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Tout vient du corps

Cet article a été publié en introduction des Actes du colloque « Médiations du corps », qui s’est tenu à l’université Stendhal les 24 et 25 novembre 2000.
Ces Actes ont été édités par les universités Stendhal et Pierre Mendès France (Grenoble 2) en octobre 2002. Quelques-unes des communications de ce colloque peuvent être consultées ici. Ces communications sont présentées et analysées dans l’article de Bernadette Dufrene « La place du corps dans les sciences de l’information et de la communication ».
Article mis en ligne le 6 Déc, 2002

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Caune Jean, « Tout vient du corps« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°03/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2002/varia/03-tout-vient-du-corps

Introduction

« Tout vient du corps. » Il n’est pas surprenant que cette affirmation soit formulée par le Rabbi Juda Loeb, dit le Maharal de Prague, ce grand penseur de l’apogée de la Renaissance, à qui fut attribuée la création du Golem, mythe de la postmodernité. Le Golem est un automate, un robot d’apparence humaine doté des pouvoirs du corps. Cette mécanique, régie par la volonté de son créateur, n’est pourtant pas un corps humain. Privé d’émotion et de sensation, le Golem est dépossédé de la vérité du corps, c’est-à-dire de la relation à l’esprit.

Tout vient du corps, donc.

C’est par lui que nous percevons le monde extérieur. Notre relation aux autres est construite par nos attitudes, nos gestes, nos mouvements. Par sa médiation, nous exprimons nos sentiments et nous communiquons nos affects. Pourtant, les questions relatives à son pouvoir d’expressivité et de médiation ne peuvent s’appréhender sans références aux idéologies du corps, aux valeurs et aux normes qu’une culture et une société lui attribuent.

Le corps objet de discours et de pratiques

Dans les formations discursives des années soixante-dix, le corps est non seulement un objet de discours, il se présente comme un concept qui fonde la légitimité de l’idéologie de l’expressivité corporelle. Le corps s’impose comme thématique qui imprègne la publicité, l’art, la formation… Enfin, le corps apparaît comme le support et la condition des phénomènes relationnels. Dès lors, le corps devient objet de pratiques dans les multiples domaines qui mettent en jeu la construction du sujet : de la formation personnelle à l’expression de Soi.

Les voies prises par la réhabilitation du corps ont été multiples. C’est dans la vie quotidienne, avec le dévoilement du corps dans la mode vestimentaire, qu’elle s’est d’abord réalisée. Elle a trouvé une forme dans les poétiques corporelles inspirées des spiritualités orientales. Enfin, elle s’est fondée sur une métaphysique qui, à la suite de Merleau-Ponty, a donné au corps un caractère originaire et miraculeux dans le phénomène d’expressivité.

« Le corps tombeau de l’âme », comme le pensait Platon ? Le statut du corps comme espace de l’expressivité reste à analyser. Le corps est sans aucun doute le lieu où s’inscrivent les manifestations significatives de l’expérience humaine. Le corps peut-il alors être conçu comme un objet perçu ? Si on doit considérer les signes du corps comme l’extériorisation d’une intention du sujet, comme un vouloir dire, il est difficile d’envisager l’expressivité du corps comme une chose. Autrement dit, la construction d’une sémiotique du corps reste un projet illusoire tant les signes du corps relèvent d’une perception qui met en jeu une relation. Et si une sémiotique du corps peut être tentée dans les représentations qu’en donnent les artifices de l’art, elle doit s’accompagner d’une herméneutique. Le corps ne peut être considéré comme un fait sociologique au sens de Durkheim. L’expressivité du corps ne peut être reconnue indépendamment du sujet percevant. Cette expressivité ne vaut que par la relation qu’elle construit avec celui qui en est le destinataire ou le récepteur. Le corps est inscrit dans un système culturel et il est l’objet d’une réception sensible et intelligible dans un « horizon d’attentes », tel que le définit H.R. Jauss, c’est-à-dire construit par l’expérience qu’en ont les hommes, par les codes qu’ils reconnaissent et par la frontière mouvante qu’ils tracent entre imaginaire et réel.

Les espaces de déploiement et de lecture du corps

Le corps se déploie de manière construite par l’artifice de l’art dans l’espace de la scène, du tableau, de l’écran, du défilé… C’est dans un cadre – un espace de médiation – qu’il est mis en scène, qu’il se montre et qu’il peut être livré à la raison sensible. Diderot, dans ses Pièces détachées sur la peinture, exigeait de l’artiste deux qualités essentielles : la morale et la perspective. Par morale, il entendait la nature de la relation, déterminée par une intention et une technique, que l’artiste cherchait à nouer avec le spectateur par la médiation du tableau. Par perspective, il désignait le point de vue que le peintre introduit dans son tableau afin de communiquer une impression et une perception. Morale et perspective sont alors les modalités par lesquelles le corps est appréhendé dans l’espace de représentation.

Le corps sur la scène de théâtre a été soumis à de nombreuses réductions. À la fin du XIXème siècle, dans les systèmes codifiés du jeu de l’acteur, notamment dans la pantomime imaginée par Delsarte, le corps est considéré comme une réserve de signes. Ces techniques, disparues dans le jeu de l’acteur, perdurent dans la danse classique ; elles ne prennent en compte ni les affects qu’elles tiennent à distance, ni l’investissement imaginaire qu’elles masquent par l’artifice du costume.

