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Une figure de la déréglementation du marché du travail : le cas des centres d’appels

Article publié dans la revue Management et Conjoncture sociale, n° 580, du 8 mai 2000.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Pichault François, Zune Marc, « Une figure de la déréglementation du marché du travail : le cas des centres d’appels« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°02/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2001/varia/09-une-figure-de-la-dereglementation-du-marche-du-travail-le-cas-des-centres-dappels

Introduction

Fortement médiatisées depuis le début des années 90 les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC) sont communément présentées dans la littérature comme un vecteur majeur de changement économique, organisationnel et social. En brisant les frontières spatiales et temporelles des organisations qui les délimitaient et les caractérisaient autrefois (Craipeau et Faguet-Picq, 1997 ; Perin, 1998 ; Hiltz et Turoff, 1994), le facteur technologique ouvre la porte à de nouveaux partenariats potentiels qui ne se limitent plus à un territoire national ou à un fuseau horaire donnés. Épousant les réseaux technologiques, les liens d’échanges interentreprises transnationaux sont à la base du processus de mondialisation de l’économie.

Cette importance du facteur technologique dans la mondialisation de l’économie semble se vérifier particulièrement dans le secteur des services où des pans d’activité entiers, qui ne dépendent pas d’un contact physique direct entre l’offreur et le client potentiel, peuvent être déplacés à des milliers de kilomètres de leur marché de destination, sans que cet éloignement ne constitue une entrave à l’exécution des tâches, sans même souvent que le consommateur final ait conscience de cet éloignement. La diffusion généralisée des NTIC dans les économies avancées ouvrirait ainsi une ère de compétition généralisée entre entreprises dans un marché mondial virtuel, voire anarchique. Les mutations organisationnelles qui seraient à l’œuvre tendraient vers un éclatement des cohérences structurelles qui les fondaient auparavant : entreprises virtuelles, partenariats stratégiques, configurations de différents réseaux – temporaires – d’entreprises aux savoir faire et métiers complémentaires pour un projet donné, etc.

Si la prolifération de publications sur le sujet témoigne bien de cette évolution, nombre d’études font souvent état de prescrits managériaux et de prévisions plus ou moins futuristes que l’analyse empirique fouillée oblige à nuancer. Selon ces auteurs en effet, l’avènement des nouvelles technologies permettrait ainsi un fonctionnement inter-organisationnel basé sur la confiance réciproque. Les organisations, moins marquées par une divisionalisation fonctionnelle mais davantage par marchés, seraient plus flexibles, moins lourdes bureaucratiquement, et dégageraient en interne plus de marge au développement de ses employés (1). Certains auteurs critiquent fortement ces prescrits et l’hypothèse de pacification qu’ils supposent (Edwards et alii., 1995, Castagnos, 1995). Ces études sous-estiment en effet un peu trop rapidement les variables politiques à l’oeuvre dans ces types de partenariats et les situations concrètes et conflictuelles qui peuvent se produire. Ainsi l’image d’une cohérence globale des moyens de communication et de relations entre organisations s’efface dans les faits au profit d’une réalité marquée d’une hétérogénéité des formes organisationnelles qui coexistent à l’intérieur de nouvelles enveloppes virtuelles, et des implications organisationnelles des outils de communication utilisés. De même, l’idée d’une confiance mutuelle entre parties engagées dans le même processus de production de biens ou services est souvent contredite dans l’analyse par la prégnance des jeux politiques et l’empiètement de certaines entités dans le fonctionnement d’autres, amenant ainsi des situations de « brouillage » des frontières et des sphères d’intervention qui, bien souvent, rendent ce fonctionnement complexe et quelque fois hautement conflictuel.

Le développement des NTIC et la « virtualisation » des organisations qu’elles favorisent actuellement impliquent donc de nombreuses conséquences sociales, tant en termes de marché de l’emploi que d’organisation et de conditions de travail. On ne peut pour autant lui prêter les traits d’une machine infernale. Une claire perception des enjeux qu’elle postule, de son influence et de ses limites passe selon nous par une analyse empirique en profondeur de la réalité des transformations en cours.

