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Kits de marques et médiation des savoirs : prétentions communicationnelles et reconfigurations médiatiques

15 Déc, 2018

Résumé

La relation didactique tend à partager des savoirs et configurer des représentations. Comment les kits pédagogiques, destinés à diffuser des savoirs de diverses natures associés à des marques ou à des filières, valorisés comme outils pédagogiques peuvent-ils servir de cadres d’interaction entre enseignant et élèves ? Les kits se présentent comme des technologies intellectuelles et des opérateurs de l’agir. À travers différents exemples du secteur de l’agroalimentaire, nous verrons comment les kits sont constitués d’une pluralité d’éléments qui forment un assortiment, un équipement. Utilitaire, le kit est facile à utiliser, exposé comme flexible, adaptable, libre d’usage, même s’il n’en participe pas moins à l’attribution de rôles dans l’échange communicationnel. Ainsi, l’objet « kit » est empreint de conceptions de la communication et de son pouvoir social. L’analyse de kits du secteur agroalimentaire éclaire leur mobilisation pour leur fort pouvoir symbolique et la construction d’un discours d’autorité associé dans le cadre pédagogique. Leur médiatisation par le numérique amplifie leur circulation, mais aussi la mise en visibilité de leur prétention sociale.

Mots clés

Kits, marques, numérique, prétentions, autorité sociale, remédiation, discipline, dépublicitarisation.

In English

Title

Brand kits and knowledge mediation: communication implication and media reconfigurations

Abstract

The didactic relationship tends to share knowledge and shape representations. How can pedagogical kits, intended to disseminate various forms of knowledge associated with brands, valued as teaching tools, serve as frames of interaction between teacher and pupils? Those kits are presented as intellectual technologies and operators of action. Through various examples of the agri-food sector, we will see how the kits are constructed with a plurality of elements that form an assortment, equipment. The kit is shown as foolproof, flexible, adaptable and free to use, even if it participates no less in the assignment of roles in the communication exchange. Thus, the kit as an object is linked to conceptions of communication and its social power. The analysis of kits in the agri-food sector sheds light on their mobilisation for their symbolic operativity and the construction of a discourse of authority within the educational framework. Their mediatization by digital tools amplifies their circulation as well as the visibility of their social goals.

Keywords

Kits, brands, pedagogy, social authority, mediation.

En Español

Título

Kits de marcas y mediación de los sabios: intenciones comunicacionales y reconfiguraciones mediaticas

Resumen

La relación didáctica tiende a compartir conocimientos y configurar representaciones. ¿Cómo pueden los kits pedagógicos, destinados a difundir conocimientos de diversos tipos asociados con marcas o sectores, valorados como herramientas de enseñanza, como marcos de interacción entre docentes y alumnos? Los kits se presentan como tecnologías intelectuales y operadores de la acción. A través de varios ejemplos del sector agroalimentario, veremos cómo los kits constan de una pluralidad de elementos que forman un surtido, un equipo. Utilidad, el kit es fácil de usar, se expone como flexible, adaptable, sin uso, incluso si no participa menos en la asignación de roles en el intercambio comunicativo. Así, el objeto « kit » está imbuido de concepciones de la comunicación y su poder social. El análisis de kits en el sector agroalimentario ilumina su movilización por su fuerte poder simbólico y la construcción de un discurso asociado de autoridad dentro del marco educativo. Su cobertura mediática por medios digitales amplifica su circulación, pero también la visibilidad de su reclamo social.

Palabras clave

Kits, marcas, digital, pedagogía, autoridad social, mediación.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Seurrat Aude, Marti Caroline, « Kits de marques et médiation des savoirs : prétentions communicationnelles et reconfigurations médiatiques« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°19/4, , p.33 à 46, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2018/supplement-b/03-kits-de-marques-et-mediation-des-savoirs-pretentions-communicationnelles-et-reconfigurations-mediatiques

Introduction

Des frontières physiques et symboliques existent entre ces deux piliers de la société que sont l’école et le marché. Pourtant, des porosités lient culture et l’économie et dès le moyen âge, se manifesta le souhait des marchands d’influencer les savoirs, les nécessités de leur métier et le désir d’expansion les conduisant à faire pression pour que les enseignements évoluent avec de nouvelles disciplines aptes à former leurs collaborateurs et favoriser leur commerce telles que la géographie, le calcul…

Plus directement, et plus récemment, la fin du XIXe siècle et les débuts du XXe siècle voient apparaître avec la naissance du commerce moderne la volonté d’éduquer les consommateurs comme le diagnostiquent les sociologues : « la consommation de masse exige l’éducation des masses » (Lasch, 2000, 108) (Cochoy, 2010). Cette modalité didactique se déclina en boutique et dans les documents commerciaux, notices et packaging, avant de se généraliser sur toutes les opportunités de support.  

Aujourd’hui, les acteurs de l’école et du marché semblent de plus en plus conduits à se côtoyer et se rencontrer si l’on en croit l’observation du développement du numérique et la prolifération de ressources pour les enseignants présentées comme « clés en main ». Dans ce cadre, le kit pédagogique est un des formats de prédilection des acteurs marchands pour introduire les marques dans l’univers scolaire.

