Les questionnements des écritures interactives
Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :
Séguy Françoise, « Les questionnements des écritures interactives« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°01/1, 2000, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2000/varia/13-les-questionnements-des-ecritures-interactives
Les écritures interactives
La question des écritures interactives a commencé véritablement à se poser il y a environ une vingtaine d’années, dès que les langages informatiques les plus simples et les plus répandus, à cette époque il s’agit du basic, ont permis d’écrire une ligne de code du type « if…, then…, else… » introduisant un choix, une bifurcation, une variante dans les possibilités d’action de l’utilisateur.
Depuis ces premières ouvertures, la réflexion théorique, grandement aidée et relayée par la production de programmes interactifs, puis multimédias, a beaucoup avancé, dans des directions très dissemblables, voire opposées.
L’interactivité ne peut se satisfaire d’une seule et unique définition. En effet, elle se développe et se vérifie dans des produits et des outils paraissant très différents.
Les bases et banques de données, par exemple, sont interactives bien qu’on ne les range pas encore dans les produits interactifs, car précisément leur interactivité ne se manifeste pas par les outils et astuces graphiques développés par les premiers produits dits interactifs (boutons, barres de navigation, manipulation d’objets avec la souris…).
Par ailleurs, les produits pédagogiques qui restent pourtant assez fidèles à la linéarité indispensable à une progression pédagogique utilisent tout autant l’interactivité en l’exploitant différemment (appels à définition, aide contextuelle, multifenêtrage).
Sont également interactifs les jeux vidéo traditionnels (jeux d’aventure principalement) qui sont encore principalement construits sur le principe des parcours multiples agrémentés d’autant d’actions possibles qui donneront au joueur l’illusion de l’omnipotence voire de la liberté, en dépit d’une part du début et de la fin qui sont prédéterminés et de l’unicité du « bon » parcours, tous les autres étant des voies vouées à l’échec puisque seul les bons enchaînements permettront de résoudre l’énigme. Myst, et sa suite, Riven, seraient sans doute les plus beaux exemples de cette catégorie de produits interactifs.
Il faut bien voir en effet que l’interactivité des années 1980 s’imaginait comme un nombre infini, ou presque, de parcours multiples : sans cesse l’utilisateur devait pouvoir avoir le choix, de telle sorte qu’à la fin, aucun parcours ne se ressemblait et que les récits étaient ainsi sans cesse démultipliés. On imaginait donc d’arriver à des ramifications, diverticules et autres digressions à partir d’une idée initiale en écrivant des scénarios interactifs qui débouchaient très vite sur la question de la « cohérence des parcours multiples », en même temps que se posait un véritable problème d’interface car les interfaces totalement graphiques, en trois dimensions a fortiori, n’étaient pas encore disponibles. Les quelques produits qui ont cherché à exploiter ce type d’interactivité qui semblait être véritablement l’objectif à atteindre étaient bien peu nombreux et sont trop souvent restés de simples prototypes, exception faite peut-être de Shangaï-Paris conçu et réalisé par l’ INA (Institut national de l’audiovisuel) en collaboration avec le Cnet (Centre national d’études des télécommunications) et diffusé de nuit par Canal Plus en 1982, qu’il conviendrait de revoir afin de mieux mesurer le chemin parcouru : ce jeu sera exploité sur support audio-vidéographique – norme alphamosaïque – avec une connexion nocturne à un serveur vidéotex.
Mais peu importe, car ce qui nous intéresse ici, ce sont ces écritures interactives que l’on cherchait à inventer, à réaliser dans des produits et à codifier sans y parvenir. Tous les concepteurs de produits, amateurs, professionnels ou pédagogues marchaient sur la même voie : celle du récit, de la narratologie, de l’écriture au sens sémantique, créatif et littéraire du terme ; leur objectif était bien de construire du sens à partir d’éléments épars et éclatés que l’interactivité, via l’écran perçu comme le lieu du montage de ces mêmes éléments, devait unir et rendre cohérent, si le scénario était bien écrit. Quel défi ! Quelle audace aussi ! D’ailleurs certains s’interrogeaient sur la faisabilité de ces produits, voire l’existence même des écritures interactives comme le remarque Olivier Koechlin, de l’INA : « Verra-t-on apparaître un appareil sémantique, syntaxique et stylistique de l’interactivité, bref, une écriture interactive ? ».
A partir de là il y a eu d’un côté la production de produits tant bien que mal interactifs, ce qui a d’ailleurs permis leur très nette progression qualitative, et d’un autre côté une salutaire évolution de la réflexion sur les écritures interactives et une perpétuelle recherche d’un produit comme on l’imaginait au tout début jusqu’à nous conduire à la situation actuelle qui nous permet de noter des repères sûrs.
En effet, la question des « écritures interactives » ne se pose plus de la même façon aujourd’hui. Il s’agit dorénavant de considérer l’interactivité comme un outil d’accès et de manipulation de l’information. C’est pourquoi les écritures interactives n’apparaissent plus comme un processus de création des contenus, ne pouvant que très rarement être inventés – mais comme une mise en forme de ces contenus adaptée au sujet traité, à l’utilisateur et au support utilisé ; c’est ainsi que les spécificités doivent s’exprimer car les produits interactifs et multimédias nous proposent à la fois différents parcours (l’interactivité) et différents vecteurs de transmission de l’information (le multimédia).
