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La médiatisation technologique défiée Nouvelles technologies d’information et de communication et mutations de l’agriculture

29 Avr, 2001

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Salançon André, « La médiatisation technologique défiée Nouvelles technologies d’information et de communication et mutations de l’agriculture« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°02/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2001/varia/11-la-mediatisation-technologique-defiee-nouvelles-technologies-dinformation-et-de-communication-et-mutations-de-lagriculture

Avant-propos

Les progrès technologiques qui se développent dans le domaine de la communication tendent à accroître un phénomène de médiatisation des activités sociales qui connaissent, elles-mêmes, des changements profonds. Ce contexte de mutations suscite des questionnements autour des écarts entre les perspectives offertes par les technologies et les réalisations concrètes. De ce point de vue, le développement de la télématique agricole, dans ces vingt dernières années, constitue un champ d’investigations particulièrement pertinent. Le présent article rend compte d’une recherche effectuée sur la télématique agricole en région Languedoc-Roussillon (Salançon, 2000). Basée sur l’analyse stratégique par les acteurs, elle met en évidence le rôle majeur des stratégies d’acteurs dans ce phénomène de médiatisation technologique qui se poursuit avec Internet.

Des perspectives de progrès soldées par des résultats mitigés

En décembre 1982, un article intitulé « Genèse de l’homo télématicus ruralis » (Bodiguel 1982) posait trois questions relatives à l’avènement de la télématique agricole et rurale :

  • L’agriculteur a-t-il besoin d’un tel outil, d’une telle innovation ?
  • Cet outil est-il adapté à son mode de vie et à ses attentes socio-professionnelles ?
  • La télématique à la campagne n’est-elle pas, en définitive, un besoin à créer ?

Prise au premier degré, cette triple interrogation sur l’innovation, représentée alors par la télématique, sous-entendrait l’existence de deux mondes parallèles et étrangers l’un à l’autre à savoir celui du monde agricole d’un côté et celui de la modernité de l’autre. Cette opposition, on s’en doute, relève plus de la figure de style que du résultat d’une longue analyse tant il vrai que l’agriculture dans son histoire est créditée d’une capacité certaine à se moderniser et à s’adapter aux évolutions des contextes contemporains afin de remplir ses fonctions économique et sociale. Ce premier point de vue montre plutôt l’interpénétration de ces mondes et nous rapproche des analyses d’Henri Mendras pour qui l’agriculture, dans la période contemporaine, a connu une modernisation qui constitue une véritable révolution. Celle-ci était le produit d’une longue évolution, faite d’expériences, d’échecs et de progrès dans un contexte de changements profonds (Mendras, 1992). On peut ainsi comprendre qu’au début des années 80, s’appuyant sur cette capacité d’adaptation démontrée et assez unanimement reconnue, certains discours aient dressé un scénario optimiste et confiant dans l’appropriation par les agriculteurs des nouvelles technologies d’information et de communication et notamment de la télématique. En effet, selon certains, notamment André-Jean Tudesq (1988), entre 1945 et 1980, le paysan français n’était-il pas devenu un chef d’entreprise agricole, ouvert à l’extérieur, vivant au rythme de la ville au point de rattraper son retard en moyens de communication ? (1) Par ailleurs, les agriculteurs n’étaient-ils pas une cible expérimentale privilégiée compte tenu de leur homogénéité et de leur encadrement ? Les 850 000 entreprises agricoles recensées en 1980 ne constituaient-elles pas un marché porteur pour les fabricants de terminaux, de banques de données et pour une armée de prestataires de services en train de se lever ? La télématique, en définitive, n’était-elle pas la réponse au besoin de l’exploitant qui allait disposer sur son écran des informations nécessaires pour gérer, administrer, faire fonctionner son exploitation ? Fortes de ces points de vue prometteurs, les prévisions officielles annonçaient dès 1981 l’existence de 200 services télématiques agricoles opérationnels pour 1986 et 250 000 agriculteurs équipés de minitels en 1989 (Direction générale des télécommunications 1981). Il faudra cependant attendre 1992, soit dix ans après, au lieu des cinq ans prévus, pour atteindre ce nombre de services ; quant au nombre de minitels à usage professionnel agricole, dix ans après le lancement de la télématique agricole, les statistiques officielles faisaient état de 70 000 minitels agricoles au lieu des 250 000 annoncés. Même si l’on peut admettre quelques erreurs de prévisions, les décalages et les écarts de cette ampleur n’ont pas manqué de susciter des interrogations dans les milieux professionnels agricoles, entre autres. Quelques années plus tard, ces résultats mitigés conduisent toujours à rechercher des raisons susceptibles de les expliquer en pressentant qu’elles ont probablement à voir avec les relations complexes existant entre le développement des nouvelles technologies d’information et de communication et les mutations de l’agriculture. C’est à partir de cette interrogation et dans cette orientation que recherche était engagée dont le présent article rend compte, pour l’essentiel, à travers trois points :