Cet article propose d’analyser les relations entre prétentions et implications de communication des kits de marques à travers l’analyse de leur énonciation éditoriale (Souchier, 2007). Les kits pédagogiques de marque sont des agencements documentaires dont la matérialité ne peut être considérée comme un simple réceptacle : leurs configurations nous renseignent sur leurs prétentions communicationnelles. Yves Jeanneret définit la « prétention communicationnelle » comme un « mode d’intervention sur les processus de communication qui de manière délibérée ou insensible hiérarchise les éléments, détermine des conditions cruciales et légitime une certaine compétence à y intervenir » (Jeanneret, 2014, p.14). Le kit pédagogique comme agencement documentaire témoigne d’une sélection, d’une hiérarchisation et d’une mise en forme de savoirs présentés comme utiles à l’enseignement scolaire et soulève la question des modes d’intervention des marques dans l’école. Destinés à être « mis en pratique », les kits peuvent également être analysés à l’aune de leurs implications de communication, car ils participent à configurer l’échange communicationnel en convoquant « les sujets de communication dans une posture, une situation, un contexte d’expression » (Jeanneret, 2014, p.66).

L’article traitera plus spécifiquement de ressources pédagogiques liées à des acteurs du domaine agro-alimentaire, marques, mais aussi filières, car elles travaillent dans ce contexte avec les mêmes logiques communicationnelles. Le secteur agroalimentaire, terrain d’une compétition forte et d’importantes controverses nutritionnelles et sociétales, livre en effet de nombreux exemples de kits conçus par des acteurs puissants capables d’investir fortement dans ces ressources pédagogiques tels que L’Institut Danone, à l’origine de Faut que ça bouge, de Bonne Maman pourvoyeur d’un kit dédié à sa marque, les Carnets de sucre du Cedus (filière sucre), l’École des céréales, etc. Pour ces acteurs, l’opportunité des supports pédagogiques est exploitée en complément des outils habituels du marketing et de la communication pour cibler précisément les enfants. L’action sur les représentations des enfants est conçue dans ce cadre pour promouvoir des idées dans les familles et forger durablement les croyances et normes de ces consommateurs en herbe. Si les modalités sémio-discursives des kits sont majeures pour appréhender les processus à l’œuvre, les discours d’accompagnement associés à ces ressources pédagogiques sont également à prendre en compte pour l’analyse. Cet article s’appuiera également sur l’analyse de « plateformes » en ligne regroupant des kits de provenances variées, mis à la disposition des utilisateurs : Webpédago (https://lewebpedagogique.com/), kits-pedagogiques.com (http://kits-pedagogiques.com/), les bons plans de Gandalf (http://lesbonsplansdegandalf.eklablog.com/)

Nous verrons, dans un premier mouvement comment le kit comme technologie intellectuelle se présente comme un « outil complet », un équipement au service des enseignants. Or, l’analyse des relations entre prétentions et implications de communication nous amènera à questionner la place laissée à l’enseignant dans la mise en pratique des kits : chef d’orchestre, maître des jeux, voire ventriloque, en quoi le kit attribue des rôles à l’enseignant et transforme la médiation pédagogique en introduisant un tiers, la marque, dont il convient de penser la place et les enjeux ?

Dans un second temps, nous aborderons les enjeux et modalités de l’énonciation didactique investie par les acteurs marchands. Comment cette manière de faire, destinée à diffuser des savoirs et normer des pratiques en mettant en circulation des représentations favorables à certaines prescriptions de consommations et produits, est-elle transformée par le développement du numérique ? Avec lui, c’est l’amplification de la compétition des représentations pour la quête d’une hégémonie qui se donne à voir, mais aussi l’entame d’une légitimité de l’école à garder le monopole de la diffusion des savoirs en milieu scolaire.

Le kit : une technologie intellectuelle entre prétentions et implications de communication

Médiation des savoirs et pratiques de redocumentarisation

Une part importante de l’activité d’un enseignant concerne la conception de ressources pédagogiques. Elle ne se fait pas ex nihilo, mais à partir de ressources disponibles.  Le métier de l’enseignant comporte donc une part importante de traitement de nombreuses formes d’informations documentaires, traitement envisagé comme un processus de rééditorialisation. Le processus de rééditorialisation (Drot-Delange, 2016) consiste à reconstruire un nouveau document à partir d’archives et comporte plusieurs étapes : sélection des archives, déconstruction de ces archives, transformation de ces fragments puis reconstruction documentaire, où les fragments sont ordonnancés et articulés, et enfin publication, qui suppose une mise en forme adaptée au contexte de l’enseignement.

La construction d’offres de ressources éducatives destinées aux enseignants n’est pas nouvelle et le rôle d’acteurs privés dans la construction de ces offres non plus. En effet à la naissance du manuel scolaire, il y a un système éditorial construit sur le partenariat public-privé (Moeglin, 2005). Cependant, cela ne signifie pas pour autant que ces rapports entre acteurs publics et acteurs privés ne soulèvent pas un certain nombre de questions. L’enquête menée par Xavier Levoin en 2017 montre des tensions entre des logiques divergentes dans l’éducation nationale : entre appel au renforcement d’une filière du numérique éducatif et volonté de soutenir l’édition scolaire. Il s‘opère conjointement des prescriptions d’usages de ressources libres de droits (et gratuites) et des formes de soutien à l’édition de ressources payantes (Levoin, 2017).

