La médiation culturelle : une construction du lien social
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Caune Jean, « La médiation culturelle : une construction du lien social« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°01/1, 2000, p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2000/varia/04-la-mediation-culturelle-une-construction-du-lien-social
Introduction
Aujourd’hui, l’usage indifférencié de la notion de médiation vaut comme symptôme d’une société qui craint de reconnaître les conflits, recherche les espaces du dialogue et du consensus et, enfin, aspire à renouer le tissu social déchiré par le développement incontrôlé de la logique marchande. La notion philosophique de médiation, qui caractérise les rapports entre le sujet et le monde, est en passe de devenir un « concept marketing » capable de fixer « le transitoire, le fugitif, le contingent », mais qui risque d’oublier ce qui fonde la nature du lien social : une transcendance et une mise en forme symbolique. Notion d’actualité, voire à la mode, la médiation pose la question des rapports entre les membres d’une collectivité et le monde qu’ils construisent. Si cette notion peut éclairer et orienter les pratiques sociales, qui, dans de nombreux domaines, se réclament d’elle, encore faut-il en dégager la dimension spécifique avant qu’elle ne se diffuse comme une valeur servant de leurre ou d’alibi.
Dans l’entre-deux de l’intention de l’action et de sa réalisation, dans la marge entre le commencement et l’achèvement, dans la tension entre l’avant et l’après, dans le vide des choses qui ne sont plus et de celles qui ne sont pas encore, dans l’écart entre soi et le monde… viennent s’insérer l’action et l’histoire humaines. L’ensemble de ces thèmes nouent la problématique de la médiation et de sa mise en forme.
La médiation culturelle passe d’abord par la relation du sujet à autrui par le biais d’une « parole » qui l’engage, parce qu’elle se rend sensible dans un monde de références partagées. Le sens n’est plus alors conçu comme un énoncé programmatique, élaboré en dehors de l’expérience commune, mais comme le résultat de la relation intersubjective, c’est-à-dire d’une relation qui se manifeste dans la confrontation et l’échange entre des subjectivités. Le sens, auquel notre époque serait, dit-on, particulièrement attentive, n’est pas définition d’un but, d’une cause ou d’une idée. Sa quête ne saurait s’identifier à la recherche d’un principe prédéterminé : elle est de l’ordre d’une construction modeste et exigeante des conditions d’un vivre ensemble. Les relations interpersonnelles – les rapports courts – sont le lieu de l’affirmation de soi dans un rapport à l’autre ; mais comme l’écrit Lévinas, « les rapports longs nous font marcher ensemble ».
Le concept de médiation doit se concevoir dans la mise en rapport entre un axe horizontal, celui des relations interpersonnelles, et un axe vertical, celui d’un sens transcendantal qui oriente les rapports longs. C’est dire que la médiation comme projet social ne peut se contenter de forger des liens éphémères, elle doit aussi participer à la production d’un sens qui engage la collectivité.
Une des ambiguïtés de la notion de médiation est qu’elle recouvre trois approches qui, bien souvent, se superposent pour finir par se confondre.
La première concerne les usages socio-politiques du terme et se manifeste dans les discours fonctionnels. La médiation se présente comme moyen destiné à court-circuiter les survivances héritées d’une organisation figée dans son passé. Elle vaut alors comme représentation qui utilise des outils d’expression et des supports de communication permettant aux « importants » de faire circuler leur vision du monde et de recueillir, éventuellement, l’opinion de ceux qu’il s’agit de convaincre et de séduire. De ce fait, la médiation joue une fonction idéologique : elle apparaît comme un moyen que se donne l’institution (juridique, politique ou culturelle) pour maintenir le contact avec ses administrés et imposer des représentations et des relations sociales. Le plus souvent, la médiation du discours des dirigeants se développe par le biais des médias : la médiatisation est alors le dispositif social et technique par lequel les citoyens sont visés dans l’espace public.
