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Antenne 2/France 2 comme enjeu social et politique en Tunisie

Cet article inédit fait partie d’une étude menée dans le cadre du Gresec et consacrée au « Tiers Monde face aux médias tranfrontières ». Coordonnée par Tristan Mattelart, cette étude, qui regroupe neuf chercheurs de huit nationalités différentes, est à paraître fin 2001.
Mis en ligne le 23 Avril, 2001

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Ferjani Riadh, « Antenne 2/France 2 comme enjeu social et politique en Tunisie« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°02/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2001/varia/05-antenne-2-france-2-comme-enjeu-social-et-politique-en-tunisie

Introduction

En choisissant de m’interroger sur les enjeux sociaux et politiques de la diffusion d’Antenne 2 (devenue France 2 en septembre 1992) en Tunisie, mon ambition est de dépasser les limites de deux traditions de recherche. La première est celle qui envisage la communication internationale dans les pays du Sud à travers la notion de coopération. Empruntée aux juristes, cette notion tend à enfermer son objet dans l’étau de la description des relations diplomatiques. Cependant, si les récits de type journalistique peuvent être utiles pour la compréhension du réel, ils s’avèrent totalement inopérants quand il s’agit d’analyser les enjeux suscités par les médias transfrontières.

La thèse de l’échange inégal constitue le second obstacle auquel j’ai été confronté. il revient aux Finlandais K. Nordenstreng et T. Varis (1974) le mérite d’avoir mis en évidence la cartographie de l’hégémonie occidentale sur le marché mondial des programmes, mais cette thèse reste marquée – malgré la réactualisation des données dix ans plus tard (Varis, 1985) – par un contexte où les aires de diffusion des chaînes correspondaient globalement au frontières des États. Cette thèse nous semble ainsi trop étroite pour penser les nouvelles formes que peut prendre la domination et par delà l’articulation entre les deux niveaux : le national et l’international.

La démarche que je propose de développer dans le cadre de cet article prend le champ télévisuel tunisien comme point de départ de mon analyse (1). Il s’agit, à la suite d’auteurs comme Bernard Miège (1987, p. 545) et Armand Mattelart (1992, p. 272) d’affirmer que la réflexion sur les stratégies de domination à l’échelle internationale ne peut faire l’économie d’une analyse sur la manière dont les sociétés dominées s’adaptent aux médias transnationaux. La diffusion d’Antenne 2/France 2 en Tunisie nous paraît révélatrice des entrelacs qui peuvent prendre forme entre le national et l’international. Ce terrain nous permettra d’une manière plus générale de montrer dans quelle mesure le processus d’internationalisation du champ télévisuel est une construction sociale à l’intérieur même de la société tunisienne.

Négocier l’internationalisation

Souhaitée dès la création de la télévision tunisienne en 1966, la diffusion de la deuxième chaîne française en Tunisie n’a été concrétisée que vingt-trois ans plus tard. Entre-temps, le projet est passé par différentes phases qui témoignent autant de l’évolution du champ audiovisuel international que des mutations sociales en Tunisie.

Devant la réticence des autorités tunisiennes de voir s’installer sur leur territoire une télévision sur laquelle elles n’auraient eu aucun pouvoir de décision, les responsables de l’ORTF (Office de radiodiffusion télévision française) acceptèrent en 1969 le principe du financement de la création d’une deuxième chaîne tunisienne d’expression française. Il s’agissait d’aménager au siège de la RTT (Radiodiffusion télévision tunisienne) un petit studio équipé de moyens techniques légers de transmission et d’installer quatre émetteurs et réémetteurs autour de la capitale et dans le nord du pays.

L’esprit de cet accord a dominé les différentes étapes de la tumultueuse histoire de la deuxième chaîne de télévision en Tunisie. De multiples réunions organisées en 1970, 1976 et 1978 n’ont pas permis la mise en place d’une chaîne de télévision qui aurait pu assurer sa propre continuité. Les négociateurs français ont toujours réitéré l’offre de diffuser directement les programmes d’Antenne 2 ; leurs homologues tunisiens qui ont été de tout temps réticents à ce projet, préféraient une chaîne internationale essentiellement alimentée par des productions françaises mais sur laquelle ils auraient gardé un contrôle absolu. Ces derniers ont obtenu gain de cause en 1982 en signant avec la partie française un accord relatif à « l’implantation d’une deuxième chaîne de télévision d’expression française et à vocation internationale ».