Les « équipements » documentaires proposés aux enseignants sont nombreux et le numérique semble favoriser la rééditorialisation des ressources (Crozat et al., 2011). Dès lors, le déploiement en contexte scolaire et parascolaire de kits pédagogiques est facilité par le numérique. Issus d’acteurs très hétérogènes, ces kits, pour la majeure partie téléchargeables (directement ou après avoir rempli un formulaire) en ligne, ou envoyés par voie postale sur demande, se présentent comme des équipements complets. Par exemple, sur le site du kit pédagogique sur le goût de Bonne Maman, l’enseignant est invité soit à commander le kit complet soit à télécharger les fiches une à une sur le site. En cliquant sur chaque lien hypertexte, une fenêtre s’ouvre dans laquelle il est inscrit « téléchargez la fiche complète prête à l’emploi ».

 On peut alors se demander quelle est la place que tient l’enseignant dans la mise en pratique de ces objets se présentant comme étant le fruit d’un travail de rééditorialisation préalable. Quelles sont les prétentions et implications de communication spécifiques aux kits pédagogiques de marques ? Quelles formes de médiation des savoirs privilégient-ils et en quoi attribuent-ils des places dans l’échange communicationnel ?

Promesses et prétentions des kits pédagogiques de marques

Comme nous l’avions déjà explicité dans notre thèse portant sur les kits d’éducation aux médias et de formation des journalistes, la prétention communicationnelle des kits peut d’abord s’envisager par le nom même conféré à ces objets. Le Centre National des Ressources Textuelles et Lexicales du CNRS nous renseigne sur l’étymologie du mot « kit » : « Emprunté à l’anglais kit, terme issu du moyen anglais kit(t) désignant un récipient et emprunté au moyen néerlandais; du sens de « récipient pour un liquide », le terme est passé au sens plus général de « récipient » d’où « boîte pour le transport d’un produit, équipement contenu dans une boîte, équipement d’un homme de troupe, boîte à outils » d’où, au XXe « équipement permettant de construire soi-même un objet vendu en pièces détachées » (1955) ». L’histoire du mot est donc marquée par une synecdoque progressive puisque d’un contenant – un récipient – le mot « kit » a fini par désigner l’ensemble du contenu d’une boîte. Le Trésor de la langue française informatisé relève d’autres usages du mot « kit » : « un lot d’articles qui constituait l’équipement du soldat (1785) puis le nécessaire à voyager (1833) ou un assortiment d’outils (1833) ». Le kit est ainsi défini comme un objet qui contient une pluralité d’éléments qui forment un assortiment, un équipement. Ces différents éléments doivent constituer le nécessaire, ce qui est indispensable.

L’emploi du mot « kit » peut aussi signifier qu’il s’agit du minimum requis, comme dans le cas du « kit de survie ». L’idée d’utilité est donc aussi constitutive du mot. La notion d’usage est centrale dans la définition d’un « kit », c’est à l’usager de le saisir. Un parallèle avec les manuels scolaires permet de montrer en quoi ces objets se présentent comme des utilitaires. (Seurrat, 2009).

Pour Alain Choppin, « [le manuel est] un ouvrage que l’on tient à la main ou à la portée de la main : il est donc nécessairement maniable, de format et de poids réduits. » (Choppin, 1992, p.11). Il désigne au XIXe, un guide pratique, un recueil de conseils, de recettes ou de règles (le manuel du parfait jardinier, le manuel de l’artilleur). C’est au XXe que le manuel a fini par désigner, par synecdoque, l’ensemble des livres de classe. Le manuel prescrit des séquences d’usage, tout comme le kit, destiné à être assemblé par son utilisateur. L’objet implique donc une action, une saisie de la part de son destinataire. Comme le souligne Emmanuël Souchier : « autrement dit, c’est en action, dans la main du Compagnon, que se révèle l’intelligence collective de l’outil. L’outil n’existe qu’en ce qu’il convoque tout à la fois l’usage et l’acteur. » (Souchier, 2004, p.43). Chaque élément du kit peut être saisi de manière isolée même si l’usager est invité à mobiliser l’ensemble du dispositif.

Les promesses des kits étudiés portent à la fois sur le contenu, présenté comme « scientifique », « expert » et « documenté », mais aussi sur l’adaptation du discours au programme de l’éducation nationale et au niveau visé. Sur le site « Carnet de sucre », on peut lire : « Retrouvez toutes vos ressources pédagogiques en vidéos, photos, articles ou brochures, adaptées à votre matière et au niveau de vos élèves ». De la même manière, sur le site de l’Institut Danone, les kits sont présentés comme étant parfaitement adaptés à leurs publics et très fiables : « Ce programme met à la disposition des enseignants un matériel pédagogique qui s’inscrit dans le respect des programmes officiels de l’Éducation Nationale et s’appuie sur les données de la science et les principales recommandations de santé publique ».

Les kits se présentent dès lors comme des « dons » désintéressés que les grandes marques ou les fédérations agroalimentaires font aux enseignants et plus largement à l’institution scolaire. Le site du kit de Bonne Maman présente d’ailleurs des « témoignages d’enseignants » comme celui-ci : « Merci pour ce projet gratuit qui vaut plus que certains livrets chers et ennuyeux ! Attractif et très bien adapté, ne changez rien !!». La promesse, énoncée par le destinataire plutôt que par l’énonciateur semble par ce déplacement d’énonciation plus crédible. 

La configuration de ces objets actualise dans des implications de communication ces prétentions communicationnelles. Elle nous renseigne sur leur visée performative ainsi que sur les conceptions de la communication et de l’intervention sociale qui les traversent.