La deuxième approche est d’ordre théorique : elle implique d’établir la genèse de la notion et de choisir les points de vue, empruntés aux sciences sociales et humaines, qui transforment cette notion du sens commun en un instrument de pensée, c’est-à-dire un concept. La médiation, dans cette perspective, est alors à envisager comme un phénomène qui permet de comprendre la diffusion de formes langagières ou symboliques, dans l’espace et le temps, pour produire une signification partagée dans une communauté.
Enfin, la médiation peut être examinée comme un ensemble de pratiques sociales qui se développent dans des domaines institutionnels différents et qui visent à construire un espace déterminé et légitimé par les relations qui s’y manifestent. Ainsi, des institutions comme l’école, les médias ou encore les entreprises culturelles peuvent être analysées en fonction des relations interpersonnelles qu’elles autorisent. L’exemple de l’École est à ce propos exemplaire : peut-elle continuer à se définir uniquement comme l’espace de transmission d’un savoir sans réévaluer la relation spécifique enseignant/enseigné qui resterait protégée des influences extérieures ? Doit-elle s’ouvrir à des pratiques qui suscitent l’expression singulière des membres de la communauté scolaire ? Cette question n’est pas simplement celle de l’ouverture de l’École au monde social ni celle de l’innovation en termes d’outils pédagogiques. Elle pose la question des actes de paroles qui font sens dans le projet de formation du sujet. Il en va de même du secteur culturel : peut-il se limiter à être celui de la diffusion et de la réception des formes artistiques légitimées par le « monde de l’art » ? Ne doit-on pas inclure dans ce domaine les pratiques sensibles ou intelligibles qui permettent à la personne de se construire dans son rapport à l’autre ?
La médiation culturelle : un pont entre des pratiques sociales éclatées
La distinction et la légitimation des pratiques sociales qui fondaient l’organisation et les valeurs de la société moderne sont, dans cette fin de siècle, remises en cause. Travail, action politique, création artistique sont l’objet d’un triple désenchantement. Ces trois domaines, constitutifs de la condition de l’homme moderne, selon Hannah Arendt, permettent de concrétiser l’appartenance de l’individu à la collectivité dans le temps et l’espace de la Cité.
Le constat des changements de valeur du travail, de l’action politique et de l’œuvre d’art relève de la banalité, mais cela n’enlève rien à sa réalité. Bien entendu, ces trois domaines de pratiques sociales n’ont pas épuisé leurs fonctions respectives, mais les caractères qui les distinguaient d’autres pratiques sociales comme l’engagement social, le loisir, l’éducation, le divertissement, etc. n’ont plus de valeur discriminante. Les frontières, zones de contact et interfaces de ces activités sont en déplacement. La différenciation des domaines, tout comme la division des temps sociaux qui leur sont consacrés, ne sont plus opératoires : ces domaines d’activités sont autant de territoires à la dérive, en attente de nouveaux ancrages.
L’action des pouvoirs publics, tout comme les discours sur les pratiques de l’action culturelle, s’est développée à partir des distinctions entre ces trois domaines, la fonction de la culture étant de construire des médiations entre l’individu et le groupe sur la base de cette séparation d’activités. Il convient de réévaluer l’action des pouvoirs publics en fonction des pratiques culturelles et de leur légitimité. En effet, il n’est plus possible de reproduire à l’identique les attentes, les discours et les objectifs relatifs à la culture et à l’art comme si rien n’avait changé dans l’appréhension des secteurs qui donnent un sens à ces pratiques. Une partie des discours sur les médiations culturelles doit être repensée, et pas seulement sur un plan interne à l’administration de la culture. En effet, dans le phénomène de médiation, se construisent des relations entre des espaces distincts : si les frontières se modifient et si les espaces s’interpénètrent, les processus qui les mettent en contact et les relient deviennent non-pertinents.
