La culture face à l’Internet : un enjeu culturel et d’action publique
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Bouquillion Philippe, « La culture face à l’Internet : un enjeu culturel et d’action publique« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°03/1, 2002, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2002/varia/02-la-culture-face-a-linternet-un-enjeu-culturel-et-daction-publique
Introduction
« Comme la télévision, le multimédia est une nouvelle pratique culturelle » (Gouvernement français, 1998). L’univers de l’informatique et des réseaux électroniques est désormais associé au monde de la culture. Les « rencontres » entre les techniques d’information et de communication (TIC), en particulier l’Internet, et la culture concernent l’ensemble des domaines culturels aussi bien la culture dite « légitime » que les industries culturelles. Le ministère de la Culture et nombre d’artistes ou d’auteurs soulignent l’importance des enjeux culturels soulevés par le développement de l’Internet. Les TIC font aujourd’hui partie du champ d’intervention du ministère de la Culture : « l’entrée dans la société de l’information et l’appropriation des technologies de l’information et de la communication constituent (…) une dimension majeure d’une politique culturelle ambitieuse. » (Gouvernement français, 1998) Les industriels ne sont pas en reste. N’oublions pas que les cédéroms culturels figurent parmi les premières applications culturelles des TIC développées par des acteurs industriels. (Séguy, 2000) Les actions et les discours relatifs au multimédia et à l’Internet des groupes de communication possédant des intérêts dans les industries éditoriales telles que Bertelsmann, Vivendi-Universal ou Lagardère-Hachette n’ont pas à être rappelés.
Toutefois, quelle que soit l’importance des stratégies, politiques ou discours des divers acteurs sociaux concernés, il convient de noter que les spécificités de ces enjeux ne sont encore guère pensés. Les industriels ont tendance à concevoir l’Internet dans la continuité des médias de masse ou des industries culturelles « classiques » telles le livre ou le disque. Les institutions culturelles telles que les organismes de spectacle vivant, au moins dans le cas français, envisagent l’Internet comme un outil comparable aux outils de communication et de promotion qu’ils utilisent habituellement. Du coté des autorités publiques, les applications culturelles de l’Internet sont encore très fréquemment abordées à partir des catégories de pensée traditionnelles des politiques culturelles et de l’économie de la culture. Les discours et les actions du ministère de la Culture relatifs à l’Internet culturel s’inscrivent ainsi dans des perspectives plus anciennes, ce qui ne concourt évidemment pas à la clarté et au bien-fondé de l’action publique dans ce « nouveau » domaine culturel.
A défaut de pouvoir aborder toutes les applications culturelles des TIC, nous pouvons nous intéresser aux questions concernant à la fois le ministère de la Culture, du fait de ses actions ou de ses discours, et des acteurs économiques, qu’il s’agisse d’acteurs des industries culturelles ou des institutions culturelles. Ces questions ne sont pas choisies au hasard, mais elles correspondent aux principaux thèmes abordés dans les discours du ministère et dans les documents d’action du ministère de la Culture, ainsi qu’à des enjeux industriels ou culturels majeurs. Dans ces différents exemples, il est possible de montrer que les enjeux perçus par les acteurs sont liés à des conceptions anciennes, antérieures aux récents développements des TIC, en particulier de l’Internet. Ces conceptions et les actions qui les accompagnent peuvent alors sembler inadaptées à certains des enjeux soulevés par l’essor des applications culturelles des TIC. Quatre points seront abordés : le dispositif d’action publique, la « reproductibilité » offerte par le Net à certains produits culturels, la capacité mutuelle de la culture et des TIC à se démocratiser et enfin la représentation de l’Internet comme un nouveau support de diffusion pour les produits des industries culturelles ou des médias classiques.
Un dispositif d’action publique inadapté
L’insertion des TIC dans le champ des politiques publiques ne s’accompagne pas d’un renouvellement des modalités d’action de l’Etat. Les actions et les projets publics prolongent les actions antérieures sur le plan des objectifs, des moyens et des acteurs. Les catégories habituelles des politiques culturelles sont donc reprises. Le gouvernement, aux termes du plan d’action gouvernemental pour la société de l’information (PAGSI), entend ainsi développer quatre types d’action relatives aux TIC :
– soutenir la création de contenus et de services multimédias ;
– favoriser la numérisation du patrimoine culturel national ;
– utiliser les lieux d’accès et de formation à la culture afin de faciliter la maîtrise des TIC ;
– et, enfin, la défense de la francophonie.
Dans la période la plus récente, une nouveau registre habituel de l’action du ministère de la Culture s’ouvre aux TIC, la formation. « Le développement des technologies de l’information induit une forte demande de personnel qualifié, en particulier de haut niveau. L’ensemble des établissements offrant des formations initiales et continues aux professionnels de la culture a commencé d’instaurer ce type de spécialisation. Le réseau des écoles d’art figure parmi les moyens privilégiés par le gouvernement pour faire face à cette demande. » (Bilan du PAGSI, 2000)
La tutelle, de fait, qu’exerce le ministère de la Culture sur les opérations culturelles développées par les collectivités territoriales (il a souvent été souligné que les actions de ces dernières ne sont que des déclinaisons des choix nationaux), se poursuit à travers les actions relatives aux TIC. Le bilan du PAGSI d’août 2000 rappelle ainsi que depuis 1999, les communes ou les groupements de communes peuvent être soutenus dans leurs projets de numérisation des collections de leurs bibliothèques et de développement de services à distance sur l’Internet. « Deux formes de soutien sont proposées : l’État peut soit participer au financement de l’achat d’une station de numérisation (possibilité réservée en fait aux grandes bibliothèques), soit financer pour partie les marchés de sous-traitance réalisés dans ce cadre, les documents libres de droits étant privilégiés. »
Les TIC s’insèrent donc dans les schémas mis en place lors de la création du ministère et modifiés, à certains égards, à l’occasion de l’arrivée de Jack Lang aux affaires. Les objectifs présentés ci-dessus et notamment les trois premiers, correspondent aux actions culturelles que l’Etat mène depuis la création du ministère de la Culture en 1959 : soutien à la création, soutien à la diffusion, élargissement des publics, tandis que la dimension économique de ce discours s’inscrit dans la volonté introduite par Jack Lang de développer les industries de la culture et de la communication françaises. Les modalités habituelles de l’intervention publique en matière culturelle s’ouvrent aux TIC, en particulier la distribution de financements à des institutions, la politique fiscale, la réglementation, etc.