Implications de communication et configuration de places dans l’échange communicationnel

Quelles sont les implications de communications des kits de marques ou de filières dans les écoles ? Ce qui semble rassembler les kits, ce n’est pas une forme technosémiotique spécifique, mais un principe d’accumulation, de formes sémiotiques variées. Par exemple, sur le site du kit « Carnet de sucre » la présentation du kit s’ouvre ainsi : « Enseignants, bienvenue dans Carnet de Sucre, votre espace dédié ! Rassasiez vite votre curiosité et celles de vos élèves. Retrouvez toutes vos ressources pédagogiques en vidéos, photos, articles ou brochures, adaptées à votre matière et au niveau de vos élèves. Une série d’outils éducatifs pour animer votre classe et enrichir les connaissances de vos élèves »

Dans La raison graphique , Jack Goody, analyse les conditions concrètes d’inscription des savoirs. Selon lui, l’écriture permet d’agencer les significations tout autrement que l’oralité. Reprenant l’expression de Mallarmé « technologies intellectuelles » que le poète emploie pour qualifier l’opération de classement des sciences, Jack Goody qualifie de technologies intellectuelles des objets qui permettent le classement, l’ordonnancement des savoirs. Or, comme Jean Bazin le souligne dans sa préface de l’ouvrage, « il ne s’agit pas de simples modes de présentation du savoir, mais bien de matrices formelles qui en déterminent partiellement le contenu » (Bazin, 1979, p.11).

Malgré la diversité des formes sémiotiques proposées pour constituer l’équipement des kits, une forme semble incontournable : la fiche. Delphine Gardey propose dans Ecrire, calculer, classer une histoire des actes de prendre en note, d’écrire, de calculer ou de la classer dans les organisations. Parmi ces actes, elle examine le travail d’édition et d’organisation de fiches. Elle explique qu’à la fin du XIXe siècle : « des entrepreneurs américains font de la fiche et de son utilisation « en système » un outil inédit de gestion et de traitement de l’information. L’expression « système » rend compte de l’utilisation conjointe de nouveaux supports et formats de papier (fiches et feuillets mobiles), de nouvelles pratiques de production des écritures, de nouvelles façons de les conserver (meubles de classement verticaux), de nouveaux dispositifs de tri (taquets, intercalaires, onglets, index) » (Gardey, 2008, p.149).

La fiche a une certaine autonomie matérielle et une certaine clôture signifiante. « Unité d’information », elle se présente « souvent un condensé d’information » (Gardey, 2008, p.162). Lorsque l’on fait des fiches de cours, par exemple, on effectue une synthèse. Ceci nous ramène à l’idée que le kit se présente comme le nécessaire indispensable. Chaque fiche comporte donc une unité thématique et une unité d’action. La fiche sert d’opérateur de l’action, chaque type de fiche prescrivant une action différente : « s’auto-former », « s’informer », « expérimenter », « aller plus loin ».

Le classement est une activité d’organisation des connaissances, mais c’est aussi une manière de préfigurer l’action et donc, dans le cadre qui nous occupe, la relation pédagogique. Même si les discours sur les kits étudiés insistent tous sur la flexibilité de « l’outil », l’analyse des fiches montre bien à quel point celles-ci construisent des rôles dans l’échange communicationnel et préfigurent, en partie, les situations de communication dans lesquelles les kits vont être sollicités. Deux modalités sont récurrentes : les conseils adressés à l’enseignant pour mettre en place les activités pédagogiques et les questions que l’enseignant doit adresser aux élèves. L’enseignant – animateur est alors, en quelque sorte, à la place d’un ventriloque qui doit adresser les questions formulées par le kit : « dites aux participants », « demandez-leur », etc.

La grande majorité des kits analysés proposent des jeux pour mettre en activité les savoirs dispensés. L’enseignant endosse également dès lors le rôle de « maître des jeux » dont il n’a pas configuré les règles. Les kits participent pleinement de cette logique de gamification (Savignac, 2017) qui voit dans les modalités ludiques une panacée pédagogique. Par exemple, le kit pédagogique « L’école des céréales » propose à la fin de chaque séquence pédagogique, des « jeux bilans » et prescrit à la fois des règles des jeux et dispose du matériel à imprimer et à découper (cartes, dominos, posters avec des étiquettes à coller).

Ainsi le kit construit, oriente et rythme les situations de communication. L’usage du présent dans les fiches montre bien que la lecture de celles-ci ne se fait pas en amont, mais pendant l’action : on lit puis on agit pour revenir à la fiche qui prescrit une nouvelle action. L’objet « kit » oriente donc la pratique pédagogique puisqu’il instaure des places dans l’échange communicationnel et qu’il programme certaines interactions entre l’enseignant et ses élèves, il a une visée performative : faire lire, faire voir, faire faire, faire débattre, faire jouer, etc.

Or, l’examen de ces configurations éditoriales montre que les acteurs de l’agroalimentaire qui font circuler ces kits semblent s’effacer au profit des savoirs présentés comme « experts ». Or, l’effacement énonciatif (Rabatel, 2004) ne produit pas pour autant un effacement axiologique. Il convient dès lors de s’interroger sur les logiques de dépublicitarisation (Marti, 2005) et d’hyperpublicitarisation (Patrin-Leclere et alii., 2014) à l’œuvre afin de questionner la dimension stratégique de ces objets pour les acteurs d’un secteur particulièrement traversé par des enjeux sociopolitiques et socio-économiques. La dépublicitarisation, tactique des annonceurs pour promouvoir des acteurs marchands dans des formes apparemment non-publicitaires, a son corollaire, l’hyperpublicitarisation, pour désigner l’ inflation de la présence des acteurs marchands dans des espaces symboliques et matériels non destinés à la publicité, mais saisis comme supports.

