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GéoCulture et la négociation des droits d’auteurs : un modèle à inventer pour un service public numérique ?

4 Avr, 2016

Résumé

À travers l’exemple de deux services de géolocalisation de contenus culturels, cette étude fait le point sur les négociations de cession de droits à l’ère du numérique. Les difficultés rencontrées lors des négociations par les porteurs de ces services publics montrent que l’inquiétude des ayants droit vis-à-vis du développement du numérique conduit à des attitudes et à des conditions de négociation très différentes en fonction du profil des ayants droit. Cet article pose également la question de l’existence d’une nouvelle forme de courtage informationnel, porté par la puissance publique.

Mots clés

Droit d’auteur, industries culturelles, géolocalisation, numérique, politique publique culturelle, courtage informationnel.

In English

Title

GéoCulture and Negotiations for Assignment of Copyright: a new Model for a Digital Public Service?

Abstract

Through the example of two geolocation services of cultural contents, this paper provides an overview of negotiations for assignment of copyright in the digital era. The difficulties that these services initiators encountered during the negotiations show that right-holders are worried about the development of digital services and adopt different attitudes for the assignment of copyright. This paper also asks the question of the existence of a new form of information brokerage, a public one, initiated by public institutions.

Keywords

Copyright, cultural industries, geolocation, digital, cultural policy, information brokerage.

En Español

Titulo

GéoCulture y la negociación de los derechos de autores: ¿un nuevo modelo para un servicio público de lo numérico?

Resumen

Partiendo del ejemplo de dos servicios de geolocalización de contenidos culturales, esta comunicación propone una reflexión acerca de los retos que implica la cesión de derechos de autor en la era digital. Las dificultades que surgieron durante las negociaciones llevadas a cabo por los promotores de dicho servicio público evidencian que las incertidumbres de los derechohabientes con respecto al desarrollo de los servicios digitales conducen a actitudes y condiciones de negociación muy diferentes según el perfil de los derechohabientes. Este artículo plantea también la cuestión de la existencia de una nueva forma de intermediación informacional, impulsada por los poderes públicos.

Palabras clave

Derechos de autor, geolocalización, intermediación informacional, era digital.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Thuillas Olivier, «GéoCulture et la négociation des droits d’auteurs : un modèle à inventer pour un service public numérique ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/1, , p.5 à 15, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/varia/01-geoculture-et-la-negociation-des-droits-dauteurs-un-modele-a-inventer-pour-un-service-public-numerique/

Introduction

Les recherches récentes en sciences de l’information et de la communication ont montré les profonds bouleversements que connaît ces dernières années, le secteur des industries culturelles avec ce qu’il est convenu d’appeler la révolution numérique. Elles ont montré en particulier la dépendance de plus en plus forte des industries de contenus vis-à-vis des grands acteurs internationaux de la communication, en particulier les plus gros d’entre eux (Google, Amazon, Facebook, Apple), qui se positionnent comme des intermédiaires entre les producteurs et les consommateurs sans participer aux coûts de production ou de rémunération des artistes (Bouquillion et al., 2013).

Notre travail doctoral en cours s’inscrit dans le prolongement de ces recherches récentes et tente de les articuler avec l’étude des politiques publiques de la culture. Notre étude s’attache aux services de géolocalisation de contenus culturels qui ont émergé en France depuis 2010, et en particulier le service GéoCulture : le Limousin vu par les artistes, qui propose près d’un millier d’œuvres et d’extraits d’œuvres qui représentent ou s’inscrivent dans un territoire donné. Ce service, créé par le Centre régional du livre en Limousin, s’appuie sur la géolocalisation et donc sur la fonction « autour de moi » : si l’utilisateur se trouve à Limoges, le service GéoCulture (utilisable via le site internet http://geo.culture-en-limousin.fr ou une application pour smartphones) lui propose plus d’une centaine d’œuvres ou extraits d’œuvres : peintures, photographies, extraits littéraires, chansons, extraits de films, etc., qui représentent la cité porcelainière. Notre étude concerne également l’expérimentation GéoCulture : la France vue par les écrivains qui a été portée par la Fédération interrégionale du livre et de la lecture (Fill) entre 2012 et 2014 et qui associait onze structures régionales pour le livre pour tenter de dresser une cartographie numérique de la France par le regard que les écrivains portent sur elle.