Notes
(1) Les définitions de l’interactivité
Dans le domaine des médias électroniques l’interactivité est un dispositif structurel, conceptuel et technique qui permet à un utilisateur humain de trier, d’accéder, de lire, voire de manipuler partie ou totalité des informations disponibles par l’intermédiaire d’un réseau ou stockées sur un support aujourd’hui numérique. (…)
L’évolution des médias, en particulier de l’informatique, se caractérise précisément par une capacité interactive de plus en plus développée. C’est d’ailleurs dans l’interactivité que réside le caractère révolutionnaire des nouveaux médias ; l’interactivité leur allouant de plus en plus d’autonomie, et les émancipant de leur simple fonction-outil, jusqu’à les amener à un rôle de partenaire de l’utilisateur humain, avec qui un véritable dialogue est instauré. Le principe d’interactivité était l’une des idées fortes du courant cybernétique, dont la figure emblématique est Norbert Wiener.
Extraits du Dictionnaire de la Communication, Bernard Lamizet, Ahmed Silem, Ellipses, 1997, p. 312-313.
(2) EXISTE-T-IL UNE ECRITURE INTERACTIVE ?
Concevoir un produit interactif est un art difficile, qui cherche actuellement ses auteurs. Nous essayerons ici de démêler, à travers l’empirisme des premières tentatives que nous avons pu étudier et parfois contribuer à réaliser, les grandes composantes de la forme interactive. Même si le matériau semble très complexe, parce que nouveau, mal maîtrisé et peu émancipé de la technologie numérique et informatique, certaines attitudes et certaines pratiques interactives peuvent déjà être recensées d’une manière générale, relativement autonome des contenus. Nous espérons que cela pourra éclairer la lecture des articles suivants, et prêcher pour une réponse optimiste à une question qui n’est pas évidente : verra-t-on apparaître un appareil sémantique, syntaxique et stylistique de l’interactivité, bref, une écriture interactive ?
LES ELEMENTS DU LANGAGE INTERACTIF
Bien sûr, la technologie contraint et stimule à la fois ce nouveau langage. On peut résumer ce méta-médium en deux affirmations simples :
- les médias (texte, son, images fixes ou animées) sont regroupées sur un même support numérique,
- la consultation se fait à travers un système interactif de type informatique, composé aujourd’hui principalement d’un écran, d’une souris et d’un clavier.
De leur côté, les contenus portent fortement l’empreinte des médias préexistants et des langages dont ils sont issus : le texte ou l’image fixe viennent du livre ou de la presse, l’image animée vient du cinéma, de la télévision ou de la vidéo, la musique du disque ou de la radio.
Face à ces médias vulnérables, dont certains comptent plusieurs siècles d’histoire et d’autres à peine quelques décennies, l’interactivité électronique n’a elle, que quelques années de pratique. L’ordinateur individuel a pourtant imposé rapidement une culture de l’interface des outils : bureaux électroniques, bases de données, traitement de texte et, dans le domaine des médias, programmes de dessin, de mise en page, de retouche photo, bancs de montage, audio et vidéo, etc. Dans le même temps les jeux électroniques imposaient aux plus jeunes un modèle de comportement face à la machine, obsessionnel pour certains, mais peut-être aussi plus naturel et décrispé qu’il n’y paraît.
Planter ce décor est assez commun. Cela permet toutefois de mettre en évidence les distances culturelles entre ces différents éléments, qui sont perçues au quotidien dans la pratique de l’écriture interactive. Aucun manuel, aucun enseignement ne donnent aujourd’hui encore une méthode vraiment établie pour composer des écrans interactifs, pour organiser le cheminement entre eux, pour tirer le meilleur parti d’un document numérisé, et, à fortiori, pour donner un sens à l’édifice.
Les outils d’intégration, en jargon les outils auteurs (de l’anglais authoring tools), oscillent entre une forme de pensée informatique (langage de programmation), audiovisuelle (banc de montage), ou arborescence (synoptique d’écrans), mais cherchent en général à prédéterminer le moins possible la logique de la consultation des produits réalisés, par souci de polyvalence.
Tout reste donc à définir au niveau du style, pour désigner d’un terme suffisamment vague le savoir faire, la pâte qui permettra à l’utilisateur, au lecteur, au spectateur, à l’auditeur, au visiteur enfin, de prendre plaisir et intérêt à consulter et à pratiquer ces nouveaux produits interactifs.
UNE TYPOLOGIE DE L’INTERACTIVITE
Essayions de faire un pas de plus dans l’analyse du processus interactif dans sa généralité, avant de buter sur la nécessité d’envisager au cas par cas les contenus et les genres différents, avec leurs spécificités. Comme souvent dans l’étude d’un langage, donc d’un système de communication, il est plus aisé d’analyser les mécanismes de la perception du sens que ceux de sa création. Quelles sont les occasions ou l’utilisateur d’un produit interactif est amené à réagir ?
- La navigation
La première nécessité est celle de la navigation, un terme aujourd’hui consacré pour désigner le déplacement dans l’océan – ou dans la mare – d’informations contenues dans le produit.
On peut faire ici deux remarques. Tout d’abord cette interaction est toujours nécessaire. Cela est inhérent à la présentation en écrans, ne serait ce que pour tourner les pages d’un simple livre électronique, ce qui n’est pas trivial, on le verra.
