-

La problématique des anciennes technologies de la communication (ATC) africaines dans l’espace communicationnel contemporain

23 Avr, 2001

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Ekambo Jean-Chrétien D. N., « La problématique des anciennes technologies de la communication (ATC) africaines dans l’espace communicationnel contemporain« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°02/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2001/varia/04-la-problematique-des-anciennes-technologies-de-la-communication-atc-africaines-dans-lespace-communicationnel-contemporain

Introduction

Surprise au musée de Tervueren (1) : un universitaire congolais y (re)découvre une pirogue ngombe, que ce natif de l’ethnie susmentionnée connaît parfaitement. Non-surprise : parmi les objets de décoration du salon à Kinshasa de ce professeur ngombe (2) sont mises en exergue une réplique de Manneken-Pis et une statuette de Bouddha. L’anecdote est ici mise au service d’une nouvelle problématisation des outils de communication.

Objet d’étude

Les faits tout à fait ordinaires ci-haut mis en exergue obéissent à une implacable logique de différenciation. D’un côté le musée a été perçu par l’impertinent visiteur à Tervueren comme la tombe de l’objet de sa curiosité – la pirogue ngombe – et le lieu de déperdition de sa fonctionnalité usuelle, même si cela donne le départ d’un nouveau destin, insoupçonné au départ, de fantôme errant. De l’autre côté le décor du salon de Kinshasa se trouve consacré comme le berceau d’une vie programmée de l’objet d’art, vie complètement indépendante de la localisation de son fabricant et de son atelier. Il importe finalement peu que le Manneken-Pis soit créé à Hong Kong ou à Casablanca et non pas à Bruxelles. En tout état de cause, la présence de l’effet de surprise dans un cas et son absence dans l’autre tendent ici à nier l’isomorphie des faits, si ces surprise et absence ne s’emploient pas simplement à dissimuler l’unicité de la problématique plus générale de la signifiance des objets culturels, de leur résidence et leur identité fonctionnelles.

Cela étant, pour parvenir à circonscrire correctement ce genre de problématique relative aux faits culturels, la tradition académique suggère que l’on revisitât en priorité l’inusable Theodor W. Adorno, dont les travaux sur la culture de masse et son industrie ont longtemps constitué une solide référence. L’on portera particulièrement de l’intérêt pour l’une de ses définitions de l’industrie culturelle, selon laquelle cette dernière se veut une « intégration délibérée, d’en haut, de ses consommateurs » (Adorno, 1963). L’industrie culturelle aliène donc son consommateur. Elle nivelle ses clients. Somme toute, l’effet visé dans cet univers demeure l’Aufklärung, la démystification, à défaut de parler d’avilissement. Dans cette perspective, le visiteur-consommateur du musée de Tervueren ne serait donc pas différent du consommateur-résident de Kinshasa. Et au­cun de ces deux types de consommateur n’a qualité de roi dans l’industrie culturelle telle que perçue par Adorno : « il n’est pas le sujet de celle-ci, mais son objet ».

Qu’à cela ne tienne, il sied de rappeler que la critique de Theodor Adorno avait comme point de mire l’industrie cinématographique américaine, ciblant ses cinglantes attaques sur le modèle de reproductivité propre à cette culture de masse. A n’en point douter, c’est l’élitisme qui sert de toile de fond à toute analyse de cet animateur de l’École de Francfort, qui ne s’empêche guère de proclamer la nette différence séparant l' »art supérieur » de l' »art inférieur ». Cela dit, revenant à nos premières données d’observation, nous remarquerons que la typologie plutôt qualitative des arts d’Adorno ne permet pas de se rendre aisément compte de la délocalisation de la pirogue ngombe ni de son insertion dans ce musée de Tervueren. La problématique de la fonctionnalité localisée ne s’épuise donc pas dans l’œuvre d’Adorno.

Dans la même optique, la grille de lecture d’Adorno s’enferme dans l’impasse et l’impuissance lorsque nous l’appliquons à la problématique de l' »obsolétisme » et de l’usage transmué en milieu urbain des anciens outils de communication, naguère pertinents et efficients dans l’espace agreste : le tam-tam, le grelot, la flûte… Le concept de culture de masse n’y est pas opérationnel.