Les services comme GéoCulture se fixent en effet comme objectif de valoriser les œuvres, les artistes et les écrivains dans leur lien avec le territoire qui les inspire et de les présenter à un public le plus large possible via des outils numériques largement répandus, en particulier les smartphones. Le soutien important de l’État à ce type de service s’inscrit dans la continuité des politiques incitatives de numérisation et de diffusion du patrimoine culturel. Le projet le plus ambitieux mené au niveau national dans ce domaine est la bibliothèque numérique Gallica, développée par la Bibliothèque nationale de France (BnF). Pour les documents sous droits proposés par les éditeurs, la BnF propose une indexation de près de 80 000 documents, soit environ 4% de l’ensemble des documents indexés, et renvoie vers les sites des e-distributeurs pour toute consultation du texte. L’ambition de GéoCulture était, dès sa création, de pouvoir proposer un accès à tout type d’œuvres, qu’elles soient libres de droits ou non, à la fois dans l’intérêt de l’utilisateur (qui cherche une œuvre pertinente en fonction du lieu où il se trouve, sans se soucier a priori du statut juridique de cette œuvre) mais aussi des artistes, auteurs et ayants droit qui vivent en partie du fruit de la cession des droits patrimoniaux attachés à l’œuvre. Nous verrons que cette ambition de départ se heurte à un certain nombre de difficultés.

L’objectif de cet article est d’étudier les conditions de cession de droits des œuvres proposées dans les deux services GéoCulture et de voir comment l’apparition de ces services s’inscrit dans cette période de bouleversement du droit d’auteur à l’ère numérique. L’intérêt d’une telle étude réside, pour GéoCulture : le Limousin vu par les artistes, dans la grande diversité des domaines artistiques concernés : littérature, arts plastiques, art contemporain, photographie, musique, cinéma, ainsi que dans le nombre significatif d’œuvres concernées (plus de 1000). GéoCulture permet d’analyser des exemples concrets de négociation des droits concernant tous les champs artistiques et sur une période donnée (2010-2014), avec des conditions similaires de diffusion des œuvres (sur le site internet et sur les applications pour smartphones de GéoCulture). L’expérimentation de GéoCulture : la France vue par les écrivains permet d’analyser plus en détail la négociation des droits d’auteur dans le secteur du livre, avec un service d’ambition nationale, un corpus d’extraits assez important (plus de 500 extraits) et une négociation préalable avec les organismes nationaux représentant les professionnels du livre. Les deux services étudiés nous semblent donc intéressants à analyser pour leur fonctionnement alternatif à celui des grands infomédiaires. Ces deux services se caractérisent par leur nature publique, typique d’une catégorie de courtiers informationnels publics, catégorie qu’il restera à définir plus précisément.

Contexte et enjeux

Avant de nous pencher sur l’étude des conditions de cession de droits des services GéoCulture, il faut rappeler des éléments de contexte économique, juridique et légal, sachant que ce contexte évolue en permanence, et parfois assez rapidement. Nous nous inscrivons, pour cette étude, dans la continuité de travaux récents sur le droit d’auteur menés par des chercheurs en sciences de l’information et de la communication (Bullich, 2011 ; 2013) et en sciences économiques (Benhamou, 2009 ; Benhamou, 2012 ; Benhamou, Farchy, 2009). De manière générale, l’émergence des s services numériques de géolocalisation de contenus culturels s’effectue dans un contexte de remise en cause des conditions d’exercice du droit d’auteur à l’ère du numérique.