D’autre part, dans la définition ci dessus, le sens du mot information est trop global, sous l’influence du cadre informatique normalisateur du multimédia. On peut en fait être amené à naviguer dans toute sorte d’univers, qu’il soit constitué d’informations, de formes artistiques, de récits de fiction…, ou de pures règles du jeu, plus ou moins habillées d’un décor de théâtre. L’essentiel, pour que le système de navigation remplisse sa fonction, est que le visiteur puisse se faire une représentation mentale du monde qui l’entoure, et ceci d’une façon assez rapide, intuitive (sans mode d’emploi) et fiable (sans contradiction imprévue). Il ne suffit pas de faire de beaux boutons, encore faut-il comprendre ou ils mènent…
Cette question de l’évidence graphique, de la lecture de l’image, est fondamentale et justifierait à elle seule un dossier entier. Elle se posait déjà pour les médias précédents (l’édition, typographie et mise en page, le cinéma, la télévision, la publicité…), et les réponses apportées en leurs temps doivent toutes être mises à contribution dans le multimédia. La différence ici est qu’un mauvais usage de la mise en écran ne sera pas sauvé par la linéarité de la lecture ou du visionnage, qui laissent toujours accessible la suite du discours.
Combien de programmes informatiques contiennent des trésors insoupçonnés cachés dans des trous de souris, aux deux sens du terme! S’il fallait énoncer une première règle, ce serait simplement celle de veiller à représenter les objets d’une manière non seulement esthétique, mais avec un souci sémantique. Dans ce sens, on peut citer quelques principes que seule une analyse critique de cas concrets pourrait expliciter. Un élément de navigation doit indiquer la quantité, le poids, l’intérêt, l’ampleur de ce à quoi il conduit, par sa taille, son aspect. La cohérence (et la sobriété) dans l’usage des pictogrammes (icônes) est indispensable. Une collection d’objets doit toujours être quantifiée, paginée de manière aussi analogique, intuitive que possible. La redondance des différents accès, mais aussi celle du son sur l’image, sont des facteurs qui n’impliquent pas forcément lourdeur ou contradiction. Utilisés à bon escient, ils permettent de maîtriser l’emphase ou tout simplement d’aider une familiarisation avec les fonctions essentielles de la navigation.
Au-delà de la simple apparence graphique, de nombreux travaux ont été réalisés sur l’aspect structurel de l’interactivité, toujours à cause du caractère obligatoire de celle-ci, qui en fait la condition première de la découverte du produit. Sans entrer dans les détails de chaque forme de navigation on peut citer :
- la forme arborescente, héritée du Minitel ou du bureau électronique, à base de sommaires de plus en plus détaillés
- la réalité virtuelle, héritée des jeux électroniques, qui cherche à recréer un monde euclidien tridimensionnel plus ou moins réaliste
- la forme hypertexte, ou hypermédia par extension aux autres médias, qui crée un réseau de renvois, parfois inextricable, entre les divers documents
- la forme base de données, avec son jeu d’outils de recherche, principalement basés sur le texte.
Bien sûr, si un produit contient réellement des collections d’objets en grand nombre, alors la possibilité de se déplacer aisément, de retrouver et de confronter des éléments apporte un vrai plus par rapport à d’autres médias comme le livre ou la vidéo par exemple. Mais nombreuses sont les réalisations qui en restent là, et n’envisagent pas d’autre usage de l’interactivité.
- La manipulation
Pourtant, un autre niveau, tout aussi important, consiste à rendre chaque objet intrinsèquement interactif dans sa consultation, pour en démultiplier la compréhension ou la perception. Il faut envisager les choses média par média. On peut citer par exemple l’observation d’une sculpture sous tous ses angles en contrôlant par un curseur le défilement d’une prise de vues circulaire autour de l’objet. On peut encore évoquer l’écoute d’une chanson dont les paroles défilent de façon synchrone, tout en permettant d’aller et venir dans le texte par un ascenseur, et de désigner chaque vers, pour confronter les différents couplets.
L’accès quasi immédiat à l’information offert par le disque compact permet ainsi de réaliser de nombreux systèmes originaux de contrôle de temps. On peut ainsi mieux comprendre le déroulement d’une interview découpée par thèmes, accéder aux actions fortes d’un match sportif, indexer graphiquement l’écoute d’une pièce musicale sur sa partition, etc.
Cette question de la maîtrise du temps est, après celle de l’espace évoquée plus haut, le deuxième écueil de l’écriture interactive. Une des raisons en est que l’interactivité pousse à permettre l’interruption de tout processus linéaire. Les règles héritées de la narration, littéraire ou cinématographique (fiction ou documentaire), en sont perturbées. La question du statut de la linéarité dans l’édifice interactif se pose : doit-elle occuper le premier niveau comme un fil de lecture émaillé de renvois, ou faut-il préserver le rythme du discours en le proposant comme un document insécable, mais nécessairement plus court ? L’adaptation au multimédia, d’oeuvres audiovisuelles linéaires, pose ce type de problèmes.
Ces processus sont délicats à décrire par des mots. Il faut les pratiquer, en faire soi-même l’expérience pour apprécier leur utilité. On peut même aller jusqu’à simuler le fonctionnement de processus complexes, comme celui d’un moteur à explosion, ou de la dérive des continents. La portée de l’interactivité tient alors dans la boucle de rétroaction, le feed-back de la perception sur l’action, qui éclaire la compréhension.
