-

Le communicationnel et le social : déficits récurrents et nécessaires (re)-positionnements théoriques

Article paru dans Loisir et société, vol. 21, num.1, Presses de l’ Université du Québec, 1998.
Mis en ligne le 15 Nov, 1999.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Miège Bernard, « Le communicationnel et le social : déficits récurrents et nécessaires (re)-positionnements théoriques« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°01/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2000/varia/07-le-communicationnel-et-le-social-deficits-recurrents-et-necessaires-re-positionnements-theoriques

Introduction

Le temps semble bien loin où les argumentations théoriques développées autour de la communication, puisées à quelques sources bien identifiées, généralement importées presque sans modifications ou nuances d’Amérique du Nord (le modèle cybernétique, l’approche empirico-libérale des médias de masse, les thèses sur la culture de masse ou celles de Marshall Mac Luhan), et parfois tirées directement de l’anthropologie structurale, étaient invoquées et parfois imposées, sans qu’elles s’appuient sur un minimum d’analyses empiriques ; la force de l’évidence, ou la reconnaissance dont elles bénéficiaient aussi bien dans des milieux professionnels que dans des cercles intellectuels influents, suffisaient à assurer leur prégnance sur la pensée communicationnelle en cours de formation. Les conditions ont changé, et par delà des spécificités nationales récurrentes (malgré les échanges, les approches de la communication restent profondément marquées par des traits acquis dès les origines : les modalités de la structuration académique et les divisions entre disciplines, les relations avec les organisations patronales ou professionnelles, l’intérêt des médias de masse pour les questions en débat, etc.), les travaux se sont multipliés et le champ théorique s’est incontestablement élargi et renforcé, alors même que les interrogations se diversifiaient et se précisaient. Un sociologue comme Louis Quéré ne pourrait plus écrire présentement ce qu’il écrivait en 1982, à savoir que le paradigme principal (le schéma émetteur-récepteur et le traitement linguistique des messages) « contribue à stériliser la recherche sur la communication en la faisant glisser toute entière vers l’analyse de discours » (Quéré 1982, p. 21). On lui opposerait à bon droit toute une série de productions et de questionnements qui ont ouvert les perspectives sans cependant être à la hauteur des enjeux actuels.

Notre propos, toutefois, ne concerne pas directement le problème de l’élargissement des paradigmes (1) ; le traitement de cette question supposerait de mettre en rapport la production des théories avec les conceptions émanant/diffusées au sein des milieux professionnels et institutionnels. Il porte plus spécifiquement sur l’apport des sciences sociales (sociologie, sciences économiques, sciences politiques, et même sciences juridiques) dans l’analyse qui est faite de la communication. Se pose d’abord la question de savoir si le déficit observé dès l’émergence de la communication (et de l’information) (2) est encore observable ou s’il a été comblé? Ou en d’autres termes, en quoi le rapport au « social » de la communication est-il pris en compte par les théories contemporaines ? Celles-ci l’abordent-elles en dehors des sciences sociales elles-mêmes, voire même en opposition avec elles ? A l’inverse, comment les sciences sociales traitent-elles de l’information et de la communication ?

On ne dissimulera pas que la tâche dépasse les possibilités d’investigation et de réflexion d’un seul auteur, en tout cas de celui qui signe cette contribution. Mais il nous paraît d’une grande urgence de procéder à des évaluations et de tracer des orientations ; bref, de remettre en chantier une réflexion épistémologique argumentée, qui prenne en compte les acquis – incontestables -, qui apprécie les insuffisances et les voies erronées, et qui ne se satisfasse pas de l’accumulation des travaux ainsi que d’une co-existence le plus souvent non questionnée avec d’autres problématiques critiquables, et rarement discutées. Cependant, urgence ne signifie pas précipitation, et le temps de référence n’a rien à voir avec celui que tentent d’imposer les discours prophétiques ou programmatiques sur la supposée « société de l’information ».

Nous procéderons en trois temps:

En premier lieu nous nous demanderons pourquoi resurgissent régulièrement des théories et des discours savants qui positionnent la communication comme un fait échappant au « social », ou du moins comme ne relevant pas légitimement des sciences sociales, de leurs méthodologies et de leurs outils conceptuels.

En second lieu, nous tenterons, autant que faire se peut, d’évaluer l’approche que les sciences sociales, dans leur diversité, font/proposent de faire de la communication ; et nous chercherons à savoir si elles n’ont pas à gagner à travailler en coopération avec d’autres problématiques ou disciplines, plutôt que d’envisager une approche mono-disciplinaire et « sectorielle » des phénomènes informationnels et communicationnels.

En troisième lieu enfin, nous proposerons les grandes lignes d’un « programme de travail » qui permettrait, au sein des sciences de l’information et de la communication, de situer clairement les approches sociologiques, économiques, politologiques, etc., et de les positionner avec des objectifs réévalués.

Le communicationnel à l’écart du social

Ce trait, observable comme nous allons le montrer dans une majorité de théories contemporaines, ne saurait étonner ; en effet il est déjà présent dans les courants qui sont à l’origine de la pensée communicationnelle moderne.

