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Industrialisation et légitimité culturelle : le cas de l’édition de poche

8 Déc, 1999

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Legendre Bertrand, « Industrialisation et légitimité culturelle : le cas de l’édition de poche« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°01/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2000/varia/06-industrialisation-et-legitimite-culturelle-le-cas-de-ledition-de-poche

Introduction

Le développement de l’édition de poche en France a posé le problème de la coexistence d’un processus d’industrialisation et de contraintes de légitimation culturelle. Au mythe d’une culture dépourvue d’obstacles économiques s’est juxtaposée la réalité industrielle d’une filière prise entre logique de complémentarité et logique de substitution.

Les réflexions que nous proposons ici sont fondées sur les données économiques et sur l’analyse du discours et des pratiques promotionnelles qui ont entouré les principales collections de poche au fur et à mesure de leur création. Ancrée dans l’industrie du livre, cette démarche trouve aussi certains prolongements qui appartiennent plus résolument à une approche intersectorielle.

La démocratisation culturelle à la base du discours promotionnel de l’édition de poche

Si l’on accepte à la fois de prendre comme point de départ de l’édition de poche contemporaine la création de la marque « Le Livre de Poche » en 1953, et de faire ici l’économie de ses précurseurs (1), cette production éditoriale fonde sa légitimité sur une ambition de démocratisation culturelle dont rendent compte les documents promotionnels des principales collections. « Par la qualité de ses textes, par sa présentation élégante et solide, par son prix à la portée de tous, ‘Le Livre de Poche’ constitue pour le grand public de langue française, une collection incomparable » (slogan de la campagne publicitaire de 1953, portant elle-même pour titre : « Une suite ininterrompue de Chefs-d’œuvre »).

Le problème se pose dès lors rapidement aux acteurs de l’édition de poche de savoir comment concilier d’une part une logique de masse liée à un processus d’industrialisation accrue et, d’autre part, une recherche de légitimité culturelle.

Cette question de la légitimité culturelle a été soulevée par Hubert Damisch dans un article intitulé « La Culture de poche », où l’édition de poche est décrite comme une entreprise « mystificatrice puisqu’elle revient à placer entre toutes les mains les substituts symboliques de privilèges éducatifs et culturels » (1964, p. 492). Au même moment, au travers des propos de Bernard Pingaud, Les Temps modernes voient dans le livre de poche un « objet modeste, impropre à la thésaurisation, [dont l’] indignité même fait [la] valeur » et grâce auquel « la lecture cessera d’être un privilège » (1965, p. 1817).

Dans une perspective qui ouvre sur l’ensemble des industries culturelles, cette problématique est aussi présente chez Bourdieu pour qui « imposer sur le marché à un moment donné un nouveau producteur, un nouveau produit et un nouveau système de goûts, c’est faire glisser au passé l’ensemble des producteurs, des produits et des systèmes de goûts hiérarchisés sous le rapport du degré de légitimité acquise » (1977, p. 40).

En formulant l’idée que la place prise par un nouveau produit culturel est proportionnelle à son niveau de légitimité, Bourdieu met en évidence l’enjeu de nature économique qui est attaché à cette notion ; il y a donc lieu de supposer que la recherche de légitimité par les producteurs de l’édition de poche aura été un moteur de son évolution et de son développement. La question est alors de savoir comment les producteurs de l’édition de poche ont cherché à légitimer leur production et comment cette quête de légitimité a contribué à l’évolution de l’édition de poche et à son expansion.

Enfin, à la suite des auteurs de Capitalisme et industries culturelles (Huet et alii, 1977), nous relevons encore que cet enjeu de légitimité lié à l’émergence des produits culturels est soumis à un double phénomène d’attraction, « … certains redoutant les effets d’une consommation culturelle de masse, parce qu’ils ne reconnaissent que la ‘culture cultivée’, d’autres se réjouissant au contraire de ce qu’ils croient être le signe d’une ‘démocratisation culturelle’ croissante » (1977, p. 13).

L’édition de poche est donc soumise à un double champ d’attraction où s’opposent la perspective d’un marché de masse et la nécessité de sauvegarder les attributs d’une légitimité culturelle. Si les différents modes de résolution de cet antagonisme permettent de comprendre la diversification de l’édition de poche, ils mettent aussi en évidence les stratégies développées par les éditeurs pour dépasser les instances traditionnelles de légitimation culturelle devenues impuissantes à répondre aux logiques industrielles.