En tout cas, de nombreuses questions demeurent en suspens. Quelle est l’incidence sur leur nature véritable de l’exportation de ces outils hors du village ? Quel est leur sort face à la poussée des technologies de communication dites modernes ? Quel sens demeure-t-il ou apparaît-il lorsque ces outils de communication deviennent instruments de jouissance musicale ?

Ces outils sont réputés anciens dans la mesure où ils ont été débordés par des artefacts plus performants dans l’exercice de transmission des messages dans le temps et dans l’espace : le transistor et le numérique en témoignent. Nonobstant cette invasion de gadgets électroniques, nous prétendons encore désigner ici ces outils par la précieuse terminologie de « technologies », convaincus en cela par la réalité éprouvée qui veut que leur fabrication résulte tant de l’art que d’un savoir-faire détenus uniquement par des artisans, qui transmettent leur ésotérique ingénierie selon des procédés de cooptation qui sont loin d’être ouverts et démocratiques.

Cela dit, l’objet de la présente recherche consiste à ajuster le plan épistémologique et le cadre théorique, qui prennent en charge et puissent donner pleine signifiance au mécanisme qui transforme en simples instruments de musique dans le milieu urbain les outils de communication de l’aire villageoise. Le phénomène des groupes de musique ou danse dites traditionnelles est récurrent sur l’ensemble de l’Afrique. Ils ajoutent de la couleur aux fêtes, louangent les leaders politico-ethniques, animent les veillées funèbres, etc. Quelle lecture en faire ?

L’homme groupal

Les outils de communication en usage dans les sociétés traditionnelles ont tardé à être appréhendés en cette qualité précise. Recueillis par l’ethnologue dans le même lot que d’autres vestiges et conservés dans les musées sous des étiquettes de lieu de provenance, ces objets n’ont évidemment pas échappé au magistère de la théorie fonctionnaliste et à son épistémologie utilitariste. Leurs variété et diversité ont ainsi été noyées dans le souci tatillon d’inventaire et de classification qui orientait la science des sociétés exotiques. Aussi, les quelques monographies et travaux universitaires divers consacrés aux matériels de communication se trouvent éparpillés, en République démocratique du Congo notamment, en autant de conservatoires qu’il existait, jusqu’aux années soixante, de pôles disciplinaires ou facultaires censés prendre en charge le phénomène global de communication.

Quoi qu’il en soit, une approche à caractère phénoménologique a permis à un sociologue belge de désacraliser le tabou. Prenant appui sur le modèle de « l’homme de masse » qu’il a esquissé auparavant dans sa communication anonyme, Jean Lohisse a construit le concept d' »homme groupal » qui se trouve au centre de son analyse de la communication traditionnelle (Lohisse, 1970, 1972).

Selon son approche, dans les sociétés traditionnelles, aussi bien les outils que les processus concrets de communication contribuent tous à la promotion d’un idéal commun, vers lequel convergent les modalités existentielles de tous les membres de la communauté. Le groupe prend le pas sur l’individu. En revanche, la collectivité offre à chacun de ses composants tout le confort vital dont il jouit avant sa naissance et jusqu’après sa mort. L’individu se sent rattaché à son groupe – clan ou ethnie, tout cela n’est qu’une question d’étendue et de dimension – par une référence immanente, qu’elle relève de la mythologie totémique ou d’une réelle descendance ancestrale, qu’il en connaisse les détails ou non.

C’est donc cette dimension groupale qui donne aux outils de communication la garantie de survivance en milieu hors-village, alors en qualité de simples instruments de musique. En effet, comme la langue, ces outils détiennent une vertu associative qui permet de relier les jeunes aux vieux, les vivants aux morts. En rase campagne comme en ville, les outils de communication participent ainsi à la reconstitution du groupe, selon un mécanisme imperceptible d’apprentissage et de socialisation que nous n’étudierons pas en particulier dans la présente recherche.