Kit pédagogique de marque : diffuser des savoirs, normer des pratiques. Enjeux et modalités de l’appropriation d’une relation didactique

Les kits pédagogiques sont des objets communicationnels souvent conçus pour favoriser les intérêts d’acteurs marchands en partageant des savoirs dans le champ éducatif. La relation didactique est la modalité constante de rapports variés et variables qui tendent à instruire par le partage de connaissances, mais aussi à former, formater, structurer, donner des habitudes, faire adhérer. Elle porte aussi, de façon réflexive, sur la manière dont ce partage se fera. La relation didactique est en effet métadiscursive, car elle implique un questionnement sur la compréhension et la coopération de celui qu’il faut instruire. Enfin, elle est le conditionnement d’un certain type de discours d’autorité, que l’on peut relier à l’idée d’une recherche de réserve de crédibilité pour mieux persuader. C’est dans ce contexte que sont questionnés ces objets spécifiques que sont les kits, comment servent-ils servir de cadres d’interaction entre enseignant et élèves ?

Un discours d’autorité se construit dans le cadre pédagogique grâce à ces outils, particulièrement mobilisés dans leur forme générique et adaptés ad hoc pour tel ou tel acteur marchand afin de mettre en place des normes et favoriser des appropriations.

Les enjeux portent sur la création d’un contexte favorable à une forme de consommation de façon à conformer et socialiser de jeunes consommateurs en devenir.  Dans cette ambition de socialisation de marques « mises » en culture se joue une prétention à acculturer de jeunes publics à des marques et pratiques consommatoires.

Kits, ressources pédagogiques et acteurs marchands : oxymore et brouillages énonciatifs

L’expression « kit pédagogique de marque » peut sembler s’assimiler à un oxymore tant univers de l’école et univers de marques semblent a priori éloignés, voire opposés. Ils sont emblématiques de deux piliers fondamentaux de la société : le savoir dont l’école est un lieu de diffusion légitime majeur et le commerce dont la marque constitue une médiation majeure dans les sociétés articulées autour d’une économie de marché.

La prétention des acteurs marchands à diffuser des savoirs et modeler les représentations des enfants se manifesta dès 1906 dans les salles de classe avec par exemple la tentative de la marque Poulain qui consistait à fournir aux maîtres d’école des « Musées scolaires », « des boîtes contenant tous les ingrédients qui entrent dans la composition du chocolat servaient à l’instituteur pour une  » leçon de choses » » (Watin-Augouard, 1999). La démarche didactique contribue dans ce contexte à affirmer la légitimité d’une catégorie de produit, le chocolat, en voie, à cette époque, de massification de sa consommation, tout en affirmant l’hégémonie de la marque Poulain par rapport à ses concurrents.

Ce type de démarche s’assimile à un processus de dépublicitarisation généralisée et d’une quête d’autorité dans l’espace social. En effet, la dépublicitarisation désigne une tactique développée par les professionnels pour se démarquer des messages assimilables à une publicité trop ostensible tout en promouvant leurs marques ou activités marchandes, sans en avoir l’air, grâce à des productions culturelles. Elle s’inscrit dans des perceptions du publicitaire comme production négativement connotée par les publics (saturation médiatique, discrédit social…) et par les professionnels (activité devenue peu rémunératrice, encadrement juridique contraignant, notamment pour le secteur alimentaire).

S’appropriant les modalités sémiotiques d’une médiation culturelle les gestionnaires des marques visent ainsi l’appropriation de leur valorisation sociale. Cette quête d’autorité et de légitimité dans l’espace social pour le compte de marques se manifeste dans la saisie de formes médiatiques (les magazines de marque ou le « native advertising », par exemple), de dispositifs culturels (expositions, musées de marques), mais peuvent emboîter d’autres formes. La modalité didactique, manifeste dans les démarches qui mobilisent l’expertise scientifique (Création d’Instituts, de Fondations de marques par exemple), est particulièrement investie dans l’élaboration de ces kits et dérivés pédagogiques, mis à disposition des enseignants (Marti, 2015).

L’appropriation de la modalité didactique pour le compte de marques ou de filière par le biais des kits pédagogiques n’est pas généralisée à l’ensemble des écoles et enseignants, mais elle est devenue une pratique courante et tous les secteurs d’activité fournissent aujourd’hui des exemples de kits pour tous les niveaux scolaires, à l’instar de ce que l’on peut analyser dans le secteur de l’alimentation où marques et filières (céréales, sucre) sont particulièrement actives.

Si les textes législatifs prévoient en France, depuis la circulaire de 1936, une protection de la jeunesse à l’égard des pressions commerciales et l’absence des marques dans les écoles, certains assouplissements et notamment la circulaire Lang de 2001 intitulée « code de bonne conduite en milieu scolaire » ont autorisé explicitement la liberté de partenariat avec des entreprises et filières professionnelles fournissant des kits pédagogiques. La porosité, ou au contraire le maintien de la frontière symbolique, entre monde marchand et éducation sont ainsi confiés au bon vouloir et à la sensibilité des enseignants au nom de leur liberté pédagogique.