LA CREATION
Jusque là, les produits multimédias se contentent de donner à lire, à voir, à entendre, éventuellement à manipuler, mais leur contenu reste de marbre sous la couche de polycarbonate. La distinction entre les logiciels créatifs est encore assez marquée, même si ceux-ci sont parfois distribués sous forme de CD. Certains produits d’éveil pour enfants offrent pourtant déjà des versions simplifiées d’outils de dessin, de composition musicale, etc. Cette voie est très prometteuse car là se trouve certainement l’originalité majeure d’un média informatique, c’est à dire s’appuyant sur un processeur qui peut être utilisé comme un outil à créer autant qu’à organiser ou à manipuler. Il ne s’agit pas pour autant de fournir seulement des versions limitées d’outils professionnels, mais plutôt des outils liés à des contenus pour stimuler ainsi la créativité. Il n’est pas inutile de rappeler que les méthodes d’apprentissage d’un instrument de musique consistaient jusque là principalement à lire une collection de textes de difficulté progressive, ou que les élèves en arts graphiques commencent par recopier les tableaux de maîtres. La limite est sans doute encore dans l’esprit des concepteurs (ou des juristes), qui n’envisagent pas facilement de mélanger contenus et outils créatifs permettant d’agir sur ces mêmes contenus. Voilà l’occasion d’ouvrir un large débat sur le droit moral que nous ne saisirons pas ici…
Plus globalement, si l’on considère de façon utopiste le multimédia, non comme un nouveau média parmi d’autres, mais comme le premier phénomène d’un nouveau système d’échange et de partage global de la pensée, alors se pose le problème de la réciprocité de l’acte de lecture et d’écriture, en termes de moyens. Les médias de ce siècle n’ont jusque là pas atteint, ni visé, cet objectif. Tout le monde va au cinéma ou regarde la télévision, sans en faire. Pourtant, comme l’informatique n’est déjà plus un outil à part dans le monde professionnel, mais une nouvelle forme proliférante, de tous les outils, le multimédia risque d’englober demain, en particulier par son usage en ligne (sur les réseaux), toutes les formes de la communication culturelle, économique, sociale, etc. Qui saura lire ? Qui pourra écrire ? l’enjeu est fondamental.
KEOCHLIN Olivier, « Existe-t-il une écriture interactive, in Dossier de l’audiovisuel, n° 64, novembre décembre 1996, pp. 10-12.
(3) Les écritures interactives : problématique
Les écritures interactives fournissent un terrain assez riche pour qu’il puisse étre interrogé et investigué de différentes façons. Sans chercher véritablement à dresser un inventaire exhaustif de l’ensemble des travaux, recherches et théorie qui s’y rapportent, nous souhaitons témoigner ici de cette diversité, signe de fertilité et d’intérêt.
Une première catégorie d’écritures s’inscrivent dans la lignée des travaux menés sur les interfaces et les vecteurs de transmission présents à l’écran. Il s’agit donc plutôt des écritures multimédias; qui concernent la représentation de l’information dans l’espace de l’écran et non pas leurs structures, car le terme « multimédia » désigne d’abord la présence d’informations de toutes natures sur un support numérique (texte, son, image fixe, image animée, animations, 3D principalement à ce jour), ce qui a pour inconvénient de faire du multimédia un concept technologique, lié aux prouesses de débit, de compression et de simultanéité qu’il propose, alors qu’il doit être aussi un concept culturel.
Autrement dit, détailler ou analyser l’aspect multimédia d’un produit c’est traiter de la façon dont les informations sont mises en forme, présentées et accessibles é l’utilisateur ; il s’agit ici, pour le concepteur, de réfléchir au choix du mode de transmission de l’information : comment la représentera-t-il ? comment la mettra-t-il en scêne à l’écran ? L’éventail des possibilités est large.
Un autre courant porteur se tourne de façon parfaitement spécifique vers l’organisation structurelle des produits, et se consacre à l’étude des écritures interactives sans tenir compte des médias utilisés dans les interfaces. Les travaux qui y sont menés portent sur l’architecture des documents, souvent hypertextuelle. Il faut bien voir ici que l’écriture interactive est la structure fondatrice du produit qui permet de classer et de hiérarchiser les contenus. C’est une autre écriture qui décide des enchaînements, laissés libres ou contraints et qui impose à l’utilisateur plus ou moins d’autonomie. Ce courant va bien au-delà des grands modèles fondateurs d’architectures que sont l’arborescence, héritée du minitel, le multicritère emprunté aux bases de données et l’hypertexte venu du Web. Il cherche à modéliser des structures d’architecture qui puissent être répliquées, déclinées afin de permettre une production plus souple des produits interactifs.
Au hasard des tentatives et des prototypes, cette recherche de nouvelles ossatures récurrentes entraîne parfois l’apparition de nouveautés conceptuelles qui, à trace perdue, deviennent de véritables règles de conception, bientôt reprises par la plupart des concepteurs. Ainsi se forgent peu à peu les spécificités d’écritures des nouveaux médias numériques off et on-line.