L’essentiel des institutions concernées par ces projets sont des institutions déjà existantes auxquelles le ministère accorde des subventions afin qu’elles développent des activités relatives aux TIC. Cet état de fait peut s’expliquer par des raisons budgétaires. Le ministère est soucieux, dans ce domaine comme dans d’autres (tels que la danse), d’éviter la création d’institutions. Cette forme d’action s’explique également par l’absence de vision politique de la part du ministère de la Culture. A défaut d’avoir défini une politique, le ministère s’en remet aux perspectives et aux projets d’un ensemble d’institutions culturelles. Le ministère accompagne ainsi la volonté de certains organismes culturels de s’adapter aux techniques numériques et aux possibilités qu’elles offrent. Ce mode d’action peut emprunter la forme de la labellisation d’institutions déjà établies. Cette procédure, couramment utilisée dans les politiques culturelles, a été appliquée dans le domaine des TIC avec la création des Espaces culturels multimédias (ECM). Le ministère se contente alors d’accorder des subventions à des institutions labellisées pour accueillir un ECM. Généralement, ces dernières fixent à l’ECM des objectifs correspondant à leur activité principale : animation culturelle, éducation, formation, recherche, diffusion artistique. Les ECM ont été implantés dans des structures très différentes. Il peut s’agir de Maisons des jeunes et de la culture (MJC), telles que la MJC Montplaisir à Lyon, de musées d’art contemporain, comme le Musée d’art contemporain de Lyon ou de Centres culturels polyvalents installés dans d’anciennes friches industrielles à l’instar de la Friche de la Belle de Mai à Marseille. Le ministère de la Culture confirme son intention de développer les ECM. « Ces espaces, lieux permanents d’accès et de formation au multimédia, attirent un public nouveau et le confrontent à une offre culturelle qui peut l’amener à d’autres pratiques artistiques. Les cent dix ECM existants verront leur nombre doubler à court terme. » (Bilan du PAGSI, 2000, site Internet du ministère de la Culture « www.culture.fr ») Le ministère n’a donc pas développé de réflexions ni de politiques cohérentes sur le rôle des ECM et sur l’insertion des TIC dans les lieux d’accueil des ECM. Néanmoins, à l’occasion d’autres actions, le ministère peut adopter une démarche plus volontariste, au moins sur le plan des discours, et se présenter comme l’inspirateur des institutions. Cette perspective est plus particulièrement illustrée par les mesures annoncées en matière de promotion de la francophonie ou de numérisation du patrimoine.
Outre les ECM, les programmes de soutien au multimédia qui ont été mis en place, prolongent les actions « sectorielles » traditionnelles du ministère de la Culture. Ils concernent des domaines d’application des TIC, divers et sectoriels : le livre, la musique, les arts plastiques, le patrimoine, les musées, le spectacle vivant ou l’audiovisuel et le cinéma. Les programmes d’aide sont également nombreux et impliquent diverses structures publiques, quoique les aides les plus importantes soient délivrées par le Centre national de la cinématographie et l’Institut de financement du cinéma et des industries culturelles. La diversité qui caractérise ces programmes ne contribue pas à rendre l’action publique plus lisible. Officiellement, ces dispositifs poursuivent trois objectifs : aider l’édition multimédia, soutenir la création artistique et la production de contenus et, troisièmement, favoriser la recherche et l’innovation. En fait, ces programmes visent pour la plupart d’entre eux, hormis le programme d’aide à la recherche, une double finalité. En premier lieu, les objectifs artistiques priment les perspectives industrielles. Ces dispositifs de soutien ne sont pas tournés en direction des acteurs industriels mais vers les artistes ; ils ne sont donc pas destinés à développer l’industrie française du multimédia. En second lieu, le soutien à la diffusion ne figure pas dans les priorités définies par ces programmes, qui sont essentiellement consacrés au soutien à la conception et à la production. En somme, en privilégiant la perspective de la production artistique, l’insertion des activités multimédia au sein des industries culturelles (y compris d’industries spécifiques) et les réalités de cette insertion sont assez largement ignorées. Deux programmes font néanmoins exceptions. Le Programme pour l’innovation dans l’audiovisuel et le multimédia (Priamm), lancé en novembre 1998 par le ministère de la Culture et le secrétariat d’Etat à l’Industrie, est plus orienté vers des préoccupations industrielles, bien qu’il ne vise pas à soutenir ni la production, ni la diffusion mais la recherche dans les nouvelles technologies et l’insertion industrielle de la recherche. Un second programme, le Dispositif pour la création artistique multimédia (Dicream), annoncé en février 2001 par Catherine Tasca, constitue « … à la fois un système nouveau de coopération et de travail en réseau des huit grandes directions du ministère, et un fonds spécifique d’aide aux créateurs d’oeuvres originales dans l’univers numérique » (site Internet du ministère de la Culture <www.culture.fr>, consulté le 1er mai 2001). Ce programme est un premier exemple de « globalisation » de la politique publique. Ce dispositif regroupe, en effet, « … toutes les directions du ministère, et fonctionne comme un guichet unique crée au CNC/Direction du multimédia… Pour tout ce qui touche au multimédia, un grand nombre de ses domaines d’action, tels que la recherche, la formation, le dialogue avec les artistes, l’aide financière aux œuvres et aux créateurs, ne peuvent plus être traités verticalement, direction par direction ou établissement par établissement, mais doivent l’être horizontalement en faisant en sorte que les experts des différentes disciplines du ministère travaillent et instruisent les dossiers ensemble » (site Internet du ministère de la Culture <www.culture.fr>, consulté le 1er mai 2001). Toutefois, ce programme se situe largement dans les mêmes perspectives que ses prédécesseurs. Il propose des aides de trois types : des aides à la maquette, à la réalisation et aux manifestations collectives. La conception, la production et, potentiellement, la communication sont concernés mais non la diffusion.