Avant le démarrage des émissions le 12 juin 1983, un décret présidentiel est venu affirmer le contrôle de l’État sur la nouvelle chaîne. Dans son article 14, le décret du 25 décembre 1982 prévoit la création au sein de la direction de la télévision de la RTT d’une sous-direction de la chaîne internationale dont la mission serait « d’assurer la conception, la programmation, la production et la diffusion des programmes en langue française » (Journal officiel de la République tunisienne, n° 83, 24-28 décembre 1982).

Cependant, mis à part son journal télévisé, la deuxième chaîne n’a pas été dotée d’un budget propre ni de moyens de production. Les 10 % du budget total de la RTT qui lui ont été alloués pendant ses six années d’existence ont servi en priorité à la rémunération de son personnel. À la dépendance administrative génératrice de torpeur est venue s’ajouter une programmation peu attrayante. Faute de direct et de spontanéité, les responsables de la seconde chaîne se sont contentés pendant les dix-huit premiers mois de son existence de sélectionner des programmes provenant des chaînes publiques françaises qu’ils retransmettaient dans un laps de temps allant de deux semaines à un mois, voire plus.

L’avènement de TV5 Europe en janvier 1984 n’a pas changé le modèle de programmation. Les programmes d’information étaient généralement interdits d’antenne. Seules les variétés, les fictions et quelques émissions culturelles pouvaient passer sur la deuxième chaîne. Par ailleurs, la grille des programmes de la chaîne francophone par satellite n’était pas respectée. Les responsables de la programmation de la deuxième chaîne tunisienne pouvaient passer, aux heures de grande écoute, des émissions diffusées au cours de la période creuse de l’après-midi sur TV5. Ajoutée à l’indigence des moyens financiers, cette absence de toute logique de programmation était loin de fédérer les téléspectateurs autour de la chaîne.

Face à ces dysfonctionnements, dans l’ambiance de fin de règne qui était celle du milieu des années quatre-vingts, les perspectives d’une diffusion directe de TV5 Europe, comme au Maroc, étaient d’autant plus faibles que le direct a toujours constitué la pomme de discorde dans les relations franco-tunisiennes en matière de télévision.

Comparé à la notoriété de Rai Uno à la même époque – créditée en 1988, un an avant l’extension de sa diffusion sur l’ensemble du territoire (2), de 38 % de l’audience hebdomadaire contre 40 % pour la chaîne nationale et 20 % pour la chaîne francophone (Adda 1988, p. 16) -, le marasme de la deuxième chaîne avait de quoi inciter les responsables français de la coopération à réfléchir sur les modalités d’affrontement de la concurrence italienne. En 1987, le député RPR Michel Péricard dressait un constat d’échec de l’expérience de la deuxième chaîne tunisienne. Dans son rapport au Premier ministre sur la politique audiovisuelle de la France, il déplorait la « censure zélée » pratiquée sur les programmes de TV5, constatait le « succès croissant » de Rai Uno et estimait qu’« une défense adéquate de nos positions culturelles en Tunisie ne peut passer par un simple aménagement de l’actuelle deuxième chaîne. La réponse idéale serait la diffusion directe en Tunisie d’une chaîne de télévision française » (Péricard, 1988, p. 105). Des inquiétudes similaires ont été exprimées par la suite sur les bancs de l’Assemblée nationale mais aussi au sein du gouvernement. Qu’ils soient de gauche ou de droite, les responsables politiques français insistaient tous sur la nécessité de limiter l’influence de Rai Uno en Tunisie (Ferjani, 1995, p. 177-181).