L’enjeu pour les pouvoirs publics est de trouver le juste équilibre entre un accès facilité aux œuvres de l’esprit sur la Toile et une juste rétribution des artistes, des auteurs et des ayants droit. Cet accès facilité aux œuvres pourrait tout d’abord être permis par une large ouverture des données détenues par les pouvoirs publics, et en particulier les documents et œuvres numérisés détenus par les bibliothèques, musées et services d’archives, et qui sont tombés dans le domaine public. Au niveau de l’ouverture des données publiques, ce qu’il est convenu désormais d’appeler le mouvement de l’open data (Lejeune, 2014), l’État français a déjà fait montre d’un certain volontarisme en lançant le programme Étalab. Il souhaite même aller plus loin avec un projet de loi « Pour une République numérique » examiné à la fin de l’année 2015, reprenant une partie des 70 propositions émanant du Conseil national du numérique regroupées dans le rapport « Ambition numérique » remis au Premier ministre en juin 2015 (Thieulin, 2015). Ce rapport aborde tous les volets du numérique dans la mutation que son développement induit sur l’ensemble de la société française et européenne. Ce mouvement d’ouverture des données publiques pourrait concerner prochainement les secteurs des bibliothèques, des musées et des archives.

Concernant les œuvres sous droits, la loi française garantit largement le respect des droits patrimoniaux des auteurs et des ayants droit, qui sont consignés dans le Code de la propriété intellectuelle de 1992 et sont régulièrement actualisés depuis. Cependant, le développement du numérique a bousculé à bien des égards les conditions et les modalités de cession des droits, comme le précisent Françoise Benhamou et Joëlle Farchy (Benhamou, Farchy, 2009, p.21) :

« Dans sa composante patrimoniale, la propriété intellectuelle est devenue, aux yeux de nombreux internautes, le symbole d’une forme d’archaïsme à l’heure de la société de l’information, tandis que la plupart des auteurs et producteurs la considèrent comme une forteresse assiégée qu’il est impératif de défendre afin de préserver l’avenir de la création. »

L’objet de notre travail n’est pas de dresser un panorama complet des évolutions du droit d’auteur à l’ère numérique, mais il nous semble important de retenir un point en particulier. Il s’agit de l’inquiétude générale des artistes, auteurs et ayants droit vis-à-vis du numérique, de la crainte que l’accès gratuit des œuvres sur internet devienne une règle et que le piratage mette en danger l’ensemble des industries culturelles, comme il a détruit en partie le marché de la musique enregistrée, en raison en particulier du développement des échanges de pair à pair. Cette inquiétude est globalement liée aux incertitudes à l’égard des nouveaux modèles économiques d’accès aux contenus culturels numériques. En particulier, les auteurs et producteurs de contenus craignent de ne plus maîtriser les conditions de diffusion et de commercialisation de ces contenus (Bouquillion, 2012). Les initiatives des majors de l’internet sur le marché des contenus culturels ont également nourri les inquiétudes des auteurs, des artistes et des ayants droit. Dans le domaine du livre, Google a ainsi dû affronter une série de procès intentés par les éditeurs et les auteurs contre son projet de numérisation massive de livres. Pour la commercialisation des livres numériques, Amazon tente de s’imposer face aux éditeurs en menaçant une de leur prérogative essentielle, à savoir la fixation du prix. Un bras de fer a ainsi opposé Amazon à la filière américaine d’Hachette à l’été 2014. Ce contexte tendu a pesé sur les conditions de négociation de cession des droits pour la mise en œuvre des services GéoCulture.

La négociation des droits pour les services GéoCulture

Notre étude porte sur deux services numériques de géolocalisation de contenus culturels. Le premier service, intitulé GéoCulture : le Limousin vu par les artistes offre près de 1000 œuvres et extraits d’œuvres issus de tous les champs artistiques s’inscrivant dans le territoire du Limousin, essentiellement des œuvres d’art plastique (plus de 500) et des extraits littéraires (plus de 370). Le second service, GéoCulture : La France vue par les écrivains a été expérimenté entre 2012 et 2014 à l’initiative de la Fill en collaboration avec onze structures régionales pour le livre représentant les régions Aquitaine, Auvergne, Basse-Normandie, Bretagne, Centre, Franche-Comté, Languedoc-Roussillon, Limousin, Picardie, Poitou-Charentes et Provence-Alpes-Côte d’Azur.