Des instances de légitimation culturelle à la légitimation en voie directe

Les campagnes promotionnelles des différentes collections de poche peuvent se lire en prenant appui sur l’analyse de Bourdieu selon laquelle la consommation culturelle de masse a aussi pour moteur un système de référence aux formes légitimées de la culture cultivée. De ce point de vue, le discours publicitaire initial, à l’image de celui cité ci-dessus, est à la recherche d’un « juste milieu », d’un registre suffisamment démocratisant pour élargir son public, et suffisamment culturel pour être acceptable aux yeux des instances de légitimation, le système éducatif et la critique notamment.

Mais ce point d’équilibre n’a de sens que dans un contexte non concurrentiel. En l’absence de collections de poche rivales, Le Livre de Poche peut aisément en 1953 revendiquer la qualité de ses textes et l’esthétique de leur présentation tout en affirmant s’adresser au plus grand public. Dès lors que la concurrence se fait sentir, avec le lancement de J’ai lu en 1958, le discours s’écarte brutalement de ce « juste milieu » et s’organise en un système d’oppositions : « L’éducation […] ce ne sont pas les écoles, ce sont les livres ouverts » ; « … les ouvrages qui dorment dans les bibliothèques et ceux qui vivent au contact du lecteur » ; « Parce qu’on veut placer ces textes illustres dans la poche de tous les lecteurs, on n’a pas cru pour autant qu’il fallait les punir, c’est-à-dire leur donner des morceaux choisis » (annonce du lancement de la série Le Livre de Poche Classique, 4 juillet 1958).

Une première convergence se dessine dans ces oppositions, qui cherche à substituer aux aspects académiques de la « culture cultivée » (système éducatif, bibliothèques, morceaux choisis) une culture accessible à chacun (« tous les lecteurs » ; « A bon droit, les Français veulent tout savoir »), en dehors des formes et des lieux réservés (« pas conçue dans un esprit scolaire » ; « emporteront dans leur poche »).

La quête de légitimité passe ici par un discours qui détruit les instances légitimantes traditionnelles et s’adresse directement au public sur un registre d’émancipation culturelle : ce dispositif argumentatif vise à réduire le rôle du système éducatif dans la formation de la culture tout en faisant du « Livre de Poche » le mode d’accès privilégié à la culture, qui (au contraire du livre traditionnel) n’exerce pas de fonction de sélection économique ni intellectuelle.

Il s’agit là d’une articulation importante dans la manière dont se pose aux éditeurs le problème de la légitimité de leur production ; elle met en effet en évidence à nos yeux, à côté de la voie de légitimation traditionnelle fondée sur la référence à la critique et au système éducatif, la recherche d’une légitimité en voie directe, assise sur le marché lui-même.

Les instances qui participent à la légitimation culturelle présentent aux acteurs de l’édition de poche un ensemble de contraintes telles que la qualité des textes eux-mêmes, celle de leur établissement et d’éventuels appareils critiques et, plus largement, l’apport d’un ensemble péritextuel comprenant des éléments tels que préfaces, notices biographiques et parfois dossiers documentaires. Si le système éducatif est un élément central de ce dispositif de légitimation, en même temps qu’il constitue en lui-même un marché potentiel, il interdit aux différents acteurs de l’édition de poche de s’écarter d’une ligne éditoriale sur laquelle se retrouvent les différents éléments ci-dessus. Le système de légitimation culturelle constitue donc un frein à l’expansion de la production éditoriale vers des types de production destinés à un très grand public.

C’est à ce point que la problématique de la légitimité et celle de l’industrialisation de la filière se rejoignent. Tout se passe en effet comme si les logiques économiques et les structures de distribution mises en place pour assurer le développement d’une édition de poche à légitimité culturelle (schématiquement : diffusion large de produits à faible prix unitaire) appelaient une extension des politiques éditoriales vers des productions déterminées plus ou moins nettement par la nécessité d’alimenter l’appareil de distribution.

L’historique du développement des séries au sein des principales collections témoigne de ce phénomène. Qu’il s’agisse du Livre de Poche, de J’ai lu ou de Presses Pocket, on observe à chaque fois une première phase de production située dans un noyau dur de légitimité culturelle, le domaine romanesque, puis un mouvement d’extension de la production vers des genres ou des thèmes situés dans une périphérie plus ou moins proche de ce noyau, tels que l’aventure, l’humour, les activités pratiques, le policier, les mots croisés, le sentimental, l’astrologie… Précisons que cette évolution ne se traduit pas par une disparition du noyau initial qui continue au contraire d’être alimenté.