Aux termes d’un nouvel accord gouvernemental signé en janvier 1989 et mis en pratique en juin de la même année, la France s’est engagée à fournir 61 millions de FF pour la modernisation de l’infrastructure de production de la RTT et 150 millions de FF pour l’extension et la consolidation du second réseau hertzien en Tunisie. En échange, Antenne 2 a été autorisée à diffuser ses programmes sur ce même réseau de 6 heures 30 du matin jusqu’à la fin des émissions. La partie française a dû accepter à cette occasion l’exigence du gouvernement tunisien de disposer d’un maximum de deux heures quotidiennes d’antenne, au cours desquelles la RTT peut interrompre la diffusion des programmes d’Antenne 2/France 2 pour les remplacer par des programmes de son choix. Cette disposition ne devait concerner au départ que le journal télévisé de 20 heures, substitué par une édition en français de la RTT, et certaines émissions que les responsables de la télévision tunisienne auraient jugées contraires aux normes sociales et culturelles du pays. Présentées comme un espace pour la promotion de la production télévisuelle nationale en langue française, ces deux heures quotidiennes se sont avérées par la suite être un véritable espace de censure.

ANTENNE 2/FRANCE 2 : « UNE CHAINE TUNISIENNE »

Bien qu’elles n’aient que rarement dépassé les deux heures quotidiennes, les interruptions des programmes d’Antenne 2/France 2, n’ont jamais fait l’objet d’information préalable. Faute de coordination entre le service de programmation de la télévision nationale et celui de la chaîne française, la censure peut intervenir à tout moment. Si sa fréquence s’est atténuée dès le mois de septembre 1989, c’est pour laisser la place à une censure plus organisée.

Les difficultés liées à l’objet même de l’étude ne nous permettent pas de répertorier tous les cas d’interruption car, aussi bien à la RTT qu’à France 2, les traces écrites de ce genre de pratiques restent confidentielles, voire inexistantes. Cependant, nous avons pu relever un certain nombre de cas, certes non exhaustifs, mais qui nous permettent d’identifier les principales tendances de la censure dont fait l’objet la chaîne française en Tunisie.

La première concerne les interdits d’ordre religieux. Pendant quatre ans, les émissions religieuses du dimanche matin (Connaître l’islam, Présence protestante, Le jour du Seigneur…) ont été supprimées ou remplacées par des documentaires diffusés par TV5.

Les changements politiques et leurs conséquences sociales, intervenus à partir de la fin de l’année 1990, ne sont pas sans rapport avec le déclin de cette forme de censure. En effet, on peut penser que la répression du mouvement fondamentaliste Ennahdha, entamée en pleine crise du Golfe, a réduit son influence dans la société, ou du moins l’expression publique de son idéologie. Le déclin de la censure sur les programmes religieux est à mettre en rapport avec la levée de la pression qu’a pu exercer cette idéologie auparavant.

La seconde forme de censure est en rapport avec la représentation de la sexualité. L’analyse de nombreux cas de programmes de la chaîne française dont la diffusion en Tunisie a été interrompue ou supprimée montre une certaine permanence dans l’attitude des pouvoirs publics à se considérer comme seuls garants de la morale dominante et à occuper par là-même l’espace culturel et religieux abandonné pendant de longues années aux intégristes. Ainsi, à toute heure, toute représentation de la nudité sur Antenne 2/France 2, tout programme ayant pour thème ou même évoquant la sexualité est susceptible d’interdiction en Tunisie. Dans la pratique, cette tâche est le plus souvent déléguée au régisseur d’antenne chargé du contrôle des programmes de la chaîne française qui, selon son propre habitus, peut priver les cinéphiles des chefs-d’oeuvre du cinéma mondial tels que Viridiana de Buñuel ou La Ballade de Narayama du Japonais Imamura, ne retient d’Orange Mécanique que quelques minutes de scènes jugées « osées » et laisse passer en revanche des fictions où le discours peut évoquer dans différents registres le même thème. Paradoxalement, c’est le discours réel, mis en scène par les reality shows qui pose parfois problème. La diffusion de Bas les masques et, dans une moindre mesure, de Ça se discute, a été souvent annulée quand les deux émissions ont eu à traiter de certaines formes de déviance.