En particulier, une des raisons qui a conduit à l’idée de l’art comme activité autonome est à rechercher dans la dichotomie aristotélicienne opposant l’utile et le nécessaire, d’une part, au Beau et à la jouissance, d’autre part. Cette opposition s’est manifestée dans la disjonction entre le travail et le loisir – le Beau et sa jouissance étant renvoyés dans un monde idéal, protégé des contraintes de la vie quotidienne. Aujourd’hui, un changement d’attitude vis-à-vis du plaisir tiré de l’expérience esthétique paraît nécessaire. Non seulement en raison d’une modification des frontières entre travail et loisir, mais également pour prendre en compte la connaissance que procure l’expérience esthétique : connaissance de soi, appréhension de l’intersubjectivité, introjection des normes de comportement et d’action.
Comment aujourd’hui, dans cette triple crise du travail, de la représentation politique et de l’art, l’individu peut-il trouver les voies et les expressions de son épanouissement, de sa relation à l’autre, de son inscription dans une communauté ?
Un des objectifs de l’action culturelle conduite par les pouvoirs publics était de promouvoir les médiations entre deux types de progrès : le progrès technique, le progrès culturel. Aujourd’hui, le développement, et l’insertion diversifiée dans le social, des techniques de l’informatique, de l’audiovisuel et des télécommunications contribue à déplacer les frontières : celles de la culture et de la technique ; celles des activités privées et publiques. Le privé, la vie affective, les témoignages sur l’intime et le roman familial de l’homme ordinaire deviennent spectacles et se diffusent dans l’espace public. Ce processus de déplacement ou de condensation d’activités, ce jeu où raison et sensible s’inversent, s’annulent ou se fondent, établissent de nouveaux liens dans l’imaginaire social.
En particulier, les activités de formation, d’éducation et d’expression sont affectées par les nouvelles représentations sensibles. Les lignes de partage, les chemins de crête, les chemins qui ne mènent nulle part – pour reprendre le titre d’un ouvrage d’Heidegger consacré à l’expérience de l’art -, ces fils qui servaient jusque-là de repères ne sont plus identifiables pour dessiner les politiques culturelles. Et pourtant, celles-ci continuent de s’exercer selon des distinctions considérées comme naturelles. Les oppositions, en grande partie forgées par l’institutionnalisation des pratiques, sont pensées comme des oppositions d’essence : culturel et socioculturel ; création et diffusion artistiques ; information et communication ; amateur et professionnel ; Art et non-Art… Ces couples sont des instruments dépassés de la réflexion et de l’évaluation des politiques. Nul doute que ces distinctions duelles, héritées d’un découpage ancien des pratiques sociales, laissent peu de place à une logique ternaire qui est précisément celle de la médiation culturelle : relations entre le sujet, la manifestation concrète et signifiante de sa parole, le contexte de sa réception.
Réintroduire le sujet et son expérience
La détermination de nouveaux repères, de nouvelles valeurs ou de projets innovants à travers lesquels la production artistique et sa diffusion produiraient du lien social, suppose une double analyse critique : celle des illusions perdues des années quatre-vingts et celle des changements intervenus dans la pensée de la culture et de l’esthétique. La définition d’un projet orienté par une volonté politique et porté par les formes de l’expression artistique peut difficilement ignorer les débats sur la situation et les fonctions de l’art. Les attentes projetées sur la médiation culturelle ne peuvent occulter les questions de la personne, de son élaboration dans le rapport à l’autre et des formes sensibles de son énonciation.