On sait combien la cybernétique a constitué un apport décisif à la formation de ce qu’Abraham Moles a désigné comme le « schéma canonique » de la communication, et qui apparaît aujourd’hui encore, en dépit des nombreuses critiques qui lui ont été adressées, comme le cadre presque obligé des échanges de messages ; ce que l’on a tendance à oublier c’est que la cybernétique, désignée comme « le champ entier de la théorie du contrôle et de la communication aussi bien dans les machines que dans les êtres vivants », nie l’autonomie du social et présuppose l’existence de lois s’imposant aussi bien aux machines qu’aux organismes vivants, et donc humains ; c’est Norbert Wiener qui a posé comme une évidence : « le monde tout entier (souligné par Wiener) obéit à la seconde loi de la thermodynamique : l’ordre y diminue, le désordre augmente… cette loi n’est valable que pour un système isolé pris dans son ensemble » (Wiener 1962, p. 43). La pensée structurale de son côté, née du souci de rénover l’ethnologie en la remplaçant par une anthropologie capable de s’intéresser aux problèmes humains les plus fondamentaux (identifiés à la communication des femmes, à celle des biens et des services, et à celle des messages), a eu tendance, du moins dans les œuvres fondatrices de Claude Lévi-Strauss, à réduire les phénomènes humains et sociaux à des relations linguistiques abstraites, donnant lieu à des discours susceptibles de lectures différenciées. Quant aux ouvrages à succès de Marshall Mac Luhan, malgré leurs emprunts incontestables à Harold Innis, ils demeurent pour l’essentiel des textes littéraires, fruits d’une large culture et souvent écrits avec brio ; mais ils ne cessent de mettre en avant cette idée simple et a-sociologique selon laquelle les médias définissent et déterminent les ères successives de l’histoire des sociétés humaines. Parmi les grands courants fondateurs de la pensée communicationnelle il n’est guère que l’approche empirico-fonctionnaliste des médias de masse qui semble accorder quelque intérêt aux modalités par lesquelles les moyens de communication entrent en correspondance avec le fonctionnement des sociétés contemporaines. Mais, outre le fait que le fonctionnalisme constitutif de cette approche conduit les auteurs qui se reconnaissent en elle à mettre l’accent sur des fonctions d’une grande généralité – ainsi d’Harold Lasswell qui distingue : 1) la surveillance de l’environnement ; 2) la coordination des différentes parties de la société dans leur réponse à l’environnement ; 3) la transmission de l’héritage social d’une génération à l’autre -, l’empirisme méthodologique qui caractérise plus ou moins toutes les études à la suite des enquêtes de Paul Lazarsfeld délimite soigneusement les articulations avec le social qu’elles s’autorisent, et ce faisant celles qu’elles entendent éviter. Malgré l’approfondissement des travaux ultérieurs jusqu’aux productions récentes d’un auteur comme Elihu Katz, on doit considérer comme une limite majeure de cette catégorie d’approches le fait qu’elles placent les moyens de communication (et les effets supposés qu’ils produisent) au centre de l’analyse, le social n’étant convoqué que dans le cadre de la perspective ainsi tracée ; on peut même se demander si les relations très étroites nouées dès l’origine et toujours très actuelles avec les recherches politologiques ne trouvent pas leur explication dans ce parti pris, la scène politique étant de ce fait promue au rang d’instance déconnectée du fonctionnement de la société.

Ces rappels ne sauraient être tenus pour de simples références historiques : non seulement les premières études d’information et de communication ont été dans leur grande majorité marquées par des problématiques tendant, pour des raisons tant théoriques que pratiques, à mettre le communicationnel à l’écart du social, mais l’importance qu’elles ont conservée en cette fin de XXème siècle malgré l’émergence, dès les années soixante-dix, de nouvelles façons de penser la communication ne saurait être sous-estimée.

En outre, certaines de ces nouvelles approches semblent s’inscrire dans les traces des courants fondateurs, et n’hésitent pas à marquer nettement leurs distances avec les sciences sociales. À l’appui de ce constat nous pourrions citer nombre de textes d’auteurs post-modernes ; nous nous en tiendrons à des travaux qui, pour des raisons diverses, entendent prendre place dans le champ, et le plus souvent avec une ambition conquérante.

La médiologie est un courant intellectuel particulièrement actif dans le monde de l’édition et des médias, qui trouve dans les ouvrages de l’écrivain Régis Debray, et particulièrement son Cours de médiologie générale ou ses Manifestes médiologiques ses fondements théoriques. Il nous importe peu ici de discuter les propositions principales de Debray, dont on peut considérer qu’elles se focalisent autour du rôle et de l’efficacité des supports matériels (à la manière d’un Mac Luhan, mais avec des présupposés philosophiques différents), et qu’elles entendent dénoncer l’émergence d’une nouvelle ère, la vidéosphère, qui entraîne la suprématie de l’image et de l’informatique sur le modèle précédent, fondé sur le primat du livre imprimé ; pour les médiologues (les auteurs de ce courant ne proposent pas seulement un système explicatif, ils se veulent en effet à l’origine d’une nouvelle discipline), les médiations matérielles expliquent largement le succès des idées ainsi que la promotion (ou la transmission) des cultures ou des religions. En général, ils sont relativement discrets sur les méthodes de recherche auxquelles ils ont recours, mais on trouve cependant des indications dans leurs travaux. Ainsi, Régis Debray, tout en défendant le « droit du texte », insiste-t-il sur le hors-texte : « En débordant systématiquement sur le hors-texte (comme un skieur hors-piste), le médiologue ne rajoute pas un peu de pragmatique (entendons par là l’étude des rapports entre les signes et leurs émetteurs ou interprètes) à beaucoup de ‘textualisme’. Il n’entend pas amender ou compléter la sémiologie existante par un brin de sociologie culturelle ou politique, en bricolant, dans l’univers des idées, l’équivalent de ce qu’a pu apporter l’esthétique de la réception à l’univers des formes. Il ne lui faut pas seulement compliquer, mais renverser l’ordre des facteurs. Mettre l’Église avant l’Évangile, le Parti avant la théorie, l’École avant le manuel. L’orchestre avant la partition » (Debray 1994, p. 90).

