-

L’Internet en Chine, entre État et opinion publique

Article inédit, mis en ligne le 14 Juin, 2018.
Traduit de l’italien par Bernard Miège.

Résumé

L’Internet(1) en Chine, entre Etat et opinion publique(2)

En une vingtaine d’années, la rapide modernisation de la Chine a impliqué tous les secteurs de la société et de l’économie. L’adoption toujours plus large des moyens numériques de traitement, de transmission et d’accès aux informations a concerné à la fois les activités de travail et celles du temps libre. Début 2018 en Chine, plus de 772 millions de personnes utilisent l’Internet, surtout via un accès mobile (smartphone), et la pénétration de l’Internet dans le pays dépasse les 55,8%. Jusqu’à présent cette croissance est très déséquilibrée entre zones urbaines et zones rurales, et entre régions administratives.

Trois aspects nous semblent d’un intérêt particulier : ce qu’a fait l’Etat chinois pour favoriser la diffusion de l’Internet ; l’exploitation des potentialités du Web pour soutenir la formation d’une opinion publique ; les méthodes des institutions publiques pour contrôler, censurer et influencer les usages politiques et sociaux d’Internet.

Mots clés

Internet, Chine, institutions publiques, opinion publique.

In English

Title

The Internet in China, between state and public opinion.

Abstract

In twenty years, the rapid modernization of China has involved all sectors of society and economy. The increasing adoption of digital means of processing, transmission and access to information has concerned both work activities and those of free time. In early 2018, the number of Chinese people using the Internet exceeds 772 million, mainly via mobile access (smartphone), and Internet penetration in the country exceeds 55.8%. So far it has been a very unbalanced growth between urban and rural areas, and between administrative regions.

Three aspects seem of particular interest: what has the Chinese State done to promote the spread of the Internet; exploiting the potential of the web to support the formation of a public opinion; the instruments of public institutions to control, censor and influence the political and social uses of the Internet.

Keywords

Internet, China, public institutions, public opinion.

En Español

Título

Internet en China, entre el estado y la opinión pública

Resumen

En veinte años, la rápida modernización de China ha involucrado a todos los sectores de la sociedad y la economía. La adopción cada vez más generalizada de medios digitales de procesamiento, transmisión y acceso a la información ha afectado tanto a las actividades laborales como a las del tiempo libre. A principios de 2018, más de 772 millones de personas en China usan Internet, especialmente a través del acceso móvil (smartphone), y la penetración de Internet en el país supera el 55,8%. Hasta ahora ha sido un crecimiento muy desequilibrado entre las zonas urbanas y rurales, y entre las regiones administrativas.

Tres aspectos nos parecen de particular interés: ¿qué ha hecho el Estado chino para promover la difusión de Internet? explotando el potencial de la web para apoyar la formación de una opinión pública; los instrumentos de las instituciones públicas para controlar, censurar e influir en los usos políticos y sociales de Internet.

Palabras clave

Internet, China, instituciones públicas, opinión pública.

In Italiano

Titolo

Internet in Cina, tra stato e opinione pubblica.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Richeri Giuseppe, « L’Internet en Chine, entre État et opinion publique », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/1, , p.21 à 33, consulté le jeudi 28 mars 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/varia/02-linternet-en-chine-entre-etat-et-opinion-publique/

Introduction

La rapide modernisation de la Chine au cours des deux dernières décennies a impliqué tous les secteurs de la société et de l’économie. En particulier, le domaine des techniques numériques, conjointement à celui de l’industrie militaire (de laquelle nous ne nous préoccupons pas ici) a enregistré les transformations les plus rapides et les plus profondes amenant le pays à certains records sur la scène mondiale. L’adoption toujours plus répandue des moyens numériques de traitement, de transmission et d’accès aux informations a concerné à la fois les activités de travail et celles du temps libre. Cela a renforcé la poussée de la société et de l’économie chinoises vers des modèles plus proches de ceux des pays occidentaux, même si de grandes différences subsistent surtout sur le terrain politique et à propos du rôle de l’Etat dans l’économie. Il suffit de quelques données relatives à l’Internet pour prendre la mesure de ce qui s’est passé dans un des secteurs porteurs de l’innovation numérique. Au début de 2018, le nombre de personnes qui utilisent l’Internet en Chine dépasse 772 millions, dont 97,5% ont un accès mobile (surtout via un smartphone), et la pénétration de l’Internet dans le pays dépasse ainsi le taux de 55,8%. En outre le commerce en ligne et les paiements via un smartphone sont au premier rang du classement mondial. Il s’agit d’un changement de dimensions imprévisible si l’on songe que dix années auparavant (soit au début de 2007) le nombre de personnes avec un accès à l’Internet était de 137 millions et le taux de pénétration était de 10,5%. Dans le cours de l’année 2017, s’est poursuivie une forte tendance à la hausse qui a encore de larges marges de progression dans les prochaines années. Jusqu’à présent toutefois il s’est agi d’une croissance très déséquilibrée si on regarde le fossé entre zones urbaines et zones rurales, et entre régions administratives. Au début de 2017, la pénétration d’Internet dans les zones urbaines était de 69% et celle des zones rurales 33% ; dans la région métropolitaine de Pékin, le taux de  pénétration était quasiment de 80% alors que dans le Yunan il se montait à environ 40% (selon des informations du China Internet Network Information Center, rattaché au ministère chinois de l’Industrie de l’Information).