Parmi les nombreuses activités de service potentiellement visées par l’utilisation des NTIC – on parle à ce sujet de telemediated services -, le cas des centres d’appels téléphoniques, ou « call-centers », nous paraît à cet égard particulièrement éclairant. Cette activité nouvelle consiste à tirer parti des récents développements des technologies avancées de communication pour prendre en charge une partie ou l’ensemble des relations téléphoniques d’entreprises donneuses d’ordres. Celles-ci délèguent en effet à des équipes de téléopérateurs la prise en charge d’actions téléphoniques dont les formes et les finalités peuvent varier fortement : télémarketing, prise de rendez-vous pour le staff commercial, aide en ligne pour l’utilisation de divers produits et services, enquêtes de satisfaction de clientèle, télévente, assistance téléphonique en cas de sinistre, etc.

Largement implantés dans divers secteurs fortement structurés comme le secteur des banques et des assurances, mais également dans celui des produits technologiques, les centres d’appels jouissent actuellement d’une forte expansion dans les pays occidentaux. Si la création d’emplois qu’elle entraîne peut être saluée au premier abord comme une utilisation porteuse des NTIC, une analyse fine des conditions de travail et de partenariat entre les diverses parties fait apparaître de nombreuses questions-clés susceptibles d’interroger le modèle actuel de régulation des relations sociales.

Nous proposons d’étudier en détail le fonctionnement de ce type d’entreprise et de tenter de mettre en évidence les implications sociales liées à son développement. Après avoir présenté brièvement le secteur, nous analyserons plus précisément les impacts organisationnels et sociaux de ces formes de partenariat, ainsi que les enjeux en termes de dialogue social qu’ils représentent. Nous conclurons notre contribution par une tentative de généralisation de nos conclusions à d’autres cas de nouvelles formes organisationnelles permises par l’utilisation des NTIC.

Description des activités et examen des variables organisationnelles

Deux distinctions majeures caractérisent l’activité des centres d’appels. Tout d’abord, on distingue habituellement les communications téléphoniques selon qu’elles sont données par les téléopérateurs (appelées dans ce cas communications sortantes ou de type outbound) ou reçues au centre d’appel par les téléconseillers à l’initiative des consommateurs (on parle à ce sujet de communications entrantes ou de type inbound). Au-delà de cette simple distinction technique, ces deux types d’appels ont une importance non négligeable sur l’organisation du travail et sur les comportements attendus du personnel. Les appels sortants peuvent en effet être programmés de manière précise en fonction de la durée moyenne des appels et de la plage horaire visée et font appel à des techniques d’entretien orientées vers la vente ou la persuasion. A l’inverse, les appels entrants sont caractérisés par l’imprévisibilité des intentions des consommateurs et de leurs demandes, les comportements attendus des téléconseillers étant dans ce cas davantage de l’ordre de l’aide, du support, de la prise en charge ou encore du conseil.

Appels entrants (inbound) Appels sortants (outbound)
Implications organisationnelles Imprévisibilité du volume des appels entrants et de leurs durées Prévisibilité des plages de travail et du nombre d’appels
Comportements attendus du personnel Aide, support, prise en charge, professionnalisme, tact, improvisation Dynamisme, rapidité, conviction, vente

Implications organisationnelles et comportementales des types d’appels téléphoniques

Une seconde distinction porte sur la durée des contrats qui lient les donneurs d’ordres aux centres d’appels. Certains contrats ont en effet comme objet des actions ciblées dans le temps (sondages faisant suite à un événement, réception d’appels pour une action ponctuelle de marketing, campagne de télévente, etc.), alors que d’autres sont caractérisés par une certaine pérennité (support informatique, suivi de clients sur le long terme, téléachat, phone banking, etc.).

A ces deux variables structurelles que nous venons de présenter (types d’appels et durée des contrats) sont liées une série de variables dépendantes, que nous identifions comme suit :

– les buts poursuivis par les actions, qui peuvent être strictement quantitatifs (pourcentage de téléventes, atteinte d’un quota d’échantillon, enregistrement d’intentions de visites ou d’achat, etc.) ou davantage qualitatifs (fidélisation de la clientèle, service après-vente, informations, support, etc.).

– la sensibilité des actions, qui renvoie au risque lié à la perte d’adhésion des consommateurs ou à l’altération de l’image de marque du produit par l’utilisation de ce type de média, et qui varie selon le public concerné par les produits/services et les objectifs poursuivis.