Accompagnant cette ouverture des catalogues, le discours promotionnel marque lui-même un tournant par lequel s’effectue la transition d’une stratégie de légitimation culturelle vers une stratégie de légitimation de marché. Il s’agit en fait, de la part des promoteurs de ces collections, d’utiliser des données fournies par le marché ou présentées comme telles, ou des qualificatifs que ces mêmes données appellent pour remplacer un discours tiré des instances de légitimation culturelle. Un examen des documents promotionnels fait apparaître trois groupes d’arguments qui entrent dans cette stratégie.

. Le premier groupe est constitué par tout ce qui qualifie la production éditoriale. Les termes ou expressions « chefs d’œuvre », « sensationnels », « titres de premier plan », « titres de très grande vente », « best-sellers », « romans stars » sont parmi les plus fréquemment utilisés par Le Livre de Poche, J’ai lu et Presses Pocket.

. Le second groupe d’arguments fait appel aux résultats de vente. Le Livre de Poche annonce par exemple pour L’Assommoir « 1000 exemplaires vendus par jour » en 1956, puis « 370 000 exemplaires vendus en quelques mois » pour le Journal d’Anne Frank (1959). J’ai lu sollicite très souvent ce type d’éléments : « 200 000 exemplaires en quatre semaines, 300 000 en deux mois » (Le Talisman, de Marcel Dassault, 1971), « 30 millions d’exemplaires en J’ai lu » (Guy des Cars, 1980), « 25 millions de livres vendus en J’ai lu » (Barbara Cartland, 1993).

. Enfin, un dernier groupe d’arguments s’appuie sur la référence au cinéma, à la télévision ou à la presse, voire au théâtre, comme supports d’adaptation de l’œuvre publiée ou comme source dans le cas des « novellisations ». Le Livre de Poche fait paraître « trois succès de la scène et de l’écran, trois grands succès de librairie » (La petite hutte, d’André Roussin, Thérèse Etienne, de John Knittel, Journal, d’Anne Frank, 1958), et publie Les Liaisons dangereuses au moment où « le grand film de Roger Vadim dont tout le monde parle vient de sortir dans les salles d’exclusivité » (1959). J’ai lu annonce par exemple en 1970 « les célèbres bandes dessinées de France Soir en livres illustrés », Les Amours célèbres et Le Crime ne paie pas, pour un public « à l’affût d’une collection qui développe les sujets historiques popularisés par le cinéma et la télévision », puis en 1991 « un excellent livre dont Kevin Costner a tiré un film qui a séduit plus de 10 millions de spectateurs à travers le monde et déjà plus d’un million en France », et encore en 1993 « un polar au cinéma, un grand polar chez J’ai lu » (Madonna dans Body).

C’est dans ces types de discours que nous voyons la recherche d’une voie directe de légitimation. Il nous semble en effet qu’une des caractéristiques fortes de l’édition de poche réside dans le fait qu’elle a cherché à se dispenser des instances classiques de légitimation pour accéder à une légitimité liée au marché lui-même. Dans sa globalité, mais aussi parfois au sein d’une même collection, l’édition de poche se partage entre les marques d’allégeance au dispositif de la « culture cultivée » et des gages donnés aux publics non-initiés de ce dispositif. Il s’agirait en quelque sorte d’une légitimité de masse venue se substituer à (ou compléter) la légitimité institutionnelle. L’édition de poche en se présentant comme dispensatrice d’émancipation parviendrait à sa propre légitimation en faisant l’économie du passage – obligé dans le circuit de l’édition traditionnelle – par les instances habituelles de légitimation. Elle constituerait alors un « champ » dans le sens où Bourdieu emploie ce terme, c’est-à-dire un espace de production culturelle autonome « capable d’imposer ses propres normes tant dans la production que dans la consommation de ses produits » (1979, p. III).