Parallèlement à ces deux pistes de travail, il faut signaler qu’une troisième se marque de plus en plus : celle de l’innovation complète et parfois gratuite. En effet, un certain nombre de personnes ou d’équipes très variées explorent des chemins inconnus. Deux courants principaux semblent se dégager à ce jour : d’un part les avancées de l’informatique qui permet aujourd’hui d’aller beaucoup plus loin dans l’interactivité et ouvre des portes inaccessibles jusque là, car pendant longtemps la plus souple des navigations interactives supposait soit des parcours multiples cohérents soit une structure hypertextuelle. D’autre part, l’appropriation de ces outils par des artistes qui ne respectent aucune limite et mêlent aux références cinématographiques celles du jeu vidéo, dans oublier le design, le théâtre, le jeu et autres éléments totalement innovants. Non seulement les interfaces et la construction sémantique reposent alors sur des parti pris esthétiques et conceptuels très forts, mais l’écriture elle-même se développe de façon nouvelle. Nous opposerions donc les concepteurs et les théoriciens qui cherchent à modéliser afin de répliquer les structures interactives à ces artistes qui véritablement fouillent de nouvelles formes d’écritures. Les moteurs comportementaux en sont ici emblématiques à l’heure actuelle comme le montrent tous les produits et prototypes présentés dans le cadre des troisièmes « Etats généraux de l’écriture interactive », axés cette année sur la prise d’initiative encore dénommée la générativité.
(4)La générativité
Attention : pour accéder à certains des contenus auxquels renvoie cet article, vous devez disposer de RealPlayer G2 (la version actuelle est la 7.xx). RealPlayer G2 est téléchargeable à http://www.real.com/
La générativité ou prise d’initiative semble être une voie très prometteuse d’interactivité qui pose pourtant un problème majeur : celui de la conception sur lequel nous reviendrons plus tard. En effet, la générativité repose sur la présence d’un moteur, d’un élément programmé, qui va gérer chaque élément du scénario de telle sorte qu’il ait à la fois un comportement programmé et autonome. Ces nouveaux outils de l’interactivité restent pour l’instant l’apanage de quelques fictions narratives principalement conçues par des tandems d’artistes venus du cinéma ou du jeu et des informaticiens proches du génie logiciel.
Les moteurs comportementaux, élément principal d’un dispositif de générativité, déterminent d’abord pour un personnage ou un objet une trame comportementale spécifique : ce que doit faire l’objet ou le personnage lorsqu’il n’est pas en interaction ou sollicité par l’utilisateur – ainsi l’élément agit de façon autonome. Il est bien évident que les caractéristiques de chaque élément reposent sur la capacité d’invention et de définition de l’auteur. Ensuite, le moteur comportemental permet de mettre en place une procédure sous forme d’action à enchaîner qui se déclenchera au moment ou un élément précis en croisera un autre tout aussi précis. Il définira par exemple ce que doit faire le personnage A lorsque l’utilisateur lui fait rencontrer l’objet C. L’utilisation de ce dispositif signifie que dans une fiction narrative par exemple, là où on imaginait il y a à peine dix ans une interactivité en terme de parcours multiples et cohérents, exprimés sous forme de choix successifs de l’utilisateur, on trouve aujourd’hui des actions et des interactions entre éléments du produit, interactions programmées par le concepteur mais totalement indépendantes des lieux et de la scêne générée par le comportement autonome des autres éléments présents. Autrement dit, l’utilisateur qui navigue dans un décor ou dans un univers défini par le concepteur peut librement se déplacer grâce aux interfaces graphiques, encore améliorées par les capacités de la 3D, et provoquer de façon unique, à chaque session d’utilisation, la même action dans un décor, à un moment et avec un environnement à chaque fois différents. Concrétement par exemple, si le personnage A doit trouver une information à sa troisième rencontre avec le personnage B, celle-ci peut avoir lieu à des temps et dans des espaces diégétiques totalement différents. Isabelle, CD-Rom de Thomas Cheysson, représente un des exemples les plus aboutis à ce jour de fictions narratives fonctionnant avec un moteur comportemental et une interface totalement graphique en 3D. De plus, l’histoire se déroule dans un monde clos, celui du village. Mais on pourrait aussi convoquer des exemples venus du monde du jeu, comme The Insiders de Jean-Paul Portugal, directeur de la société Dramaera à Annecy, (commercialisation prévue au premier trimestre 2000), qui met en avant des personnages d’une énigme policière à résoudre, et montrent bien ces comportements autonomes prédéfinis par le concepteur. Par exemple, si l’utilisateur ne fait rien, le voleur prend l’initiative de se servir un verre ou d’aller prendre un livre dans la bibliothèque. Si l’utilisateur décide à ce moment là d’être actif, le personnage cherchera le premier meuble adéquat pour se débarrasser de l’objet qu’il tient avant d’accomplir l’action souhaitée par l’utilisateur.
Ces deux produits, présentés aux troisièmes Etats généraux de l’écriture interactive organisé par Art 3000-Nov’Art au mois de septembre 1999 témoignent de cette nouvelle conception de l’interactivité qui ne repose plus sur des choix à faire dans les limites des parcours proposés, mais qui consiste à manipuler des personnages ou des objets en caméra subjective.