L’insertion des TIC dans les schémas traditionnels d’intervention du ministère de la Culture favorise certainement l’insertion concrète des TIC dans les domaines culturels se situant sous sa dépendance. Mais, de ce fait, les TIC ne constituent pas une catégorie nouvelle d’intervention du ministère de la Culture. Une « délégation », à défaut d’une « direction », encore plus improbable, « globalisant » les actions et les réflexions relatives aux TIC n’a pas été créée. Cette sectorialisation nette ne permet pas aux décideurs ministériels d’identifier des problématiques communes et spécifiques aux applications culturelles des TIC. Les éventuelles spécificités que les TIC imposeraient à l’action publique ne sont pas pensées. Toutefois, dans la période la plus récente, notamment depuis la publication d’un bilan du PAGSI en août 2000 comme, auparavant, depuis l’arrivée de Catherine Tasca à la tête du ministère de la Culture, des évolutions significatives sont à noter. Les réalisations sont devenues plus nombreuses avec l’avancement de la mise en oeuvre des divers programmes d’action. Aussi, le discours du ministère est devenu moins « global » ; d’une part, les « vastes » perspectives idéologiques sont moins nombreuses et, d’autre part, les TIC sont de moins en moins envisagées comme un tout indistinct mais comme des produits diversifiés. A titre d’exemple, le bilan du PAGSI note que les musées ont collecté des données de type différents (données documentaires sur les collections, informations sur les établissements, données sur les résultats scientifiques des analyses en laboratoire, ressources bibliographiques…), que ces données intéressent des publics différents (chercheurs, étudiants, lycéens, amateurs, « grand public ») et ainsi ces données « … ont conduit à la réalisation de produits différents qui relèvent de la communication, de la recherche ou de l’action pédagogique. » (Bilan du PAGSI, 2000) Néanmoins, ces évolutions demandent à être confirmées. Bien que diverses études aient été réalisées, la réflexion relative à la portée des actions et aux usages qu’elles peuvent susciter ne fait que débuter. Les financements et les diverses mesures prévus dans le cadre du PAGSI n’ont pas fait l’objet d’une véritable évaluation. Le bilan du PAGSI se contente de préciser les montants dépensés mais ne s’interroge guère sur les résultats des actions. A l’instar du dispositif d’action publique, les discours ministériels relatifs à la reproductibilité de certains produits culturels semblent reprendre des perspectives déjà anciennes.
L’accès à la reproductibilité grâce à l’Internet
Les réseaux électroniques sont supposés permettre aux activités culturelles non reproductibles d’accéder à la reproductibilité. Cette affirmation ne concerne pas que le spectacle vivant. Le discours du ministère de la Culture souligne qu’une oeuvre plastique du patrimoine culturel numérisée peut ainsi être reproduite et diffusable à l’infini. Mais elle prend un sens économique particulier dans le cas du spectacle vivant. En effet, les espoirs placés dans l’industrialisation du spectacle vivant grâce à l’audiovisuel dans les années quatre-vingt se trouvent aujourd’hui reportés sur les réseaux électroniques. Le discours actuel du ministère de la Culture sur la rencontre entre l’Internet et la culture légitime est ainsi extrêmement proche des discours tenus lors du Colloque international de Nice de 1984 consacré à l’analyse économique des relations entre l’audiovisuel et le spectacle vivant (Collectif, 1984). Ce colloque réunissait divers chercheurs et des représentants du ministère de la Culture. Une véritable « foi » sur les bienfaits mutuels, économiques comme artistiques, des relations entre les deux secteurs s’y exprime. L’audiovisuel, alors, et l’Internet aujourd’hui sont présentés comme de nouvelles sources de revenus face à l’augmentation continue des besoins de financement à laquelle sont confrontées les institutions de production et de diffusion de spectacle vivant. Ces ressources devraient pouvoir suppléer les subventions publiques en stagnation, voire en décroissance.