Nous trouvons par ailleurs dans les propos de Jürgen Habermas consacrés à l’édition de poche et aux clubs de livres des éléments qui nous semblent susceptibles d’éclairer cette notion de légitimation en voie directe. En étudiant le passage de « la culture discutée à la culture consommée » (1978, p. 167-174), Habermas souligne d’abord que la double fonction émancipatrice du marché facilite l’acquisition des biens culturels sur les plans économique et psychologique. Mais, pour Habermas, loin de favoriser le développement de l’espace public (la culture discutée, objet de l’usage public de la raison), la consommation culturelle participe à l’effacement des instances de légitimation (l’espace public littéraire) et favorise le développement entre les producteurs et les publics de liens directs échappant aux instances dispensant ou refusant la légitimité : « Leurs organes publicitaires internes [Habermas parle ici plus spécifiquement des clubs de livres] court-circuitent la communication puisqu’ils constituent le seul lien existant entre l’éditeur et le lecteur. Les clubs du livre régissent leur clientèle sans qu’il y ait d’intermédiaire entre l’édition et la réception – et ce, à l’écart de la sphère publique littéraire. » (1978, p. 174)
Cette recherche de légitimation en voie directe revient en fait à remplacer le dispositif de la recommandation (celle de la critique, des libraires, et du système éducatif) par un dispositif qui prend l’apparence du plébiscite en rendant compte des pratiques et des choix du public.

Légitimité en voie directe et réactivation du processus d’industrialisation

Le fonctionnement de la filière du livre nous paraît aujourd’hui marqué par différents éléments liés au développement de l’édition de poche et, à travers lui, à ce double mouvement de démocratisation culturelle et de légitimation en voie directe.

Notons tout d’abord que la stratégie de contournement des instances de légitimation culturelle va de pair avec un développement massif des pratiques promotionnelles. Les instances traditionnelles de légitimation culturelle se révélant déficientes par rapport aux logiques de marché, il s’agit, pour les éditeurs de collections de poche, de créer dans leurs publics des conditions de réceptivité optimales en recourant à l’investissement publicitaire comme mode d’accès privilégié à ce marché. Ce fonctionnement, sans être ici une exclusivité, y trouve ceci de particulier qu’il s’applique à des ouvrages de faible prix, à la différence des produits lourds tels que les dictionnaires ou encyclopédies qui font aussi l’objet d’actions publicitaires très importantes. Cela signifie, en conséquence, que l’édition de poche se caractérise par une capacité à engager et à maintenir une action publicitaire dont l’importance détermine la visibilité, voire la survie. Il y a là un premier aspect de ce phénomène de substitution qui conduit à privilégier ce qui participe à la maîtrise du marché, aussi bien en termes d’utilisation des investissements qu’au point de vue des fonctions de la sphère commerciale par rapport à celles de la sphère éditoriale.

Plusieurs éléments de réflexion se rapportent à ce développement des pratiques promotionnelles.

* De manière générale se pose la question de la relation entre l’investissement publicitaire (et plus largement, l’investissement promotionnel) et la rentabilité de la production qui fait l’objet de ces investissements. Le mécanisme qui est à l’œuvre dans ce développement des pratiques promotionnelles associe, d’une part, des techniques de production qui permettent d’abaisser très sensiblement le prix de vente du livre donc, en valeur absolue, la marge de chacun des intervenants, et d’autre part des pratiques promotionnelles dont les budgets ne sont supportables que s’ils permettent un développement massif des ventes susceptible de reconstituer le profit des différents acteurs de la filière : éditeurs, diffuseurs, distributeurs et libraires. Refuser cette forme d’investissement promotionnel signifierait, pour une maison d’édition, prendre le risque de s’exclure du groupe des collections reconnues comme étant celles qui constituent l’essentiel de cette activité. Tout se passe comme s’il était devenu impossible pour un éditeur de se maintenir dans le paysage de l’édition de poche sans recourir notamment aux grandes campagnes de publicité annuelles. Quand Le Livre de Poche annonce un budget de 4 millions de francs pour la « Grande opération d’été 1990 », un tel investissement promotionnel absorbe à lui seul le chiffre d’affaires d’environ 230 000 exemplaires (selon l’hypothèse d’un prix public moyen de 27 francs diminué d’une remise de 37 %).

Il y a là un point qui nous paraît essentiel en termes d’industrialisation quant aux implications des choix entre investissements de production et investissements de commercialisation, et qui illustre à son tour le passage de la fonction de complémentarité à la fonction de substitution. Il réside dans le fait que, le dispositif de légitimation culturelle devenu insuffisant, le discours promotionnel des éditeurs tend à se déplacer depuis les informations sur les textes ou auteurs publiés vers les moyens mis en œuvre par ces campagnes : une argumentation qui fait référence aux contenus et à la conception éditoriale ne permettant plus d’atteindre les objectifs de vente, c’est un discours consacré à la mise en valeur du dispositif promotionnel lui-même (campagnes et chiffres de vente notamment) qui la remplace.