Cela dit, il n’est peut-être pas complètement établi que la groupalité soit opératoirement exclusive aux sociétés africaines. L’un des célèbres pionniers de la sociologie, Emile Durkheim (1858-1917), avait déjà forgé en France le concept de « solidarité mécanique » pour décrire cette tendance comportementale qui sacrifie l’individu à la communauté. De son côté, le sociologue Ferdinand Tönnies (1885-1936) avait aussi montré en Allemagne la différence existant entre la « communauté » et la « société ». Ceux-là et bien d’autres ont ainsi indiqué qu’il existait une variété de règles organisant et orientant les relations entre humains.

Qu’à cela ne tienne, l’apport spécifique de Jean Lohisse consiste en ce qu’il attribue au phénomène de la communication la qualité d’assurer entre membres d’un même groupe ethnique la passation d’un héritage intemporel. Au regard d’un contenu porté à une dimension aussi métaphysique, l’on ne devrait pas prendre le terme de communication dans sa variante laïque de simple transmission. Et c’est là qu’apparaît, à l’intérieur de l’espace urbain, la différence entre une musique quelconque faisant intervenir des instruments traditionnels (tam-tam, flûte…) et la musique étiquetée « traditionnelle » qui emploie les mêmes instruments. Dans ce dernier cas, le nouvel usage des anciens outils de communication n’est, en fin de compte, qu’une modalité opportune sollicitée pour réveiller un sens auquel ne peuvent accéder que les initiés.

Anciennes technologies de la communication : analyse terminologique

Nous avons employé la terminologie « anciennes technologies de la communication » sans nous préoccuper de sa charge sémantique singulière. Nous en avons ainsi usé comme si les qualificatifs nouveau et ancien pouvaient se succéder l’un à l’autre dans une même chaîne paradigmatique sans altérer la logique fondamentale qui gouverne l’entendement final de ces expressions ainsi que leurs usages. Il existe heureusement une bonne étude d’Yves Winkin (1994) sur les nouvelles technologies de la communication se voulant « analyse critique » et offrant bien des enseignements, malgré la déclaration de son auteur qui redoute (à tort) de ne s’arrêter qu’au « simple plaisir de faire de la sémantique ». Cette recherche nous paraît éclairante à maints égards et nous invite à nous y référer principalement dans cette tentative de légitimer notre propre terminologie d’anciennes technologies de la communication.

D’abord, Yves Winkin n’arrive à utiliser le terme « ancien » qu’une seule fois dans son texte et ce, particulièrement en se rapportant aux médias et non pas aux technologies de la communication. De ce point de vue, il n’y a pas encore de discrimination qualitative, anciens et nouveaux médias contribuant « grandement », chacun en ce qui le concerne, à « ce processus permanent d’activation de la culture ». Or, nous l’avons vu, le pertinent concept de groupalité de Jean Lohisse utilisé à propos de la communication traditionnelle conduit lui aussi à l’activation de la culture. Ainsi, comme le souligne Pierre Moeglin, anciens ou nouveaux, hier et aujourd’hui, tous les outils de communication demeurent le levier de la culture et constituent « le point de passage obligé de l’acquisition des valeurs, capacités et compétences » (Moeglin, 1999). En tout cas, pour l’un ou l’autre de ces chercheurs, il semble que soit laissée largement ouverte la possibilité d’user du terme « ancien » en ce qui concerne les technologies de la communication au sein des sociétés traditionnelles. Chez Yves Winkin, plus particulièrement, le contraire des nouvelles technologies de la communication (NTC) n’est pas anciennes mais plutôt vieilles technologies de la communication (VTC). Et lorsque ce dernier arrive à recourir au qualificatif de traditionnel, c’est pour l’appliquer plus précisément à des phénomènes qui sont relativement peu âgés, telle la « télévision traditionnelle ». Les vieilles technologies de la communication ne sont donc constituées que de mass media, c’est-à-dire presse, radio et télévision. En d’autres termes, il est désormais possible et significatif de n’user du terme « ancien » que pour les sociétés pré-médiatiques.