Cette attitude des pouvoirs publics et la manière dont elle est mise en pratique n’est pas étrangère au difficile partage de la sexualité entre espace public, vie privée et intimité des individus au sein de la société tunisienne. Une analyse rigoureuse de tous les aspects que peut prendre ce phénomène dépasse le cadre de cet article. Nous constaterons cependant qu’au début de la diffusion d’Antenne 2 en Tunisie, la presse écrite a fait écho de plusieurs réactions, le plus souvent d’indignation, contre la diffusion de scènes érotiques. La direction de la télévision elle-même a reçu durant cette période de nombreuses lettres, parfois d’une rare violence, de la part de téléspectateurs outrés par la diffusion de telles scènes.

Sans fournir des réponses exhaustives sur les pratiques télévisuelles des Tunisiens et leur inscription dans le quotidien, des enquêtes quantitatives réalisées par la suite apporteront un autre éclairage sur la manière dont les téléspectateurs vivent la représentation de l’intimité à la télévision (Secodip, 1991 ; Institut Lamouri de psychologie appliquée 1992). Ainsi, quelle que soit leur catégorie socioprofessionnelle, 80 % des sondés en moyenne ont estimé à plusieurs reprises que la convenance des programmes de la chaîne française à être regardés en famille est faible ; un taux qui décroît jusqu’à 50 % au fur et à mesure de la croissance du niveau d’instruction et d’une manière concomitante avec la maîtrise des langues étrangères.

À côté de cette forme de censure, les programmes d’Antenne 2/France 2 subissent aussi des coupures voire des suppressions qui concernent l’information. Cette dernière forme de censure s’avère plus systématique, même si elle peut paraître moins fréquente que la censure d’ordre moral. Dix ans après l’autorisation de la chaîne française sur le territoire national, le pouvoir d’État ne semble pas prêt à céder sur cette question. Inaugurée dans l’improvisation, la censure des programmes d’information de la deuxième chaîne française a fini par évoluer avec le cadre général de la liberté d’expression en Tunisie. Comme exemple de censure improvisée, on peut relever celle pratiquée au début sur les interventions télévisées de Jean-Marie Le Pen. Si cette forme a cessé depuis, c’est parce que le pouvoir d’État a fini par comprendre que le discours xénophobe de l’extrême droite en France ne met pas en jeu sa légitimité, même si la fierté nationale se trouve égratignée.

La censure pratiquée sur les programmes d’information pendant la crise du Golfe et la guerre qui l’a suivie nous semble par contre plus significative. Cette période a été particulièrement difficile pour le gouvernement tunisien qui devait concilier ses relations économiques avec les monarchies pétrolières et au-delà son appartenance au camp occidental d’une part, et l’adhésion presque unanime de la société tunisienne au camp irakien, d’autre part. À cette exigence conjoncturelle s’ajoute le conflit arabo-israélien, vieux d’un demi-siècle.

Dès le mois de septembre 1990, Antenne 2, comme toutes les autres chaînes de télévision françaises, a consacré l’essentiel de l’information télévisée à ce premier conflit. Beaucoup plus que les journaux télévisés, ce sont surtout les magazines d’information Envoyé Spécial et Carnet de Route qui ont retenu l’attention des censeurs en Tunisie.

La censure de ces deux magazines s’est intensifiée entre janvier et février 1991, lorsque la mobilisation des médias de part et d’autre de la Méditerranée a atteint son paroxysme. Elle s’est poursuivie dans les mois qui ont suivi la guerre pour toucher les émissions de variétés. En effet, le 8 mars 1991, Antenne 2 retransmettait un spectacle sur la guerre du Golfe, donné quelques jours plus tôt à l’Olympia par les humoristes Guy Bedos, Smaïn et Michel Boujenah. En Tunisie, la diffusion a été interrompue en milieu de programme. Le 4 mai 1991, la retransmission en direct du Concours de la chanson de l’Eurovision était perturbée par plusieurs interruptions intervenues au moment du passage des participants israéliens.