La rapidité du phénomène a provoqué de nombreux conflits à l’intérieur des institutions publiques de façon à participer à la gestion et au contrôle du secteur. Les structures responsables ont connu de nombreux changements et les mises à jour des règlements se sont poursuivies plus récemment, mais ici même il serait malaisé d’en suivre de près les vicissitudes. Les trois aspects qui en revanche nous semblent d’un intérêt particulier concernent :

  • Ce qu’a fait l’État chinois pour favoriser la diffusion de l’Internet ;
  • Ce en quoi la société chinoise a exploité les potentialités du web pour soutenir la formation d’une opinion publique ;
  • Avec quels instruments les institutions publiques, au niveau national et local, ont cherché à contrôler, censurer et influencer les usages politiques et sociaux d’Internet, considéré comme nocif pour l’État, le Parti Communiste au pouvoir et le peuple.

L’Etat et l’Internet

Il est utile de garder à l’esprit les premiers pas de l’Internet, qui selon l’histoire « officielle » ont débuté dans la seconde moitié des années quatre- vingt. En 1986, le Beijing Computer Application Technology Research Institut en collaboration avec l’Université de Karlsruhe en Allemagne donne le coup d’envoi du Chinese Academic Network (G. Richeri, 2010), qui une année après établit la première connexion d’un poste électronique générant un message, estimé comme le grand début, et dans lequel on déclare : « A travers la Grande Muraille, nous pouvons atteindre n’importe quel coin du monde. » Mais c’est dans la décennie suivante qu’Internet atteint son plein fonctionnement, également grâce aux investissements découlant d’un prêt de la Banque Mondiale. Naissent alors quelques réseaux à l’initiative de diverses composantes gouvernementales (ministère des PP.TT ; ministère de l’Education ; ministère de l’Industrie électronique). Leur propriété revient à l’Etat, et les entreprises ou les individus peuvent seulement louer des lignes de transmission. A la fin de 1998, en Chine, il y a 2 millions d’utilisateurs d’Internet. Le gouvernement et le Parti Communiste au pouvoir soutiennent fortement son développement parce qu’ils attribuent aux techniques et en particulier à celles de l’information et de la communication une fonction d’entraînement de la croissance économique et plus généralement de la modernisation du pays. En ces années les quatre secteurs stratégiques dans lesquelles la politique était majoritairement engagée, étaient l’agriculture, l’industrie, la défense nationale et la science et la technologie, mais le Chef de l’Etat d’alors, également secrétaire général du Parti Communiste, Jiang Zeming (1993-2003), eut l’occasion d’affirmer : « Aucune des modernisations n’aurait été possible sans l’informatisation. » En 1997 fut approuvé le « Projet d’informatisation » du pays et furent définis les objectifs à atteindre avant 2000. A cette occasion le gouvernement central reconnut officiellement l’importance économique de l’Internet et le développement des réseaux devint une priorité de la politique économique nationale. Il s’en suivit d’importants investissements dans les infrastructures correspondantes bien que l’on connaissait le risque d’instabilité que cela comporterait. Jusque-là, la circulation des informations était gérée au sein des médias de masse soumis au contrôle politique, national et local. Fournir aux citoyens l’accès et l’échange d’informations « sensibles » produites dans le pays et à l’extérieur en dehors d’un tel contrôle était un risque sans précédent. En réalité la mesure de ce risque n’était alors pas prévisible mais elle se révéla par la suite tellement évidente que le gouvernement chercha de différentes façons à réguler l’usage de l’Internet de façon à se protéger.

Société civile et opinion publique

Pour évaluer les dimensions du problème il suffit de se reporter aux résultats d’une étude réalisée à l’Académie chinoise des sciences sociales, un des plus importants centres de recherche du pays, sur la croissance des conflits sociaux. Entre 1993 et 2005 le nombre annuel de conflits enregistrés (grèves, contestations de masse, affrontements avec les forces de l’ordre) a été décuplé, passant ainsi de 8700 à 87000. L’étude affirme que le rôle de l’Internet dans cette croissance a été déterminant : la rapidité et l’interactivité des communications par les réseaux permettaient une information élargie sur les problèmes, carences, ou défaillances d’importance sociale, et encourageaient les personnes à participer à des mobilisations qui de cette manière pouvaient atteindre une dimension de masse et s’étendre à une vaste zone géographique.

En substance nous pouvons dire que l’une des caractéristiques intéressantes de l’Internet en Chine provient de ce que son développement a été favorisé directement par les politiques publiques compte tenu de son impact économique potentiel mais son impact social a été au début sous-évalué. En fait l’Internet a offert un appui et a favorisé la coagulation d’une opinion publique qui en Chine s’est trouvée en pleine effervescence, parallèlement au renforcement progressif de la société civile. Le processus réformateur engagé par Deng Xiaoping après la mort de Mao, s’est étendu dans le courant des années 80’ avec des alternances, il a eu une période de crise à la suite des événements de la Place Tienanmen en 1989 et  repris avec une forte accélération dans les premières années de la décennie 90’. Dans le cours de ces années les réformes entraînent des changements sensibles dans l’économie et la société ainsi qu’une ouverture à l’intérieur du pays non seulement sur le plan économique mais aussi sur les plans culturels et sociaux. L’amélioration des conditions économiques et des services publics (éducation, santé, transports, télécommunications) se reflète positivement sur la qualité de la vie d’une part croissante de la population et favorise la formation d’une société civile plus consciente et autonome. L’expansion des différentes modalités de communication offertes par l’Internet favorise de ce fait les échanges d’informations à l’intérieur et à l’extérieur du pays et devient un soutien important pour la modernisation du pays. L’un des signes de ces changements est par exemple le rôle nouveau que les syndicats sont en mesure de jouer pour la défense des travailleurs avec des résultats qui portent surtout sur les conditions de vie dans les usines et le niveau des salaires. De tels résultats concernent aussi le niveau institutionnel, et en particulier le ministère des Ressources Humaines et de la Sécurité Sociale, qui en 2008 adopta les normes qui régulèrent pour la première fois les contrats de travail. Ensuite, en 2001, c’est l’entrée de la Chine dans l’Organisation Mondiale du Commerce qui accéléra l’ouverture internationale du pays et eut une influence, même si ce fut lentement, sur le marché des médias (Richeri, 2012).