– enfin, la complexité des savoir-faire nécessaires à l’exécution des actions, où l’on distingue habituellement les actions de bas niveau (télévente de produits de grande consommation, récolte d’informations, simplicité des comportements à adopter) et les actions de haut niveau (informatique, produits bancaires, capacité de tact, gestion de plaintes ou de situations critiques, etc.).

En croisant les deux premières variables indépendantes (types d’appels et durée des contrats), et en considérant les caractéristiques des actions (objectifs poursuivis, sensibilité, complexité) comme autant de variables dépendantes, on aboutit à une modélisation des activités des centres d’appels utile pour la compréhension des mécanismes de transformation du travail dans ce secteur et pour la perception des enjeux qui s’y rattachent.

Flexibilité organisationnelle
forte
Flexibilité organisationnelle
faible
Appels entrants (inbound) Appels sortants (outbound)
Flexibilité numérique forte Actions à court terme – objectif qualitatif ou quantitatif
– sensibilité moyenne
– complexité faible ou moyenne
ex.: campagnes d’information limitées, offres temporaires
– objectif souvent quantitatif
– sensibilité faible
– complexité généralement faible
ex.: télévente, sondages d’opinion, prise de rendez-vous

faible
Actions à long terme – objectif qualitatif
– sensibilité forte
– complexité moyenne ou forte
ex.: numéro vert permanent, help desk informatique, direct banking, réservations de vols
– objectif qualitatif ou quantitatif
– sensibilité moyenne
– complexité moyenne
ex.: campagnes de fidélisation ou de satisfaction de clientèle

Typologie des actions téléphoniques dans les centres d’appels

L’analyse montre en effet que les deux variables indépendantes considérées impliquent une coexistence de divers types de flexibilité. Il est communément acquis dans la littérature (Atkinson, 1985 ; Boyer, 1986) de distinguer à cet effet différentes formes. Une première forme, dénommée flexibilité organisationnelle, correspond à la nécessité d’aménager les horaires et d’ajuster l’organisation du travail en rendant le travail plus dense en fonction des fluctuations d’une demande diversifiée. Ce type de flexibilité concerne à la fois l’adaptation des heures travaillées aux commandes selon des fluctuations journalières, hebdomadaires, mensuelles et annuelles, mais également la polyvalence des opérateurs qui doit permettre l’adaptation de l’organisation du travail aux fluctuations de la demande en fonction de la variété des commandes. C’est donc l’organisation de la répartition du travail qui est alors concernée. Une seconde forme, appelée flexibilité numérique, répond quant à elle à la nécessité de variations plus ou moins fortes de l’effectif de l’entreprise en fonction des charges de travail de l’organisation. Ce type de flexibilité se traduit souvent par le recours à une partie variable du personnel temporaire pouvant faire face, pour un moment donné, à un accroissement soudain de la charge de travail. La littérature distingue enfin la flexibilité fonctionnelle qui consiste, pour une organisation à se centrer sur ses métiers et activités de base et à sous-traiter les activités périphériques. Le recours à l’outsourcing permet alors d’externaliser les soucis, incertitudes et risques liés à ces activités considérées davantage comme sources de coûts que de profit à l’extérieur de l’entreprise.

Appliquées à notre cas, ces différentes distinctions nous amènent à considérer que les deux variables indépendantes que nous avons mises en évidence (types d’appels et durée des contrats) correspondent en réalité à des types de flexibilité différents. Au niveau des types d’appels, la prise en charge d’appels entrants requiert une flexibilité organisationnelle forte dans le sens où les préoccupations des gestionnaires seront dirigées vers l’adéquation la plus précise possible du nombre de téléopérateurs en fonction du nombre d’appels reçus. A l’inverse, les communications sortantes, parce qu’elles peuvent être aisément ciblées tant en volume qu’en répartition horaire, demandent une flexibilité organisationnelle plus faible (prévisibilité de l’équation nombre de téléopérateurs/nombre d’appels). La durée des contrats liant les donneurs d’ordres et les centres d’appels introduit quant à elle une seconde forme de flexibilité, numérique, en ce sens qu’elle appelle des variations plus ou moins fortes de l’effectif de l’entreprise. En effet, le travail sur des projets courts nécessite souvent une mobilisation subite de téléopérateurs pour accomplir l’action, alors que les contrats à plus long terme permettent, à l’inverse, une stabilisation du volume de travail nécessaire et donc une plus grande prévisibilité des besoins de RH pour ces projets. Nous dirons donc que le besoin de flexibilité numérique est fort dans le cas du travail sur des projets courts, et plus faible dans le cas de projets à long terme. Par ailleurs, l’existence même de centres d’appels externes correspond clairement à un objectif de flexibilité fonctionnelle de la part des donneurs d’ordres par rapport à une activité de support qui leur demanderait un trop grand investissement en interne.