On l’aura compris, la médiologie est tout autant réfractaire à la sémiologie (mais la pragmatique inspirée de Peirce trouve grâce à ses yeux) qu’à la sociologie. Ainsi la sémiologie de Barthes est-elle tenue pour « une des multiples expressions du formalisme contemporain » (Debray 1991, p. 55). Ainsi également, la sociologie voit-elle fréquemment ses travaux critiqués et même son projet nié ; non seulement les apports de tel auteur et notamment ceux de Pierre Bourdieu (« … l’objet d’art a été sélectionné ou reconnu par un intérêt social, arbitrairement prélevé sur le bruit de fond visuel comme ‘objet de goût’ par les mécanismes sociaux du bon goût, tels que Bourdieu et ses disciples les ont mis au jour : passible donc d’une défiance critique, sociologique ou historique, ou les deux » (Debray 1992, p. 133) sont rejetés comme non pertinents, mais, au delà de cette défiance, c’est l’ensemble de la sociologie qui est mise à l’écart, avec des qualificatifs qui se font de plus en plus polémiques (« arrogance sociologique », « un certain intégrisme sociologique ») : dans son dernier ouvrage, où pourtant, devant le flot des critiques et des incompréhensions, il semble limiter quelque peu ses ambitions en se concentrant sur les processus de « transmission culturelle », Régis Debray marque nettement ses distances avec la sociologie : « L’approche médiologique a ses raisons que la raison sociologique et la raison biologique ne veulent, ne peuvent ni ne doivent connaître, en ceci que sa validité commence où finit leur espace de pertinence. Le sien propre advient par décentrement : ce qu’un sociologue, par exemple, tiendra pour marginal ou non pertinent, en fonction de ses principes critiques de découpage, sera pour lui central et consistant » (Debray 1997, p. 122). Même vis à vis de la psychologie sociale, la médiologie délimite son territoire avec une méticulosité que ne renieraient pas les tenants d’un découpage positiviste des sciences. En tout cas, on ne sait plus bien si son objet est toujours la communication (dont elle entendait faire remonter les études à « un jeu d’éléments premiers et universels qui les ordonne et les éclaire ») ou plus concrètement la transmission culturelle, mais son approche demeure : la force des idées réside dans la logistique, qui en assure la transmission. Quel que soit le brio de l’écriture, la multiplicité des références et la force des convictions, la médiologie est fondamentalement « matiériste » et pour cette raison ne rompt pas avec les théories fondatrices de la communication.

L’écologie cognitive, quant à elle, ne se présente pas comme une discipline aussi structurée, et avec des perspectives aussi nettement affirmées que la médiologie, avec laquelle elle a en commun la préoccupation de penser l’apport des (nouvelles) techniques de la communication. Cependant la trajectoire intellectuelle d’un auteur comme Pierre Lévy est à la fois plus complexe et plus en relation avec des questions soulevées dans des milieux aussi divers que ceux constitués des spécialistes des interfaces dans la communication hommes/machines, des chercheurs en sciences cognitives, des pédagogues de l’enseignement à distance ou des concepteurs des nouveaux systèmes d’information : d’un point de départ proche des thèses heideggeriennes annonçant la fin de la métaphysique, Lévy en est venu à se faire le héraut d’une mutation anthropologique majeure, et proprement in-vérifiable, celle impliquant « l’inversion des rapports de subordination entre langage et calcul » (Lévy 1987, p. 213). S’inspirant de certaines positions de la psychologie contemporaine et de la neurobiologie, il en est venu à remettre en question la distinction kantienne des rôles entre sujets et objets, et à considérer que « le sujet transcendantal est historique, variable, indéfini, composite. Il comprend des objets et des codes représentatifs liés à l’organisme biologique par les premiers apprentissages. Il doit même être étendu à tout l’équipement cognitif fourni à l’individu par sa culture et par les institutions auxquelles il participe : langue, concepts, métaphores, procédures de décision. L’être connaissant est un réseau complexe où les noeuds biologiques sont redéfinis et interfacés par des noeuds techniques, sémiotiques, institutionnels, culturels » (Lévy 1990, p. 183). C’est cette perspective, incontestablement plus complexe et apparemment plus en phase avec les développements technologiques contemporains que celle envisagée par la médiologie, qui conduit Pierre Lévy à proposer une conception « élargie » des technologies intellectuelles (ne se limitant pas à être des techniques d’inscription de la mémoire humaine, elles « jouent un rôle capital dans les processus cognitifs, même les plus quotidiens ; il suffit pour s’en rendre compte de songer à la place de l’écriture dans les sociétés développées contemporaines. Elles informent profondément notre usage des facultés de perception, de manipulation et d’imagination » (Lévy 1990, p. 182), et à partir de là à engager ses lecteurs dans la mise en oeuvre du projet des « arbres de connaissances » et de la dynamique des cités intelligentes, potentialités ouvertes aux « collecticiels » dans l’ère nouvelle du savoir.

Ce projet anthropologique du cyberespace est à plusieurs égards critiquable, et nous n’ajouterons pas ici nos critiques personnelles à celles qui lui ont déjà été adressées, le plus souvent avec de bonnes raisons et de solides arguments. Nous nous en tiendrons à deux observations plus directement en rapport avec le sujet du présent article.