Cela dit, Yves Winkin analyse ensuite le glissement du vocable technique vers celui de technologie. Certes, nous partageons avec cet auteur l’explication qui assimile les nouvelles technologies aux « procédés industriels », ce qui pousserait à considérer les outils de communications des sociétés traditionnelles et pré-médiatiques comme ne relevant pas de quelque processus de reproduction à caractère industriel. Mais, en revanche, ce chercheur nous ouvre aussi la latitude de nous accrocher à l’expression technologie surtout lorsqu’il ajoute que ce glissement notionnel de technique à technologie provient davantage de la fusion ayant été opérée entre le terme de technique et celui de communication.

En effet et enfin, le plus grand mérite d’Yves Winkin consiste à situer toute cette analyse terminologique sous l’éclairage du mot-phare de communication. Et de manière claire, il définit ce dernier concept comme « un processus auquel sont subordonnées diverses technologies ». Autrement dit, sous la bannière de la communication, toutes les technologies trouvent leur compte, tant les anciennes que les nouvelles. Le champ disciplinaire et conceptuel s’en trouve ainsi précieusement nettoyé. Cette détermination nette et précise de l’ancrage disciplinaire est de grande importance pour la clarification du cadre épistémologique de notre étude, tout comme l’analyse sémantique qui précède a conforté l’expression d’anciennes technologies de la communication (ATC). En dépit de cette avancée, ajoutons toutefois qu’il existe une ultime réflexion que Winkin s’est réservé de développer davantage dans son texte, à savoir la dimension socioéconomique de la communication. Il en esquisse seulement un début d’intelligibilité, disant qu’il existe un rapport entre les messages (contenu, lisibilité…) et les machines qui les transportent (coût, efficacité, maniabilité…).

Ce n’est certes pas un oubli, tous les communicologues sachant déjà que cet aspect socioéconomique relève d’un processus bien connu, celui de la « médiation culturelle » que l’on retrouve suffisamment élaboré dans la littérature scientifique française. Plusieurs écrits ont été consacrés à la description du phénomène et d’autres en ont cerné correctement l’aire fonctionnelle. Pour s’avérer positive et pour reprendre une formulation de Jack Lang, la médiation culturelle ne doit être « ni la médiatisation, ni la vulgarisation, ni de manière générale l’instrumentalisation » (« Entretien avec Jack Lang », Media et information n° 3, 1995). En effet, selon Jean Caune, la notion de médiation culturelle fait plus précisément référence aux « rapports entre les membres d’une collectivité et le monde qu’ils construisent ». Ce concept permet donc de rétablir le pont avec celui de groupalité, pont que les adeptes de la communication médiatique avaient sérieusement fragilisé, totalement conquis qu’ils étaient par l’obstination d’Adorno à ne voir derrière toute forme de médiation culturelle que l’industrie de la culture de masse.

En tout état de cause, l’approche qu’initie le concept de médiation culturelle contient deux enseignements majeurs qu’il importe de souligner ici. D’une part, il y a la dimension d’échange entre les différentes subjectivités qui peuplent la communauté et, d’autre part, il y a la dimension de construction collective de sens. En conclusion, pour Jean Caune, comme projet social, la médiation culturelle « ne peut se contenter de forger des liens éphémères, elle doit aussi participer à la production d’un sens qui engage la collectivité » (Caune, 1999). Ici retrouvons-nous donc une approche tout à fait communicationnelle.

Anciennes technologies de la communication : approche communicationnelle

A propos d’approche communicationnelle, dont parfois la terminologie prête à profusion et à confusion, il s’agit de celle dont une bonne synthèse a été réalisée tout récemment dans l’ouvrage d’A. Mucchielli, J.-A. Corbalan et V. Ferrandez (1998). De ce cadre théorique nous intéresse plus particulièrement l’affirmation selon laquelle « le sens est une émergence, pour des acteurs, provenant de la mise en relation de l’acte de communication avec les contextes dans lesquels il s’insère ». Le sens demeure donc ici le maître-mot.