  • d’abord un rappel de la démarche ;
  • ensuite l’exposé des principaux résultats ;
  • enfin les perspectives de recherche ouvertes par le renouvellement technologique et la permanence des mutations de l’agriculture.

L’analyse stratégique par les acteurs comme démarche de recherche

Par rapport à son orientation majeure, axée sur les relations complexes entre les nouvelles technologies d’information et les mutations de l’agriculture, la recherche engagée bénéficiait, pour partie, d’une relative distance dans le temps avec les années où cette technologie s’était développée. D’entrée, elle pouvait considérer cette question à travers des travaux disponibles. Ceux-ci ont en effet permis la réalisation d’un inventaire quasi exhaustif des travaux d’études réalisés (principalement durant la décennie 80). Ils ont également rendu possible le recensement des caractéristiques principales des applications télématiques opérationnelles dans cette période. Mais plus que les résultats quantitatifs contenus dans cette recension, ce sont les questions posées à leur sujet par les documents écrits qui n’ont pas manqué de retenir l’attention. En effet, organisés pour la plupart autour d’une fonction d’évaluation ou d’expertise, ces travaux n’ont pas caché les dysfonctionnements, les difficultés ou les obstacles de tous ordres ainsi que les déconvenues des premiers usagers comme des producteurs de services expérimentés. Cependant, à l’exception de rares travaux de recherche qui s’étaient centrés notamment sur les effets de la télématique dans le milieu professionnel agricole (Combes, 1985), la plupart de ces travaux avaient adopté une approche empirico-fonctionnaliste des médias ayant pour but principal, après un diagnostic des dysfonctionnements, la recherche de solution opérationnelle immédiate afin de réussir la mise en oeuvre des projets et faire en sorte que les agriculteurs s’approprient l’outil et les services. Si de nombreuses analyses contenues dans ces travaux ont apporté des réponses aux questions provenant des promoteurs et producteurs de services, elles montraient dans le même temps les limites de cette approche. En ce sens, elle ne permet pas de répondre à une question simple : comment se fait-il que l’agriculture, réputée pour sa capacité d’adaptation aux évolutions des contextes dans lesquels elle s’est développée, ne se soit pas saisie de cette innovation de manière plus volontariste et significative afin de s’adapter aux changements et aux mutations qu’elle connaissait dans le même temps ? Poser cette question, revient à remettre en cause l’approche empirico-fonctionnaliste elle-même dans laquelle l’agriculteur est souvent seul mis en scène, face à son écran, occultant son environnement et plus largement l’organisation structurée d’acteurs qui forme l’agriculture dont il fait lui-même partie. Il a donc semblé pertinent de poser le rôle des acteurs de l’agriculture, des organisations professionnelles agricoles en particulier et de leurs stratégies comme hypothèse générale susceptible de rendre compte du bilan mitigé de la télématique agricole. Les acteurs de l’agriculture étant placés comme hypothèse principale, présumée contenir des éléments de réponse pertinents, une méthodologie basée sur l’analyse stratégique par les acteurs développée par Michel Crozier et Erhard Friedberg s’est révélée adaptée à son objet et à sa finalité. En effet, en tant qu’outil de recherche, « l’analyse stratégique par les acteurs consiste en l’élaboration d’un raisonnement stratégique qui est un raisonnement de découverte, un raisonnement heuristique, à l’aide duquel on élabore et vérifie des hypothèses de plus en plus générales sur les caractéristiques de l’ensemble à partir de problèmes vécus par les participants dans chacune des parties » (Crozier et Friedberg, 1977). Ainsi, inspirée des trois notions clés contenues dans cette méthodologie (l’acteur stratégique/l’acteur et son système d’action contingent/acteur, pouvoir et incertitudes), alimentée par la construction de l’histoire de la télématique agricole, l’hypothèse générale déjà énoncée pouvait être déclinée en trois hypothèses secondaires. Elles ont consisté à vérifier si les nouvelles technologies d’information et de communication :