Or, les faits contredisent ces discours. Les expériences de diffusion de spectacles enregistrés sont extrêmement rares ; les sites de l’immense majorité des institutions de spectacle vivant ne comportent pas de banques de programmes filmés. Dans les quelques cas (de diffusion de spectacles) observés, le spectacle fait généralement l’objet d’une représentation vivante dans une ou plusieurs salles et simultanément sur l’Internet. Le direct, le caractère simultané du temps de la production et du temps de la consommation sont donc préservés. Le public participe à l’élaboration du spectacle, soit en direct en intervenant à partir d’un ordinateur (personnel distant), soit à partir d’interventions préalablement enregistrées. Ces expériences émanent d’un petit nombre de personnalités appartenant aux mondes de la danse et de la musique contemporaines. Il convient de citer Merce Cunningham et son spectacle « Hand Dramn Spaces », Stelarc, ou, en France, Jean-Marc Matos, pour la danse ou Tod Machover pour les arts lyriques et musicaux. La plupart de ces spectacles sont diffusés à titre gratuit. Ces manifestations sont un des aboutissements de recherches esthétiques antérieures dans lesquelles les technologies informatiques tenaient une grande place, comme l’illustre le logiciel de danse LifeForms. Il est à noter qu’en France, fort peu de lieux de spectacle prestigieux s’intéressent à ce type d’opérations sur l’Internet. Les réflexions et les expériences les plus innovantes se produisent aux Etats-Unis.
Cet état de fait s’explique d’abord par l’existence d’importantes entraves juridiques à la diffusion sur le Net de spectacles enregistrés. Le droit français accorde aux artistes, auteurs ou interprètes, un large spectre de droits pécuniaires comme moraux. Or, ces droits entravent fortement la possibilité pour les organismes de spectacle vivant de diffuser et de valoriser des spectacles enregistrés. De ce fait, les institutions disposant d’une banque de programmes filmés ne peuvent les valoriser sur l’Internet. Outre les difficultés et le coût des nécessaires négociations avec les ayant-droits relatives aux aspects artistiques, les droits qui seraient à verser seraient trop élevés, compte tenu des faibles perspectives de gains qu’offre la diffusion sur l’Internet. A l’instar d’une diffusion audiovisuelle, la diffusion sur l’Internet, par une institution de spectacle, d’un spectacle enregistré constitue une dépense et non une ressource. De même, la place que peuvent occuper les institutions de spectacle vivant ne semble pas très clairement définie, les artistes ayant la possibilité de traiter directement avec d’éventuels autres « diffuseurs » sur l’Internet. Les institutions productrices de spectacles en salle ne perçoivent alors aucun revenu.
L’absence de diffusion de spectacles enregistrés est également à replacer dans une situation de relatif désintérêt de la part du monde du spectacle vivant vis-à-vis de l’Internet. Ce désintérêt peut s’expliquer d’une triple manière. Les politiques culturelles de l’Etat et des collectivités locales n’incitent guère les institutions subventionnées à s’intéresser à l’Internet. De même, jusqu’à une date assez récente, les personnels dirigeants n’étaient que très rarement sensibilisés à cette question. Le développement du site était alors laissé à l’initiative d’un employé de position intermédiaire, relevant le plus généralement du service de la communication. L’absence d’intérêt de la part de la direction fait que ces actions n’étaient pas « institutionnalisées » ; elles n’étaient ainsi pas intégrées aux autres activités de l’institution. Par ailleurs, hormis la musique et la danse contemporaines, les arts vivants ne recourent pas aux techniques de l’informatique dans le cadre du processus de production artistique. L’informatique et donc l’Internet apparaissent alors comme des univers étrangers au monde de la création, et comme relevant, tout au plus, de la seule gestion des institutions. De même que la représentation de l’Internet comme outil de reproductibilité du spectacle vivant, héritée du passé, semble inopérante, la vision de l’Internet comme outil de démocratisation de la culture est très discutable.
L’Internet et la culture : démocratisation mutuelle ou communication ?
Fidèle au discours sur la société de l’information qui insiste sur les apports mutuels dont peuvent bénéficier les TIC et la culture, le discours public présente une double dimension. Les applications culturelles des TIC peuvent concourir à la formation des usages sociaux des TIC, tandis que celles-ci contribuent à la démocratisation et à la décentralisation de la culture.
Dans les discours sur la société de l’information, l’Etat s’est vu attribuer une fonction de « communicateur » et de formation des usages sociaux. La culture apparaît, dans le discours du ministère, comme un domaine d’application fort de cette fonction publique : « L’appropriation des technologies de l’information et de la communication par le citoyen constitue en soi un objectif culturel. Afin de prévenir l’apparition d’une société de l’information à deux vitesses, l’Etat doit encourager la sensibilisation du public à ces nouveaux moyens d’expression et d’accès à la culture et au savoir. » (Gouvernement français, 1998). Dans cette perspective, « les bibliothèques (…) peuvent devenir l’un des lieux majeurs de l’appropriation culturelle des technologies de l’information et de la communication par le public. » (Gouvernement français, 1998) La culture serait un outil privilégié d’intégration à la société de l’information, comme l’affirme la ministre, alors en fonction, en s’appuyant sur des expériences strasbourgeoises : « On dit que ce type d’outil de communication est froid, qu’il isole. En fait, les cybercentres sont des projets très mobilisateurs. Ils favorisent la création d’un lien social, la constitution de réseaux. Ils engendrent des projets culturels favorisant les rencontres. » (Trautmann, 1998). Le comité interministériel sur la société de l’information du 10 juillet 2000, présidé par le Premier ministre, poursuit cette perspective puisque la politique en faveur de la création d’espaces publics d’accès à l’Internet a été relancée ; de nouveaux espaces vont être crées tandis que les moyens alloués par l’Etat vont augmenter. (Cf. le site Internet du Premier ministre) La « nouvelle » ministre de la Culture, Catherine Tasca, s’est elle aussi inscrite dans cette perspective, au moins dans ses discours. « Le Net n’est pas un produit culturel de naissance, mais (…) c’est un outil formidable pour favoriser l’accès du plus grand nombre à la culture et à l’expression artistique. » (Déclaration de la ministre le 3 mars 2001, à l’occasion de la quatrième fête de l’Internet, site Internet Le Monde Interactif <www.lemonde.fr/recherche/>, consulté le 5 mars 2001)