En interne, la coexistence des flexibilités organisationnelle et numérique implique inévitablement de nombreuses conséquences sur le plan de la gestion sociale, caractérisée le plus souvent par une coexistence de divers modèles parfois contradictoires, comme nous allons le constater dans la section suivante.

Centres d’appels et gestion des ressources humaines plurielle

Le « métier » de téléopérateur est semblable dans tous les centres d’appels. Soumis à un système informatique de routage automatique des appels en fonction du premier opérateur libre pour le type d’appel reçu (système d’ACD – Automatic Call Distributor), ceux-ci sont le plus souvent tenus de répondre ou de prendre l’initiative de la communication en lisant textuellement des scripts qui apparaissent sur leur écran d’ordinateur, et rédigés par l’équipe de superviseurs en charge du projet. En fonction des réactions et des réponses des interlocuteurs, différentes informations sont encodées et celles-ci appellent automatiquement d’autres scripts adéquats que le téléopérateur s’efforcera de respecter. Une fois l’appel traité, le téléopérateur dispose généralement de quelques secondes de répit, avant que le système informatique ne lui transmette ou compose automatiquement un nouvel appel (Richardson et Marshall, 1996).

Une forte division verticale du travail, qui désigne la séparation entre les tâches de conception et d’exécution du travail, et un contrôle permanent de l’activité caractérisent bien souvent le travail des téléopérateurs. En effet, le routage automatique des appels vers le premier opérateur libre et la plus ou moins grande standardisation des contenus des communications (soumission aux scripts élaborés par les responsables du projet) réduisent considérablement l’autonomie d’organisation et de décision des opérateurs. Cette constatation est d’autant plus évidente que le projet est de court terme et représente un degré de complexité assez faible. Avec le recours à des protocoles de conversation standardisés, l’impact sur la division du travail est tel qu’il est possible de parler de véritable taylorisation. Les personnels plus qualifiés qui travaillent sur des projets plus complexes ont quant à eux une autonomie un peu plus grande, notamment dans l’aménagement des scripts et des informations données aux consommateurs.

Tenus de respecter un timing moyen des appels, les téléopérateurs sont souvent soumis à des mesures permanentes de leur activité. Séparés par des cloisons, isolés des contacts extérieurs par le port du casque-micro, soumis à la surveillance permanente des superviseurs (généralement un pour quinze téléopérateurs), le personnel est soumis en outre à un contrôle et à une pression constante.

La visibilité par l’évaluation constante du travail est donc une caractéristique majeure des centres d’appels (Stanworth, 1998). Institutionnalisé en vue d’une adéquation toujours plus grande au niveau de qualité de service requis, le contrôle sur les opérateurs s’effectue suivant deux modalités. Une première forme de contrôle, appelée généralement le soft quality control, suit le principe du mouchard : du haut de son poste de contrôle, le superviseur écoute les communications en cours de son équipe sans les avertir. Cette forme de contrôle, avancée le plus souvent dans le chef des superviseurs et dans une certaine littérature managériale peu critique à ce sujet (Menday, 1996 ; Hook, 1998) comme un outil d’aide et de perfectionnement plutôt que comme un outil de contrôle froid, a pour but d’apprécier les compétences comportementales des téléopérateurs. Le second mode de contrôle, appelé le hard quality control est le contrôle effectué a posteriori au travers de statistiques éditées par les systèmes informatiques qui sous-tendent les actions. Celui-ci a trait principalement aux temps de paroles effectifs, aux temps de pause volontaires, ainsi qu’aux nombres de ventes, d’appels à succès (rendez-vous pris, problème résolu, taux d’acceptation de la communication, etc.). Il prend la forme d’informations chiffrées qui, dans la plupart des systèmes informatiques, sont accessibles en temps réel, globalisées pour l’ensemble du centre d’appels et diffusées sur le lieu de travail, mais également réparties par téléopérateurs.