* Les logiques qui sont à l’œuvre dans ce type d’action, comparables à celles de la grande consommation, privilégient des produits (des auteurs ou des titres) susceptibles de répondre aux investissements promotionnels réalisés. Elles incitent donc les différents acteurs de l’amont et de l’aval à concentrer sur un nombre restreint de titres les moyens engagés. L’augmentation des coûts d’accès au marché et l’évolution du rapport entre les investissements de production et les investissements de commercialisation appellent alors une accélération de la rotation des stocks qui ne peut pas être sans conséquences sur les politiques éditoriales.

C’est tout d’abord la prise de risque éditorial qui est mise en cause dans ce mécanisme, car l’efficacité de la promotion appelle plutôt un produit unique à fort potentiel de vente que des produits multiples à faible public. Dans une filière où l’on s’accorde à considérer que les ventes de 60 à 70 % des titres ne permettent pas d’amortir leur prix de revient, le principe même de la réédition en poche couplé à ces pratiques promotionnelles ne peut que favoriser une rationalisation du choix éditorial.

La diversité de l’offre sur les lieux de vente est aussi en cause, car l’intérêt commercial des détaillants est de concevoir leurs rayons ou magasins en fonction des choix effectués en amont. C’est là encore le signe d’une substitution qui profite au rôle de l’éditeur-distributeur au détriment de celui du libraire. En fait, ce développement promotionnel tend à fonctionner non seulement comme un simple outil d’aide à la vente, mais aussi comme un moyen de contrôle de l’activité des points de vente. Au travers des campagnes et des différents matériels fournis aux libraires, l’objectif des éditeurs ou de leurs distributeurs est de conquérir et de préserver des espaces qui leur seraient réservés, ce qui n’est envisageable qu’à la condition de parvenir à un effet de masse susceptible de mobiliser les détaillants en leur assurant un développement de chiffre d’affaires. Sans doute faut-il voir dans cette situation le signe de la réalité complexe des liens entre l’amont et l’aval de la filière.

Le mécanisme ci-dessus repose en effet sur un rapport de forces entre l’amont et les détaillants, par lequel se détermine l’accès au marché : la place réservée à chaque collection dans les points de vente, l’acceptation ou le refus de participation aux campagnes jouent un rôle déterminant dans le développement des collections. Si les éditeurs ont besoin de ces espaces pour asseoir leurs productions, les libraires sont tentés de les réserver aux séries susceptibles d’attirer le plus grand public. De même, si les premiers sont tentés de contrôler directement l’organisation des espaces de vente, les seconds cherchent à préserver une part d’autonomie de fonctionnement. La condition majeure qui s’impose aux uns et aux autres tient dans la rotation du stock, ce qui privilégie encore les collections en mesure de créer l’effet de masse recherché, et pose le problème de l’accès au marché des petites collections. C’est en fait une situation de verrouillage du marché qui se crée, où dominent quelques grands acteurs, Le Livre de Poche, J’ai lu, Folio, Pocket et Points pour l’essentiel, et qui contient dans la marge l’activité des autres acteurs.

Du point de vue des éditeurs, ces éléments sont porteurs d’implications sur leur politique éditoriale en ce qu’ils incitent à la recherche des best-sellers et de concepts éditoriaux reproductibles dont J’ai lu offre le plus d’exemples. Si ceci nous signale à son tour une tendance au déplacement de la responsabilité du choix éditorial vers la sphère commerciale, il importe en même temps de bien percevoir que cette orientation n’est pas limitée à la littérature générale ; ainsi, la production de poche des éditeurs de jeunesse fait-elle régulièrement l’objet d’un mouvement de sérialisation (« Les livres dont vous êtes le héros » chez Gallimard, « Haute tension » et « Sweet dreams » chez Hachette Jeunesse, et plus récemment les séries « Chair de poule » et « Délires » de Bayard éditions), ces séries étant achetées à des éditeurs, le plus souvent américains. En lui-même, ce point doit être compris comme une manifestation de l’extension des logiques de l’édition de poche vers l’ensemble des secteurs de la filière.