Mais au-delà de la promotion des usages sociaux des TIC, les TIC et en particulier l’Internet permettraient un élargissement des publics. La technologie est ici parée de deux vertus. Elle permet, d’une part, la présence physique des oeuvres ou du moins de leur forme numérisée, en particulier dans les zones de faible densité de population. D’autre part, elle est supposée conduire au dépassement des barrières socioculturelles à l’appropriation des oeuvres. Elle constitue la réponse moderne aux questions de la décentralisation et de la démocratisation de la culture. Les exemples de cette forme de déterminisme technologique sont extrêmement nombreux dans les discours publics. Le lien entre la diffusion et la « consommation » électroniques et les pratiques culturelles est ainsi affirmé : « Notre but n’est pas que les gens restent devant leur écran, mais que, s’ils voient la Joconde numérisée, ils aient envie d’aller la voir en vrai. » (Trautmann, 1998) De même, la politique de numérisation des fonds culturels doit « faciliter l’accès du plus grand nombre au patrimoine, notamment pour pallier les difficultés posées par son éloignement géographique et les limites qui existent à la présentation physique des oeuvres. » (Trautmann, 1998) Il est précisé qu' »Internet constitue un outil spectaculaire de démocratisation de l’accès au patrimoine culturel de nos bibliothèques et de nos musées. » (Gouvernement français, 1998) Les bibliothèques doivent également recourir plus largement aux TIC : « La diffusion de l’Internet peut favoriser le rééquilibrage culturel du territoire ainsi qu’une diffusion plus large et plus égalitaire de l’accès au savoir et à la culture. » (Gouvernement français, 1998) Diverses mesures sont ainsi prévues. Le Catalogue collectif de France est actuellement mis en ligne tandis que la numérisation de certains fonds de la Bibliothèque nationale de France (BNF) est en cours. L’Etat s’affirme comme un opérateur incontournable du « patrimoine numérisé ». Le bilan du PAGSI montre que ces programmes sont, en août 2000, déjà largement avancés. « L’objectif initial de la Bibliothèque nationale de France était de constituer une collection encyclopédique sous la forme numérique de 100 000 textes et 300 000 images fixes. Ce programme est déjà largement avancé : près de 90 000 ouvrages imprimés (soit environ 24 millions de pages) et 250 000 images fixes sont numérisés. Le serveur Gallica a été ouvert en octobre 1997. Il offre l’accès à 35 000 textes et 35 000 images libres de droit. Par ailleurs, 15 expositions virtuelles sont présentées sur le site Internet de la Bibliothèque nationale de France. » (Bilan du PAGSI, 2000) Au-delà de la seule BNF, un vaste plan de numérisation des fonds culturels est prévu ou en cours de réalisation. L’action publique s’inscrit clairement dans une logique d’offre. Les textes précisent que les fonds culturels doivent être valorisés avec des bénéfices scientifiques et culturels, sans que la nature de ces bénéfices ne soit précisée. Par ailleurs, il faut constater une certaine ambiguïté quant à une éventuelle dimension commerciale de ces offres publiques. L’édition de produits destinés au grand public doit s’effectuer dans un cadre commercial mais il est précisé, par ailleurs, que la politique de numérisation des fonds culturels doit permettre d’assurer la « maîtrise nationale du patrimoine et prévenir toute tentative de privatisation du patrimoine culturel national sous sa forme numérique. » (Gouvernement français, 1998) Cette ambiguïté tend néanmoins à se dissiper au fur et à mesure que les actions se spécifient. A titre d’exemple, en commentant les réalisations des musées en matière de TIC, le bilan du PAGSI distingue trois types de produits multimédias : des produits d’information et de promotion, des produits destinés à des chercheurs, en particulier à des historiens de l’art (les espaces de travail coopératifs et de ressources) et des cédéroms commerciaux à destination du grand public.
Les commentaires relatifs à l’accès aux oeuvres grâce à l’Internet reprennent, à maints égards, certains discours des années quatre-vingt, tenus notamment par des acteurs publics. Ces discours considéraient les techniques de communication comme un nouveau vecteur de démocratisation de la culture. Les techniques de communication, qu’il s’agisse des relations publiques ou des campagnes d’affichage, ont alors été présentées comme un vecteur nouveau de démocratisation de la culture. Là où la « médiation culturelle » avait échoué, la communication était supposée dépasser les barrières, en particulier socioculturelles, entre le public, et même le « non-public » et les oeuvres. Or, aujourd’hui, l’Internet serait une nouvelle technique de communication, autrement plus efficace, que celles auxquelles les organismes culturels recourraient précédemment. Internet est qualifié dans le PAGSI « d’outil spectaculaire » de démocratisation. Le développement des TIC conduit à un renouvellement de la conception de la démocratisation de la culture qui passe désormais par la démocratisation des TIC. En effet, la démocratisation de la culture par l’Internet est d’abord permise parce que l’ordinateur est un outil « démocratique », d’accès répandu et d’une utilisation maîtrisée par le plus grand nombre. Si ces conditions ne sont pas encore remplies, les politiques publiques doivent permettre de s’en approcher, ce qui illustre la complémentarité entre la démocratisation de l’Internet et de la culture. De plus, l’Internet, ou plus largement l’outil informatique, se voient attribuer une dimension ludique. Cette dimension ludique permettrait aux individus de dépasser les craintes et le sentiment de distance les séparant des oeuvres culturelles. Par ailleurs, divers dispositifs interactifs sont supposés faciliter l’accès des non-initiés aux oeuvres.