Les nouveaux médias proposés par les technologies de l’information et de la communication ne sont pas, en eux-mêmes, les moyens d’accès à la démocratie culturelle, pas plus qu’ils ne conduisent mécaniquement à la production d’une nouvelle culture. En premier lieu, parce que le temps de la technique et le temps de la culture, comme de nombreux auteurs l’ont montré, ne relèvent pas de la même échelle de perception. Mais surtout parce que la question du sens de l’expression artistique, de son inscription dans les manières de voir et de vivre le monde, se pose en liaison avec le sens de l’expérience humaine et la communication de sa trace sensible. Des travaux philosophiques majeurs ont porté sur la fonction énonciative de la culture et sur la place du langage dans la construction du sujet (Foucault, Lévinas, Ricoeur). Certaines de ces réflexions ont permis de renouveler la saisie conceptuelle de la culture et de relier pratique culturelle, construction de Soi et référence partagée du monde (de Certeau). D’autres ont examiné le processus de récit de l’expérience humaine dans l’interprétation et la réception qu’en faisait celui à qui il était adressé (Eco). En tout état de cause, il convient de dépasser la perspective des années d’avant et d’après-guerre où l’art s’autoproclamait instrument de l’émancipation et de la critique, support de la subversion et anticipation d’une société réconciliée avec elle-même.
Un premier changement de perspective consiste à quitter le point de vue essentialiste sur la culture qui la définit en fonction des éléments qui la constituent (comportement, traits collectifs de la personnalité, œuvres artistiques, etc.). A une approche qui évalue la culture à partir de la nature des phénomènes, je substituerai une interrogation sur l’interaction que ceux-ci réalisent. Un second décentrement prolonge le premier. Il privilégie la problématique de l’acte de parole du sujet (l’énonciation) aux dépens de celle de la possession d’un bien ou de l’accès à un domaine.
Ce double changement se focalise, d’une part, autour de la praxis, comme relation interpersonnelle, et, de l’autre, autour de l’expérience humaine et de la construction du sujet. Cette approche ne reconduit pas pour autant la conception d’une culture fondée sur l’expression, la créativité ou la prise de parole, telle qu’elle a pu se développer dans les années soixante-dix. Cette perspective s’accompagnait bien souvent d’un oubli de l’art, ou du moins d’un déni de ce que les œuvres et la production artistique peuvent proposer comme schèmes de perception et d’expression. La visée du sujet implique de prendre en compte ses « manières de faire » (au sens où de Certeau l’entendait dans L’invention du quotidien) ; cette visée concerne également ses modalités d’interaction dans ses rapports avec autrui. Placer le sujet au centre du processus culturel consiste à abandonner un point de vue philosophique abstrait sur l’Homme et à le remplacer par un point de vue anthropologique, où sa souveraineté se manifeste par une parole singulière fondatrice de la relation. Cette formation discursive autour de la construction de Soi a été renouvelée, dans les années soixante-dix, par les thématiques de la prise de parole, de la créativité comme libération de soi, de l’expressivité du corps. Dans le même temps, ce point de vue du sujet de parole réintroduit la pensée de l’action humaine rejetée par l’idéologie structuraliste, qui ne voulait voir dans le mouvement de l’histoire qu’une dynamique souterraine, résultant de forces insensibles à la volonté humaine.
La division des langages
La réévaluation de l’art et de l’esthétique – de leurs rapports, de leurs fonctions, de leurs modes de réception – doit être placée au centre de l’interrogation sur ce qui peut fonder un monde partagé, que celui-ci se définisse comme monde de la relation interpersonnelle ou comme monde des formes symboliques, des valeurs et des comportements sensibles.
La prédilection apparente de notre époque pour la culture se traduit par la multiplication des objets et des pratiques susceptibles de bénéficier du prédicat culturel. Le point de vue qui consiste à délimiter un territoire, ou à délivrer des qualificatifs restrictifs – comme le terme de socioculturel -, relève d’une police intellectuelle qui octroie des permis d’entrée et de séjour dans un domaine d’élection. En réalité, cette affectation de qualité et ce pouvoir de nomination montrent que la culture est le lieu d’une lutte à laquelle se livrent les sujets sociaux à travers leurs goûts et leurs « affinités électives ». Si l’on peut parler d’une unité culturelle dans la société divisée qui est la nôtre, une fracture s’accentue cependant : celle qui sépare la parole de l’écoute.
