritable promotion. Les plus pénalisés sont les éditeurs de littérature et d’ouvrages de sciences humaines et sociales (SHS) – secteur déjà en difficulté sur le plan national – qui se situent sur les mêmes marchés que les grands éditeurs nationaux.

La nouvelle configuration de la filiale de Lagardère, validée par la Commission européenne, permet d’éviter que ce groupe se trouve en position de domination ou de quasi-monopole dans certains secteurs. Elle se traduit néanmoins par un renforcement significatif d’ Hachette Livre, dont le chiffre d’affaires annuel de l’ordre de 950 millions d’euros dépassera 1,3 milliards d’euros (Piault, 2004), une fois la reprise effectuée. Quant au rachat du Seuil, un des principaux éditeurs français au catalogue prestigieux, par La Martinière, entreprise plus petite et beaucoup plus jeune, il marque la fin d’une époque, celle de la gestion familiale des maisons d’édition et la relance d’un processus de mutation sur lequel planent un grand nombre d’incertitudes, même si le nouveau groupe se présente « comme un pôle de soutien actif à l’ensemble de l’édition et de la librairie indépendante face à Hachette Livre et au futur repreneur d’Editis » (Salles, 2004).

Cette concentration économique se double d’une très forte centralisation de l’édition et plus globalement du pouvoir intellectuel et littéraire. La naissance du régionalisme, après 1885, n’a pas empêché le système éditorial français de demeurer parisien et tout aussi centralisé qu’avant (Mollier, 2000). Malgré un lent mouvement de décentralisation, amorcé dans les années 1970, cette tendance perdure et les maisons d’édition « reconnues », grandes ou moins grandes, sont quasiment toutes situées à Paris ou ont un bureau parisien.

Cet état de fait est directement lié à la centralisation des autres instances institutionnelles et intellectuelles de la vie littéraire (académies, laboratoires universitaires, prix littéraires) et aussi médiatiques avec la grande presse culturelle et surtout la télévision. Pascale Casanova analyse ainsi comment Paris a pu devenir « capitale de l’univers littéraire » et « lieu consacrant majeur du monde de la littérature » (Casanova, 2000). Mais « si Paris est mis en cause aujourd’hui comme puissance littéraire, souligne cette auteure, c’est sans doute moins en tant que producteur national qu’en tant que capitale autonome de la production littéraire autonome », l’espace littéraire jusque dans ses lieux les plus libres étant menacé par les logiques exclusivement marchandes des multinationales éditoriales et les lois du commerce international (Casanova, 2000). L’éloignement des lieux de pouvoirs ou tout au moins la position marginale des éditeurs en région accroît le manque de visibilité de ces derniers alors même que la logique médiatico-littéraire est aujourd’hui partie intégrante de l’industrie éditoriale et que l’ensemble de la chaîne du livre est tributaire de ses effets.

Limites des politiques régionales

Si la décentralisation s’est traduite dans d’autres secteurs de la culture (par exemple le théâtre, les musées, les bibliothèques) par nombre de projets parfois ambitieux et de qualité, dans le domaine éditorial, les aides des collectivités et plus globalement les politiques mises en oeuvre ne semblent pas suffire pour créer une dynamique régionale.

En Rhône-Alpes, les aides sont de plusieurs sortes. Il s’agit d’une part d’aides structurelles aux maisons d’édition, émanant de la Drac (Direction régionale des affaires culturelles), d’autre part d’aides à la production (aide à la publication dans les secteurs « littérature et ouvrages de création », « sciences humaines et sociales », « patrimoine culturel et arts plastiques ») et à l’édition de catalogues, provenant de la Région. Les éditeurs, en particulier de littérature, poésie, sciences humaines et sociales peuvent également obtenir des aides directement auprès du Centre national du livre. À ces aides directes, s’ajoutent des aides indirectes allouées en particulier par la Région comme, par exemple, la participation collective des éditeurs à des salons du livre en France et à l’étranger. L’Agence Rhône-Alpes du livre et de la documentation (ARALD), créée en 1992 avec notamment pour mission de valoriser la création littéraire et éditoriale régionale, accompagne les politiques publiques et coordonne des initiatives dans l’ensemble des secteurs liés au livre (édition, librairie, bibliothèques).