En résumé le processus réformateur a amélioré les conditions de vie des chinois et a renforcé la société civile qui est toujours plus en mesure de prendre ses distances, si nécessaire, avec le pouvoir politique et les institutions publiques au niveau national et local. Se forme ainsi une opinion publique plus vaste et plus étendue qui n’a pas de débouchés dans les médias officiels contrôlés par l’Etat et le Parti qui le guide, et l’Internet devient ainsi le moyen le plus facilement accessible pour exprimer des critiques, des plaintes et des revendications et autres formes de contestation du pouvoir politique et administratif. Le gouvernement et le Parti Communiste chinois, au niveau national et local, doivent tenir compte de ce qui se passe sur le web, de ce qui exprime l’opinion publique en ligne, et doivent donner des réponses qui ne sont peuvent être seulement répressives.

Les cas dans lesquels les plaintes et contestations via Internet (sur des blogs et autres formes de réseaux sociaux), qui ont comme objet des comportements illégaux, des agressions ou des dissimulations et autres de la part d’administrations publiques ou de structures du Parti, se multiplient, et il y a une ample littérature qui en décrit les contenus, les dimensions participatives, les effets comme les réactions des responsables (Negro, 2017). Beaucoup de protestations et de plaintes ont été circonscrites à une dimension communicative impliquant même dans certains cas des millions de personnes, dans d’autres cas de la mobilisation en réseau on est passé à l’organisation de manifestations de rue pas toujours pacifiques qui font partie de celles signalées dans la recherche de l’Académie chinoise des Sciences Sociales, déjà citée. On doit observer toutefois qu’en réseau il s’agit rarement de critiques portant sur l’organisation institutionnelle du pays, ainsi qu’au leadership politique, mais presque toujours les critiques ciblent des faits et des comportements spécifiques. Les causes peuvent être variées comme par exemple des comportements illégaux et impunis d’autorités politiques et de leurs protégés, de brutalités de la police contre des citoyens innocents, d’expropriations arbitraires de terrains et de logements, de cas de corruption de la part d’officiels publics ou de dirigeants du parti, de dissimulation d’informations de la part des institutions sur de graves incidents de masse (épidémies, aliments frelatés, incidents ferroviaires, tremblements de terre, etc.). Le phénomène est devenu tellement significatif et problématique que le gouvernement chinois a dû élaborer des stratégies d’intervention pour éviter que l’avancée de l’Internet devienne un élément de désordre social et politique, et puisse mettre en crise les équilibres qui ont jusqu’à présent garanti le développement « harmonieux » du pays sous le contrôle d’un régime autoritaire.

Contrôler, censurer, orienter

Les méthodes et outils adoptées par le gouvernement chinois sont de types variés, et elles ont été mises au point et rénovées jusqu’aujourd’hui. De façon synthétique nous pouvons mettre en évidence trois modalités d’intervention. La première et la plus autoritaire est la censure qui concerne les arguments politiquement « sensibles », régulièrement filtrés et bloqués au travers de logiciels appropriés et qui ont comme conséquence grave la fermeture des sites web « coupables », la dénonciation et dans des cas extrêmes l’emprisonnement des auteurs des informations ou des messages incriminés. Les termes à ne pas utiliser sont par exemple « démocratie », « dictature », « droits humains », ou des noms qui concernent des personnes, des évènements, ou des lieux qui ne sont pas les bienvenus comme « Tienanmen », « Dalaï Lama », des discussions sur l’indépendance du Tibet ou du Xinjiang. Sont aussi des objets de censure les contenus sexuels et pornographiques, violents, vulgaires, contre les minorités ethniques, ou des contenus liés aux jeux de hasard. Voire tous les contenus qui sont considérés comme sensibles pour la sécurité de l’Etat. Une des étapes fondamentales dans cette direction a été la règle qui impose aux utilisateurs de l’Internet de s’enregistrer avec leur nom réel de façon à pouvoir être retrouvés facilement en cas de communications « illégales ». A la censure s’est rajoutée une autre forme de « protection » des citoyens qui les empêche d’accéder à des sites web ou d’utiliser des moteurs de recherche ou des réseaux sociaux-numériques extérieurs au pays. Nombre de ces mesures n’ont pas obtenu les résultats les résultats attendus : par exemple en Chine il est facile de trouver un logiciel illégal qui permet de contourner le bouclier doré (great firewall) pour accéder à des sites web étrangers. Dans d’autres cas les utilisateurs du web remplacent les paroles prohibées par d’autres termes conventionnels qui ne sont pas bloqués automatiquement par les logiciels appropriés parce que non prévus.

La seconde modalité, promue dans une série de documents et de directives, rappelle les autorités publiques à la nécessité de porter attention aux besoins et aux critiques des citoyens exprimés via Internet, et, dans le même temps, de gérer l’opinion publique de façon à garantir que l’ordre public ne soit pas perturbé et que la suprématie du Part Communiste Chinois ne soit pas mise en discussion (D.K. Herold, 2016).