  • résultent de stratégies d’acteurs construites pour faire face aux contraintes et aux enjeux des mutations économiques et sociales de ce secteur ;
  • participent d’un vaste et profond mouvement de transformation, de modernisation, de rationalisation de ce secteur d’activités sous l’influence de modèles sous-jacents ;
  • s’inscrivent dans une problématique plus large d’interdépendance entre le social et la technique.

Cette recherche ainsi organisée autour de ces hypothèses a donné lieu à une enquête au sein de huit organisations professionnelles productrices de treize projets et services télématiques réalisés en région Languedoc-Roussillon, durant la période 78-98. Cette région a été choisie pour deux raisons particulières : d’une part, la crise de l’agriculture régionale avait été particulièrement marquée depuis les années 60 par de fortes mutations, dans le secteur viticole notamment – lequel constituait une figure emblématique – d’autre part, en matière de diffusion télématique – la région n’avait pas fait l’objet de programmes spéciaux qui aurait pu constituer des biais pour l’observation et l’analyse. La période considérée 1978-1998 correspond pour sa part à deux dates symboliques : 1978 est l’année de publication du rapport Nora-Minc sur l’informatisation de la société, fondateur du concept de télématique ; l998 est, à l’opposé, l’année où s’est constitué le comité interministériel pour la société de l’information, suivi par la mise en place d’un programme d’action gouvernemental pour la société de l’information. Cette période recouvre enfin un cycle de diffusion massive d’une technologie – la télématique – suivie vers le milieu de la décennie 90 par une autre innovation technologique : Internet. Enfin, les projets et services retenus comme terrain d’enquête ont répondu à deux critères essentiels : d’une part, ils devaient être à l’initiative d’organisations professionnelles agricoles régionales, et, d’autre part, les sources documentaires devaient être accessibles de même que les acteurs principaux des projets. Ainsi, l’enquête a-t-elle porté sur des organisations professionnelles intégrées dans la structure agricole régionale, réparties sur tout le territoire régional et développant des fonctions essentielles dans le système de production agricole qui peuvent être rassemblées en trois catégories :

  • la première est formée par les organisations professionnelles qui ont pour vocation principale la commercialisation de la production (Coopérative agricole du Lauragais, Conserve Gard, Union des coopératives de fruits et légumes des Pyrénées Orientales) ;
  • la seconde désigne les organisations professionnelles ayant pour vocation le développement agricole sur des bases territoriales (Groupement de développement agricole de la baie d’Aigues-Mortes et du Sommiérois, Association pour le développement informatique et télématique agricole en Roussillon, Chambre d’agriculture et Centre d’économie rurale de Lozère) ;
  • la troisième concerne les organisations professionnelles de filières (Comité économique des vins du Languedoc-Roussillon, Association méridionale interprofessionnelle du bétail et des viandes).

On retiendra deux autres caractéristiques majeures de l’objet de l’enquête. Il s’agit d’une part de la diversité des types d’applications télématiques, des profils des usagers, des durées de vie des projets et services et d’autre part du nombre d’applications expérimentées par huit organisations professionnelles agricoles qui, de treize au départ, s’est réduit à trois, toujours en fonctionnement à ce jour. Comme pour l’exemple national, ce résultat régional autorisait à conclure à un bilan mitigé de la télématique régionale et validait ainsi le choix de l’agriculture régionale comme cadre de recherche.