Nous sommes peut-être en contact avec un même réseau de diffusion qui nous propose les mêmes images, les mêmes discours, les mêmes comportements. Pourtant, les espaces de production et de circulation de la parole des sujets sont de plus en plus réduits et fragmentés. L’unité culturelle construite par l’école, prolongée par la politique des établissements de diffusion artistique, structurée par les réseaux de communication à distance s’accompagne de la division des pratiques.
L’unité de l’écoute coexiste avec la diversité des langages et la difficulté de leurs relations. Et comme il n’y a pas de sujet sans parole, comme le langage traverse le sujet de part en part, l’absence de relations entre les paroles des sujets ne fait qu’accentuer la fracture sociale. Il importe de dépasser les logiques duelles, et apparemment contradictoires, fondées, pour la première, sur l’offre en produits et en oeuvres et, pour la seconde, sur la réponse à la demande des publics. Ces logiques inversées sont le duplication de logiques économiques construites autour de l’objet produit circulant dans un marché.
Les pratiques culturelles, certes, n’échappent pas au marché, mais elles ne se réduisent pas à l’usage d’objets, seraient-ils qualifiés de culturels. Et même lorsque la pratique s’élabore à partir de l’objet, celui-ci est médiateur de désir, d’imaginaire et de relations. Raisonner en termes d’offre ou de demande conduit à faire l’impasse sur un processus qui ne s’exprime pas par la formulation d’un besoin ni ne s’achève dans sa satisfaction.
La culture, quels que soient les points de vue disciplinaires ou idéologiques qui l’appréhendent, se présente comme une série de médiations complexes et enchevêtrées entre l’individu et le groupe, l’imaginaire et le symbolique, le sujet et le monde. Elle oriente la perception individuelle, organise les comportements, donne un sens aux expressions subjectives et collectives en les inscrivant dans un espace et un temps vécus en commun. Avant même de se concrétiser dans des manifestations expressives et des formes sensibles, la culture modèle notre organisation de l’espace et notre construction du temps social.
Il ne s’agit certes pas de revaloriser une conception de l’art qui surestime la créativité, l’inspiration spontanée et l’immédiateté. La réalisation de l’expression artistique, tout comme sa réception, sont faites de processus qui supposent une interprétation et un travail. La question de l’acte de parole, tel qu’il peut se manifester dans une expérience sensible, remplace la question : « Qu’est-ce que l’art ? » ou « Qu’est-ce que la culture ? » par un questionnement sur les modalités de la production et de la réception de la forme.
Les langages des groupes sociaux et leur références culturelles sont séparés. Pourtant, il ne s’agit pas d’accepter une juxtaposition des discours et des sensibilités communautaires. La construction du monde social ne s’établit pas seulement dans son intelligibilité, mais aussi par un ajustement sensible.
La relation sensible
Je m’intéresserai en particulier à une forme particulière de la médiation culturelle : celle qui met en oeuvre une intention et une attention sensible et que je qualifierai de médiation esthétique.
Pourquoi faire appel à ce terme d’esthétique et ne pas se contenter du terme d’artistique valorisé par l’histoire et les institutions ? Comme le pensait Hannah Arendt, « toute discussion sur la culture doit de quelque manière prendre comme point de départ le phénomène de l’art » (Arendt 1972).
Pourtant, ce point de départ ne peut être, en même temps, un point d’aboutissement. Il est nécessaire de réévaluer l’art dans le champ de l’esthétique. L’œuvre d’art n’est pas le seul objet susceptible d’offrir des médiations symboliques à l’imaginaire du sujet : elle n’est plus la seule qui induit une expérience esthétique. De plus, aujourd’hui, l’objet d’art ne provoque pas nécessairement des effets sensibles sur le récepteur (art conceptuel), l’attention et la conscience esthétiques ne relèvent pas toujours du domaine institutionnel de l’art.
Les œuvres d’art sont des objets culturels par excellence, mais la modernité a séparé l’activité artistique des autres formes d’activité sociale. Le domaine de la médiation sensible ne se confond pas avec le domaine de l’art. Le produit de l’activité artistique, l’objet d’art, se distingue certes des autres formes du phénomène culturel présentes dans les activités d’éducation, de loisir ou d’organisation des relations sociales. Pourtant, une grande part de cette distinction trouve son origine dans les conditions de production et dans les modalités de diffusion de l’œuvre.