Notre propos n’est pas de démontrer la caractère illusoire de ces espoirs. Nous nous contenterons de rappeler, à la suite de très nombreux auteurs, tels Pierre Bourdieu, que les pratiques culturelles dépendent à la fois de facteurs sociologiques (appartenance et trajectoire sociales notamment) et de facteurs économiques, en particulier du prix de l’accès aux oeuvres et de l’élasticité de la demande au prix. De même, il est peu probable que les internautes non initiés ou peu intéressés par la culture savante visitent des sites consacrés à cette même culture savante. Les discours considérant que l’Internet permet la démocratisation et la décentralisation de la culture savante assimilent de fait, et abusivement, l’Internet et les médias de masse. Aussi évident cela soit-il, il convient de rappeler, notamment à la suite de Dominique Wolton (Wolton, 2000), que les logiques d’usages de l’Internet ne sont pas celles des médias de masse. A défaut de pouvoir valider par des études empiriques cette hypothèse, il apparaît probable que les usages de l’Internet sont plutôt différenciés selon les centres d’intérêts ou les diverses appartenances sociales des internautes. Enfin, l’accent peut être mis sur le fait que les formes de communication développées sur l’Internet ne présentent guère d’originalité et de dispositifs spécifiques par rapport aux formes anciennes de communication, en particulier par rapport à la communication papier, et ne comportent pas, ou guère, de dispositifs interactifs ou ludiques destinés à faciliter l’accès des non-initiés aux oeuvres culturelles.
Nous nous appuyons sur l’exemple du spectacle vivant savant. Les sites Internet des institutions relevant de ce champ servent essentiellement à communiquer dans une logique promotionnelle. Ces sites, conçus comme de nouveaux outils de communication, sont donc très éloignés du fait de leurs objectifs et leur forme des vecteurs de démocratisation que décrit le ministère. A l’instar des autres formes de communication, en particulier des plaquettes, des tracts et des affiches, ils présentent et commentent la programmation de l’année, du mois et de la soirée. Ils assimilent ainsi la communication aux seuls présentations et commentaires de la programmation de l’année ou du moment. (Barruel-Brussin, 2001) Un effet d’entraînement se produit entre les institutions ; elles créent un site parce que les autres institutions l’ont fait ou se proposent de le faire. Ils doivent permettre à l’institution d’occuper sa place dans « l’espace public partiel » de la culture (Miège, 1989). Au-delà de cette ambition générale de toute action de communication, les objectifs communicationnels plus particuliers des sites sont assez flous. L’apport spécifique de l’Internet en termes de communication l’est encore plus. Les professionnels interrogés affichent des objectifs très divers : constituer une vitrine internationale de l’institution ou communiquer en temps réel avec les spectateurs locaux. Ces différences d’objectifs annoncées ne semblent pourtant pas reposer sur des situations et des enjeux socio-économiques différents qui les justifieraient. Ces différences ne se traduisent pas de manière concrète dans les contenus des sites. Dans la quasi totalité des cas que nous avons pu observer, la communication sur l’Internet prolonge la communication papier. Les caractéristiques formelles sont généralement identiques. La charte graphique qui régit la communication papier s’impose dans le site Internet. Les photographies de la plaquette sont reprises. Internet accompagne la volonté de nombre d’institutions de se créer une image de marque. Par ailleurs, le rapport que la communication suggère entre l’oeuvre et le public est le même que dans la communication papier. A titre d’exemple, les écritures électroniques offrent des potentialités techniques utiles, telles que de courtes séquences d’images animées mettant en scène les interprètes ou le public en interaction afin de suggérer, à l’instar des supports papier, un rapport consumériste à la culture. Selon Jean-Michel Guy cette suggestion repose sur plusieurs dispositifs et notamment une adresse directe au spectateur, lui vantant le plaisir qu’il éprouvera lors de la fréquentation du spectacle (Guy, 1988). De même, lorsque le directeur artistique est très présent dans la communication papier, il l’est également sur l’Internet… Les rubriques programmation de certains sites ne prévoient de rubriques hypertexte consacrées au metteur en scène d’un spectacle que lorsque celui-ci est le directeur du lieu. La différence essentielle dans le discours de communication réside dans l’importance de la dimension pédagogique de certains sites Internet, en particulier de ceux des institutions anciennes et/ou de taille importante. Les sites des institutions héritières de la tradition du théâtre populaire ou d’autres organismes relevant d’arts vivants très légitimes tels que l’opéra ont souvent développé de véritables bases de données sur le théâtre et sur les grands fondateurs du théâtre populaire. Les responsables de sites tiennent à se démarquer des valeurs esthétisantes qu’ils opposent aux valeurs pédagogiques. Leur site n’a pas à être « beau ». Ils présentent la dimension visuelle et graphique comme secondaire par rapport au texte ou aux fonctionnalités prêtées aux contenus. La dimension pédagogique, fortement valorisée idéologiquement dans ces institutions, légitime en fait le site Internet, lequel ne peut trouver de légitimation dans l’acte créatif lui-même (c’est à dire par rapport à l’activité artistique de l’institution). Il faut souligner que le dénigrement de l’esthétisme est de l’ordre du discours, la plupart de ces sites étant en effet bien réalisés et d’une qualité graphique certaine. En revanche, les organismes relevant des secteurs nouvellement intégrés au spectacle vivant légitime ou qui sont en cours d’intégration et de légitimation institutionnelle, tels que les arts de la rue ou de la piste, préfèrent offrir des sites esthétisants alors qu’ils ont pourtant été présentés depuis le début des années quatre-vingt comme des acteurs essentiels d’élargissement des publics et d’ouverture du monde de la culture. Leurs sites maximisent les potentialités des écritures multimédias. Ce choix peut s’interpréter comme une volonté de s’ancrer dans une image de modernité et de technicité et ainsi de se distinguer des institutions plus anciennes et plus établies.