Alors, à propos des ATC, nous rappelons que derrière le mécanisme visible de changement de leur fonctionnalité en milieu urbain, c’est un sens plutôt reconstruit qui se profile. Et notre objectif consiste alors à appréhender les contours précis de ce sens et à le hisser hors de sa latence. Cela dit, pour notre cas d’observation et si nous nous référons à la méthodologie proposée par la théorie que nous avons adoptée, il y a lieu de porter une délicate attention aux trois pôles ci-après : les outils de communication, les contextes de leur usage, l’intentionnalité des acteurs impliqués.

Spécificité des outils

La théorie des processus de communication se donne comme objet de connaissance la « communication généralisée ». La définition qui en est donnée dans l’oeuvre précitée se veut très large, incluant non seulement tout ce qui intervient dans l’échange au niveau interpersonnel mais aussi les « non-communications ». Celles-ci ne sont rien d’autre que « tout ce qui aurait pu se faire, se dire, s’écrire et dont on peut lire la signification si l’on trouve son contexte de lecture pertinent ». Comme on peut s’en rendre compte, cette définition fait la part belle aux dimensions consubstantielles de la communication, contenu et relation, héritières de l’école américaine de Palo Alto dont le bénéfice demeure évident pour les sciences de l’information et de la communication.

Qu’à cela ne tienne, sans verser dans un mac-luhanisme éculé ni drainer l’eau vers le moulin d’une médiologie résolument matiériste, nous envisageons d’étudier ici les outils de communication, non seulement en tant que neutres et anonymes véhicules d’objets cognitifs, mais aussi en leur qualité co-génératrice de sens. En effet, s’il s’avère par exemple que le tam-tam est partout le même en Afrique, fait de morceau de bois rond et troué, recouvert à l’une ou/et l’autre extrémité par une peau tannée, cette dernière pièce étant à elle seule déjà si éloquente sur l’espèce animalière d’origine et son écologie.

Efforçons-nous maintenant à titre d’illustration d’examiner brièvement un cas concret d’ancienne technologie de communication, le fung’ angyô, une flûte que l’on retrouve encore en usage aujourd’hui dans l’ethnie yansi, province de Bandundu, centre-ouest de la République démocratique du Congo (3). Nous voulons en fait montrer que chaque outil de communication possède une signification liée à sa matière de base et une autre qui est d’ordre socio-anthropologique.

Le fung’ angyô est une flûte fabriquée à partir de la pointe d’ivoire de l’éléphant. Il en existe de plusieurs dimensions, selon la taille de l’éléphant capturé, l’aspect cornéiforme de cette dent se prêtant convenablement à son usage comme instrument à vent. Bien plus, la solidité inaltérable de la matière, sa physionomie et son cubage déterminent et caractérisent la portée du son, qui atteint parfois la cinquantaine de kilomètres. Ce sont là des données primaires qui relèvent du descriptif artisanal plutôt que d’une analyse scientifique élaborée.

En effet, outre ces aspects physiques, le fung’ angyô et sa matérialité cristallisent déjà en eux plusieurs données de sens. En premier lieu il y a l’indication sur la végétation, l’éléphant ne vivant jamais éloigné des cours d’eau, ni de l’herbe fraîche, ni encore en compagnie d’autres bêtes féroces.

En deuxième lieu, il y a des informations permettant de préciser à propos du peuple yansi ses qualités de chasseur, ses habitudes alimentaires et en fin de compte le type de normes organisationnelles que signalent ou suggèrent ces caractéristiques sociétales. En d’autres termes, la flûte en ivoire, toute seule, renseigne déjà à suffisance sur le substrat socioculturel de la communauté yansi. Mais, à tout prendre, il faut bien admettre qu’il ne s’agit jusque-là que d’une approximation et seulement d’une première émergence de sens, qui ne peut pas encore permettre d’établir une fine et significative classification de toutes les ethnies d’Afrique sachant chasser l’éléphant.

Autrement dit, par rapport à la théorie des processus de la communication, l’unique pôle relatif à la spécificité physique de l’outil de communication ne suffit guère. Il demeure indispensable d’y associer l’examen d’autres données, notamment le contexte d’usage.