Dans le China Youth Daily, influent quotidien édité par le Parti Communiste, un article de 2009 propose dix recommandations aux autorités locales sur la façon de gérer la communication en ligne. L’article conseille de traiter les utilisateurs du web comme des groupes de pression plus intéressés à la communication qu’à l’action, et suggère que le meilleur moyen de se comporter est de communiquer avec eux, vite, souvent et de manière honnête. Les administrations locales sont encouragées à rétablir en ligne les faits (mais non les causes), peu importe ce qui s’est passé, et de diriger l’opinion publique au travers d’intermédiaires, en sorte de la guider au lieu d’être guidées dans leurs interactions avec les utilisateurs des réseaux.

Cette modalité de gestion de la communication en ligne se divise en trois types différents : a) les problèmes doivent être définis comme sociaux et non comme des problèmes politiques ; b) tous les problèmes doivent être présentés comme des problèmes locaux et non comme des problèmes nationaux ; c) le gouvernement central doit toujours apparaître comme très attentif aux protestations des citoyens. Le résultat final souhaité est une large confiance populaire dans un gouvernement central bienveillant qui agit rapidement pour aider les citoyens chaque fois qu’on remarque des problèmes qui émergent au niveau local.

Le contenu de ces indications sera complété et officialisé en 2010 par le gouvernement central avec la publication d’un livre blanc sur le futur de l’Internet en Chine. Une bonne partie du document porte sur l’échange d’informations entre les utilisateurs de l’Internet et leur droit d’employer de telles informations pour exercer un contrôle sur l’activité gouvernementale. Le gouvernement à son tour doit examiner les causes des problèmes dénoncés en ligne, puis doit intervenir rapidement et enfin il est tenu d’informer la population sur les résultats obtenus.

En réalité ce qui ressort des différents documents c’est que le gouvernement central désigne l’Internet comme l’instrument le plus ouvert et le plus direct que les citoyens ont pour dénoncer et contester les défaillances, les limitations et les erreurs des administrations et des politiciens locaux, et ainsi permettre au gouvernement central et aux organes centraux du Parti d’intervenir pour punir les responsables et pour résoudre les problèmes. L’objectif est donc de préserver la crédibilité et la stabilité du gouvernement central qui ne doit jamais être remis en question, et d’ouvrir la porte aux critiques en déchargeant les responsabilités sur le plan local.

La troisième modalité qui clarifie les limites de cette grande ouverture à l’Internet comme instrument de participation et de contrôle des bas échelons du pouvoir politique est celle de la formation de l’ainsi nommée « armée des 50 centimes ».

Comment gérer l’opinion publique en ligne ?

Les institutions publiques et les organes du Parti Communiste ont dû se confronter, comme on l’a dit, avec les défis venant d’une opinion publique qui  a trouvé avec l’Internet un champ où s’exprimer, se rendre visible et exercer des critiques, des plaintes et des pressions dans les confrontations avec les centres du pouvoir public. Mais dans le même temps, l’Internet a offert à ceux-ci les instruments pour influencer à leur tour l’opinion publique en ligne. L’incitation à aller dans cette voie vient de ce que les moyens et les formes traditionnels de propagande employés par le pouvoir politique en Chine, comme on l’a dit, ont fait toujours plus la démonstration de leur inefficacité. Même si leur abandon est considéré comme prématuré, sont désormais disponibles diverses recherches qui mettent en évidence combien les citoyens se fient peu ou pas du tout à la propagande politique (X.Chen and T.Shi, 2001). La propagande en lignes, sous les formes traditionnelles, n’améliore pas la situation, et même en ce cas, des recherches montrent que l’Etat n’est pas en mesure de contrôler les comportements en ligne d’une partie croissante de la société civile, politisée et critique. Si les médias officiels, instruments traditionnels de la propagande, ont perdu la confiance de la population, du moins de la partie la plus avertie, l’Internet peut offrir à l’Etat de nouvelles formes de promotion de son action, abandonnant le concept de propagande pour adopter celui plus modernisé de « relations avec la population ». L’engagement de l’Etat dans le développement de ses propres relations publiques via l’Internet comprend différentes activités, notamment celles d’individualiser les thèmes et les débats sur lesquels l’opinion publique est elle-même engagée en ligne, de les analyser et ensuite d’élaborer les arguments adaptés à utiliser pour s’insérer dans la discussion  afin de la guider dans une direction favorable au gouvernement. L’introduction de « commentateurs »via l’Internet, auquel est confié cette tâche, représente un nouveau front sur lequel l’Etat a pris l’initiative, avec l’objectif d’influencer, diriger et déterminer les orientations qui prévalent dans les débats en ligne dans le sens d’attitudes positives ou du moins non conflictuelles dans les confrontations avec le gouvernement.

La première fois qu’on parla officiellement de commentateurs via l’Internet dans un document public remonte à 2004. Dans celui-ci on ne trouve aucune information sur leur activité et on déclare que leur rémunération est en moyenne de 600 yuans (autour de 88 dollars) auquel est ajouté 50 centimes de yuan, d’où le surnom d’ « armée des 50 centimes », pour chaque message produit et inséré dans quelques-uns des blogs les plus suivis (R. Han, 2015). Dans la même année un organe central du Parti Communiste organisa un cours de formation pour 127 commentateurs en ligne. Ce nombre a cru régulièrement et aujourd’hui on parle de centaines de milliers de personnes associées à plein temps ou à temps partiel à cette activité. Dans les administrations publiques ou dans l’appareil du Parti Communiste il y a des travailleurs employés spécifiquement à l’activité de promotion ou de propagande ou qui, bien que chargés d’autres tâches, se consacrent partiellement à cette activité. Mais normalement ce groupe de personnes exerce l’activité de commentateur sans dissimuler leur propre appartenance. Le phénomène le plus intéressant est représenté par le grand nombre de personnes qui l’exercent de façon anonyme, et dans ce cas on a affaire en grande partie à des étudiants, adhérents au Parti Communiste, ou à d’autres types de personnes sélectionnés qui de cette façon arrondissent les ressources disponibles ou leur propre salaire.