Caméra ? Cinéma ? Le problème de la conception de ces produits nous paraît fondamental car cette nouvelle forme d’interactivité se réfère à des principes de conception et d’écriture qui sont principalement ceux du cinéma. Le concepteur procède en effet de la façon suivante. Tout d’abord, il définit le profil de chaque personnage ainsi que celui des objets qui ont un rôle à jouer dans la fiction. Ce profil correspond au comportement géré par le moteur comportemental du produit. Ensuite, il établira les actions indispensables à la narration comme autant d’interactions des personnages entre eux ou avec des objets, ce qui correspond à la mise en place progressive d’un scénario qui reste linéaire, puisque certaines actions ne peuvent intervenir que dans l’ordre défini par le concepteur (ceci nous semble le point original de cette nouvelle forme d’interactivité). Il concevra ensuite les décors sous forme d’interface, en terme d’univers décomposé en sous-lieux dans lesquels l’utilisateur pourra se déplacer de façon indépendante des scênes, des actions qui se dérouleront, pour faire avancer l’histoire. L’utilisateur a donc la possibilité de se « mettre à la place » d’un personnage, de le manipuler comme une marionnette, il verra donc la scêne à travers son regard. L’interactivité de ce genre de dispositif ne repose donc pas sur des variantes conçues par le concepteur mais sur une programmation des comportements.
Vouloir définir les écritures interactives reviendrait donc d’abord à tenter une typologie des différents produits interactifs et multimédias disponibles aujourd’hui, qu’ils soient ou non commercialisés, car comment pourrait-on généraliser et uniformiser les écritures interactives en parlant par exemple; comme le font certains, d’écritures numériques ? Jamais un produit pédagogique ne ressemblera à un jeu ou à un produit de prestige ou à une base de données et pas plus à une fiction narrative.
A y bien regarder et pour répondre à Olivier Koechlin non seulement les écritures interactives existent et commencent à s’affirmer, mais elles apparaissent bien plus complexes et diverses qu’on ne l’avait imaginé.
(5) L’interactivité
Le champ recouvert par la notion d’interactivité apparaît aujourd’hui aussi vaste que difficile à définir, car il s’étend sur plusieurs domaines et s’applique tout autant au secteur industriel (automates de production) qu’aux produits culturels (CD-Rom des musées par exemple) et aux fictions narratives. De plus, l’interactivité et la marge de manoeuvre qu’elle propose sont grandement dépendantes des compétences techniques du support qui l’héberge et l’autorise ; les supports numériques s’améliorent ou se modifient sans cesse, introduisant à chaque saut technologique de nouveaux outils pour l’interactivité, les moteurs comportementaux par exemple. Ainsi, l’univers des produits, des logiciels et des applications interactifs se perçoit à la fois comme complexe et en constante évolution.
Nous ne parlerons pas de la réactivité, car elle reste marginale par rapport au champ des écritures interactives, cependant elle ne doit pas être rejetée pour autant. Certes, la réactivité n’autorise qu’une très faible latitude d’action à l’utilisateur, mais dans certains dispositifs, les automates principalement, un système réactif qui impose son parcours, ses étapes et sa logique procédurale à l’utilisateur, fait le succés de l’opération. Nous côtoyons sans cesse des dispositifs informatiques qui ne sont que réactifs, sans être vraiment contraints par cette démarche qui reste généralement rapide et simple : les distributeurs automatiques d’argent, les automates de distribution de carburants, les bornes interactives de la SNCF ou des autoroutes, et les machines à café, ne sont rien d’autres que des dispositifs réactifs.
L’interactivité commence véritablement à son seuil. Mais dans un produit, l’intelligence d’accès aux informations n’est pas seulement un dispositif systématique, complet et exhaustif qui définit les potentialités offertes par l’interactivité ; la navigation, les outils de déplacement et de recherche doivent refléter l’univers du produit et être adaptés aux informations qu’il contient.
Ne pouvant se résumer aux possibilités laissées à l’utilisateur de choisir les éléments successifs de son parcours, l’interactivité serait alors simultanément omniprésente et bien en deçà de ses véritables capacités d’innovation.
Sans chercher à retracer ici un historique des écritures interactives, nous pouvons rappeler qu’elles ont été abordées en trois grandes étapes.
Initialement, les écritures interactives étaient censées produire un discours quasi-libre et en tout cas librement composé à partir d’éléments fournis à celui que l’on se plaît à appeler le « lectacteur ». Celui-ci se trouve en quelque sorte confronté à un nombre variable de pièces de construction qu’il peut agencer et manipuler selon certaines règles ou contraintes définies par le concepteur. Rappelons-nous que pour l’exposition « Les Immatériaux », au Centre Georges Pompidou en 1984, un concours est lancé par l’Institut national de l’audiovisuel : il s’agit d’écrire le premier roman interactif. Interactif ? L’interactivité d’alors se contente de laisser l’utilisateur faire des choix en cascade, les propositions de choix découlant des choix précédents car l’exemple qui en France sert de référence reste le minitel (Télétel 3V) et son arborescence.
Ces écritures se développent donc autour de la notion de parcours et de récit, les bifurcations des uns entraînant la modification de l’autre. Aujourd’hui, nous considérons d’ailleurs qu’il s’agit plutôt de réactivité que d’interactivité car les fictions narratives se développent selon un tout autre modèle : celui de la générativité.