Bien que ces deux modes de contrôle soient utilisés dans tous les types d’actions téléphoniques, ils varient en intensité selon le type de projet mené. Les projets à court terme offrant peu de possibilités de réarrangements et de marge de manœuvre, la priorité est donnée à des résultats rapides et quantifiables et font souvent l’objet d’un contrôle fort, tant sur le plan soft que hard. Les scripts et les comportements édictés doivent être respectés à la lettre, et le rapport statistique sanctionne, au propre comme au figuré, l’accomplissement des objectifs assignés.

A l’inverse des actions simples et à court terme, les contrats à long terme nécessitant des savoir faire élaborés (plurilinguisme, fortes compétences techniques ou informatiques, etc.) font généralement moins l’objet d’un contrôle permanent. Dans ce cas, les opérateurs sont souvent davantage associés, sinon à la conception des scripts, du moins à leur aménagement en cours de projet. Les scripts sont également souvent utilisés comme support général des conversations, leur laissant ainsi une plus grande autonomie dans la formulation des réponses et dans les conseils donnés.

La rémunération est une variable capitale dans le travail des téléopérateurs. Ici aussi, la pratique est largement fonction des objectifs quantitatifs ou davantage qualitatifs poursuivis par les projets. L’évaluation quantitative du travail fournie par les outils informatiques permet de faire varier une part plus ou moins importante de la rémunération selon les résultats individuels, ou plus rarement de groupe, obtenus. Les activités de télémarketing, et plus généralement l’ensemble des appels sortants, sont plus enclins à ces types de rémunération. Par ailleurs, les projets stables à long terme qui ont davantage une fonction de support (help desk, information sur des produits) n’influencent généralement pas la rémunération directe des téléopérateurs. Par contre, des systèmes d’incentives (cadeaux, voyages, etc.) peuvent être mis en œuvre pour stimuler le travail des équipes. Par ailleurs, IDS Report (1997) rapporte que plus de la moitié des compagnies qui possèdent un centre d’appels en interne ont introduit des structures salariales différentes de la maison-mère. La même source rapporte également que dans deux tiers des cas, la progression salariale est déterminée totalement ou partiellement par les performances individuelles.

La formation du personnel varie également fortement selon les catégories visées. L’investissement est en effet souvent réduit pour le personnel extra-numéraire recruté pour remplir des contrats ponctuels à court terme. Dans ce cas, les critères de recrutement portent davantage sur les caractéristiques comportementales (flexibilité, qualité de la diction, texture de la voix, etc.) que sur une quelconque qualification de base. Chaque nouvel engagé est formé de manière minimale, en un ou deux jours, à son nouveau métier de téléphoniste. Le donneur d’ordres consacre alors souvent quelques heures à présenter le produit concerné par l’action téléphonique et à sensibiliser les téléopérateurs au « ton » adéquat à adopter face à sa clientèle. Par ailleurs, le personnel engagé sur de plus longs contrats, souvent plus complexes, bénéficie généralement de politiques de formation plus poussées. Le donneur d’ordres prend souvent en charge la gestion de telles formations et leur mise à jour régulière. Les formations en langues sont également réservées à ce type de personnel.

Une dernière caractéristique, et non la moindre, est relative à la multiplicité des statuts présents sur un même lieu de travail. Les actions à court terme sont en effet souvent effectuées par un personnel à statut précaire : étudiants, intérimaires, temporaires, temps partiels à tiers ou quart-temps et free lance cohabitent souvent pour ces projets. Les actions à plus long terme permettent quant à elles l’engagement de personnel propre réparti souvent, toujours pour des raisons de flexibilité, entre contrats à temps plein et à temps partiels. Pour IDS Report (1997), environ un tiers des centres d’appels n’emploieraient que du personnel interne, 50 % utiliseraient du personnel temporaire ou à temps partiel, mais seule une minorité engagerait du personnel temporaire pour plus de 50% de sa force de travail. Une étude effectuée par le bureau d’intérim Manpower (1997), rapporte quant à elle que 66% des centres d’appels utilisent une combinaison d’employés permanents et de travailleurs temporaires ou à durée déterminée.