Les premiers pas dans cette direction n’ont pas été faits à la suite d’une décision centrale, consécutivement à des décisions autonomes des agences publiques de niveaux variés dans différents secteurs, et c’est seulement par la suite que les organes centraux de l’Etat et du Parti ont décidé de promouvoir sur un mode organisé cette activité. Maintenant on rencontre des structures variées de l’administration publique, au niveau national et local, qui enrôlent et coordonnent les commentateurs en ligne, et leur donnent les orientations à suivre dans leurs comportements. En bref les critères de choix sont au nombre de quatre :

  1. avoir une attitude résolue dans le débat politique et adhérer au leadership du part, à ses principes fondamentaux comme à sa ligne politique ;
  2. être doté d’une formation théorique et de compétences de bon niveau dans la pratique de la langue et de l’écrit ;
  3. être familier avec le dispositif des écoles du parti et avoir des compétences techniques dans l’usage des ordinateurs et des logiciels correspondants ;
  4. accepter dans l’activité de commentateur la supervision et le guidage du Parti.

Le travail de commentateur n’est pas laissé à l’initiative des individus, à leur capacité d’interprétation ou à leur intuition, mais leurs choix sont décidés par les responsables politiques qui communiquent l’agenda, les thèmes à traiter et les argumentaires à utiliser par le moyen du téléphone, le courrier électronique ou directement au cours de réunions spécifiques, mais il est un usage croissant, c’est celui des plateformes à accès réservés, l’une des modalités actuelles, typiques de l’Internet. Les missions en résumé comportent diverses activités comme recueillir les opinions en ligne, les analyser et en rendre compte, attirer l’attention publique et guider l’opinion publique, en s’engageant dans les discussions sur les thèmes au centre des discussions, et à soutenir des thèses favorables au gouvernement national ou local et au Parti.

L’idée est que, vu le déclin des moyens traditionnels employés dans la propagande politique, les commentateurs en ligne peuvent assumer une fonction plus sophistiquée dans la préservation de la stabilité du régime et la confirmation de sa légitimité. A la différence de la propagande classique qui se base sur le contrôle du flux d’information, en utilisant essentiellement des techniques de persuasion moins transparente mais potentiellement plus efficaces. En se proposant comme une voie du bas et en communiquant comme n’importe quel utilisateur des blogs et des plateformes en ligne, ils peuvent accroitre la crédibilité des messages favorables au Gouvernement, aux institutions publiques et au Parti Communiste, qui éventuellement, dans bien des cas, trouveraient le consentement avec difficulté ou ne le trouveraient pas du tout.

Sur les résultats globaux de l’ « armée des 50 centimes », on ne trouve évidemment pas d’évaluations officielles, mais les évaluations des observateurs sont variables et même ne font pas défaut celles qui considèrent que l’initiative comme un échec majeur. Outre l’armée des 50 centimes, dans la lutte contre l’usage de l’Internet excessivement critique ou directement hostile au pouvoir dominant, il n’y a pas seulement des employés qui perçoivent une compensation, mais on rencontre aussi des initiatives de citoyens volontaires qui exercent une activité gratuite (Y. Yang, 2017), normalement à la suite de la sollicitation du Parti et avec son aide, pour défendre en ligne des messages « nationalistes » favorables aux institutions publiques et au rôle comme à l’action du Parti. Parmi ceux-ci, on peut citer « la ligue anti-rumeurs  en ligne», née en 2011, qui se définit comme « un groupe auto-organisé d’usagers enthousiastes du web, qui travaillent comme volontaires contre la dégradation générée par les rumeurs et qui combattent la faillite morale de l’éthique des blogs ». Leur slogan est : « Pour la défense de la vérité ». Leur activité qui a eu très rapidement une grande visibilité, a suscité des points de vue distincts. D’une part, certains les accusent d’appuyer régulièrement les positions du gouvernement qui au contraire ne peuvent être considérées comme neutres. D’autre part, d’autres considèrent leur travail comme une façon positive de promouvoir une opinion publique plus compétente et capable d’intervenir de manière plus rationnelle, moins émotionnelle, et de stimuler une participation populaire mieux organisée.

Les difficultés des entreprises étrangères en Chine

A la fin de 2017, à Wuzhen, cité touristique  de la Chine du Nord, appelée la « petite Venise », s’est tenue une Conférence mondiale d’Internet, saluée par un message du Président chinois Xi Jinping, lu aux délégués en ouverture des travaux.