Dans les années soixante-dix, le concept de corps devient un « idéologème », dans la mesure où les techniques de l’expression corporelle prétendent libérer le sujet en se donnant comme objectif la production de Soi dans l’émergence de l’expression. Chez Grotowski, les techniques trouvent leur inspiration dans la spiritualité orientale, le corps de l’acteur est l’instrument à travers lequel la totalité de l’être s’exprime. L’acteur livre son corps au public dans une cérémonie. La via negativa qu’il choisit est celle de l’élimination des blocages, qui s’opposent à l’expression du corps, mais aussi des contraintes que l’histoire et la culture ont déposées par sédimentation. Le corps de l’acteur, une fois dépouillé des attributs qui le définissent dans une culture, devient le support d’un mythe, l’instrument d’un rituel et le témoin d’une souffrance humaine déhistoricisée. Le corps a été réduit à sa dimension de surface vide, de page blanche, qui peut accueillir les signes d’une parole expressive. Pourtant, chez Grotowski, l’expressivité du corps est rendue sensible au spectateur par la médiation du souffle. Comme chez Artaud, qui voit en l’acteur un « athlète affectif », le souffle mobilise le corps, le relie au mouvement de l’esprit et donne une profondeur au jeu.

La danse contemporaine s’est, elle, développée à l’opposé de cette conception académique d’un corps support, médium d’une partition sur laquelle s’inscrivent des gestes désincarnés, éléments distinctifs d’une syntaxe corporelle. Il n’est pas surprenant que chez Pina Bausch, Maguy Marin ou encore Jean-Claude Galotta, le danseur, en abandonnant un vocabulaire et une syntaxe fixés, se soit rapproché de l’acteur.

L’espace à deux dimensions du tableau est un autre exemple d’un espace susceptible de rendre visibles des figures dont les caractères sont à la fois formels et expressifs. Ces figures constituent le « texte », le tissage, d’une histoire qui peut être interprétée par le spectateur. Dans la peinture classique, les signes expressifs – gestes, regards, mouvements, attitudes… – sont les signes exacts des affects et des passions de l’âme. Félibien, ce grand critique du XVIIe siècle commentateur des tableaux de Poussin, affirmait : « De même que les lettres de l’alphabet servent à former nos paroles et à exprimer nos pensées, de même les linéaments du corps servent à exprimer les diverses passions de l’âme pour faire paraître au-dehors ce qu’on a dans l’esprit ».

Dans cette perspective, Poussin pouvait écrire, en 1639, à Chantelou, son commanditaire du tableau La Manne : « Lisez l’histoire et le tableau, afin de connaître si chaque chose est appropriée ». Louis Marin montre comment Poussin dans Les Bergers d’Arcadie conduit et oriente la vision du spectateur (1). « Lire le tableau » n’est pas une opération naturelle de l’œil, « c’est un jugement, un office de raison répandu dans le tableau ». Marin met en évidence un modèle de récit pictural où les mouvements et les actions des personnages rendent compte des passions et des affects échangés. La désignation par le geste, le questionnement par le regard, le déplacement de la main… réalisent des formes de relation et de contact qui recouvrent les fonctions fondamentales de la linguistique mises en valeur le linguiste Roman Jakobson. Les corps des personnages agissants effectuent une médiation, d’une part entre les personnages, et d’autre part entre l’espace du tableau et l’espace de réception du spectateur (2).

Ces modalités de la médiation du corps qui se manifestent dans les représentations artistiques du corps peuvent s’étendre aux usages dans lesquels le corps se montre dans la perspective de réalisation du corps social. En particulier dans l’espace cérémoniel du groupe comme c’est le cas dans la ronde magique des tribus de Nouvelle-Guinée dont parle Marcel Mauss : « Tous les corps ont le même branle, tous les visages ont le même masque, toutes les voix ont le même cri. À voir sur toutes les figures l’image de son désir, à entendre dans toutes les bouches la preuve de sa certitude, chacun se sent emporté, sans résistance possible, dans la conviction de tous… C’est alors que le corps social est véritablement réalisé ».

La médiation du corps, qu’elle se manifeste dans les représentations artistiques ou dans les cérémonies sociales met en jeu un certain nombre de conditions. Elle exige un sujet, individuel ou collectif, qui extériorise une intention visant à produire une relation avec le destinataire de la manifestation. Elle se situe dans un cadre de compréhension qui suppose des normes et des codes partagés. Elle est intelligible dans un espace de pratiques culturelles reconnu comme tel. La médiation du corps, parce qu’elle délimite un espace de vision et espace de jugement esthétique, construit une raison sensible partagée : elle institue une identité collective.

Notes

(1) Louis Marin, Détruire la peinture, Flammarion, coll. Champs, 1997.

(2) Cf. Jean Caune, Pour une éthique de la médiation, PUG, 1999.

Auteur

Jean Caune

.: Membre du Gresec, Jean Caune est professeur de Sciences de la communication et d’Esthétique.