Sur le plan économique, l’efficacité de ces aides est indéniable. La structure des capitaux des maisons d’édition de la région et les perspectives d’évolution de leur chiffre d’affaires leur imposent de trouver à l’extérieur les moyens financiers de leur développement. Le recours à l’aide publique s’avère particulièrement important pour l’édition de création, surtout lorsque la nature de la production éditoriale entre en véritable concurrence avec la production des grands éditeurs hors région. Par ailleurs, les financements complémentaires sont difficiles à trouver quand les ressources propres sont faibles et l’aide publique a également une action incitative pour l’obtention de financements privés.

Sur le plan symbolique, la valeur de ces aides est plus complexe à appréhender. Dans son analyse du fonctionnement du Centre national du livre (CNL), Yves Surel (1997) souligne que l’action publique, légitimée par le caractère éditorial de son intervention, légitime en retour certaines maisons d’édition les plus proches de l’idéal-type de l’éditeur. C’est ce qu’expriment, notamment, certains éditeurs de Rhône-Alpes, estimant que ces aides sont trop limitées car « réservées » à un réseau restreint de structures et ne concernant que certaines catégories de la production mais reconnaissant qu’elles constituent – en particulier le système d’aides à la publication calqué sur celui du CNL – un facteur évident de professionnalisation.

Toutefois, cette valeur légitimante n’a que peu d’effets sur le devenir du livre lors de sa mise sur le marché national dans la mesure où elle ne s’accompagne pas d’un processus de reconnaissance médiatique. Les médias et plus particulièrement la télévision se sont en effet imposés depuis les années 1980 comme nouveaux lieux de consécration culturelle, l’essor de l’économie médiatico-publicitaire ayant totalement bouleversé l’équilibre des institutions traditionnelles de légitimation littéraire (Ducas, 2003). L’effet symbolique de ces aides est sans doute également affaibli par le fait qu’il n’est pas ou peu relayé localement, Lyon, malgré son rôle historique dans le domaine du livre et de l’imprimé, n’arrivant pas à se constituer en lieu fort de la vie littéraire Rhône-Alpine.

Conclusion

Le secteur de l’édition en région reste largement méconnu. ll n’existe pas d’étude d’ensemble et très peu de travaux ont été menés sur des régions spécifiques. Cette étude sur l’édition en Rhône-Alpes nous a permis de produire des données sur l’économie du secteur qui n’existaient pas ou de façon partielle et de mettre en évidence ou de confirmer des modes de fonctionnement le plus souvent perçus par les professionnels mais non décrits.

Cet état des lieux montre ainsi un secteur qui juxtapose différents ensembles de structures éditoriales, plus ou moins isolées, dont les logiques en termes de production, de marchés et de pratiques éditoriales sont souvent très différentes. Mis à part Glénat, il s’agit de petites voire très petites structures éditoriales, participant au renouvellement par la base de l’édition mais fragilisées par leur faible poids économique et la prise de risque importante que constitue donc chaque parution, accentuée par les difficultés de commercialisation auxquelles elles se heurtent. Leur légèreté organisationnelle constitue certainement un atout et notamment un facteur d’adaptation. Mais elle suppose aussi pour les éditeurs d’avoir recours pour survivre à différentes stratégies telles que la pratique d’une activité secondaire au sein de la structure ou à l’extérieur, l’orientation vers certaines modalités de production comme les ouvrages de commandes ou les partenariats, l’implication dans la diffusion, quel que soit par ailleurs le choix des modes de diffusion et de distribution ou encore le recours aux aides publiques…