Par son caractère répétitif, ce phénomène peut trouver une explication dans le conflit entre deux visions du monde qui ne sont pas traitées sur un pied d’égalité par les médias transnationaux. Dans son essai de réflexion sur l’information pendant la guerre du Golfe, Dominique Wolton part de la constatation selon laquelle il n’y a pas de communication sans construction de sens par l’émetteur et le récepteur pour conclure que, « plus les identités sont différentes, comme entre l’Occident et le monde arabe, plus [la communication] est difficile y compris pour l’information dont les critères changent » (Wolton, 1991, p. 170). La censure opérée par les autorités tunisiennes sur les programmes d’Antenne 2 montre aussi bien les limites de la communication avec l’autre que l’état de la liberté d’expression dans le pays récepteur. En effet, durant cette période, les restrictions de la liberté de l’information ont été plus nombreuses et plus variées que ne laissent entendre les exemples cités ci-dessus. Outre l’expulsion de correspondants des médias étrangers et la saisie des périodiques (Jeune Afrique, Ashark Al-Aousat), au cours de cette période, la presse nationale elle-même a fait l’objet de nombreuses censures et saisies (Chouika, 1992, p. 95-100).

En dehors de la conjoncture internationale et de ses retombées en Tunisie, les journaux télévisés d’Antenne 2/France 2 sont devenus un enjeu dans le processus de dé-monopolisation de l’information télévisée. En raison du remplacement de l’édition de 20 heures par un journal de la RTT, ce sont les journaux de 13 heures et de la nuit qui retiennent aussi bien l’attention du public que des censeurs. Entre le 3 juin 1989 et 1er juillet 1993, la diffusion de ces journaux a été supprimée à deux reprises pendant 24 mois au total.

La première suppression a eu lieu le 11 juin 1990 et s’est poursuivie jusqu’au 1er décembre 1991, suite à la diffusion d’un reportage sur les élections municipales du 10 juin 1990. Ce reportage avait évoqué le boycott des partis de l’opposition et l’indifférence d’un grand nombre de Tunisiens face à ces élections.

La seconde suppression qui a duré de novembre 1992 au 1er juillet 1993 devait confirmer la tendance de l’État à vouloir contrôler toute information relative à la Tunisie et diffusée sur le territoire national. Sans aucune information préalable, la diffusion de la chaîne française n’a commencé à partir du 17 novembre que vers 13 heures 30, juste après le journal télévisé. Aucune information officielle ne fut donnée à ce sujet. Parallèlement, une série d’articles publiés par le quotidien gouvernemental La Presse critiquaient violemment les médias français et leur « prétendue objectivité ».

Ce n’est que le 2 décembre 1992 qu’une mise au point du secrétariat d’État à l’Information est venue expliquer les raisons de cette censure. Selon les autorités tunisiennes, cette mesure était motivée par la manière dont la chaîne française avait couvert le procès à Paris de trafiquants de drogue de nationalité tunisienne. Plus particulièrement, il était reproché à France 2 l’affirmation selon laquelle les gains obtenus servaient à renflouer l’économie du pays. « La diffusion de ces fausses nouvelles diffamatoires qui font le jeu de certains aventuriers de la politique et de charlatans de la religion a donné [à la télévision tunisienne] la certitude que les bulletins d’information d’Antenne 2 [France 2] ne respectent pas les règles de la déontologie et, à la limite, n’offrent aucun intérêt, parce que tendancieux et manipulés » (La Presse, 2 décembre 1992, p. 9).

À l’issue de cette seconde interruption de la diffusion des journaux télévisés de la chaîne française, la censure de l’information a évolué vers une sorte de « censure négociée » évitant les longues ruptures sine die. C’est ainsi qu’à la veille des élections présidentielles et législatives de mars 1994, les autorités tunisiennes ont obtenu de France 2, pour la première fois depuis les accords de 1989, que le magazine Géopolis du samedi 19 mars, consacré à la Tunisie, soit diffusé uniquement sur le réseau hertzien en France : ni sur TV5 Europe, ni sur le canal de Télécom 2 B assurant la diffusion de France 2 sur l’Europe et une grande partie du Maghreb. Pour sa part, l’équipe du journal télévisé qui devait couvrir les élections s’est vue signifier que « sa présence en Tunisie n’était pas souhaitable » (Le Monde, 20-21 mars 1994). Selon la même logique, la visite du président de la République en France en octobre 1997 a subi le même sort puisque tous les journaux télévisés de France 2, y compris les éditions spéciales, ont été remplacés par des bulletins d’information locaux en langue française.