Le caractère peu spécifique du discours promotionnel sur l’Internet va de pair avec une utilisation relativement faible des potentialités offertes par les modes d’écriture multimédia. Certains sites se contentent même de diffuser la plaquette papier sans aucun dispositif multimédia. Toutefois, dans la majorité des cas, des liens hypertextes permettent d’obtenir un résumé de la pièce, la liste des interprètes parfois accompagnée de renseignements plus ou moins riches sur leur cursus, le nom du metteur en scène ou du chef d’orchestre avec des informations biographiques ou discographiques. Les sites Internet permettent ainsi de diffuser plus d’informations que la plaquette annuelle. Le recours à la multimodalité peut également être constaté. Des enregistrements sonores sont quelquefois diffusés. Des visites virtuelles des locaux sont parfois possibles lorsqu’ils sont anciens et qu’ils présentent un intérêt architectural. La dimension interactive est très faiblement développée. Des forums existent mais ils sont généralement vides. Il est souvent possible de commander le programme par courrier électronique ou d’adresser des messages à certains responsables du lieu (à défaut de toujours recevoir une réponse…). En somme, la plupart des sites Internet des institutions de spectacle vivant ne visent qu’à communiquer, de manière peu originale d’ailleurs, et ne se préoccupent guère de démocratisation de la culture.
Une amélioration de la diffusion des produits des industries culturelles
Internet constitue un enjeu non seulement pour la culture savante mais aussi pour les industries culturelles et les médias. Le Programme d’action gouvernemental rattache ainsi les réseaux électroniques au monde des médias : « La révolution numérique a fait de l’ordinateur et des réseaux des moyens de création et de communication, des médias au sens fort. » (Gouvernement français, 1998) Les TIC acquièrent alors le statut « d’industries culturelles » : « Internet donne à l’ordinateur un rôle nouveau ; c’est une machine à lire, à écouter et à voir, ce qui n’existait pas jusqu’à présent. » (Trautmann 1998) De nouvelles formes d’art et de nouvelles industries apparaissent, tandis que les anciennes sont reconfigurées par le développement des réseaux électroniques. Les pouvoirs publics se veulent optimistes ; Internet est une chance sur les plans économiques et culturels ou informationnels pour les industries culturelles et les médias. Comme cela avait été affirmé par le rapport Bangemann en son temps, le ministère de la Culture considère que les TIC favorisent la diversité des identités culturelles : « Le développement des réseaux d’information ouvre (…) des pistes nouvelles à la diffusion des produits et services culturels et à l’expression de la richesse et de la diversité des différentes cultures. » (Trautmann 1998) Par ailleurs, les TIC ne consacrent pas la domination de la culture et des produits culturels ou informationnels anglo-saxons mais les TIC « ouvrent (…) des pistes nouvelles au renforcement de la présence internationale de la France et de la francophonie. » (Trautmann 1998)
Ces bienfaits économiques et culturels que les TIC peuvent apporter aux industries culturelles ou aux médias s’expliquent essentiellement par le fait que les réseaux électroniques permettent un accroissement de la diffusion des produits, tandis qu’ils suscitent la création de contenus nouveaux. Le discours public exprime une conception optimiste du devenir des produits culturels : « L’essor rapide des industries de l’information se traduit par un développement accéléré des contenus et des programmes, en particulier à caractère culturel. » (Gouvernement français, 1998) Si comme l’a montré Bernard Miège (Miège, 1996, 2000), la « multimédiatisation » constitue d’ores et déjà une réalité – à titre d’exemple un même produit pouvant être diffusé à la fois sous forme de biens édités (cédérom par exemple) et « en ligne » -, l’idée qu’Internet prolonge la diffusion des produits classiques mérite toutefois quelques commentaires.
De telles réflexions se développent en s’appuyant sur l’analyse des rapports entre « contenants » et « contenus ». Certains éditeurs de grande taille et intégrés au sein de groupes industriels multimédias présents dans plusieurs domaines des industries culturelles et de la communication, tel Havas, se présentent d’abord comme des offreurs de « contenus », lesquels seraient diffusables sur n’importe quel type de support : papier, e-book, en ligne, assistant personnel du type Palm Pilot, impression à la demande, cédérom et autre… à venir. Le terme livre a ainsi disparu de l’organigramme de ce groupe. Ces représentations nous semblent fortement contestables. Le lien entre contenant et contenu est nié. De ce fait, les conditions concrètes de production et d’écriture de ces contenus sont oubliées. Avec la notion de contenu, des réalités forts différentes se trouvent homogénéisées. A la suite de nombreux travaux et auteurs des sciences de la communication français tels les modèles de flot et éditorial du Gresec ou étrangers tels que Jack Goody (Goody, 1979), il convient donc de rappeler que chaque contenu est écrit, construit et pensé par rapport à un support particulier. Les supports ont des spécificités matérielles qui imposent ou permettent certains types d’écriture et des logiques d’utilisation ou d’usage différentes. Les responsables du groupe Havas annoncent effectivement la mise en place de nouveaux standards de production des contenus mais il s’agit de rendre compatibles ou facilement adaptables les contenus avec n’importe quel support. Jean-Claude Dubost, le dirigeant d’Havas Poche, remarque que ces standards « vont conduire à une totale réorganisation de la chaîne éditoriale » (Le Monde des livres, 3 mars 2000). Il n’a néanmoins pas été possible d’obtenir des précisions quant à la teneur de ces évolutions. Ce discours, en termes de contenus, est clairement destiné à rassurer les milieux financiers. « Ceux qui ont les contenus sont les rois du pétrole », déclare Eric Licoys, PDG d’Havas (Le Monde des livres, 3 mars 2000). Enfin, il convient de souligner, bien que cela ne puisse être développé dans le présent article, que ces produits culturels sur le Net ne peuvent pas seulement s’appréhender comme des prolongements des produits édités classiques ou des produits issus du flot ; ils présentent des caractéristiques propres sur les plans des formes d’écriture, des usages, des modalités de valorisation. Les produits issus des TIC et les industries culturelles relèvent de logiques différentes : « On tend à les intégrer (les industries culturelles) un peu trop facilement dans cet ensemble hétérogène que sont les TIC, au point de négliger leurs spécificités et de passer sous silence leur propre logique de fonctionnement » (Miège, 2000).