La question des conditions du développement ne se pose pas ou plus pour ceux qui ont fait le choix de rester petits. Mais ces conditions apparaissent directement liées aux types de marchés visés, avec différents cas de figure selon qu’il s’agit de marchés très restreints et uniquement locaux, régionaux ou à la fois régionaux et nationaux ou encore de marchés nationaux. Des secteurs semblent toutefois plus dangereux que d’autres ou moins propices au développement. C’est le cas notamment des sciences humaines et sociales ou de la littérature qui constituent deux des principales spécialités dans lesquelles s’inscrivent les éditeurs de la région. Les stratégies en terme de production restent à analyser pour comprendre comment les éditeurs cherchent à se positionner par rapport à la concurrence des éditeurs nationaux, rendue d’autant plus âpre que la centralisation médiatique-littéraire tend à renforcer les logiques du marché.

Les aides économiques des collectivités apparaissent indispensables, notamment pour les éditeurs de ces spécialités, dans un contexte d’industrialisation et de contraintes de plus en plus fortes sous la pression des grands groupes. Toutefois, les politiques publiques n’ont que très peu d’effet en termes de légitimation littéraire et les processus de consécration passent aujourd’hui avant tout par les grands médias.

Enfin, d’autres raisons aux faiblesses du secteur sont certainement à chercher du côté des éditeurs eux-mêmes, qui n’ont que peu de relations avec le milieu de l’édition et travaillent le plus souvent de façon isolée. Il n’existe pas en Rhône-Alpes de pôle éditorial ou de maison ayant un rôle moteur pour le développement d’autres structures . Pourtant, des exemples à l’échelle nationale ou dans d’autres régions montrent que c’est vraisemblablement dans des modalités diverses d’associations ou de partenariats plus ou moins formels que s’inscrit l’avenir de bon nombre de petits éditeurs, décidés à continuer de proposer une offre innovante (Rouet, 2000) et à faire entendre leur voix dans l’environnement hyper-concentré qui se dessine pour l’édition française.

Notes

(1) Cartellier Dominique, Chartreux Brigitte, avec la collaboration de Mandallaz Elisabeth et Romeyer Hélène (2003) : L’édition en Rhône-Alpes 2000-2002. Étude commandée par la Région Rhône-Alpes à l’Agence Rhône-Alpes du livre et de la documentation (ARALD) réalisée par l’ARALD et le Gresec, 112 p., février 2003.

(2)  Ce corpus a été élaboré à partir d’une liste constituée par le croisement de la base de données de l’ARALD recensant près de 400 maisons et lieux d’édition (lieux d’édition, c’est-à-dire des structures ou des individus ayant une activité d’édition généralement liée à leur activité principale ) et du répertoire Electre des éditeurs (2001), qui dénombre dans les 7 départements de la Région Rhône-Alpes 219 maisons ayant au moins un titre à leur catalogue.

Références bibliographiques

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Casanova Pascale, La République mondiale des lettres, Le Seuil, 2000

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Ducas Sylvie, « À défaut de génie… La panthéonisation de Bernard Pivot », Communication et langages, n° 135, avril 2003

Mollier Jean-Yves, « Actes Sud ou la revanche des régions », Où va le livre ? La Dispute, 2000

Piault Fabrice, « Editis : feu vert pour Lagardère », Livres Hebdo n° 539, 9 janvier 2004

Rouet François, Le Livre. Mutation d’une industrie culturelle, La Documentation française, 2000

Salles Alain, « Le Seuil et La Martinière annoncent leur fusion », Le Monde, 13 janvier 2004

Surel Yves, L’État et le livre. Les politiques publiques du livre en France (1957-1993), L’Harmattan, 1997

Auteur

Dominique Cartellier

.: Dominique Cartellier est maître de conférences en Sciences de l’information et de la communication à l’IUT2, université Pierre Mendès France (Grenoble 2), et membre du Gresec. Ses travaux portent sur les mutations de l’édition et les enjeux socio-économiques qui y sont liés.