La censure de la chaîne française peut dépasser le cadre des interruptions ciblées pour toucher des programmes a priori anodins. Ainsi, depuis le 7 novembre 1994, tout l’access prime time de France 2 est systématiquement remplacé par les programmes de Canal 21, la nouvelle chaîne à destination des jeunes. Depuis, les deux chaînes cohabitent sur le second réseau hertzien dont l’extension à l’ensemble du territoire national a été financée par la France.

Les différentes formes de censure opérées sur les programmes de France 2 apportent des renseignements sur la manière dont les pouvoirs publics gèrent l’un des traits majeurs de l’internationalisation du champ télévisuel tunisien. La diffusion à une large échelle des programmes des télévisions étrangères dont la langue est maîtrisée par les Tunisiens n’est autorisée qu’après avoir subi une série de transformations qui les rend conformes aux normes et usages hégémoniques au sein de cette entité : diffusée en Tunisie, France 2 n’est plus la chaîne française du service public, mais des fragments d’un récit télévisuel dont les pièces manquantes sont à inventer par des récepteurs jugés incapables de négocier les contenus qu’ils reçoivent.

Au niveau du jeu des acteurs ensuite, les latitudes données aux chaînes étrangères et privées dans l’exercice de leur activité dépendent dans une large mesure de leur aptitude à se conformer au principe du monopole de l’ERTT (Établissement de radiodiffusion télévision tunisienne créé en 1990, qui succède à la RTT) sur l’information ayant un rapport avec l’actualité nationale. Dans la conjoncture actuelle, marquée par la chute d’audience de Rai Uno (créditée en 1998 de moins de 5 % d’audience) et l’obligation faite aux chaînes à péage de ne pas diffuser de programmes d’information, seule France 2 (20 % de l’audience en 1998) est en mesure d’apporter une certaine forme de contradiction et de relativiser par là-même le discours unanimiste des deux chaînes étatiques, dont l’audience se situe autour de 60 % (3). Or, il nous semble qu’une médiatisation du débat politique telle qu’elle a été pratiquée par les chaînes de télévision françaises en Algérie (Mostefaoui, 1995) est impensable en Tunisie. Outre le peu d’intérêt accordé à l’actualité tunisienne en dehors des frontières nationales, la diffusion hertzienne des programmes de la chaîne française en Tunisie au cours des cinq dernières années a montré les limites de telles initiatives.

C’est précisément là que les stratégies institutionnelles d’internationalisation commencent à présenter des signes d’exténuation. Alors qu’elles avaient permis à l’État de négocier une internationalisation contrôlée de l’espace hertzien en évitant une « parabolisation » à l’algérienne, c’est à dire massive et le plus souvent a-réglementaire, ces stratégies institutionnelles se trouvent aujourd’hui prisonnières de la logique qui les sous-tend. Au niveau de la télévision étatique d’abord, le modèle de l’imitation comme forme d’inscription dans la modernité s’est très vite essoufflé en raison de son manque d’ancrage dans la société tunisienne. Le recours aux génériques en images de synthèse ou le recrutement de jeunes animateurs ne peuvent combler les défaillances d’une représentation unilatérale de cette société. À force de substituer la communication à l’information et de préférer le discours étatique à la rigueur journalistique, les deux chaînes de l’ERTT offrent une image sublimée et atemporelle de la société tunisienne. Sur un autre plan, la loi de 1995, qui avait pour ambition l’instauration d’un contrôle plus strict des usages des antennes paraboliques a paradoxalement ravivé un marché parallèle déjà florissant – les chaînes reçues par satellite compteraient pour 15 % de l’audience de la télévision -, en même temps qu’elle a accentué la tendance au détournement des usages de ces équipements (Ferjani, 1997).