Xi en cette occasion a confirmé devant le monde de l’Internet la doctrine de la cyber-souveraineté, à savoir l’idée que chaque Etat a le droit de gouverner l’Internet de la façon de la façon qu’il le veut, à l’intérieur de ses frontières. Le Président chinois a affirmé notamment que chaque pays devrait respecter cette souveraineté, renforcer l’esprit de partenariat, sauvegarder la sécurité, participer au gouvernement de l’Internet et en partager les bénéfices. Pour la politique chinoise qui se rapporte à Internet ce n’est pas une nouveauté, en fait déjà dans les documents officiels du passé on mettait en lumière la ligne que la nouvelle direction chinoise entend renforcer. Dans un document de 2010, publié par l’Office d’Information du Gouvernement, on affirmait déjà :

« Construire, utiliser et bien administrer l’Internet est une activité qui vise la prospérité et le développement national ainsi que la sécurité de l’Etat, l’harmonie sociale, la souveraineté et la dignité de l’Etat, et les intérêts fondamentaux du peuple… Le Gouvernement chinois estime qu’Internet est une infrastructure importante pour le pays, et sur le territoire national il doit donc être sous la juridiction chinoise, et ainsi la souveraineté de la Chine sera respectée et protégée. Les citoyens de la République Populaire de Cine et les étrangers, les personnes morales dotées de la personnalité juridique et les autres organisations sur le territoire chinois ont le droit et la liberté d’utiliser Internet ; dans le même temps ils doivent obéir aux lois et aux règlements de la Chine, et doivent protéger avec cohérence la sécurité de l’Internet. ». (Extrait du Livre Blanc « The Internet in China », The Information Office of the State Council of the People’s Republic of China, 2010)

Les règles (lois et règlements) qui concernent l’Internet en Chine ont été définies et réélaborées plusieurs fois au cours des dernières années, mais c’est seulement en 2017 qu’elles ont été codifiées sous forme de loi, et ceci montre combien le thème de la souveraineté nationale sur l’Internet et celui de la sécurité dans le cyberespace occupent une position importante dans le programme du Gouvernement de l’ère Xi Jinping. Dans la loi sont indiqués les contenus qui ne peuvent circuler sur Internet et qui doivent être censurés au travers d’une série de mécanismes automatiques, mais aussi au travers de la collaboration directe des entreprises qui offrent des services via les réseaux. Ces dernières sont tenues à ne pas donner accès aux sites à qui ne respectent pas les règles et à les dénoncer aux autorités. La même chose se produit pour le courrier électronique : les messages qui contiennent des contenus considérés comme « dangereux » du point de vue politique,  violents, ou pornographiques, ou d’un autre type sont bloqués automatiquement grâce à des applications logicielles spécifiques et les fournisseurs de services doivent indiquer l’identité des personnes qui les leur ont transmis. Pour ces raisons les grandes entreprises occidentales comme Facebook, Twitter, Netflix et toues celles qui n’acceptent pas les règles nationales ne peuvent entrer en Chine, et à leur place opèrent des entreprises chinoises comme Alibaba, Baidu, Tencen et autres qui offrent le même type de services, en accord avec les exigences de « sécurité » de l’Etat.

Un cas emblématique est celui de Google qui obtint l’autorisation du Gouvernement d’opérer en Chine en offrant dès 2006 une version en langue chinoise de ses services mais qui a été amené en 2010 à les fermer et à abandonner le terrain. Pour un temps variable, le service avait rencontré des problèmes techniques, était peu performant, subissait certaines interruptions et était beaucoup ralenti par le système de filtrage et de contrôle des contenus imposé par le Gouvernement chinois à tous les fournisseurs d’accès à Internet. Au cours des années suivantes, Google accepta sur indication gouvernementale de bloquer l’accès à un bon nombre de sites web parce qu’ils enfreignaient les règles sur les contenus mis en circulation sur les réseaux, de ceux qui étaient pornographiques, à ceux qui étaient violents jusqu’à ceux qui s’occupaient de sujets susceptibles de mettre en danger la sécurité publique. Il s’agissait d’une définition qui comprenanit des thèmes très variés et qui touchait les sites des activistes en faveur des droits humains comme ceux des groupes en faveur de la démocratie ou ceux des organisations qui représentent les droits du peuple thibétain ou ouïghour . En ces années, Baidu.com, le concurrent chinois de Google, commençait à croître rapidement. Selon le Gouvernement chinois les gestionnaires de services via Internet devaient exercer directement une série de contrôles, filtrages et enquêtes pour dénoncer aux organes de contrôle, les sites, les informations et les messages qui font partie de ceux qui sont indésirables aux autorités de censure et doivent transmettre aux autorités l’identité des contrevenants. En 2009, Google, Microsoft et Yahoo signent un document officiel dans lequel ils déclarent accepter d’exercer des actions de censure seulement après avoir reçu une requête officielle frd entités de régulation de l’Internet. Par la suite, alors que Yahoo trouve un compromis avec les autorités chinoises, Google a été accusé en divesrses occasions de donner accès à des sites pornographiques et de ne pas respecter le droit d’auteur revendiqué par des écrivains connus. Dans le cours de 2010, la situation bascule. En mars Google annonce vouloir abandonner le pays avec ses services qui outre le moteur de recherche comprennent You Tube et Gmail, et cela après l’échec des pourparlers avec les autorités à propos de la possibilité de continuer son activité sans l’obligation de censurer. Toutes les requêtes sur Google.cn sont dans un premier temps détournées automatiquement vers son site de Hong Kong. Puis en juin Google décide d’abandonner ce détournement automatique, et les utilisateurs doivent choisir de se tourner volontairement vers les services de Google accessible sur le site de Hong Kong. Au moment de l’abandon, Google Contrôlait environ 36 du marché chinois et devait rivaliser avec un Baidu, le principal moteur de recherche national, toujours plus puissant. La question a donné lieu à de fortes réactions des Etats-Unis qui en réponse furent accusés d’ « impérialisme informationnel ». Sur cette affaire intervint alors également China Daily, le plus important quotidien chinois de langue anglaise, qui dans un éditorial affirma : en se comportant de cette manière, Google risquait de perdre le marché de l’Internet le plus grand du monde avec 400 millions d’utilisateurs (2010). Puis il ajouta : « Les citoyens du net chinois ne devaient pas attendre à ce que la question de Google fasse boule de neige dans un champ de mines politique et devienne un outil dans les mains d’intérêts étrangers pour attaquer la Chine sous le prétexte de la liberté de l’Internet. »

Le rôle stratégique de l’Internet à l’ère Xi Jinping

Dans la nouvelle ère engagée sous le leadership de Xi Jinping, actuel Président de la République Populaire de Chine, on trouve avant tout deux idées qui guident la stratégie du Gouvernement, à propos de l’Internet.