La télématique entre enjeux locaux et modèles de l’agriculture

L’enquête réalisée en 1997-1998 auprès d’une cinquantaine de responsables de projets, de gestionnaires de services et partenaires des treize applications constituant le champ des investigations, a permis d’aboutir à deux niveaux de résultats. Un premier niveau concerne les stratégies et les logiques d’acteurs dont on peut dire de façon synthétique que les unes et les autres se sont construites autour d’enjeux limités au champ d’action des organisations professionnelles agricoles qui ont été porteurs de projet, expérimentateurs ou producteurs de services opérationnels. Dans le même temps, elles se sont construites sous l’influence de modèles de fonctionnement dans lesquels ces organisations professionnelles agricoles évoluaient. En effet, les stratégies et les logiques d’acteurs de la télématique agricole régionale ont pris naissance dans la perception de l’innovation technologique comme moyen de résoudre des problèmes ; qu’il s’agisse de problèmes nouveaux de fonctionnement interne ou de problèmes récurrents, non résolus jusqu’alors ou encore des problèmes liés à leur mission intrinsèque et novatrice dans certains cas. La décision d’utiliser la télématique qui s’en est suivie, s’est appuyée sur la nécessité voire sur la volonté de changement suscité ou imposé par la pression de l’environnement. Pour les organisations qui se sont saisies de cette innovation, leur décision les a cependant contraintes à gérer l’incertitude des résultats, à prendre des risques en acquérant une position de leader du fait du caractère innovant de leur initiative. Dans la phase de mise en œuvre concrète des projets, face à une offre technologique demeurant forte, les porteurs de projets devenus expérimentateurs et producteurs de services innovants ont conquis néanmoins une marge de manœuvre en effectuant certains choix décisifs pour le développement de leur réalisation. On citera la configuration du serveur, son mode d’accès, sa gestion et son exploitation sans oublier le financement des projets et des services comme autant d’exemples dans lesquels les acteurs ont démontré la validité de l’hypothèse définissant l’acteur comme stratégique, empirique et calculateur. Dans cette phase de réalisation, on a constaté la proportion importante d’abandons de projets ou d’arrêts de services (10 sur les 13 considérés). Face à ces situations, les acteurs eux-mêmes ont fourni des causes qui, selon eux, sont à rechercher par ordre d’importance dans la faiblesse des consultations, dans le coût des réalisations et dans les contraintes expérimentales (technique, ergonomique…). Cependant, l’analyse détaillée de chaque cas concret montre que chaque raison prise isolément ne suffit pas à expliquer à elle seule la décision d’arrêt : celle-ci relève d’avantage d’un faisceau de raisons ou d’une interaction de ces raisons qui pèsent sur les espoirs mis dans la technologie porteuse de solution et qui donc pèsent aussi sur les enjeux. Ces espoirs ébranlés par des résultats jugés insatisfaisants ou par les coûts des réalisations ou par les contraintes expérimentales ont remis en question les enjeux autour desquels s’étaient catalysé les décisions initiales, nécessitant l’ajustement des stratégies que les acteurs avaient élaboré pour atteindre leurs fins et aboutir dans leur projet. L’analyse de cette phase véritable « mise à l’épreuve des projets par les faits », a fait émerger surtout trois formes caractéristiques de stratégies sous-jacentes aux projets, stratégies liées à des enjeux de pouvoirs et aux stratégies des acteurs :

  • un premier type de stratégie a visé pour certains producteurs de services, le maintien ou l’extension d’un pouvoir déjà acquis (Conservegard, UDC, Cal) ;
  • un deuxième type de stratégie, pour d’autres, a consisté à légitimer une nouvelle organisation ou une nouvelle fonction dans une organisation (Cévilar, Aditar) ;
  • un troisième type de stratégies, enfin, était axé sur la défense de pouvoirs considérés comme menacés, sources par ailleurs de conflits ouverts ou latents entre acteurs par télématique interposée (ce sont les alliances impossibles entre acteurs tels qu’un GDA et la Chambre d’agriculture du Gard d’un côté, la Chambre d’agriculture et la DAF de Lozère de l’autre).