Le langage artistique, c’est-à-dire la conjonction d’une attitude de l’esprit (une intuition, une opinion, une vision du monde) et d’une technique d’intervention sur un matériau (la voix, le corps, l’espace, la toile, etc.) s’est propagé dans le monde social. Le phénomène esthétique ne se manifeste plus seulement dans le monde de l’art, il concerne de multiples domaines de l’activité et de l’expérience humaines. Les formes artistiques ne sont plus seules à témoigner de la vie psychique, à mettre en jeu l’imaginaire, à mobiliser les affects, à produire de la jouissance esthétique. Il convient également de réfléchir sur les médiations qui empruntent à l’expérience artistique sa capacité d’influencer notre perception, de conditionner notre imaginaire, de mobiliser nos émotions et notre implication affective.
La rhétorique de la médiation : le contact, le lien, la brèche
Notre société contemporaine, avec le développement des techniques d’information et de communication, multiplie les possibilités de rencontres et d’échanges entre les individus, entre eux et leurs productions, entre les diverses communautés. En même temps, cette circulation généralisée des personnes, des biens, des valeurs, fragilise les liens et les relations qui unissaient les membres de la communauté. Je me servirai des métaphores du contact, du lien et de la brèche pour éclairer le jeu des relations qui fondent la dynamique de notre société.
J’envisagerai le contact, non comme la fusion ou la juxtaposition de sensibilités, mais au contraire comme ce qui permet d’établir une proximité, tout en maintenant la distance. La notion de contact est à mettre en rapport avec le concept de tact, et pas seulement pour des raisons d’étymologie. Le concept de tact est, en effet, fondamental pour les sciences de l’esprit, « il est aussi bien mode de connaissance que mode d’être » (Gadamer 1996).
Le tact, qui relève d’un processus de formation esthétique et historique, est ce qui permet de prendre du recul par rapport à soi-même et de s’ouvrir à l’altérité. Le tact, pour la pensée humaniste, est ce qui introduit au sensus communis, et se manifeste comme « vertu sociale de contacts ».
La notion de lien est le fondement même de l’analyse sociologique, dans la mesure où les individus participent d’une collectivité, d’une part, en nouant entre eux des liens matériels, symboliques et imaginaires et, d’autre part, en étant déterminés par les liens que la culture du groupe installe à leur insu.
Les sciences sociales ont proposé de nombreuses réponses à l’origine du lien social : contrainte, contrat, besoin de reconnaissance et de solidarité, etc. La sociologie, au début du XXème siècle, s’est construite sur la description et l’analyse des liens sociaux qui contribuent à produire les formes sociales. Si, aujourd’hui, le thème du lien social devient l’analyseur de la crise, n’est-ce pas précisément parce que sa nature fait intervenir l’ensemble des facteurs qui donnent un sens à une société ? La société moderne n’a eu de cesse de remplacer les liens communautaires par des liens idéologique, politique et culturel. Une des raisons profondes de la mise en place d’une politique culturelle de l’État, en France, avec la Vème République, a été la volonté de Malraux de substituer à ce qu’il appelait les « chimères » – de la Démocratie, de la Gauche, du Nationalisme – le mythe culturel, dont la vocation était de rassembler les citoyens par les liens que réaliseraient le contact direct et le face-à-face avec l’œuvre artistique.
Enfin, la brèche comme rupture est un des fondements des pensées du « soupçon » qui se sont développées à la suite de Marx, Nietzsche et Freud. Le contrat entre le mot et le monde a été brisé et, selon l’expression de George Steiner, « les grandes mythologies de la raison subversive et ironique », forgées par Nietzsche, puis par Freud, se nourrissent de cette brisure (Steiner 1989). Une des idées fortes exprimée par la littérature et l’art du XXème siècle est celle de la dissolution du tissu, du texte, du temps vivant qui liaient les hommes entre eux.