La volonté des créateurs du service était à l’origine de proposer à la fois des contenus libres de droits, donc librement réutilisables et des contenus sous droits, pour lesquels une négociation avec les ayants droit ou leurs représentants était indispensable. En effet, s’il existe sur internet un grand nombre d’extraits littéraires, de films ou d’œuvres plastiques proposés en ligne sans l’accord explicite des ayants droit, le portage public de ces services, par des structures régionales pour le livre, amenait à les construire en étroite collaboration avec les professionnels du livre pour les deux services, et avec l’ensemble des domaines artistiques pour le projet limousin. Soucieux d’assurer aux artistes, auteurs et ayants droit une juste rémunération pour la mise en ligne de leurs œuvres ou extraits d’œuvres, les institutions à l’origine de ces services espéraient tout de même obtenir des conditions de cession de droits avantageuses, voire gratuites, dans la mesure où les services apportaient un gage de sérieux. Ils étaient en effet entièrement financés sur fonds publics et gratuits pour les utilisateurs des sites internet et des applications pour smartphones. Ils proposaient en outre des contenus de qualité, choisis par des comités scientifiques, la notice de chaque œuvre était soigneusement rédigée, ce qui concourait à mettre en valeur les œuvres, les artistes et les écrivains, et leur donnait une plus grande visibilité. Cependant, les ayants droit restaient, en tout état de cause, « maîtres du jeu », dans la mesure où ils pouvaient imposer aux porteurs du service leurs conditions de cession de droits.

Dans la suite, nous allons analyser les différentes situations de cession de droits en fonction des champs artistiques concernés. La littérature est un domaine complexe, dans la mesure où, d’une part, ce ne sont pas des œuvres entières qui sont mises en ligne, mais de courts extraits (entre 1500 et 6000 signes), et d’autre part, les ayants droit, en général les éditeurs, adoptent des attitudes différentes. Le Centre régional du livre en Limousin a expérimenté le premier cette négociation avec les éditeurs à partir de 2010 : certains refusant purement ou simplement de céder les droits, d’autres constatant qu’ils n’avaient pas eux-mêmes les droits numériques des textes publiés en papier et ne pouvaient donc pas les céder à un tiers. D’autres fixaient des conditions de cession à des tarifs très élevés, d’autres enfin, et ils étaient nombreux, cédaient les droits à titre gratuit pour encourager le développement du projet ou se fiaient au portage public du service. Comment expliquer des attitudes aussi différentes de la part des ayants droit ? Nous pouvons émettre l’hypothèse que les incertitudes sur la valeur des services proposés par GéoCulture à ses utilisateurs et leur contribution à la renommée des œuvres utilisées tendent à ouvrir le champ des positions dans les négociations de droits. S’ajoute certainement à ces incertitudes le fait que les titulaires de droits sollicités n’ont guère de politique tarifaire préalable pour de telles utilisations « publiques ». Dès lors, leurs comportements peuvent osciller, en fonction de leur situation, entre la saisie de l’aubaine dans une logique de rente et l’autorisation à titre gracieux.

Le lancement de l’expérimentation de La France vue par les écrivains, qui visait à dresser une cartographie littéraire du pays, a permis d’engager un dialogue en amont avec les différents représentants des ayants droit. La Fill était à même, par l’ambition nationale du projet porté et par les soutiens affirmés du Centre national du livre (CNL) et de la Sofia (Société française des intérêts des auteurs de l’écrit) d’engager des discussions en amont avec les organismes représentatifs des ayants droit, en l’occurrence le Syndicat national de l’édition (SNE) pour les éditeurs et la Société des gens des lettres (SGDL) pour les écrivains. Si chacun reconnaissait l’intérêt indéniable du service pour mettre en valeur d’une manière originale les auteurs et les œuvres dans leur dimension de lien au territoire, il semblait difficile de proposer d’emblée la cession à titre gratuit des extraits littéraires.