Cette situation mène en réalité à la coexistence de modèles de GRH différents selon les catégories de personnel. C’est ainsi que divers travaux caractérisent cette situation sous le concept d’hybridation par juxtaposition de politiques de GRH parfois contradictoires (Pichault et Nizet, 1995 ; Castagnos, 1995 ; Burris, 1993 ; Heydebrand, 1989 ; Keen, 1990). Dans le cas des centres d’appels, les politiques de GRH dépendent à la fois des deux caractéristiques structurelles mises en évidence précédemment (flexibilité organisationnelle et numérique) mais également du caractère flou de leurs frontières qui laisse la porte ouverte aux interventions plus ou moins fortes des donneurs d’ordres dans la gestion opérationnelle des actions, comme nous le verrons dans la section suivante.

Types de partenariats et intervention des donneurs d’ordres

A cheval entre les concepts d’outsourcing et de co-sourcing, les partenariats conclus entre les donneurs d’ordres et les centres d’appels prévoient dans la majorité des cas une assez forte marge de liberté du premier dans la gestion interne du second. Présentée par les responsables des centres d’appels comme un argument commercial de « qualité totale », cette liberté se traduit dans les faits par la création informelle d’une hiérarchie bicéphale au niveau des opérateurs (Lentz, 1996). En effet, soumis au contrôle permanent des superviseurs, ceux-ci doivent également être à même de répondre aux appels factices des donneurs d’ordres désireux de tester la qualité de service prévue par contrat (rapidité de la réponse, pourcentage d’appels interrompus, informations données). La grande majorité des centres d’appels pratique également la politique de la porte ouverte qui amène certains donneurs d’ordres à prendre la place des superviseurs de temps en temps en vue de contrôler in situ le personnel. Cette intervention peut évidemment aller jusqu’à demander la mise à l’écart de téléopérateurs jugés incompétents. Le désir de contrôle va jusqu’à la mise en place d’intranets propres au projet qui permet au donneur d’ordre de vérifier en temps réel l’activité et les résultats des actions.

Mais l’intervention du donneur d’ordre touche également d’autres matières de GRH. Telle entreprise informatique qui confie la gestion de son support technique à un call center imposera ses propres critères et procédures de recrutement, sa propre méthode d’évaluation de travail, ses propres séminaires de formation aux téléopérateurs, alors que d’autres entreprises concurrentes délègueront ces matières aux gestionnaires du projet interne. Certains donneurs d’ordres désireront une socialisation des téléopérateurs à la culture d’entreprise propre et prendront en charge diverses activités et voyages destinés à les sensibiliser et à les dynamiser, se permettant même parfois de décorer le plateau dédié à leur projet selon les couleurs de l’entreprise.

A la lumière de ces quelques exemples, nous constatons donc que deux types différents de partenariats peuvent être conclus. D’un côté en effet, le concept de panoptisme semble caractériser le désir de contrôle et de visibilité des donneurs d’ordres sur l’ensemble de la gestion de leur action. Les pratiques d’intervention imprévues, la demande de reportings journaliers de l’ensemble des données et incidents critiques de la journée, de socialisation « forcée » des téléopérateurs sont des indicateurs de ce premier style de partenariat. D’un autre côté, on peut rencontrer une décentralisation relative de la prise de décision opérationnelle, la renégociation des critères de qualité de service en cours de projet, le respect des compétences mutuelles des différentes unités, l’introduction de clauses sociales lors de la négociation des contrats, garantissant un niveau minimal de qualité au travail : ces diverses tendances relèvent quant à elles davantage du concept de partenariat politique (Pichault, 1993).

La co-existence de multiples types de partenariats est donc une cause supplémentaire d’hybridation au sein des centres d’appels, d’autant plus lorsque les téléopérateurs sont engagés sur diverses actions en même temps.

L’enjeu : le dialogue social dans un contexte social hétérogène

Après avoir abordé le fonctionnement concret des centres d’appels téléphoniques, tant sur le plan de l’organisation interne que des liens inter-organisationnels qu’ils entretiennent avec leurs donneurs d’ordres, nous allons tenter à présent de généraliser quelque peu notre propos en mettant en évidence quelques questions sociales qui semblent caractériser ces nouvelles formes d’organisation du travail.
L’hétérogénéité des formes organisationnelles et des politiques sociales des nouvelles formes d’entreprises – que nous avons caractérisées par le terme d’hybridation – constitue un enjeu majeur en termes de dialogue social. En effet, tant les employeurs que les représentants du personnel semblent se trouver actuellement face à des modifications fondamentales qui minent petit à petit les modalités de dialogue social traditionnelles.