Dans un deuxième temps, lié à la technique du CD-Rom, les écritures interactives semblent fonctionner de façon plus souple. L’objectif serait alors de fournir à l’utilisateur un nombre presque infini de possibilités. Ainsi plusieurs éléments peuvent varier en fonction du temps, du contexte (l’endroit d’où vient l’utilisateur), du nombre de points acquis… ou d’autres paramètres. Mais une telle logique pose alors deux questions fondamentales aux concepteurs qui, d’abord, ne savent pas comment vérifier la cohérence des parcours multiples et qui, ensuite, ont quelques difficultés à concevoir l’interface pouvant valoriser un tel dispositif interactif. Certains jeux également, comme Myst ou plus récemment L’Amerzone, semblent parfois apporter une partie des réponses. A la cohérence des parcours multiples, ils opposent simplement un échec dans la démarche du joueur si celui-ci n’emprunte pas les bonnes bifurcations. Ce dernier peut explorer les différents parcours mais alors sans résultat ; de son côté, l’interface, elle, est uniquement et superbement graphique, ce qui convient sans nul doute à ce genre de produit, alors qu’il en va tout autrement d’un produit d’information qui ne peut se baser sur la dualité échec/réussite.
Quant à la troisième étape, elle correspond pour nous à un saut dans la réflexion et la consistance des produits car elle se base finalement sur le modèle des moteurs de recherche fonctionnant sur une logique de stocks incommensurables (les pages Web par exemple), sans organisation ni hiérarchie des informations fournies. Mais le trait le plus novateur et le plus inquiétant de ces dispositifs interactifs – à savoir le déplacement de la charge de travail vers l’utilisateur – reste l’obligation qu’ils font à l’utilisateur de fournir lui-même les éléments nécessaires à sa progression, puisque celui-ci doit savoir ce qu’il cherche et doit le trouver lui-même ; il doit encore être à même ensuite d’organiser seul les données obtenues. L’intelligence d’accès aux informations est donc fournie sous forme de système « systématique » et récurrent, répliqué d’un produit à un autre, alors que la valeur ajoutée de ces produits vient non pas du dispositif fourni mais de celui qui le manipule, ou qui sait le manipuler.
Vouloir définir les écritures interactives reviendrait donc d’abord à tenter une typologie des différents produits interactifs et multimédias disponibles aujourd’hui, qu’ils soient ou non commercialisés, car comment pourrait-on généraliser et uniformiser les écritures interactives en parlant par exemple; comme le font certains, d’écritures numériques ? Jamais un produit pédagogique ne ressemblera à un jeu ou à un produit de prestige ou à une base de données et pas plus à une fiction narrative.
A y bien regarder et pour répondre à Olivier Koechlin non seulement les écritures interactives existent et commencent à s’affirmer, mais elles apparaissent bien plus complexes et diverses qu’on ne l’avait imaginé.
(6) Le multimédia
Aujourd’hui, le multimédia est omniprésent dans la sphère des nouvelles technologies et semble totalement incontournable, indispensable. On le retrouve aussi bien dans le secteur éducatif que dans l’entreprise, au rayon jeu comme dans la vie quotidienne. Le constat de départ de cette sur-activité multimédia repose sur un foisonnement, en apparence source de richesse, de la production, quels que soit d’ailleurs les supports off line (CD-Rom, DVD) ou on-line (sites Web, bouquets de services, portails ou Intranet).
Pourtant, cette richesse supposée et la variété qu’elle devrait entraîner ne permettent pas de grandes avancées sur la question des écritures non point interactives ici mais multimédias – écritures qui se focalisent sur la multiplicité des vecteurs de diffusion de l’information à disposition du concepteur. Celui-ci peut en effet recourir à différentes formes pour exprimer son idée : le son (bruitage, bruits de confirmation, voix-off, son de l’image, musique, ambiance sonore), le visuel (texte, icônes, fond d’écran, image fixe, effets visuels), l’animé (image animée, diaporama, 3D, graphisme), en ne citant que les principaux.
L’écriture multimédia paraît encore assez pauvre aujourd’hui car initialement les premiers concepteurs producteurs de produits de ce type ont cru que l’accumulation et la juxtaposition étaient le meilleur choix à faire : ne pas choisir et laisser tous les vecteurs disponibles à la portée de l’utilisateur, la redondance se voulant alors le garant d’une meilleure compréhension. De nombreux exemples de cette écriture « cumulative », nous sont fournis par ces produits (généralement off-line) qui handicapaient totalement l’utilisateur en lui proposant simultanément une voix-off à écouter, un texte à lire (différent de celui de la voix-off) et d’autres éléments visuels à décrypter, graphiques par exemple. Les produits éducatifs et pédagogiques ont été les premiers à vérifier cette écriture cumulative par souci de redondance sans doute, ensuite les produits commerciaux, les produits de prestige ont suivi l’exemple pensant que ces CD-Rom ou ces sites Web devaient faire la preuve de leurs aptitudes multimédias en accumulant les vecteurs multimédias. La compréhension, les temps d’attente et la surcharge cognitive n’étaient pas du tout pris en compte.
Au fil de temps et des difficultés des consommateurs à lire, voir, comprendre, entendre et naviguer simultanément s’est forgée semble-t-il une première règle d’écriture multimédia qui peut être mise en avant aujourd’hui. En effet, même si le choix des vecteurs de diffusion reste difficile (à quel moment et dans quelles conditions un son est-il plus approprié qu’une image ou qu’un texte ?), un double choix doit s’opérer d’abord pour choisir le vecteur dominant qui véhiculera l’information essentielle et ensuite une sélection des vecteurs présents à l’écran (certains diraient des médias) interviendra afin d’éviter le cumul et le télescopage d’un texte et d’une animation par exemple. La simultanéité d’affichage et de déroulement reste une prouesse technique qui ne peut dans la plus part des cas que mettre l’utilisateur en situation d’échec ou de « surdité sélective ».