La première observation concerne la conception du social qui sous-tend l’ensemble des textes de Pierre Lévy. Concerné avant tout par les relations qui s’établissent entre les sujets pensants d’une part et les dispositifs techniques ou les réseaux d’autre part, et se plaçant dans le prolongement de la cybernétique (complétée et approfondie par Gregory Bateson) avec le souci d’élucider l’origine et le fonctionnement des représentations collectives, l’auteur en vient à développer l’idée que les processus sociaux sont des activités cognitives : « dans la mesure, écrit-il, où la connaissance est pour une large mesure affaire de classement, tout processus social, et même micro-social, peut être interprété comme un processus cognitif… Certes le social pense dans les activités cognitives des sujets. Mais inversement les individus contribuent à la construction et à la reconstruction permanentes des machines pensantes que sont les institutions. Si bien que toute structure sociale ne se maintient ou ne se transforme que par l’interaction intelligente de personnes singulières » (Lévy 1990, p. 165). Texte étonnant, et qui pourrait être discuté sous plusieurs angles, mais qui se comprend seulement si l’on a à l’esprit la thèse centrale selon laquelle les nouvelles technologies de l’intelligence de l’ère du savoir sont l’occasion pour quelques collectifs intelligents de fonder un régime social nouveau dont les principes organisateurs échapperaient à toute transcendance. Ingénieur d’un lien social de type nouveau, Lévy propose une écologie cognitive qui entraîne la dissolution du social dans la cognitif et valorise l’auto-organisation, ce coup de force théorique supposant notamment que les structures sociales soient seulement des réminiscences des espaces antérieurs, définis par lui comme ceux de la terre, des territoires et des marchandises.

Et ceci nous conduit à une seconde observation, corollaire de la première. Développant son raisonnement jusqu’à son terme, Pierre Lévy est donc amené non seulement à négliger de facto toute l’épaisseur du social (dans ses diverses composantes) et toute détermination sociale dans le fonctionnement du communicationnel (la position qu’il adopte rejoint celle de nombreux concepteurs de systèmes informationnels, peu intéressés à rechercher de quoi est fait l' »environnement »), mais il est même entraîné à prendre une position extrême : mettant tous ses espoirs dans les techniques de la communication, il en vient à imaginer un monde radicalement nouveau où, par exemple, la « téléprésence » rompt totalement avec la communication ordinaire ; en ce sens, non seulement il ignore le monde vécu et raisonne comme si on pouvait ne pas en tenir compte, mais il l’évacue et se place dans une situation où il est dans l’obligation de proposer une nouvelle eschatologie. On comprend que la perspective séduise ceux des cybernautes qui voient dans le cyberespace la possibilité de réaliser les mythes prométhéens modernisés.

La plupart des spécialistes de la communication dite « homme/machine » (expression bien malencontreuse qui traduit le plus souvent une conception très réductrice des relations complexes que les hommes nouent avec les systèmes informationnels) ne fixent pas des buts aussi ambitieux à leurs travaux. Qu’ils se préoccupent de fabrication d’interfaces, qu’ils cherchent à améliorer les langages d’interrogation en proposant des « dialogues » en langue naturelle, qu’ils s’efforcent d’introduire une représentation des tâches et des usages moins sommaire que celle retenue pour les premiers systèmes, ou qu’ils soient avant tout soucieux de rendre les machines plus ergonomiques, les objectifs qu’ils se donnent sont généralement très pratiques ; ils cherchent en priorité à améliorer les systèmes existants, et à les rendre plus attentifs aux demandes des utilisateurs et parfois plus conviviaux (il y aurait lieu de questionner cette notion de convivialité, posée comme un axiome). On peut même considérer que la plupart d’entre eux procèdent de façon itérative et sont persuadés que la communication avec les machines deviendra (est en train de devenir) interactive, au fur et à mesure de la prise en compte et de l’intégration de données linguistiques, psycho-comportementales, dialogiques, sémantiques, voire pragmatiques et même sociologiques. Une grande partie de la recherche a d’ores et déjà adopté cette problématique, de laquelle on attend des progrès successifs et une adéquation constante des systèmes aux supposés « besoins » des utilisateurs, et ce dans une multiplicité de domaines, de l’ingénierie linguistique à la recherche d’information ou à a la surveillance médicale, bientôt aux apprentissages les plus divers et sans doute à la création artistique.

Du point de vue des sciences sociales, qui sont bien en peine de suivre le rythme des travaux menés dans cette perspective aussi bien dans les départements d’informatique, de psychologie, de linguistique et de pédagogie des universités que dans les sociétés d’ingénierie, cette démarche suscite des interrogations nombreuses. Deux aspects au moins doivent être mis en évidence. D’une part l’empirisme de la démarche : celui-ci est le plus souvent revendiqué, même lorsqu’on fait appel à la « coopération » des agents sociaux. D’autre part les présupposés de l’entreprise de « modélisation » qui est engagée.

La difficulté, en effet, vient de ce que les concepteurs se donnent dans le même temps des buts d’amélioration progressive de l’opérationnalité du système et d’intégration d’un maximum de comportements ou d’états mentaux aux logiciels. Quand elles sont conduites, les évaluations en restent à ce cadre, tout empreint de positivisme. Comme nous le verrons plus loin, rares sont les chercheurs en sciences sociales (à l’exception de certains ethno-méthodologues) qui ont eu l’occasion de suivre de près, ou se sont intéressés, à la fabrication des dispositifs de la communication interactive : mise à l’écart et manque d’intérêt se conjuguent ici pour laisser le champ libre à des approches qui mériteraient d’être interrogées, à la fois fondamentalement et dans le détail de leurs présupposés.