Contexte social

Le fung’ angyô est un objet de valeur et une ressource rare. Il ne s’agit pas tant d’une denrée marchande ou d’échange que d’un objet se positionnant à la croisée des rapports sociaux significatifs, ceux-là mêmes qui président à la spécification et à la singularisation de la communauté yansi. Arrêtons-nous un instant à un exemple montrant comment une seule activité liée à l’existence du fung’ angyô, la capture de l’éléphant, peut activer de nombreux phénomènes sociaux.

Réputé robuste et intelligent, ce pachyderme ne se laisse abattre ou capturer ni par le premier venu ni par un homme seul. Au plan humain et social, cela requiert de l’organisation et toute une technicité. Et cette maîtrise attribue à son heureux détenteur d’autant plus de prestige que le fung’ angyô a été institué aux temps où les chasseurs africains n’avaient pas encore adopté l’usage si commode de l’arme à feu.

Plus concrètement, la virtuosité du chasseur débute par son savoir-faire sur la reconnais­sance de l’itinéraire de promenade des bêtes. Contrairement aux apparences, cette étape et cette activité ne sont ni de faible importance ni de maigre portée au plan de l’émergence de sens. La raison en est l’inadéquation existant entre ce qui est de l’animal et ce qui est de l’homme : si l’itinéraire suivi par les animaux est particulièrement dépendant de ce qui peut assouvir leurs besoins vitaux, tels un point d’eau pour se désaltérer, une herbe fraîche pour se nourrir ou une vaste étendue pour jouer, le tracé de l’itinéraire de la colonne d’éléphants ne tient aucunement compte de droits de pro­priété, du bornage des espaces ou de toute autre subtilité relative au bon voisinage des humains. Un troupeau peut ainsi traverser indifféremment des forêts appartenant à diverses communautés et parfois même à des groupes sociaux développant entre eux des relations de peu d’estime mutuelle ou d’hostilité ouverte. Évidence : l’animal peut courir partout où il veut, sa liberté géographique est quasi totale. Évidence aussi : l’homme ne poursuivra pas la bête partout où elle se dirige, il est géographiquement limité et déterminé.

Ainsi qu’on peut s’en rendre compte, en se mettant aux trousses de l’éléphant, le chasseur yansi ne cesse de réactiver ses connaissances sur la nature des relations que développent les différentes communautés auxquelles appartiennent les espaces forestiers traversés par la bête. Sa décision de poursuivre la chasse ou de l’arrêter à un point déterminé lui est dictée par un état de faits préalables, qui ont été intériorisés par tout son groupe d’appartenance et qui y ont été érigés en normes de bon voisinage. Le comportement général de l’homme yansi envers les groupes sociaux voisins est ainsi reproduit dans l’acte minimal du chasseur. Ainsi, pouvons-nous affirmer ici que la chasse à l’éléphant peut valablement se lire comme un processus de communication.

Cela étant, nous ne prolongerons pas inutilement ce descriptif de la chasse, non sans avoir indiqué que les normes sociétales qui gouvernent l’activité de reconnaissance de l’itinéraire ne manquent pas de présider également aux autres activités qui succéderont : le piégeage par le chasseur, la fabrication de la flûte par l’artisan, le jeu des notes par le souffleur, etc. Chaque étape arrive en temps utile, formant ainsi une chaîne qui suscite inévitablement un travail d’équipe et un devoir de solidarité. Et une fois de plus, les règles qui tissent cette solidarité ne sont pas exclusives au rituel lié au fung’ angyô ; elles lui préexistent et la débordent, s’étendant à toutes les autres activités. Qu’elles président à la chasse ou à l’usage d’un outil de communication, toutes ces normes font partie de la matrice organisationnelle sociétale et c’est là le principal enseignement à retenir.