Logique de l’externalisation progressive et hétérogénéité des appartenances

La logique d’externalisation d’activités traditionnellement prises en charge par les entreprises s’accompagne bien souvent de la coexistence au sein d’un même lieu de travail de personnels aux statuts divers dont les appartenances juridiques sont parfois difficilement repérables. Dans le cas des centres d’appels, la question ne se réduit pas toujours au binôme « intégration versus externalisation », autrement dit, et pour reprendre les termes anglo-saxons, entre « inhouse call centers » (intégrés aux entreprises) ou « third parties call centers » (indépendants, opérant pour des donneurs d’ordres multiples). Cette distinction n’est en effet pas toujours aisée à établir dans les faits, tant les possibilités de croisement sont multiples comme le montre le schéma suivant.

Appartenance du personnel dédié à l’action
Propre ou assimilé Externe
Localisation physique de l’action Intégrée dans l’entreprise Call center entièrement intégré (a) Body-shopping (b)
Externalisée « Faux » centres d’appels externes (c) Centre d’appel entièrement externalisé (d)

Hétérogénéité des formes d’intégration et d’externalisation des téléopérateurs

Sans entrer dans les mécanismes propres à chacune de ces formes, il est utile de souligner combien chaque type évoqué dans le schéma postule des approches différentes des enjeux sociaux. Nous voyons cependant qu’à côté du cas (a) – intégration pure et simple du personnel au sein de l’entreprise productrice de produits ou services – et du cas (d) – externalisation complète des actions et du personnel à un centre d’appels externe – deux autres cas, fortement développés également, complètent le tableau. Ainsi, le cas (b) représente une forme détournée de recours au travail intérimaire. Il consiste à déléguer du personnel recruté et engagé par un centre d’appels chez un donneur d’ordres, à la manière de consultants mobiles variant d’environnement de travail au gré de projets. Le cas (c) représente quant à lui la création de « faux » centres d’appels externes, complètement dédiés aux activités d’un donneur d’ordres, mais juridiquement indépendants de ce dernier.

En termes de dialogue social, les cas (b) et (d) peuvent être rapprochés, tant ils posent fondamentalement la même question, à savoir la gestion d’activités diverses au sein de mêmes lieux de travail et l’instabilité des statuts des personnes engagées (les téléopérateurs body-shoppés échappent en effet à la législation sociale mise en place pour les travailleurs intérimaires). Dans le cas (c), l’opération de « fausse externalisation » est souvent conçue comme un détournement de dispositions sociales jugées trop contraignantes (2).

On le voit, chaque case de ce schéma implique la coexistence de divers statuts au sein d’un même environnement de travail, même dans le cas (a) qui, pour rappel, entraîne souvent la constitution d’échelles salariales spécifiques et de pratiques de contrôle et de formation souvent différentes du reste de l’entreprise (IDS Report, 1997 ; Calcom, 1997). Il est également possible d’établir une dynamique de l’externalisation qui passerait du cas (a) vers le cas (c) et finalement du cas (c) vers le cas (d). On assiste alors à un transfert d’une partie des activités opérationnelles (par exemple le conseil bancaire) vers un support logistique (assistance téléphonique par phone banking), dont la présence à l’intérieur des frontières de l’organisation n’est plus strictement nécessaire à la bonne exécution du métier de base. Dans un souci de rentabilisation de ce support, il peut être décidé d’étendre les services à d’autres donneurs d’ordres, passant par-là du cas (c) vers le cas (d).

Ce mouvement d’externalisation progressive n’est évidemment pas propre au cas des centres d’appels et se constate de plus en plus dans différents secteurs : transport, support informatique, etc. Il est intéressant cependant dans ce cas de constater la facilité avec laquelle cette transition peut s’opérer – en pratique, un simple changement de configuration du réseau de télécommunication peut transporter l’activité à des centaines ou milliers de kilomètres de l’entreprise -, et l’absence de garants sociaux chargés de réguler ce mouvement.