Les sciences sociales : une contribution inégale et qui ne se révèle pas décisive

Par comparaison avec la première période de formation de la pensée communicationnelle, au cours des deux dernières décennies, on ne peut que constater une relative croissance des recherches sociologiques, économiques ou politologiques traitant de l’information et de la communication. L’origine de ces travaux est assez diverse : soit ils se développent en réponse à des interrogations portées par des mouvements sociaux ou de contestation (cas de l’économie politique critique de la communication, dont l’avancée suit la critique de l’ordre mondial de l’information et de la communication, puis celle de la mondialisation), soit ils trouvent leur point de départ dans des commandes publiques ou privées de recherches partiellement ou entièrement finalisées (cas des études sur l’appropriation sociale des techniques), soit ils accompagnent la montée en puissance des médias de masse et de la communication politique (cas des études articulant sociologie politique et sociologie de la communication de masse), soit ils ne semblent provenir que de la détermination de tel ou tel courant à se positionner dans un champ social où les enjeux sont de plus reconnus comme prioritaires, soit même ils se trouvent assez directement en phase avec des stratégies ou des politiques des acteurs importants du domaine (cas des sociologies de l’interaction sociale). Autrement dit, les causes propres aux disciplines et aux théories se croisent avec celles dépendant plus spécifiquement du champ, et en particulier avec les demandes émanant d’acteurs sociaux importants ; en outre, il faut tenir compte de ce qu’un nombre croissant de travaux ne font pas l’objet de publications, à la demande de leurs commanditaires ou tout simplement parce que leurs auteurs, fonctionnant dans un cadre marchand, n’ont pas intérêt à en publier trop rapidement les résultats.

Malgré cette diversité des approches, est-il cependant possible de tirer quelques enseignements généraux ?

Tout d’abord, on ne sera pas surpris de noter que les découpages antérieurs perdurent, et avec eux des orientations de la recherche où se mêlent à la fois l’analyse des situations et un certain finalisme, attribué aux stratégies de communication. Ainsi la communication des organisations s’apprécie-t-elle à l’influence qu’elle exerce sur les changements des modèles de commandement, la communication politique se trouve indissolublement attachée à la rénovation du modèle démocratique représentatif, ou l’apparition de nouvelles formes de médiatisation technique à l’amoindrissement des identités collectives. L’un des auteurs les plus représentatifs de cette façon de penser la communication est sans doute Dominique Wolton, dont les ouvrages mêlent constamment, et sans doute avec une application de plus en plus manifeste, le constat et le normatif, l’analyse et le performatif. Wolton qui se considère lui-même comme un « empiriste-critique », mais dont les travaux gardent des liens étroits avec la tradition fonctionnaliste, ne cache pas en effet sa prédilection pour la communication, présentée comme « un des symboles les plus forts du XXème siècle. Son idéal, rapprocher les hommes, les valeurs et les cultures, est au coeur du modèle démocratique et triomphe par l’intermédiaire de techniques de plus en plus performantes et séduisantes… » (Wolton 1997, Prière d’insérer). À partir de ce postulat, il n’est pas étonnant qu’il se fasse (pas toujours sans une certaine force de conviction, mais là n’est pas le problème) le défenseur acharné de la télévision généraliste de masse, face aux télévisions thématiques et aux nouveaux médias :  » Le grand public, écrit-il, est un concept, une représentation, un choix, une orientation, une valeur, une volonté. Il est la traduction dans le domaine de la communication du concept de suffrage universel dans celui de la politique. De même qu’il n’y a aucune égalité sociologique entre les multiples électeurs, de même n’y a-t-il pas d’égalité entre les multiples publics de la communication, écrite et audiovisuelle. Mais dans les deux cas il s’agit d’un objectif normatif : réunir des individus qui partagent quelque chose, au delà de ce qui les sépare. » (Wolton 1997, p. 111). De même on comprend qu’il soit (pour le moins) très réticent face aux techniques de communication : « Sans le matelas de (ces) identités collectives, les réseaux technologiques modernes ne peuvent jouer leur rôle ; ils risquent même de favoriser un formidable désordre. » (Wolton 1997, p. 315).

Ensuite, les productions des sciences sociales abordent les questions d’information et de communication en donnant une définition insuffisamment rigoureuse de l’objet qu’elles se proposent d’analyser, et particulièrement du niveau qu’elles prennent en compte. La plupart des approches nouvelles, soit qu’elles soient fondées sur une théorie de l’action mettant l’accent sur la construction du social, soit même parce qu’elles sont sensibles à la critique post-moderne des macro-systèmes, se positionnent avant tout au niveau micro-social: les travaux d’ethnographie de la communication, les études ethnométhodologiques, les approches inspirées de la dimension scénique de la vie sociale d’Erving Goffman, les études anthropologiques conduites ou non dans la filiation des principes de la pragmatique de l’École de Palo Alto, ainsi que nombre de recherches s’intéressant à la réception des messages ou à la formation des usages des techniques de l’information et de la communication, se retrouvent tous plus ou moins dans cette caractérisation : non seulement les relations avec les objets techniques de la communication sont placées au centre des analyses (ce qui parfois est directement dépendant des commandes sociales permettant le développement des études), mais généralement le faisceau des déterminations sociales-techniques est « réduit » à celles identifiables dans l’inter-relationnel ou dans le rapport immédiat à l’objet technique, et même dans ce qui tend à dissoudre la différence entre le sujet et l’objet. Sont ainsi refusées, récusées, ou tout simplement niées les analyses historiques, économiques ou « stratégiques » ne se plaçant pas dans le cadre des situations courantes ou quotidiennes d’action ; et tout ce qui pourrait être qualifié de « structurel » est considéré comme extérieur aux agents sociaux , et de préférence, l’accent sera mis sur les procédures de « structuration ».