La première est que l’Internet et toutes les activités économiques qui lui sont associées, représentent un vecteur fondamental pour la croissance économique et la modernisation du pays qui, selon les projets, doivent favoriser la transition d’une économie industrielle à une économie de services, et doivent changer le modèle de développement spécifique qui passerait d’une économie entraînée par les exportations à une économie entraînée par la demande interne.

La seconde est que l’Internet en Chine est devenu davantage un véhicule de rumeurs, de désinformation et de contre-vérités, que de partage des informations, et qu’il est donc nécessaire de définir de nouvelles règles, afin que la société chinoise utilise Internet de façon constructive et que cela aide à son développement « harmonieux ». On veut donc renforcer la sécurité du cyberespace, soit à l’intérieur du pays, soit vis-à-vis de l’extérieur, et ce afin d’éviter les dommages qui peuvent résulter d’un mauvais usage des plateformes numériques.

Le Gouvernement a ainsi adopté un plan décennal pour les techniques de l’information, avec des objectifs ambitieux et avec l’intention d’accroître la surveillance et le contrôle de l’Etat sur le cyberespace. Le plan élaboré conjointement avec le Comité Central du Parti, et rendu public en 2016 sous l’intitulé « Lignes stratégiques pour le développement national de la technologie de l’information », identifie une série d’objectifs très ambitieux qui devront permettre à la Chine de dépasser des leaders technologiques mondiaux comme les Etats-Unis et l’Allemagne. Dans le document est souligné le rôle stratégique de premier plan des techniques de l’information et on affirme que sans elles le procès de modernisation du pays s’arrêterait : « le passage à une nouvelle phase du développement économique dépend de l’adoption de nouveaux processus sur le terrain des techniques de l’information. » Les investissements prévus, qui pour les prochaines années mobilisent 2,5 % du PIB, entre autres choses produiront une forte croissance des infrastructures. En 2020 on entend fournir l’accès à des réseaux à large bande (100 Mbits/sec) à plus de 350 millions d’habitants, en plus de ceux qui sont déjà desservis, dans les zones urbaines moyennes et grandes, et pour 2025 on prévoit la construction de réseaux de communication mobile techniquement avancés dans tout le pays.

A l’été 2017, l’Administration Chinoise du Cyberespace, autrement dit la haute autorité de régulation de l’Internet, a actualisé les règles relatives au secteur des plateformes numériques, accordant la priorité à une nouvelle (et plus déterminée) tentative d’imposer l’enregistrement du nom réel, qui entend contrôler de façon plus drastique l’identité de celui qui ne respecte pas les règles prévues pour la communication sur le web. Pour les utilisateurs qui ne déclarent pas leur identité, les plateformes numériques comme WeChat, Weibo ou Tencen ont la faculté de bloquer n’importe quel envoi de message. Sur ces plateformes ne peuvent apparaître des contenus qui sont prohibés par les règles nationales et les mêmes plateformes doivent enquêter sur chaque utilisateur dont elles estiment qu’il a utilisé des noms inexacts, et elles doivent conserver les dates de chaque utilisation pour faciliter le contrôle gouvernemental. Les règles à respecter dans les contenus véhiculés sur les plateformes numériques sont de différents types ; entre autres, ceux-ci ne doivent pas :

  • être contraires aux principes de la constitution chinoise ;
  • mettre en danger la sécurité nationale, révéler des secrets publics, menacer le pouvoir de l’Etat, ou porter préjudice à la réunification de la Chine ;
  • nuire à l’honneur et aux intérêts nationaux ;
  • inciter au mépris de la nation, ainsi qu’à la discrimination ethnique, et porter atteinte à l’unité du pays ;
  • nuire à la politique de l’Etat en matière de religion ou promouvoir des cultes féodaux ou basés sur des superstitions ;
  • répandre des rumeurs qui portent atteinte à l’ordre social ;
  • diffuser des obscénités, de la pornographie, de la violence terroriste ou favoriser des actions criminelles.

Les régulateurs ont déclaré que ces interdictions sont devenues nécessaires pour faire face aux problèmes croissants de sécurité sur les réseaux et sont imposées par le respect des lois.

Conclusions

A l’égard de l’Internet, la Chine apparaît comme un Janus bifrons. Une face est celle qui regarde les effets économiques et industriels, alors que l’autre est celle qui regarde l’impact social. La première depuis des années continue à être souriante et satisfaite des résultats obtenus. La seconde est une face qui au contraire est apparue par intermittence perplexe sur les usages sociaux et la formation de l’opinion publique, également préoccupée de la perte de contrôle des flux d’information, et sévère dans la mise en œuvre des mesures de protection de la sécurité du cyberespace et du peuple chinois face à la « négativité » qui peut découler de l’Internet.