L’identification des acteurs légitimes du dialogue social : quel rôle pour la DRH ?

Nous avons vu à l’analyse combien l’externalisation entraînait souvent un brouillage des frontières organisationnelles et l’intervention conjointe de diverses entités dans la gestion de projets, menant parfois à des situations de hiérarchie virtuelle ou de gestion bicéphale des ressources humaines. L’intervention des donneurs d’ordres ou partenaires dans la gestion des projets pose en réalité la question de l’identification des interlocuteurs légitimes du dialogue social et du rôle de la DRH. Sous-traiter la gestion d’appels téléphoniques à des téléopérateurs externes au payroll du donneur d’ordres permet à ces derniers de muer une relation d’emploi régie par le droit social en une relation purement commerciale qui leur permet d’exiger, au nom de la qualité de service, des conditions de travail qu’ils ne pourraient imposer à leur personnel interne.

Dans ce cadre, le rôle même des DRH des call centers se limite à une gestion réactive qui tend généralement à aménager les conditions de travail imposées par les clients. Mais ce niveau d’intervention, en aval des décisions prises, concerne souvent des dimensions telles que l’aménagement des espaces de travail, les formations supplémentaires, l’assouplissement des horaires, l’intervention dans les frais de transport, l’octroi de jours de congé supplémentaires, etc.

Les questions posées sont donc multiples face à cette atomisation des entreprises et à l’hétérogénéité de leurs fonctionnements : un dialogue social peut-il s’établir au-delà des frontières juridiques des entreprises ? Comment maintenir une circulation d’information entre plusieurs unités juridiquement indépendantes mais oeuvrant dans les faits à l’intérieur d’une même enveloppe opérationnelle ? Les structures traditionnelles de dialogue social restent-elles légitimes face à cette situation ?

En étendant encore quelque peu notre propos, nous pouvons constater que l’externalisation d’activités de services au sein d’unités indépendantes s’accompagne souvent dans les faits d’une précarisation du statut du personnel et d’une dépendance accrue par rapport à des centres de décision sur lesquels ils ont de moins en moins de prise (passage d’un marché primaire à un marché secondaire de travail).

Conclusion

Nous avons tenté, au travers du cas particulier des centres d’appels téléphoniques, de montrer combien la mise en réseau d’entreprises, favorisées par l’essor des NTIC, s’accompagne de modifications radicales, tant sur le plan organisationnel que social, par rapport aux organisations traditionnelles marquées le plus souvent par l’intégration verticale de multiples activités. Si nous avons mis en évidence de nombreuses questions en termes de dialogue social, et souligné également les mouvements évidents de précarisation de certaines catégories de travailleurs, nous ne pourrions conclure notre contribution sans souligner combien cette situation ne peut être perçue comme un mouvement irréversible, et combien les évolutions observées à ce jour, peuvent également faire l’objet de retournements spectaculaires. La problématique de l’externalisation des services est en effet une problématique fort complexe, qui pose un certain nombre de questions. Mais l’éventail des réponses et des solutions est large et riche, et ne répond certainement pas d’un déterminisme absolu.

L’introduction des nouvelles technologies n’implique pas automatiquement, selon nous, l’actualisation de présupposés organisationnels (Alsène, 1995) qui pourraient leur être associés. Toute situation laisse en effet place à une négociation de l’utilisation, et quelque fois à des contournements des implications sociales négatives qui pourraient y être liées. Cette constatation s’applique certainement à la constitution de réseaux d’entreprises dont les modes d’organisation relèvent pour une bonne part d’un processus incrémental. La coexistence de multiples types de partenariats, tant politiques que panoptiques, et de multiples formes de gestion sociale au sein des mêmes organisations, témoigne de cette absence de modèle unique en la matière.

Notes

(1) Cf. par exemple Dieu et Zune (1997) pour une présentation des prescrits liés à l’utilisation des logiciels de groupware censés supporter le travail d’équipes virtuelles et leurs applications réelles.

(2) De taille généralement faible, ces centres d’appels externes franchissent en effet rarement les seuils légaux de représentation syndicale.

Références bibliographiques

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Auteurs

François Pichault

.: LENTIC, Université de Liège

Marc Zune

.: LENTIC, Université de Liège