Les appropriations de la didactique, modalité sociale dotée d’un pouvoir symbolique

L’argument d’autorité de la marque est soutenu par un processus d’énonciation fort : le calage énonciatif sur la figure de l’enseignant, avec une délégation de la parole de la marque à la figure tutélaire, en partie ventriloque d’un discours préétabli. Médiateur consacré des savoirs légitimes à faire acquérir par les élèves l’enseignant est le garant de la formation des futurs citoyens et futurs acteurs économiques majeurs, les consommateurs. Il a un pouvoir légitime sur les élèves qu’il forme et évalue, accompagne ou sanctionne durant leur formation.

Le dispositif éducatif porte en lui par ce biais une prétention à discipliner les consommateurs soumis à la logique de l’apprentissage. Ce processus a prétention à normer des comportements, par le partage de la connaissance légitime et, indirectement, par la stimulation de pratiques de consommation collectivement acceptées. La sociabilité statutaire des figures de l’éducation est ici appropriée pour servir d’appui à la diffusion de valeurs et de connotations liées à des pratiques de consommation. Si cette appropriation de légitimité peut se faire au profit d’une catégorie de produit, d’une filière, elle est aussi souvent, comme pour l’exemple de Poulain, une pratique de marque, entité médiatrice gérée par les professionnels dans ses aspects économiques, mais aussi symboliques.

La prétention communicationnelle généralisée à enseigner et diffuser des savoirs pour son intérêt souligne les vertus prêtées à la relation didactique et invite à s’interroger sur les caractéristiques qu’elle suppose. La première tient à la situation d’autorité qu’elle permet, forte de sa capacité particulière à masquer les outils du pouvoir tout en le signifiant. L’autorité est la promesse d’une captation sans avoir à la revendiquer, car elle exclut la violence, la contrainte, et même la persuasion (Arendt, 2006).

Le contexte scolaire et la légitimité qu’il porte l’ancre dans une perspective collective et naturalise l’énonciation : « ce qui apparaît comme inscrit dans le réel à plus de force de conviction que l’expression d’une opinion personnelle, toujours relative et faillible » (Rabatel, 2000), et ce contexte accroit la puissance du discours d’autorité dont « la crédulité (/ crédibilité ?) repose sur une source « fiable » et reconnue » (Oger , 2013, 14). Cette autorité est de surcroît subordonnée à « une autorité polyphonique » En effet, les kits pédagogiques articulent une relation entre acteur économique et école autorisée par les différents acteurs partenaires du système : enseignants, mais aussi pouvoirs publics, parents et enfants.

Le partage des savoirs dans les médiations marchandes repose sur une asymétrie qualifiée de « décisive » (Marin, 1981, 41) il s’inscrit toujours dans une relation duale caractérisée par le surplomb de l’un par rapport à l’autre.

La relation didactique peut mobiliser des modalités différentes et complémentaires pour l’acquisition de connaissances : écoute, réponses, jeux, expérimentations. Ces variations pourraient accroitre les possibilités, par le maniement du kit, d’une acquisition. La discipline et l’application, attitudes attendues en milieu scolaire sont aussi des qualités particulièrement désirables pour les acteurs professionnels de la communication et du marketing qui investissent ces outils de médiation, entre volonté d’affichage d’un désintéressement et désir fondamental de contrôle et de discipline.

Les kits pédagogiques conçus par les acteurs sont destinés à favoriser à moyen ou long terme des intérêts marchands, mais fondent en effet leur crédibilité et leur légitimité pédagogique sur un effacement de la logique marchande et des intérêts sectoriels ou de l’entreprise. L’euphémisation de la signalétique de la marque (présence du logo même si la charte graphique maintient le plus souvent l’auctorialité du propos) en témoigne. Cette gestion sémiotique fine se met en place dans des formats normés, s’inscrivant dans des genres documentaires socialement stabilisés (le jeu avec consignes, la planche pédagogique, la fiche, etc.), et est rendue possible par la plasticité des kits. L’équilibre du discours s’établit entre affirmation de l’énonciateur, propre à rendre visible l’entité à promouvoir et neutralisation sémiotique, visant à asseoir la crédibilité du discours.

L’évocation du produit promu dans des formes encyclopédiques de savoirs naturalise son évocation et sollicite un travail d’appropriation normé par les pratiques usuelles de l’acquisition de savoirs.

Les propos s’inscrivent le plus souvent comme réponses à des problématiques sociales et sociétales actuelles et situées. Ceci participe à une logique de systématisation du travail de la réputation, par la maîtrise et la quête de performance, à l’instar de la gestion (Boussard, 2008), grâce à la mise en circulation d’imaginaires associés positifs. Kellog’s, par exemple, a historiquement fondé ses démarches scolaires sur la valeur nutritionnelle et a su par exemple tirer profit d’occasions telles que le constat, nationalement partagé par les parents et enseignants, d’un déficit de petit déjeuner des enfants, pour imposer ses céréales. (Berthoud, de Iulio, 2015). La filière viande et son dispositif A la recherche de la boulette répond ainsi aux injonctions à connaître et respecter le monde agricole (celui de l’élevage), à bien manger, etc. De la sorte, sous couvert pédagogique, les marques et filières trouvent des opportunités de réponse à des questions publiques et visent un positionnement et une hégémonie harmonieusement associés à une posture axiologique. Elles convertissent un intérêt privé en réponse à une problématique collective et peuvent se lire comme la prétention à revendiquer un éthos de marque en s’adressant à des publics.