Note de l’éditeur

Cet article a été rédigé pendant l’été 1999. Les tendances décrites par l’auteur, et notamment celle relative au contrôle étatique sur toute information sur la Tunisie diffusée sur le territoire national, ont été confirmées par la décision des responsables de l’ERTT de supprimer la diffusion hertzienne des programmes de France 2.

Le 23 octobre 1999, le journal télévisé de 13 heures était en effet censuré au moment où le présentateur commençait à développer une information sur la Tunisie annoncée dans les titres. Au cours de cette période, deux événements avaient retenu l’attention de la rédaction de la chaîne française. Le premier concernait la publication aux éditions La Découverte du livre Notre ami Ben Ali. Le second était relatif aux élections présidentielles et législatives qui ont donné au président sortant plus de 99 % des voix et aux candidats de son parti la quasi-totalité des sièges au parlement.

Après quelques jours de « neige électronique », l’hypothèse d’une reprise de la diffusion de France 2 sur le second réseau hertzien était écartée puisque les programmes de la chaîne française étaient remplacés par ceux de Canal 21.

Notes

(1) Aujourd’hui, la Tunisie compte deux chaînes étatiques, l ‘une généraliste et l’autre à destination des je unes ; deux chaînes européennes, Rai Uno, dont la diffusion sur le territoire national a précédé la création de la télévision tunisienne, et France 2 dont le signal est repris à certaines heures sur le second réseau hertzien ; deux télévisions à péage, Canal Horizons Tunisie, filiale du groupe Canal plus et ART, bouquet numérique de sept chaînes à capitaux saoudiens – sans oublier la possibilité pour les téléspectateurs de recevoir la quasi totalité des chaînes européennes et arabes diffusées par satellite.

(2) Censée être provisoire, la diffusion par voie hertzienne de Rai Uno sur la capitale et sa banlieue, débutée en 1960, a duré jusqu’en 1989, date à laquelle Rai Uno a étendu sa z one de desserte sur l’ensemble du territoire tunisien..

(3) Selon les estimations du Conseil supérieur de la communication. Les études d’audience étant rares, confidentielles et le plus souvent approximatives du point de vue méthodologique, ces chiffres doivent être considérés comme un simple indicateur de tendance.

Références bibliographiques

Adda, Serge, Le marché de l’image au Maghreb : tendances et perspectives, Idate, Montpellier, 1988, 24 p.

Chouikha, Larbi et al., « État de la liberté de la presse en Tunisie », in Wolfgang-Slim Freund (dir.), L’information au Maghreb, Cérès Productions, Tunis, 1992, p. 94-119.

Ferjani, Riadh, « Usages des nouvelles technologies de l’information et de la communication en Tunisie », Revue tunisienne de communication, n° 32, 1997, p. 25-41.

Ferjani, Riadh, L’État et l’internationalisation de la télévision en Tunisie, thèse de doctorat, Université Panthéon-Assas Paris II, 1995, Paris, 455 p.

Institut Lamouri de psychologie appliquée, Les Tunisiens et les médias (Grand Tunis), Tunis, 1992.

Mattelart, Armand, La communication-monde. Histoire des idées et des stratégies, La Découverte, Paris, 1992, 357 p.

Miège, Bernard, « Les industries audiovisuelles : le renforcement de la domination », Tiers-monde, n° 111, 1987, p. 543-553.

Mostefaoui, Belkacem, Les télévisions françaises au Maghreb. Structures, stratégies et enjeux, L’Harmattan, Paris, 1995, 274 p.

Nordenstreng, K., et Varis, T., « La télévision circule-t-elle à sens unique ? », Études et documents d’information, n° 70, Unesco, Paris, 1970.

Péricard, Michel, La politique audiovisuelle extérieure de la France, Rapport au Premier ministre, La Documentation française, Paris, 1988, p. 105.

Secodip, Étude médias Grand Tunis, Paris, 1991.

Varis, T., La circulation internationale des émissions de télévision », Études et documents d’information, n° 100, Unesco, Paris, 1985.

Wolton, Dominique, War Game. L’information et la guerre, Flammarion, Paris, 1991, 290 p.

Auteur

Riadh Ferjani

.: Riadh Ferjani est Maître-Assistant à l’Université de Tunis I.