Contexte géophysique

La dimension contextuelle normative que nous venons de relever nous permet d’apporter une première moisson d’éléments de réponse au questionnement de départ, celui portant sur la délocalisation de la fonctionnalité des ATC du milieu originel villageois vers le site urbain. Effectivement, dans l’analyse que nous avons effectuée sur l’un des aspects de la chasse à l’éléphant chez les yansi, nous avons pu montrer que les normes préexistent aux processus de communication. Donc, il n’existe pas de différence socio-anthropologique entre l’homme yansi vivant au village et celui qui a émigré en ville. Toutes choses étant égales par ailleurs, l’un et l’autre sont régis par le même cadre normatif. Cela dit, l’ensemble de ces affirmations ne surprendront pas évidemment les assidus des études et enquêtes menées par les africanistes sur le phénomène d’importation en milieu urbain de la coutume ancestrale, et demeure toujours d’actualité le vieil ouvrage de l’anthropologue Georges Balandier, Sociologie des Brazzaville noires (Paris, Puf, 1955).

En d’autres termes, la localisation géographique n’est pas un facteur suffisant qui puisse altérer la signifiance fondamentale d’une technologie de communication. Le sens global perçu par l’homme yansi demeure le même, en dépit du manque de profondeur temporelle et historique qui caractérise ceux qui ont émigré hors du terroir. Ainsi, en ville ou en campagne, le fung’ angyô se veut non pas simplement outil de communication ou instrument de musique mais plutôt une opportunité offerte à chaque homme s’y reconnaissant de faire profession d’appartenance à l’entité socio-spirituelle qui lui sert de référent ultime et immanent.

La compétence et la virtualité de communion aux pairs sont donc totalement établies. Aussi, le rôle des outils de communication ne consiste-t-il plus qu’à exploiter cette compétence communicationnelle inhérente à l’être social et intégrer ce dernier dans un quelconque processus vivant de communication. Autrement dit, les outils de communication sont dotés de la capacité d’activer cette compétence et la traduire en performance communicationnelle (4).

En somme, sur le plan réflexif, il ne serait plus signifiant d’interpeller les technologies de la communication ainsi que leur résidence fonctionnelle, en revanche il ne reste au chercheur que l’observation et l’analyse des modalités par lesquelles l’individu s’inscrit dans l’intemporalité de ces précieux outils. Et c’est là que nous reconnaissons le prix de cette recommandation de Bernard Miège : « l’approche de la communication ne saurait délaisser le niveau macro-sociétal » (Miège, 1999).

Conclusion

Dans le texte d’introduction au numéro de la revue Quaderni consacré à la fabrique de l’utopie, Lucien Sfez invite à une profonde réflexion lorsqu’il écrit : « Alléluia ! Alléluia ! Les technologies de communication règlent les problèmes industriels et sociaux, dit-on : le savoir, l’égalité, la culture, la démocratie et le bonheur sont à porte de la main. Le paradis sur terre est arrivé ». Et il achève ce propos : « Utopie apparente qui cache une idéologie et dont le chemin croise ici le millénarisme » (Sfez, 1999-2000).

Cette éclairante sentence porte principalement sur les NTC. Mais, comme nous avons pu le sentir tout au long de cette dissertation, les ATC ne sont pas, elles non plus, exemptes de péché de sublimation. Contrairement aux apparences donc, il existe bel et bien un rapprochement entre les NTC et les ATC.

En tout cas, ces dernières années différentes publications critiques ont été consacrées à l’utopie que génèrent et véhiculent les NTC (5). Toutefois, cette croisade n’a nullement conquis les innombrables esprits crédules. Le fascinant miroir des NTC fait toujours croire que, avec ces outils de prédilection, les lendemains n’ont plus aucun contenu. Demain c’est déjà aujourd’hui. L’avenir est déjà domestiqué. Le futur est « au bout de nos doigts », comme l’a remarquablement dit Bill Gates (1995). Et cette projection dans un avenir déjà dompté, c’est précisément cela la grande utopie.