Conclusion
Depuis l’arrivée de Catherine Tasca au ministère de la Culture, diverses études, portant en particulier sur les usages des dispositifs multimédias ou sur les rapports entre les TIC et les industries culturelles ont été conduites. Toutefois, la difficulté à penser la spécificité des enjeux culturels de l’Internet demeure et elle est assez partagée. Les pouvoirs publics, les acteurs industriels ou les institutions culturelles, de manière souvent volontariste, développent diverses actions dont l’objectif principal est d’occuper le terrain comme l’avait déjà noté Françoise Séguy au sujet des cédéroms culturels (Séguy, 1997). Internet constituant, du moins jusqu’à l’heure où ces lignes sont écrites, un impératif de modernité, ces acteurs ne peuvent l’ignorer. Les actions publiques ont, jusqu’à présent, essentiellement concerné les domaines du patrimoine et des bibliothèques. Par ailleurs, il serait certainement erroné de considérer que les divers acteurs ont défini des politiques construites et pensées – cela reviendrait à prêter à leurs actions un degré de rationalité qu’elles ne possèdent pas. En revanche, leurs discours relatifs aux applications culturelles de l’Internet présentent un point commun important : ils sont marqués par l’idée que l’Internet correspond ou devrait correspondre dans un avenir plus ou moins proche à une logique d’outil de communication de masse. Divers indices peuvent accréditer, certainement à tort, cette perspective. On peut citer des données quantitatives telles que le taux d’équipement des ménages américains en micro-ordinateurs connectés à l’Internet, ou les prévisions de forte extension de la connexion à l’Internet de divers outils tels ceux relevant de la domotique qui deviendraient alors toutes, à divers degrés, des machines à communiquer.
Cette assimilation hâtive de l’Internet à un outil de communication de masse résulte certainement d’une confusion entre la possession de l’outil, du matériel et les logiques d’utilisation des divers services. La possession de l’outil ne détermine pas la nature des utilisations. Ces utilisations sont différenciées selon les types de contenus offerts et elles dépendent de facteurs sociaux, culturels et économiques dont la configuration est propre à chaque type de contenus, comme l’a rappelé Bernard Miège (Miège, 2000). La rupture avec les conceptions relevant du déterminisme technique est certainement la première condition afin que les acteurs comme les chercheurs puissent penser les enjeux des applications culturelles de l’Internet.
Références bibliographiques
Collectif, L’économie du spectacle vivant et l’audiovisuel, colloque international de Nice, 15-16 octobre 1984, La Documentation française, ministère de la Culture, 1984
Goody James, La raison graphique. La domestication de la pensée sauvage, Minuit, Paris, 1979
Gouvernement français, Plan d’Action Gouvernemental pour la Société de l’information, (PAGSI), « Une politique culturelle ambitieuse pour les nouveaux réseaux », janvier 1998, site Internet du secrétariat d’Etat à l’Industrie <www.industrie.gouv.fr>
Gouvernement français, Bilan du Plan d’action gouvernemental pour la société de l’information (PAGSI), 2000, site Internet du ministère de la Culture <www.culture.fr>
Guy Jean-Michel, La rhétorique publicitaire du théâtre, ministère de la Culture, Département des études et de la prospective, La Documentation française, 1988
Miège Bernard, La société conquise par la communication, tome 1, PUG, 1989
Miège Bernard, La société conquise par la communication, tome 2, PUG, 1996
Miège Bernard, Les industries du contenu face à l’ordre informationnel, PUG, 2000
Patrick Barruel-Brussin, Comparaison des discours communicationnels des théâtres lyriques de Montpellier et de Lyon, mémoire de DEA, université Lyon 2, 2001
Séguy Françoise, « Les cédéroms culturels », Actes du colloque de l’ICUST, Bordeaux, 1997
Séguy Françoise, Treize ans de recherches sur le multimédia, mémoire d’habilitation à diriger des recherches, université Stendhal-Grenoble 3, novembre 2000
Tasca, Catherine, Déclaration du 3 mars 2001, à l’occasion de la quatrième fête de l’Internet, site Internet Le Monde Interactif, consulté le 5 mars 2001 <www.lemonde.fr/recherche/>
Trautmann Catherine, « La culture à portée d’écran », Le Monde, 1er février 1998
Wolton Dominique, Internet et après ? Une théorie critique des nouveaux médias, Champs Flammarion, 2000
Auteur
Philippe Bouquillion
.: Professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 8, Philippe Bouquillion est membre du Gredac, chercheur associé au Gresec et responsable de la sous-thématique « Mutations des industries culturelles/mutations sociales et idéologiques » (thème 3, « Socio-économie de la culture ») à la Maison des sciences de l’homme Paris-Nord.