Ainsi, à ce stade, on mesure que les raisons des abandons et des arrêts dépassent les motifs objectifs avancés, surtout d’ordre quantitatif. En définitive, ce sont les stratégies des acteurs, traduisant leur volonté et leur détermination et la variation de celles-ci dans le temps qui sont les motifs principaux expliquant les décalages. Les trois services opérationnels qui n’ont pas connu d’échec (Chambre d’agriculture et Centre d’économie rurale de Lozère, serveur de l’Amibev) apportent d’ailleurs une preuve complémentaire à cette démonstration en ce sens que leurs statistiques de consultations ne donnent pas lieu à des résultats supérieurs à ceux des autres acteurs. Ils n’ont pas été non plus à l’abri de difficultés de tous ordres, qui ont été la cause des arrêts pour les autres ; pour autant leurs services télématiques continuent à fonctionner, et de nouveaux projets se développent. Les stratégies des acteurs sont donc bien déterminantes dans la mise en œuvre et le développement des nouveaux moyens d’information et de communication. On a observé que ces stratégies se sont formées dans un univers déterminé et se sont organisées autour d’un système d’action concret, expression dont la définition donnée par Michel Crozier et Erhard Friedberg désigne « un ensemble humain structuré qui coordonne les actions de ses participants par des mécanismes de jeux relativement stables et qui maintient sa structure, c’est à dire la stabilité de ses jeux et les rapports entre ceux-ci, par des mécanismes de régulation qui constituent d’autres jeux ». Cette définition semble particulièrement caractériser le premier niveau de résultat centré sur le champ d’action local tout en ouvrant sur le deuxième niveau de résultat centré sur les modèles de fonctionnement qui le traversent. Considérant en effet les acteurs dans leur champ d’action immédiat, l’analyse stratégique par les acteurs nous a permis d’aboutir à un deuxième niveau de résultat par la mise en relation des projets, des réalisations avec les modèles de fonctionnement (2) de l’agriculture dans lesquels ces acteurs évoluaient. On notera en effet que les organisations professionnelles agricoles qui se sont intéressées à la télématique au point d’en faire usage, sont des organisations dont les missions sont axées sur la diffusion d’informations agricoles orientées vers la production, sur la gestion de la production et sur la commercialisation de la production. Il ne fait pas de doute qu’au regard des applications que les uns et les autres ont d’abord définies, puis mises en place, les innovations engagées par les services télématiques devaient permettre de résoudre des problèmes comme cela a été observé plus haut ; elles allaient dans le sens de la modernisation du fonctionnement des organisations, des dispositifs et des procédures. Autrement dit, les nouvelles technologies d’information et de communication véhiculaient sous différents aspects un modèle de fonctionnement dont le plus important était celui de l’agriculture de type industriel qui tend à rationaliser la production, sa gestion et sa commercialisation et par rapport auxquels les organisations professionnelles agricoles ont construit leurs propres modèles autour des coopératives, des filières économiques ou du concept de développement territorial. Mais la télématique, définie comme instrument d’une rationalisation de l’activité agricole dont le concept d’agriculture raisonnée est l’une des expressions, s’est confrontée au raisonnement d’agriculteurs refusant d’utiliser les services télématiques offerts par leurs organisations professionnelles ; ce faisant, ils refusaient en fait les modèles de l’agriculture de type industriel. Cette expression désignant selon la définition de Philippe Lacombe (Lacombe, 1972), une agriculture dont les caractéristiques des méthodes de production utilisées par les exploitants agricoles ne différent pas sensiblement ou différent de moins en moins de celles des autres secteurs par l’amélioration du capital et de la productivité des facteurs, par la généralisation du calcul économique et la réceptivité au progrès des techniques. Ce refus d’utiliser des services innovants parce qu’ils sous-entendent des logiques de modernisation refusées par les agriculteurs ou certains d’entre eux, ne profite pas pour autant et systématiquement à un nouveau modèle ou paradigme (Mendras et Forse, 1991), celui de la communication, et de son corollaire, la médiatisation technologique qui serait censée réguler les rapports entre les acteurs. Mais il ne fait pas de doute que le concept de communication est d’autant plus érigé en nouveau modèle que le modèle de l’agriculture de type industriel et les modèles des organisations professionnelles agricoles qui lui sont associées donnent des signes d’épuisement. Ces derniers engagent les acteurs de ce secteur dans la recherche de nouveaux systèmes de valeurs pour lesquels le paradigme de la communication médiatisée était considéré comme un dispositif par lequel les mutations de l’agriculture allaient pouvoir s’effectuer sans provoquer de profondes ruptures économiques et sociales. Les expérimentations régionales comme nationales d’ailleurs ont montré cependant que la médiatisation technologique qui s’opère dans le champ de l’information et de la communication demeure un champ de forces avec lesquelles les acteurs doivent composer et coopérer pour parvenir à leurs fins, ce qui nous a conduit à introduire le concept de médiatisation technologique défiée. Partie prenante du paradigme de la communication, le concept de médiatisation technologique défiée résume à sa manière les modalités par lesquelles les acteurs de l’agriculture gèrent leurs relations avec les nouvelles technologies d’information et de communication et les mutations de ce secteur. Ainsi peut-il être considéré de trois manières successives, concomitantes, en totalité ou partiellement :