Il est incontestable que ce nouveau cours des recherches sociologiques trouve son origine première dans une opposition – salutaire – aux théories fonctionnalistes et structuralistes, ainsi qu’à l’influence bien ancrée (et pas seulement en France) de la pensée durckeimienne. Il est non moins incontestable qu’il s’inscrit dans un courant théorique remontant à Georg Simmel ou à George Herbert Mead, qui s’intéresse en priorité au fonctionnement de l’inter-subjectif dans l'(auto)construction du social. Mais ce qu’il faut souligner c’est que cette approche du social se trouve (apparemment ?) particulièrement à l’aise dans le traitement des questions relevant de la communication où elle concurrence les études linguistiques tout en coopérant parfois avec certaines d’entre elles ; ce faisant cependant, elle laisse le champ libre à tous les discours d’expertise sur la société dite de l’information. Se positionnant sur le terrain du local, se trouvant particulièrement à l’aise dans l’étude des phénomènes « réseautiques » et de la communication avec les machines, et contribuant à nier ou à déqualifier tout ce qui de près ou de loin ne traite pas du sujet face aux structures et aux systèmes, elle aboutit à laisser le champ libre à tous les discours d’expertise et dérégulationnistes. Ce nouveau positionnement théorique s’accompagne fort bien, comme le remarquent Armand et Michèle Mattelart, d’une généralisation de la recherche administrative et d’un pragmatisme opératoire : « ces glissements idéologiques, écrivent-ils, sapent l’idée que nous sommes entrés dans l’âge des sociétés de contrôle comme, après William S. Burroughs, les a dénommées Gilles Deleuze. Des sociétés où se multiplient les mécanismes socio- techniques du contrôle flexible, inspiré par le modèle managérial d’une entreprise devenue tutélaire » (Mattelart 1995, p. 107-108).

Enfin, nombre de travaux récents entendant mettre à contribution les sciences sociales en restent à une vision externe et finalement assez superficielle de la communication ; celle-ci est invoquée, mais l’analyse ne prend pas en compte ce qui fait la spécificité du communicationnel. Cette caractérisation peut s’appliquer à des productions émanant de nombreux auteurs, développant des perspectives très différentes.

On n’est pas étonné de la retrouver chez ceux pour qui la communication est un terrain parmi d’autres ; des juristes, des politologues, des économistes ou des historiens sont ainsi amenés à envisager l’évolution des normes juridiques sans aucune référence à une théorie des industries de la culture ou de l’information, l’usage des « techniques » du marketing politique sans que cela soit mis en rapport avec les changements intervenant dans l’espace public, l’analyse du secteur de l’information ou des télécommunications comme s’il ne s’agissait pas d’un secteur industriel spécifique dans l’économie contemporaine, ou les étapes successives de l’évolution d’un ou de plusieurs média(s) uniquement en référence à l’histoire sociale ou à l’histoire des idées. En bref, tous ces auteurs ne donnent aucune épaisseur au communicationnel, et ne s’intéressent qu’à des phénomènes pris dans leur dimension sectorielle ; ils n’ont pas pris la mesure des changements qui sont intervenus à partir de la moitié du XXème, et qui s’accélèrent présentement. Intervenant du seul point de vue de leur discipline d’appartenance, et des conceptions normatives du social qui les marquent plus ou moins profondément, ils entendent parfois occuper un espace du savoir où les enjeux symboliques et institutionnels ne sont plus négligeables. Leurs apports ne sont pas pour autant négligeables pour la recherche, ils sont à prendre en compte en ce qu’ils fournissent des éléments de connaissance appréciables mais ils sont le plus souvent non-pertinents pour traiter de l’articulation présente du communicationnel avec le social. Ils donnent lieu parfois à des discours d’autorité où se mêlent a priori, volonté de débattre publiquement et méconnaissance relative des enjeux ; le cas du brûlot de l’épistémologue Karl Popper sur les méfaits de la télévision n’est pas en exemple isolé.

Ce qui est plus surprenant c’est de voir certains auteurs, incontestablement très au fait des spécificités de la communication, accorder peu d’intérêt dans leurs recherches à ce qui fait la spécificité de la dimension communicationnelle. En d’autres termes certains travaux émanant de spécialistes de la communication laissent en fait de côté une bonne partie de ce qu’il y a d’original dans les outils et machines à communiquer, à savoir leur capacité à diffuser de l’information et/ou à favoriser les échanges sociaux et professionnels dans des temps de plus en plus contraints. Les exemples sont plus nombreux qu’il n’y paraît, et l’un des plus caractéristiques est celui de Patrice Flichy, qui est pourtant un chercheur dont on ne peut nier les critiques décisives qu’il a adressées aux thèses diffusionnistes ainsi qu’à celles d’auteurs comme Michel Calon ou Bruno Latour (Calon, Latour 1991) et au modèle dit de la « traduction » dont ils sont, en France, les introducteurs. Mais on ne peut manquer d’observer dans les textes les plus récents de Flichy, non seulement une tendance à sacrifier aux modes de penser du courant ethnométhodologique, mais également un souci prioritaire d’élucider les modalités de l’innovation technique, indépendamment de la dimension communicationnelle des outils et des machines. Ainsi lit-on dans L’innovation technique : « L’approche généalogique insiste donc sur les constantes historiques. Elle cherche à reconstituer la matrice qui a donné naissance à un objet technique, estimant qu’elle détermine assez largement l’évolution ultérieure. Cette approche a priori séduisante, qui permet d’introduire l’histoire dans l’étude de la technique, ne peut toutefois être retenue qu’après avoir éclairci un point essentiel : celui de l’influence d’un inventeur sur un autre, de l’impact d’un projet fondateur sur une lignée technique. » (Flichy 1995, p. 181). Et malgré le raffinement des propositions théoriques, ou à cause de lui (rappelons que l’argumentation première de cet auteur consiste à présenter l’innovation technique comme la réunion, au sein d’un « cadre socio-technique » de référence, d’une part du « cadre de fonctionnement » émanant autant des laboratoires que de la communauté technique, et d’autre part du cadre d’usage), on voit mal comment les pratiques et les stratégies des différentes catégories acteurs sont/pourraient être prises en compte ; et l’abstraction du modèle explicatif aboutit in fine à passer quasiment sous silence la spécificité proprement informationnelle et communicationnelle des actions humaines ; il semble bien que la plupart des travaux micro-sociologiques, à force de se polariser sur l’auto-construction du social par les acteurs, en viennent à délaisser des traits essentiels des techniques de l’information et de la communication. En dépit des références qui lui sont régulièrement faites, on est, avec ces approches, loin des thèses fondatrices d’un Raymond Williams qui n’avait de cesse, par exemple, de positionner la télévision dont il analysait l’émergence « … as a particular cultural technology » et dans la filiation d’une histoire sociale qui ne se détournait pas de la production « The decisive and earlier transformation of industrial production, and its news social forms, which had grown out of a long history of capital accumulation and working technical improvements, created new needs, but also new possibilities, and the communications systems, down the television, were their intrinsic outcome. » (Williams 1975, p. 10 et 19).