De la même façon, l’observation des productions off et on-line montre qu’une deuxième règle de fait s’instaure, ramenant les produits à une certaine sobriété : nous pourrions dire qu’il s’agit de sélectionner de façon pertinente les éléments présents et leurs enchaînements à l’écran ou au son. Le temps semble fini de la gratuité de certains fichiers qui n’étaient là que pour prouver à la fois les capacités de la technique (compression vidéo par exemple) et l’aspect véritablement multimédia du produit. Ainsi, les fichiers images trop lents à s’ouvrir, les fichiers de musique au kilomètre ou les animations clignotantes dénuées de sens ont-ils tendance à se raréfier. Nous irions donc vers une rationalisation des pages écrans appliquant le principe suivant : tout élément présent sur/dans une page-écran doit correspondre à l’une des trois fonctions principales de tout produit interactif multimédia. Autrement dit tout élément renvoie soit à un élément d’information, soit à un élément de navigation, soit à un élément d’illustration. Il est évident que les éléments de la troisième catégorie n’auront qu’un caractère annexe dans la page et pourront être supprimés sans porter atteinte à son sens et à ses possibilités de navigation. Classer chaque « acteur » de la page-écran selon ces trois fonctions permet d’évaluer le taux de pertinence de la page (proportion d’éléments informatifs et d’éléments illustratifs) et son interactivité (proportion d’éléments de navigation)
Il semble difficile d’aller au-delà de quelques règles de ce type (zone d’écran réservées à des fonctions particulières par exemple) car la sphère multimédia se compose de nombreux « nouveaux entrants », acteurs économiques, producteurs ou créateurs qui l’investissent en fonction d’une stratégie opportuniste d’occupation des lieux sans aucune expérience de la conception et de la production de ce genre de produits (rappelons qu’on a connu la même stratégie avec les SSII, issues du seul secteur informatique, du temps du développement de la télématique).
Le jeu économique et financier est difficile, car la concurrence est forte et la rentabilité faible (sauf dans le secteur des jeux ou pour quelques produits phares), sans oublier l’instabilité technologique croissante (CD-Rom en 90, en ligne en 93, graveur CD-Rom en 97, bataille Mac/PC, standard DVD-Rom non normalisé en 99), et des utilisateurs incertains encore mal ciblés. L’exigence de qualité exprimée en termes de conception, de cohérence, ainsi que de sélection et d’adéquation aux publics-cible des vecteurs utilisés ne trouve pas encore sa place au sein de ces objectifs économiques contraignants
D’ailleurs, la première réaction des acteurs du multimédia a été d’emprunter de grandes références aux autres produits des industries culturelles, comme le générique au cinéma, le sommaire au livre, les mascottes et animations cachées au dessin animé. Ils ont aussi cherché des modèles répliquables, déclinables, s’inspirant à nouveau de l’industrie du livre avec le principe de la collection.
Car parallèlement à cette production intense, ces acteurs, producteurs, concepteurs, fabricants de multimédias recherchent une rationalisation de la production et de la conception afin de trouver une logique de production et de reproduction qui permette de rentabiliser les coùts très élevés de production, ils sont à la recherche d’une méthode de conception. Autrement dit, le besoin de règles se fait sentir. Gageons qu’il produira le contexte favorable au développement de celles-ci et à la mise au point de procédés d’écritures spécifiques aux médias numériques.
Vouloir définir les écritures interactives reviendrait donc d’abord à tenter une typologie des différents produits interactifs et multimédias disponibles aujourd’hui, qu’ils soient ou non commercialisés, car comment pourrait-on généraliser et uniformiser les écritures interactives en parlant par exemple; comme le font certains, d’écritures numériques ? Jamais un produit pédagogique ne ressemblera à un jeu ou à un produit de prestige ou à une base de données et pas plus à une fiction narrative.
A y bien regarder et pour répondre à Olivier Koechlin non seulement les écritures interactives existent et commencent à s’affirmer, mais elles apparaissent bien plus complexes et diverses qu’on ne l’avait imaginé.
Bibliographie « multimédia, hypertexte et interactif »
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Hustache-Godinet Hélène, Lire-Ecrire des hypertextes, thèse de doctorat, octobre 1998, Université Stendhal-Grenoble 3 (cf. « Produire des hypertextes narratifs »).
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Actes des troisièmes « Etats généraux de l’Ecriture Interactive », Art 3000, 16-17 novembre 1999.
Auteur
Françoise Séguy
.: Françoise Séguy est maître de conférences en Sciences de la communication à l’Institut de la communication et des médias de l’université Stendhal Grenoble 3.
Elle mène ses travaux de recherche au sein du Gresec, le Groupe de recherche sur les enjeux de la communication, dans l’équipe EMIPU (Ecritures multimédias et interactives : production et usages) qu’elle dirige. Elle vient d’ailleurs de publier un ouvrage consacré aux écritures, Les produits interactifs et multimédias.
Ses cours portent sur l’analyse, la méthodologie de conception et l’économie de ces nouveaux médias ; ils sont principalement destinés à de futurs concepteurs de produits multimédias et interactifs.