L’énonciation pédagogique s’inscrit alors dans la dialectique décrite entre consommation et sa dénonciation (Baudrillard, 1996) et souligne le caractère permanent de cette oscillation dialectique, caractéristique du jeu des gestionnaires de marques dans leur rapport au social et de leur entreprise d’ajustement permanent.

Médiations et remédiations en contexte numérique

Si le kit pédagogique est toujours lié à une sociabilité et une médiatisation particulières, le développement du numérique contribue à de multiples métamorphoses de ses configurations et appropriations et ainsi modifie ses médiations et remédiations.

Les propositions numérisées liées aux kits varient fortement dans leurs formes : documents mis en ligne pour commander des kits pour sa classe, ou documents à télécharger, les kits gardent leur forme canonique ou connaissent quelques extensions et transformations pour regrouper finalement des ressources pédagogiques variables, les kits apparaissant en effet dans un continuum de dispositifs à visées proches.

Ainsi sous le titre générique de « kits pédagogiques » affiché dans Les bons plans de Gandalf, sont mentionnés des kits, tels que définis au sens formel dans les premières pages de cet article, mais aussi des « ressources pédagogiques », CD Rom, films, etc. L’école des céréales , sous la houlette des acteurs des filières céréalières, propose ainsi un kit, mais aussi des mallettes pédagogiques, dont l’ambition et les moyens dépassent ceux des kits habituels.

C’est aussi le cas du Cedus, qui propose une offre évoquée sur le Webpédago sous le titre suivant : Kit pédagogique : « Le sucre, son histoire et son rôle dans l’organisme », mais rassemble sous ce kit des formats pédagogiques de diverses natures :

Source : https://lewebpedagogique.com/2015/10/27/kit-ressources-pedagogiques-autour-du-sucre/

Le contexte numérique contribue à rendre les kits plus accessibles, plus visibles, intégrés dans des ensembles de ressources pédagogiques diverses, par la mise à disposition des acteurs marchands qui sont à leur origine, mais aussi par de nouveaux médiateurs qui agrègent sur leur site différents kits pour les constituer en offre pédagogique. Sont ainsi apparus au fil du temps des acteurs au statut flou, parfois issu du monde académique, parfois non. Webpédago propose désormais et depuis 2005 ses services, en complément de ceux de Kits-pédagogiques.com, acteur qui revendique s’adresser aux écoles depuis 25 ans. Le blog « Les bons plans de Gandalf » rassemble et évalue des ressources pédagogiques pour l’école primaire en listant, sur le même plan paradigmatique, des ressources d’acteurs marchands et d’institutions publiques. Les acteurs marchands eux-mêmes diffusent leurs contenus par leur propre site ou vont même jusqu’à créer des plateformes dédiées, quand leur ambition éditoriale est grande.

Les médiations des kits se font toutes au nom de la pédagogie et de la gratuité des ressources proposées. Cette gratuité a parfois une contrepartie avec l’engagement demandé. C’est le cas pour L’école des céréales qui propose trente et une ressources pédagogiques de la maternelle au lycée. Elle demande en échange de la gratuité des trois mallettes disponibles pour le primaire l’organisation d’une sortie dans une ferme céréalière, un moulin ou une boulangerie et de prévoir un temps d’échange avec les parents d’élèves, par exemple « dans le cadre de la fête annuelle de l’école ». Cette implication des parents par l’intermédiaire de l’école témoigne de l’instrumentalisation des ressources proposées gratuitement : elles sont les instruments d’une « réquisition » (Jeanneret, 2014), les embrayeurs médiatiques d’une relation élargie des maîtres aux enfants et parents.

La visibilité de la profusion qu’autorisent les mises en ligne sur Internet et la catégorisation par les moteurs de recherche contribuent, par cette médiatisation, à donner une légitimité à l’existence de ces polyphoniques ressources pédagogiques, et par extension à leur usage.

Notons que si le Webpédagoqique pointe un lien vers les ressources et kits de l’institution, à l’inverse, le site du Cedus « Le sucre.com », renvoie vers le Webpédagogique pour l’obtention des ressources de l’EPI (Enseignement Pratique Interdisciplinaire). Cette remédiation croisée est emblématique du système de renforcement des acteurs qui visent à l’occupation d’une certaine centralité et une capitalisation sur des médiations.

Pourtant la « nébuleuse » des acteurs intermédiaires aux statuts divers donne une impression de profusion et d’incertitude communicationnelle liée au flou des auctorialités : qui se fait intermédiaire pour donner à voir ces kits ? Qui les a conçus ? Qui sont les acteurs financeurs de ces ressources ? Le masquage, au moins partiel, ou du moins le floutage pour nombre d’acteurs marchands, contribue à cette impression d’incertitude communicationnelle et de stimulation de l’impensé auctorial.

Dans le cas du Cedus, la naturalisation du produit dans des formes-syntagmes de savoirs, avec la stimulation d’un travail de l’appropriation, a pour finalité la gestion du travail de la réputation par la standardisation de mises en circulation d’imaginaires associés positifs, contre-feux très médiatisés des alertes sanitaires et sociales disséminées dont le sucre fait l’objet.