Il est une autre dimension potentielle de rupture qu’il faut évoquer à propos de la médiation : celle qui peut être réalisée dans l’expérience esthétique. L’expérience esthétique serait amputée d’une de ses fonctions sociales si elle se limitait à établir un lien entre l’expérience de soi et l’expérience sensible. La coupure comme programme à l’oeuvre dans la médiation esthétique se situe dans une propédeutique de l’écart.
L’expérience esthétique est aussi un temps de confrontation avec des modèles d’action qui se développent dans le récit artistique : entre les liens prescrits par l’impératif juridique et les normes de socialisation imposées par les institutions, l’art introduit un jeu, par le biais des comportements qu’il met en scène. Dès lors, l’œuvre affecte la conscience réceptive et produit une perception cognitive. C’est en particulier la fonction des grands romans d’apprentissage de proposer des cadres d’identification et de projection qui sensibilisent à l’expérience de l’autre.
Les figures conjuguées du contact, du lien et de la brèche peuvent aider à construire une rhétorique de la médiation culturelle. En effet, saisie comme processus qui refuse la séparation objet/sujet, la médiation de la culture ne vaut que dans le jeu entre la rationalité de l’objet et la sensibilité du sujet. Dans l’écart entre sujet et objet, qui ne saurait se réduire qu’au prix d’une confusion et d’une identification à l’objet, négatrice des différences, se développent la liberté et la subjectivité de la personne. La médiation culturelle, sauf à perdre son identité de processus, ne peut ni se limiter à l’œuvre artistique ni contraindre les pratiques culturelles à demeurer dans des territoires de légitimité déterminés une fois pour toutes. Que ce soit à propos du signe, du langage ou encore du sujet, l’usage de ces trois métaphores rompt avec la pensée duelle qui oppose sensible et intelligible, individu et société, forme et contenu, essence et substance, mot et chose, sujet et objet…
Ces trois figures du contact, du lien et de la brèche illustrent le jeu qui fait converger raison et sensibilité : elles sont, me semble-t-il, constitutives des relations esthétiques. En premier lieu, la poièsis, comme production d’images, de textes, de sonorités, d’espaces ou de mouvements, met en contact des éléments et des matériaux distincts, elle les relie dans une continuité de temps et d’espace, elle les sépare par des intervalles. En second lieu, l’attention et la réception esthétiques, de leur côté, favorisent la résonance des images, construisent des liens entre des impressions, établissent une distance entre le sujet et l’objet et organisent la rupture comme objectivation de la sensibilité. Les métaphores du contact, du lien et de la brèche indiquent comment les subjectivités nouent des relations par la médiation des objets et des processus culturels.
Le contact, le lien et la brèche sont sans aucun doute des modalités de la relation qui trouvent leur forme d’achèvement dans l’objet d’art : les effets sur le récepteur opèrent par la capacité de l’objet à attirer son attention sensible ; à produire une relation durable qui transcende le contexte de sa production ; enfin, à rompre les mécanismes habituels de la perception et de signification. Si la considération de la médiation culturelle conduit nécessairement à faire de l’expérience esthétique le fondement du processus, c’est en raison même de sa nature. En effet, quelles que soient les conceptions théoriques de l’expérience esthétique, celle-ci intervient comme médiation : entre la réalité sensible et la réalité suprasensible du monde des Idées (Platon) ; entre connaissance sensible et connaissance rationnelle, entre raison pratique et raison logique (Kant) ; entre expérience de communication et contemplation solitaire (esthétique négative d’Adorno).
La question qui nous est posée est autant celle du contenu de la médiation que des domaines d’activité qu’elle met en relation et des supports matériels qu’elle utilise. Non que les contenus soient devenus secondaires, au contraire. La médiation culturelle n’est pas transmission d’un contenu préexistant : elle est production du sens en fonction de la matérialité du support, de l’espace et des circonstances de réception… Et il s’agit moins de prévoir un monde de médiations généralisées que d’introduire la pensée de la médiation dans le rapport entre les techniques, matérielles ou intellectuelles, et leurs usages sociaux.