Le pouvoir politique et les institutions publiques ont cru depuis le début aux potentialités de l’Internet ; ils ont investi dans les réseaux et ont favorisé sa pénétration progressive dans le pays. Les résultats ne se sont pas faits attendre, et autour d’Internet sont nées de multiples entreprises privées, petites et grandes, aussi bien dans les réseaux que les services, et aujourd’hui la Chine compte des entreprises comme Alibaba, Baidu, Lenovo, Hvawei, Net Ease, Tencen, WeChat, Weibo, Xianomi, qui sont leaders du secteur dans le pays, et dans certains cas sont aux premiers rangs du classement mondial des entreprises liées à l’Internet et aux techniques numériques, effectuant des investissements dans des domaines variés y compris à l’étranger, et toutes sont considérées comme des affaires d’une grande réussite.

Sur le plan social, les perplexités sont nées quand l’Internet s’est révélé comme un fort agrégateur de l’opinion publique et le lieu où s’exprime une partie de la société civile autonome, critique et dans certains cas, prête à contester le pouvoir. Les inquiétudes suivirent quand on s’est rendu compte que les contrôles, les filtrages et les censures ne réussissaient pas dans de nombreux cas à bloquer les contenus indésirables. A ce moment-là, sans abandonner les filtrages et les censures, on a cherché à trouver de nouvelles formes de gestion des critiques et des protestations véhiculées sur les réseaux numériques, de manière à préserver le « prestige » et l’hégémonie du Gouvernement et du pouvoir politique central, en développant des initiatives capables d’influer sur et d’orienter les discussions, et plus généralement l’opinion publique en réseau. Sur ce front les résultats obtenus ne semblent pas correspondre aux attentes, et l’Internet continue à être le terrain où l’opinion publique trouve un certain espace pour exprimer y compris des idées non conformes ou en opposition explicite avec celles du Gouvernement et du Parti au pouvoir.

Avec la nouvelle phase engagée à l’occasion du premier mandat de Xi Jinping à la tête du pays et consolidée récemment avec le second mandat décidé lors du 19ème Congrès du Parti Communiste Chinois, le Janus bifrons continue à regarder l’Internet. La face qui regarde le terrain économique et industriel est encore souriante et confiante dans le rôle que l’Internet exerce et exercera pour réaliser les stratégies de croissance économique dans les prochaines années. En revanche l’autre face est amenée à assumer une expression plus dure et plus déterminée, après que le Gouvernement eut décidé d’intervenir avec de nouvelles règles pour garantir la « sécurité du cyberespace » chinois et reprendre le contrôle sur les contenus transmis via Internet, en identifiant et punissant les contrevenants, par suite de l’enregistrement du nom réel des utilisateurs du web. Mais il s’agit de mesures prises récemment, à propos desquelles existent encore des incertitudes.

Notes

(1) Au début Internet désignait stricto sensu un protocole technique permettant de relier des réseaux de communication différents. Puis il en est venu à désigner les réseaux de communication numérique. Dans le langage courant cependant on est conduit à désigner sous ce nom, non seulement les réseaux, mais aussi le web, les sites, les logiciels de toutes natures, les plateformes voire plus généralement les contenus numérisés, industrialisés ou pas, transcrits en numérique mais provenant d’autres types de productions : d’où ma proposition de désigner ce troisième sens que vise l’auteur sous l’appellation de L’Internet ou le système Internet (et donc de conserver Internet précisément pour les réseaux). (Note du traducteur)

(2) Pour m’avoir offert en plusieurs occasions leurs points de vue sur les thèmes traités dans cet article, je remercie Jan Fei de l’Académie Chinoise des Sciences Sociales (Beijing),  Luo Quing de la Communication University of China (Beijing),  Gianluigi Negro de la Università della Svizzera Italiana (Lugano), Zhan Zhang de l’US-China Institute, Annenberg School of Communication (Los Angelès). La responsabilité des opinions exprimées est exclusivement mienne.

Références bibliographiques

Chen X., Shi T. (2001), “Media Effects on Political Confidence and Trust in the PRC in the post-Tiananmen Period”, in East Asia: An International Quarterly, vol.19, n.3.

Han R. (2015), “Manufacturing Consent in Cyberspace: China’s Fifty Cent Army”, Journal of Current Chinese Affairs, vol. 44, n.2, German Institute of global and Area Studies.

Herold D.K. (2016), “Whisper campaigns: market risk through online rumors on the Chinese Internet”, China Journal of Social Work, vol.9, issue 2, Taylor & Francis, Online.

Yang Y. (2017), “China unleashes volunteer army of online trolls”, in Financial Time 30/31 December, p.4

Negro G. b (2017), Internet in China. Palgrave Macmillan, London.

Richeri G. (2010), “Internet in Cina”, in E. Lupano ed. Media in Cina Franco Angeli Editore, Milano.

Richeri G. (2012), “I media e il WTO in Cina”, in Mondo Cinese, n.1 51, Roma, Fondazione Italia- Cina.

Auteur

Giuseppe Richeri

.: Giuseppe Richeri est professeur émérite à l’Université de la Suisse Italienne à Lugano (Facolta di scienze della communicazione) où il a enseigné à partir de 1996 et a dirigé l’Instituto Media e Giornalismo. Socio-économiste, il s’est particulièrement intéressé à l’économie des médias et de l’information, et a noué des relations de travail et de coopération avec de nombreuses universités étrangères et des institutions internationales. Il coopère régulièrement avec la Communication University of China de Beijing où il est actuellement Ph D supervisor ; cette université réputée qui accueille près de 15 000 étudiants peut être considérée comme la plus importante du pays. giuseppe.richeri@usi.ch