  • soit la médiatisation technologique est un défi lancé, voire imposé, aux autres modèles de fonctionnement de l’agriculture pour le maintien de rapports sociaux et économiques dominants ;
  • soit la médiatisation technologique est considérée par les organisations professionnelles agricoles, pour autant qu’elles s’en saisissent, dans le but de défier l’emprise du modèle et des logiques de l’agriculture de type industriel (Amibev) ;
  • soit enfin, la médiatisation technologique est défiée par des acteurs qui tentent de contenir la domination des modèles et la pression des technologies qui en sont les instruments (agriculture alternative).

En conclusion de cette présentation synthétique des résultats de la recherche et en réponse à la question centrale initiale et aux hypothèses initiales, quatre principaux résultats peuvent être apportés. Les nouvelles technologies d’information et de communication ne sont pas porteuses de changement par elles-mêmes en raison notamment des facteurs contingents des projets. Les NTIC s’insèrent durablement dans le fonctionnement des organisations professionnelles agricoles dans la mesure où elles sont intégrées à un projet d’action stratégique de la part d’acteurs en situation de changement et capables de maîtriser les contraintes des innovations. L’insertion des NTIC demeure sous une double dépendance : celle des stratégies des acteurs, producteurs de services d’information et de communication innovants ; celle des paradigmes (organisations professionnelles agricoles, agro-industrie et communication) visant une agriculture « idéalisée ». Les échecs ou insuccès constatés représentent aussi bien un refus des nouvelles technologies qu’un refus des modèles de fonctionnement implicitement contenus dans les applications télématiques.

Les défis de la médiatisation technologique réactivés avec Internet

Les résultats auxquels notre recherche est parvenue montre l’intérêt de l’étude de l’insertion des nouvelles technologies d’information grâce à l’analyse stratégique par les acteurs en ce sens que, sans occulter les pressions de l’environnement, elle révèle bien la primauté de la stratégie des acteurs dans la multiplicité des facteurs contingents qui influent sur ce processus d’insertion. Ensuite, par la déconstruction de la complexité des phénomènes apparents, cette méthode inductive permet également d’articuler les caractéristiques d’opérations innovantes, limitées dans le temps et l’espace avec des mouvements plus vastes, des systèmes ou des modèles explicatifs des dysfonctionnements ou des écarts entre prévisionnel et réalisé. En outre, l’intérêt de cette méthodologie se trouve relancé par Internet qui offre non seulement une différence technologique importante mais qui, comparativement au contexte du début des années 80, évolue aussi dans un environnement socio-économique marqué par l’émergence de dimensions nouvelles dans les mutations de l’agriculture qui perdurent : la nécessité de la sécurité alimentaire, le développement des biotechnologies, l’organisation mondiale du commerce. Cet ensemble de phénomènes d’ailleurs fait dire à certains que, globalement, l’économie laisse trop la place à des phénomènes incertains avec lesquels les normes qui prévalaient jusque là ont du mal à fonctionner. Cette situation génère chez les agriculteurs une certaine crainte de voir l’agriculture devenir l’affaire des autres, c’est à dire des chercheurs, des négociants, des biologistes, des consommateurs, des diplomates et des comptables, des associations de protection de la nature (Gros-Richard, 1999). Aussi, dans ce nouveau contexte, la tentation qui consisterait à reproduire peu ou prou les points de départ édictés dans le cas de la télématique, n’ont que peu de pertinence au moins pour les raisons suivantes :

  • la technologie Internet offre des fonctionnalités, des souplesses dont ne disposait pas la télématique et ce, à des coûts moindres, proportionnellement aux services ;
  • elle ne ressort pas d’un programme national de modernisation piloté par une administration (la Direction générale des télécommunications) ;
  • elle est du point de vue de l’encadrement institutionnel beaucoup plus ouverte dans l’initiative et surtout dans son développement qui laisserait une plus grande marge de manoeuvres aux initiatives individuelles.