Éléments d’un programme de travail

Reprenons les conclusions auxquelles nous pensons être parvenu. Non seulement la pensée communicationnelle, apparue pour l’essentiel en dehors des sciences sociales, garde de cette origine des traits récurrents qui contribuent à traiter les phénomènes d’information et de communication comme des phénomènes largement déconnectés des sociétés concrètes dans lesquelles ils se développent et des formes prises par les rapports sociaux, mais les théories nouvellement apparues, soit nient toute relation du communicationnel avec le social, soit mettent prioritairement l’accent sur les interactions sociales, et ce faisant contribuent à maintenir le déficit constaté voici deux ou trois décennies. Des avancées théoriques et scientifiques, forgées à partir des sciences sociales, sont pourtant observables ; elles ne suffisent pas à enraciner une pensée originale, qui permette d’ancrer solidement les sciences sociales au sein des sciences de la communication, et de fournir à celles-ci les outils théoriques et critiques permettant d’endiguer le flot des discours utopiques ou des pronostics relevant de l’expertise. On ajoutera qu’au delà des enjeux proprement scientifiques se profilent des enjeux pratiques, en particulier avec les sollicitations faites aux sciences sociales pour la conception des systèmes de communication entre les hommes et les machines (et pour la plupart des sciences sociales, il s’agit d’un choix essentiel, car se pose d’ores et déjà la question de savoir si la compréhension des systèmes et de leurs modalités de fonctionnement peut être obtenue de l' »extérieur », ou si la production de connaissances adéquates ne suppose pas aussi la réalisation de recherches finalisées). De cette analyse, et des considérations abordées précédemment, découlent un certain nombre d’orientations en matière de recherche, et notamment celles-ci :

  • malgré l’intérêt que représente l’étude de la réception, ou la prise en compte des négociations qui interviennent entre acteurs dans les interactions quotidiennes, médiatisées ou non, l’approche de la communication ne saurait délaisser durablement comme elle tend à le faire présentement le niveau macro-sociétal, et en particulier les logiques d’action correspondant aux stratégies des acteurs dominants (grands groupes de communication, opérateurs de télécommunication, etc.) et des États ; certes, il sera toujours problématique de relier ces travaux avec ceux portant sur la communication ordinaire, mais les carences actuelles laissent, comme nous l’avons déjà souligné, le champ libre aux discours des experts, des essayistes ou des… compagnies directement intéressées ; surtout, l’articulation entre les « niveaux » (si tant qu’il soit justifié de les opposer) ne saurait être pensée… en l’absence de l’un d’entre eux, comme on a tendance à procéder aujourd’hui
  • le même raisonnement doit être tenu à propos d’un autre champ, lui aussi abandonné pour l’essentiel par les chercheurs : les flux mondiaux d’information et de communication, et l’étude de l’évolution des mouvements transnationaux en matière d’échanges de produits informationnels et culturels. En ces domaines, où l’échange inégal reste évidemment la règle, non seulement il se développent sous des formes nouvelles et peu connues, mais surtout les diverses Régions du Monde connaissent des évolutions très différentes, d’autant plus complexes qu’en leur sein s’accentuent les stratifications
  • la communication ne saurait être réduite à l’étude des (supposées) conséquences de l’extension des réseaux techniques ; avec cette approche, le risque est grand de ne prendre en compte que des phénomènes émergeants et instables, ou de leur accorder une importance démesurée ; en ce sens la recherche en sciences sociales encourrait les mêmes critiques que celles adressées à la notion de « société de l’information ». L’une des perspectives pourrait être, sans pour autant perdre de vue les innovations en cours, de relier en permanence communication médiatisée et communication dite ordinaire, réseaux techniques et réseaux sociaux, en faisant appel à des travaux historiques ou anthropologiques. En d’autres termes, les sciences de la communication ont beaucoup à gagner à placer leurs analyses dans le cadre du « temps long », et en tout cas à les distinguer du « temps court » qui, pour le moment, est un préoccupation (trop) largement majoritaire
  • enfin, et cette proposition supposerait à elle seule de longs développements, prenant en compte la diversité des situations académiques et scientifiques, on doit insister, sinon sur la perspective inter-scientifique, du moins sur la nécessaire confrontation entre disciplines, et ce dans le but d’appréhender le paradigme communicationnel dans ce qu’il a de spécifique. Il ne nous paraît pas que les sciences de la communication aient à revendiquer un quelconque monopole de l’analyse des phénomènes informationnels et communicationnels ; elles forment, là où elles se sont constituées en secteur autonome, un carrefour de disciplines, et elles ne sauraient selon nous viser à former une nouvelle discipline ; encore faut-il que leur projet inter-scientifique soit mis en oeuvre, d’une façon ou d’une autre. On ne peut en effet se contenter de laisser cheminer « en parallèle » des disciplines arc-boutées sur leurs propres paradigmes et certitudes théoriques.