Si ces kits ne suscitent guère de polémique médiatisée, à l’exception des associations « antipubs » qui s’émeuvent de ces immiscions auprès de cibles « sensibles », les récents ateliers Apple ont quant à eux entraîné une vague de protestation et l’arrêt finalement par le ministère de ces sorties scolaires enfantines. La porosité symbolique devenue plus tangible avec un déplacement physique des lieux d’instruction a probablement choqué et entraîné les réactions. Les interventions de Google via la Google Academy dans les universités, proposées depuis plusieurs mois, n’ont pas suscité le même courroux, malgré l’émoi de certains enseignants, avec l’assentiment de certaines parties prenantes et même l’engouement de nombreux étudiants soucieux de leur compétence dans le maniement des outils du puissant acteur, mais entraîné à obéir sans y penser à « l’injonction à une dépendance technico-commerciale » (Mabillot, 2018).

L’observation des discours tenus sur les plateformes des acteurs marchands, interprofessions et médiateurs agrégateurs de kits, ou encore dans les discours des intermédiaires qui proposent de façon explicite leurs talents pédagogiques pour concevoir des kits et autres ressources, éclaire les argumentations déployées pour justifier l’usage des ressources mises à disposition par les acteurs économiques, filières et marques. En émane parfois une vision de l’enseignement et des enseignants en partie déficiente avec l’idée d’un manque de ressources d’une part, et, d’autre part, l’idée d’une inaptitude à la transformation du milieu scolaire traditionnel, en particulier pour tout ce qui touche aux pratiques numériques ou aux réalités du nom. Ceci apparaît en creux dans le propos tenu sur le WebPédago : « Notre métier : faciliter le dialogue entre les enseignants un peu curieux (c’est nous qui soulignons) et les mondes professionnels qui nous financent (voir nos derniers kits pédagogiques ici) ». Même si sur ce même site, comme dans la majorité des cas, la logique du discours est de soutenir leur action, voire de corriger des idées reçues : « Les enseignants ne sont pas ceux que vous croyez ! Professionnels de l’éducation, ils sont à la recherche de solutions et d’idées pour enrichir leurs pratiques de classe et faire progresser leurs élèves. Si vous voulez changer le monde, faites leur confiance ! » (WebPédago).

Dans le même temps, apparaît, sur certains sites pourvoyeurs de kits et dérivés pédagogiques, un glissement d’apparence anodine : le corps des enseignants est parfois désigné par l’expression de « communauté éducative ». Une telle requalification sémantique en rappelle une autre avec la généralisation il y a quelques années du terme de « contenu », rapidement naturalisé et impensé, pour désigner une production journalistique, au même titre qu’une production d’acteur marchand. Une telle qualification en contexte numérique constitue un glissement favorable aux discours hybrides des acteurs marchands, dont l’intérêt est de fondre leur énonciation dans la galaxie des énonciations des acteurs les plus légitimes.

Conclusion

Les kits pédagogiques de marques se présentent comme des adjuvants neutres qui proposeraient aux enseignants des équipements complets pour mettre en œuvre une médiation de savoirs d’expertise. Or, le cas du secteur agroalimentaire, qui est traversé par des enjeux sociopolitiques et socio-économiques forts, montre bien que la médiation des savoirs ne peut être totalement désintéressée, ne peut pas s’émanciper de ses contextes d’énonciation. Si on rejoint la perspective, développée en Histoire par Christian Jacob, les savoirs sont à la fois des « objets et enjeux de pragmatiques qui les valident et les instrumentalisent, les diffusent et les transmettent » (Jacob, 2007, p.13). Or, même si, comme nous l’avons dit, ces phénomènes ne sont pas nouveaux, ils semblent prendre une ampleur sans précédent en s’appuyant sur les transformations médiatiques contemporaines dans la mesure où ils participent à amplifier les mises en circulation des imaginaires promus par les acteurs économiques.

L’analyse témoigne ainsi d’une énonciation éditoriale complexe porteuse d’une auctorialité floue, parfois masquée, parfois incertaine. Elle est le fruit de remédiation et de partenariats élaborés sous l’effet d’opportunités à saisir pour de nouveaux acteurs ou sous celui de l’obéissance à la réquisition numérique pour les autres. La circulation des kits est accrue par leur dissémination grâce à ces multiples remédiations dans l’espace social. L’impensé des origines communicationnelles des supports et de leurs auteurs est dans ce contexte d’autant plus présent que l’implication (Jeanneret, 2014) est forte, les kits circulant comme des objets dont l’accessibilité et la praticité constitueraient leurs vertus cardinales et légitimeraient leur usage.

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Auteurs

Aude Seurrat

.: Aude Seurrat est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Paris 13 et responsable de la mention Licence Information et Communication. Membre du LabSIC et du Labex ICCA, ses travaux de recherche portent sur la médiation des savoirs pratiques et ses dimensions techno-sémiotiques et socio-politiques (kits, serious games, bases de données de « bonnes pratiques »). Ses recherches actuelles portent plus spécifiquement sur l’ordre des discours « savants » dans la formation professionnelle à la communication.

Caroline Marti

.: Caroline Marti est professeure en Sciences de l’Information et de la Communication au Celsa. Sorbonne-Université et responsable du département Marque. Chercheure au GRIPIC, elle développe une approche compréhensive et critique des médiations marchandes avec une focale sur les médiations culturelles des acteurs marchands et leur quête d’autorité sociale. Les imaginaires professionnels dans le champ du marketing et de la communication et leur circulation sont au cœur de ses recherches.