Néanmoins, dans le champ des organisations, y compris celui des organisations professionnelles agricoles, les questions stratégiques demeurent au premier plan des préoccupations des acteurs. Les restructurations économiques en cours dans ce secteur, les recompositions des réseaux socio-professionnels, la redéfinition des fonctions de l’agriculture dans la société représentent de nouveaux défis auxquels les acteurs de l’agriculture ont à faire face et pour la maîtrise desquels certains jouent la carte des nouvelles technologies d’information, avec une place croissante accordée à l’informatique dans la production (agriculture de précision), la gestion des données issues des exploitations (EDI), celles de la commercialisation (la grande distribution et ses centrales d’achat) et celles de la recherche (le marché du vivant). Plus que de services d’informations sur les modèles aujourd’hui obsolètes d’encyclopédies, l’innovation s’oriente plutôt vers des moyens de communication qui soient des outils au service de projet d’action selon des schémas qui restent à inventer, compte tenu des incertitudes du futur, mais dont on peut penser que la numérisation croissante qui les caractérise devrait renforcer la médiatisation technologique qui pourrait être plus défiée que jamais.

Notes

(1) Le taux d’équipement téléphonique des exploitants agricoles atteignait 75 % en 1980, dépassant celui des ménages français qui était de 62 % la même année.

(2) S’agissant du concept de modèle, nous emprunterons les définitions convergentes de deux auteurs cités par Philippe Lacombe (1972) : « le modèle, c’est un ordre que nous mettons dans les apparences en vue de les rendre intelligibles et, partant, de nous y conduire » (Carpentier), ou bien, dans un sens identique, « le modèle est une certaine manière d’organiser le réel pour le rendre intelligible » (J. Lacroix).

Références bibliographiques

Bodiguel, Maryvonne (1982) « Genèse de l’homo télématicus ruralis », in Futuribles n° 61, décembre 1982, p. 59-69

Combes, Yolande (1985), La télématique au service des agriculteurs : un analyseur de l’espace professionnel agricole, thèse en sciences de l’information et de la communication, Université Stendhal-Grenoble 3, 256 p. + annexe.

Combes, Yolande, Miège, Bernard (sous la direction de) (1985), Guillaume Tel au service des agriculteurs (rapport d’analyse des entretiens), Groupe de recherche sur les enjeux de la communication (Gresec), Université Stendhal-Grenoble 3. Septembre 1985, 30 p. + annexes.

Crozier, Michel et Friedberg, Erhard (1977), L’acteur et le système. Les contraintes de l’action collective, Paris, Seuil, 500 p.

Direction Générale des télécommunications (1981), Télématique et agriculture, Service de la Télématique, décembre 1981, 65 p.

Gros-Richard, François (1999), « La peur des agriculteurs. Comment relever le défi de la modernité ? », in Le Monde, 26 février 1999.

Mendras, Henri (1992), La fin des paysans, suivi d’une Réflexion sur La Fin des paysans vingt ans après, Arles, Actes Sud, 410 p.

Mendras Henri, Forse, Michel (1991), Le changement social, tendances et paradigmes, Paris, Armand Colin, 284 p.

Lacombe, Philippe (1972), Les stratégies d’adaptation des exploitants agricoles à la croissance économique. Application au Languedoc Roussillon, thèse Droit et sciences économiques, Montpellier, p. 102 et 130.

Salançon, André (2000), La médiatisation technologique défiée. Nouvelles technologies d’information et de communication et mutations de l’agriculture : Enjeux et logiques d’acteurs en Languedoc-Roussillon (1978-1998), thèse en sciences de l’information et de la communication, Université Stendhal-Grenoble 3, 348 p. + annexes

Tudesq, André-Jean (1988), « Media et monde agricole depuis 1945 », Economie Rurale n° 184-185-186, mars-août 1988, p. 205-214.

Auteur

André Salançon

.: André Salançon est ingénieur d’études à l’École nationale supérieure agronomique de Montpellier où il enseigne les sciences et techniques de la communication et où il administre le site Web de l’École. Il s’intéresse aux rapports entre les NTIC et les mutations de l’agriculture, sujet de sa thèse soutenue à l’université Stendhal-Grenoble 3 en février 2000.