Le positionnement « adéquat » du communicationnel au sein du social ne répond pas seulement à des motifs d’ordre scientifique, et particulièrement à la nécessité de « réparer » en quelque sorte une carence originelle, qui a conduit à séparer largement ce paradigme nouveau de ses « composantes » sociologiques ; il est une exigence de toute réflexion et de toute distance critiques, lesquelles ne peuvent être envisagées en dehors d’une relation pertinente des formes prises par la communication avec les évolutions les plus marquantes des sociétés contemporaines. La nécessité d’échapper autant que faire se peut au néo-darwinisme social qui guette nombre d’approches contemporaines, particulièrement celles qui s’attachent à décrire le devenir des techniques de l’information et de la communication, nécessite cependant de s’appuyer sur une théorie de l’action renouvelée et adaptée aux pratiques émergeantes ; il nous semble de plus en plus que seule une pensée de la produ-action, encore en gestation, répond à de telles conditions (3).

Notes

(1) Sur ce point, nous nous permettons de renvoyer le lecteur intéressé à la deuxième partie de l’ouvrage que nous avons consacré à La pensée communicationnelle , Grenoble, PUG, collection La communication en plus, 1995, et qui aborde successivement l’économie politique critique de la communication, la pragmatique, les sociologies de l' »interaction sociale », les sociologies de la technique et de la médiation, les analyses de la réception et de l’appropriation sociale des techniques, etc.

(2) En collaboration avec Yves de la Haye, nous avons dès 1978 dressé le constat de ce déficit dans une communication intitulée Les sciences de la communication : un phénomène de dépendance culturelle ?, et présentée au 1er Congrès de Compiègne de la Société française des sciences de l’information et de la communication. Ce texte est reproduit dans l’ouvrage d’Yves de la Haye Dissonances. Critique de la communication, Grenoble, La Pensée sauvage, 1984.

(3) Nous esquissons cette perspective dans La société conquise par la communication. La communication entre l’industrie et l’espace public, tome 2, Grenoble, Pug, 1997, p. 133-140. Les recherches sur la communication ne peuvent en effet se tenir à l’écart du débat qui traverse les sciences sociales sur la question des fondements d’une théorie de l’action. D’où la proposition d’une théorie de la produ-action (à la fois dans la filiation des auteurs critiquant la théorie des conventions et en continuité avec la théorie de l’action communicationnelle de Jurgen Habermas, mais aussi celle de l’économie des biens symboliques de Pierre Bourdieu). Cette théorie de la produ-action doit permettre : 1) de faire le lien entre les changements intervenants dans le travail et dans la vie privée ; 2) de situer les actions communicationnelles autant en relation avec les « mondes vécus » des acteurs sociaux qu’avec les espaces publics d’argumentation ; 3) de prendre appui sur le caractère non-systémique de la violence symbolique exercée par les dispositifs de communication ; 4) d’inscrire les changements en cours dans la continuité des pratiques sociales et culturelles, en quelque sorte d’un point de vue anthropologique.

Références bibliographiques

Calon, Michel et Latour, Bruno (sous la direction de), La science telle qu’elle se fait, La Découverte, Paris, 1991.

Debray, Régis, Cours de médiologie générale, Paris, Gallimard, NRF, 1991.

Debray, Régis, Manifestes médiologiques, Paris, Gallimard, 1994.

Debray, Régis, Transmettre, Paris, Gallimard, 1997.

Debray, Régis, Vie et mort de l’image. Une histoire du regard en Occident, Paris, Gallimard, 1992.

Flichy, Patrice, L’innovation technique. Récents développements en sciences sociales. Vers une théorie de l’innovation, Paris, La Découverte, 1995.

Lévy, Pierre, La machine univers. Création, cognition et culture informatique, Paris, La Découverte, collection Science et société, 1987.

Lévy, Pierre, Les technologies de l’intelligence. L’avenir de la pensée à l’ère informatique, Paris, La Découverte, collection Sciences et société, 1990.

Mattelart, Armand et Michèle, Histoire des théories de la communication, Paris, La Découverte, collection Repères, 1995.

Miège, Bernard et De la Haye, Yves, « Les sciences de la communication : un phénomène de dépendance culturelle ? », in De la Haye, Yves, Dissonances. Critique de la communication, Grenoble, La Pensée sauvage, 1984.

Miège, Bernard, La pensée communicationnelle, Grenoble, PUG, collection « La communication en plus », 1995.

Miège, Bernard, La société conquise par la communication. La communication entre l’industrie et l’espace public, tome 2, Grenoble, Pug, 1997.

Popper, Karl et Condry, J., La télévision : un danger pour la démocratie, Anatolia, 1995.

Quéré, Louis, Les miroirs équivoques. Aux origines de la communication moderne, Paris, Aubier-Montaigne, collection Res-Babel, 1982.

Wiener, Norbert, Cybernétique et société. L’usage humain des êtres humains, Paris, 10-18, 1962. Traduction de la deuxième édition de The human use of human beings (Cybernetics and Society), Houghton Mifflin Company, 1954.

Williams, Raymond, Television : Technology ans Cultural Form, New York, Schocken Books, 1975.

Wolton, Dominique, Penser la communication, Paris, Flammarion 1997.

Auteur

Bernard Miège

.: Bernard Miège est professeur de sciences de la communication à l’université Stendhal-Grenoble 3, où il dirige le Gresec et a la responsabilité des enseignements de 3ème cycle en sciences de l’information et de la communication.
Ses intérêts en recherche : 1) l’industrialisation de la culture et de l’information; 2) l’insertion des TIC dans la société; 3) l’épistémologie des sciences de l’information et de la communication.