* De façon plus générale, se pose aussi la question de l’expansion de l’édition de poche vers des domaines éditoriaux moins susceptibles de trouver leur place dans ce type de logique promotionnelle ; c’est particulièrement le cas des sciences humaines, domaine caractérisé par des ventes faibles et lentes, donc en contradiction fondamentale avec les mécanismes ci-dessus. Le choix face auquel se trouvent les éditeurs de ce domaine réside maintenant dans l’adaptation de la politique éditoriale, qui s’orienterait vers des contenus compatibles avec cette logique, et dans la substitution de l’édition de poche à l’édition courante. Cette dernière, à laquelle ne s’offrent par définition que des espérances de vente faibles, ne peut plus désormais faire l’objet d’investissements à long terme en raison du fait que les titres de meilleures ventes sont repris en poche. Conséquemment, la nature expérimentale de l’édition de sciences humaines étant indirectement renforcée par l’édition de poche, l’intérêt des acteurs peut être d’éditer directement sous cette forme.

C’est ici que se manifeste le plus visiblement le rapport de forces entre les fonctions de complémentarité et de substitution. Si celle ci a tout d’abord permis une valorisation supplémentaire des investissements éditoriaux sous forme de ventes d’exemplaires, ou de production de droits annexes dans le cas d’éditeurs qui n’exploitent pas eux-mêmes leurs titres en version de poche, cette fonction complémentaire est tout d’abord devenue suffisamment importante pour être en mesure d’infléchir partiellement les politiques éditoriales en vue d’une possible exploitation en poche (2); elle a en outre contribué à restreindre le marché potentiel des éditions courantes au point que s’impose désormais dans plusieurs domaines éditoriaux la nécessité de publier directement en poche.

Conclusion

Le système mis en place autour de l’édition de poche peut se lire comme un ensemble de déplacements des centres d’équilibre de la filière du livre : logique de masse, petits prix, rotation des stocks, inflation des investissements consacrés à la mise en marché, pénétration des fonctions commerciales dans la sphère éditoriale…

C’est en réalité un système qui se construit autour de ce produit culturel. Pour fonctionner pleinement, ce système nécessite l’implication de toutes ses composantes dans un mouvement où celles-ci tendent à perdre leur autonomie propre ; les fonctions médiatrices, celles des libraires, celles de la critique ou du système éducatif s’y trouvent ainsi réduites, voire instrumentalisées.

Notes

(1) Sur ce point et plus particulièrement sur l’émergence de la notion de public du livre au Moyen Age, sur le développement des pratiques de stock et des techniques promotionnelles, ainsi que sur le rôle des collections populaires et des feuilletons, nous renvoyons à notre recherche : Le développement de l’édition de poche, Approches des logiques d’innovation et d’industrialisation dans la filière du livre. Université Paris 13-Villetaneuse, Laboratoire des sciences de l’information et de la communication, 1996.

(2) Il faut ici souligner l’importance que représentent désormais ces exploitations annexes dans l’économie de la filière, à l’image de celle qu’elles ont prise aussi dans le cinéma avec le marché de la vidéo, ou dans le disque avec celui des compilations.

Références bibliographiques

Bourdieu P., « La production de la croyance. Contribution à une économie des biens symboliques », Actes de la recherche en sciences sociales, n° 13, Paris, MSH/EHESS février 1977.

Damisch H., « La Culture de poche », Mercure de France, n° 1213, Paris, novembre 1964.

Habermas J., L’espace public. Archéologie de la publicité comme dimension constitutive de la société bourgeoise, Paris, Payot, 1978 pour l’édition française (publié en langue allemande en 1962).

Huet A., Ion J., Lefèbvre A., Miège B., Peron R., La marchandise culturelle, CNRS, Paris, 1977 (réédité sous le titre Capitalisme et industries culturelles, Grenoble, PUG, 1984).

Lottman H. (), « Le discrédit de la critique nuit au livre français », Livres Hebdo n° 296 (5 juin), Editions du Cercle de la Librairie, Paris, 1998

Pingaud B., « De l’objet à l’œuvre », Les Temps modernes, n° 227, avril 1965

Auteur

Bertrand Legendre

.: Bertrand Legendre, maître de conférences en sciences de la communication, est responsable du DESS d’édition de l’université Paris 13-Villetaneuse. Sa thèse de doctorat, soutenue en 1998 à l’université Stendhal-Grenoble 3, a pour titre : L’édition du livre de poche en France : étude des logiques d’innovation et des processus de légitimation dans une industrie culturelle.