L’horizon d’attente de la médiation
Le phénomène de médiation ne peut être examiné qu’en fonction de l' »à-présent ». Le recours à l’instance du présent, à sa mémoire, n’est pas le tribut payé au discours de la modernité, il est le fondement même de la problématique de la médiation culturelle. En effet, la relation aux processus culturels et aux objets artistiques s’établit en fonction d’une expérience temporelle vécue. La visée d’un arrière-plan d’attention particulière met en œuvre le concept d’horizon d’attente construit par la théorie de la réception esthétique (Jauss 1978).
L’aspiration et l’attente implicites vis-à-vis de l’œuvre artistique relèvent d’une attitude mentale, en quelque sorte « transsubjective » : elle est commune à l’auteur et au récepteur de l’œuvre. La considération de ce concept – élargi à des objets culturels autres que celui d’œuvre artistique – a pour intérêt de saisir les effets du processus culturel à partir d’un système de références et d’appréciations formulables au moment où il se réalise. Ce système se comprend à partir des relations entre trois facteurs : l’expérience que le public a du domaine ou du genre dont il relève ; les codes, les thématiques et les formes que le processus met en œuvre ; et enfin, l’opposition mouvante entre monde imaginaire et réalité quotidienne.
L’horizon d’attente n’est en rien un cadre pré-construit qui s’imposerait à tous : il est le produit de sensibilités, de comportements, de modes de perception propres à une communauté culturelle. Le concept d’horizon d’attente impose d’analyser la culture par le biais d’une expérience esthétique appréhendée par les effets sensibles et imaginaires sur le destinataire. Cette relation entre le phénomène et celui qui en jouit vaut comme un « contrat social ». Ce point de vue introduit la notion d’écart esthétique et permet de comprendre comment un genre, un objet, une œuvre peuvent entraîner un changement d’attitude allant à l’encontre d’expériences familières ou renouvelant l’expérience commune. Ce changement, qui rompt avec la perception et l’expérience immédiates, donne à l’expérience esthétique une fonction cognitive.
La médiation culturelle est processus du temps présent. Qu’elle se présente à partir d’une énonciation singulière ou en interlocution à la parole de l’autre, elle doit laisser, à chaque instant, la possibilité d’une faille qui autorise l’émergence de l’innovation, ou de la trouvaille. Par elle, entre autres, l’avenir pourrait bien ne pas devenir un temps homogène et vide. La fonction de la médiation de la culture consisterait alors moins à faire advenir l’avenir ou à l’annoncer que de maintenir le contact entre hier et aujourd’hui.
Références bibliographiques
Arendt, Hannah, La crise de la culture, traduction française, Paris, Gallimard, 1972.
Arendt, Hannah, Condition de l’homme moderne, Paris, Calman-Lévy, 1983.
De Certeau, Michel, L’invention du quotidien. Arts de faire, Paris, UGE, 1975.
Gadamer, Hans-Georg, Vérité et méthode, Paris, Seuil 1996.
Jauss, Hans Robert, Pour une esthétique de la réception, Paris, Gallimard, coll. Tel, 1990
Ricœur Paul, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique, II, Paris, Seuil, 1986.
Steiner, George, Réelles présences. Les arts du sens, Paris, Gallimard, NRF Essais, 1989.
Auteur
Jean Caune
.: Jean Caune est professeur à l’université Stendhal de Grenoble et chercheur au Gresec. Après avoir exercé une activité de responsable culturel, il a publié des ouvrages et des articles autour de l’action culturelle et de la représentation théâtrale. En particulier : Acteur/spectateur, une relation dans le blanc des mots, Nizet, 1997, et La culture en action. De Vilar à Lang, le sens perdu, PUG réédition 1999.