Cependant, si l’utopie se laisse découvrir sous forme d’élan vers un « paradis terrestre » à venir, il existe aussi un autre élan, celui-là orienté vers le retour aux origines pures des temps et de l’homme, vers un « Eden retrouvé ». Et c’est cela le millénarisme (Sfez, 1999-2000). Deux élans, deux mythes. Ainsi, comme on peut s’en apercevoir, autant les NTC peuvent-elles embarquer l’homme dans la passion d’un futur plein de bonheur, autant les ATC peuvent-elles se saisir de l’homme pour le propulser vers un passé ancestral rendu lui aussi magnifique.

Peut-être est-ce là l’immuable destin de toute technologie de communication, consistant non seulement à aider l’homme à vaincre les obstacles du temps et de l’espace mais aussi à diluer l’individu dans une certaine virtualité mythologique. A travers les âges, comme de faux parallèles, les anciennes comme les nouvelles technologies tendent à se réconcilier dans l’immanence de cette double nature. Ici se rompent donc les illusions d’un linéarisme technologique se dissimulant sous l’idéologie de la mondialisation et de l’effréné transfert des technologies.

Notes

(1) Le Musée royal d’Afrique centrale, établi à Tervueren, près de Bruxelles, conserve de nombreux objets d’usage courant chez les autochtones de l’ancienne colonie belge, actuelle République démocratique du Congo.

(2) L’ethnie ngombe occupe le centre-nord de la République démocratique du Congo, répartie sur les deux rives du fleuve, district de la Mongala, province de l’Équateur.

(3) Cf. la recherche universitaire réalisée sous notre encadrement par Mambu, I., Monographie d’un outil de communication traditionnelle : le fung’angyô des yansi de Kara, Ifasic, Kinshasa, 49 p.

(4) Ekambo, J.-C., « De l’ontologie communicationnelle », à paraître dans Cahiers congolais de la communication, Ifasic, Kinshasa.

(5) Nous citons notamment Breton, P., L’utopie de la communication, Paris, La Découverte, 1992 ; Sfez, L., La santé parfaite, Paris, Seuil, 1995 ; Mattelart A., Histoire de l’utopie planétaire, Paris, La Découverte, 1999 ; « Les utopies », Revue des deux mondes, avril 2000.

Références bibliographiques

Adorno, T. W., « L’industrie culturelle », Communications n� 4, 1963.

Caune, J., « La médiation culturelle : une construction du lien social », Les Enjeux de l’information et de la communication, revue électronique, mise en ligne 22 novembre 1999.

Caune, J., La culture en action. De Vilar à Lang : le sens perdu, Grenoble, Pug, 1999.

Gates, B., La route du futur, Paris, Laffont, 1995.

Lohisse, J., La communication anonyme, Paris, Ed. Universitaires, 1970.

Lohisse, J., La communication tribale, Paris, Ed. Universitaires, 1972.

Miège, B., « Le communicationnel et le social : déficits récurrents et (re)-positionnements théoriques », Les Enjeux de l’information et de la communication, revue électronique, mise en ligne 15 novembre 1999.

Moeglin, P., « Du mode d’existence des outils pour apprendre », Les enjeux de l’information et de la communication, revue électronique, mise en ligne 17 novembre 1999.

Mucchielli A., Corbalan J.-A. et Fernandez V., Théorie des processus de la communication, Paris, A. Colin, 1998.

Sfez, L., Préface à « Utopie I : la fabrique de l’utopie », Quaderni, 40, 1999-2000.

Winkin, Y., « Trois mots pour tout dire. Analyse critique de l’expression ‘Nouvelles technologies de la communication' », Hermès, 13-14, 1994.

Auteur

Jean-Chrétien D. N. Ekambo

.: Jean-Chrétien Ekambo est professeur à l’Ifasic (Institut facultaire des sciences de l’information et de la communication) de Kinshasa, République démocratique du Congo. Après avoir étudié sur le terrain le fonctionnement de la « radio-trottoir », il s’est par la suite intéressé plus particulièrement à la dimension de « compétence communicationnelle » relevant de l’ontologie humaine. De nombreux articles sur le sujet ont ainsi suivi son ouvrage Radio-trottoir. Alternative de communication en Afrique, Cabay éditeur, 1985.