Le paiement des droits d’auteur était peut-être une nécessité pour lancer le service et rassembler l’ensemble des professionnels du livre autour de ce projet, mais plusieurs acteurs du projet national plaident désormais pour les cessions à titre gratuit. De plus, le fait de devoir négocier avec un grand nombre d’éditeurs reste un passage obligé pour ces services portés par la puissance publique, mais il constitue un facteur de complexification et de ralentissement de la mise en œuvre du service. L’absence de société commune de gestion des droits numériques des auteurs et éditeurs se fait d’autant plus sentir lorsqu’on le compare avec les domaines des arts plastiques ou de la musique enregistrée, largement présents sur GéoCulture : le Limousin vu par les artistes. L’existence de l’ADAGP (Société des auteurs dans les arts graphiques et plastiques), qui gère les droits de plus de 110 000 auteurs et artistes dans le monde, a grandement facilité la négociation pour la mise en ligne de plus de 70 œuvres dans le domaine des arts plastiques. C’est un système de forfait qui a été appliqué (une somme donnée pour un nombre d’œuvres compris entre 50 et 100 pour une durée déterminée). De la même manière, pour la musique, la SACEM (Société des auteurs, compositeurs et éditeurs de musique), applique un tarif forfaitaire pour les extraits musicaux présentés sur le site internet. Un accord formel des artistes et groupes de musique est cependant demandé.

Le service développé en Limousin a également donné l’occasion de collaborer directement avec des artistes, des photographes ou leurs ayants droit. Si les agences photographiques, qui vivent de la commercialisation des images de leur fonds, demandent des droits élevés (deux cent trente euros par photographie pour la mise en ligne d’images du photographe Willy Ronis représentant le village martyr d’Oradour-sur-Glane), la négociation avec les artistes et les photographes a souvent été plus aisée, puisqu’ils ont, pour la plupart d’entre eux, accepté soit de céder leurs droits à titre gratuit, soit de signer un contrat de cession pour cinq ans rémunéré à hauteur de cinquante euros par œuvre. Des photographes comme Thierry Girard mais aussi les ayants droit de Robert Doisneau ont ainsi accepté ce contrat qui peut sembler équilibré. Il était intéressant de constater que la plupart des artistes qui n’avaient pas confié leurs droits à l’ADAGP expérimentaient avec GéoCulture une forme nouvelle de contractualisation pour la mise en ligne de leurs images sur des sites autres que le leur propre. Si la négociation directe avec les artistes s’est presque toujours bien déroulée, dans la mesure où ils considéraient le service comme un moyen original de valoriser leur travail artistique, les relations avec les producteurs et éditeurs de contenus détenteurs des droits étaient plus difficiles, ces derniers cherchant avant tout une valorisation économique des droits détenus. Notre étude vient ainsi étayer la thèse de Vincent Bullich (Bullich, 2011, p.57), qui soutient la position suivante :

« Le droit d’auteur participe à la mise en compatibilité des actions et stratégies plurielles, éparses et souvent antagonistes relatives à la production et la consommation de biens culturels industrialisés par rapport à un impératif de reproduction d’une part des rapports sociaux entre les acteurs, rapports sociaux définis par la propriété et donc l’exclusivité, et d’autre part des modalités de valorisation économique de cette (quasi) propriété. »

La négociation avec les musées a été plus complexe, dans la mesure où plusieurs « couches » de droits d’auteur peuvent se superposer concernant une même œuvre. Dans le cas d’un tableau par exemple, il faut demander les droits à l’artiste, au musée qui est propriétaire du tableau, mais aussi au photographe qui est l’auteur de l’image mise en ligne et éventuellement à la personne qui est représentée sur ce tableau au titre du droit à l’image. Il peut donc arriver que les œuvres tombées dans le domaine public ne soient pas elles-mêmes libres de droits. Traditionnellement, les musées, mais aussi la BnF ou la Réunion des musées nationaux facturent une redevance pour la diffusion de ces images. Ces établissements publics ne sont pas, pour le moment, particulièrement enclins à proposer des tarifs de cession de droits avantageux, même pour des services numériques portés par la puissance publique comme GéoCulture. La Réunion des musées nationaux peut ainsi demander, pour la mise en ligne d’un tableau de Francis Picabia plus de deux cents euros de droits, auxquels s’ajoutent cent euros de droits pour la présentation du tableau sur une application pour smartphones. D’autres musées ont cependant accepté de céder gratuitement les droits des images des œuvres de leurs collections, en particulier lorsque l’œuvre est tombée dans le domaine public, comme par exemple le musée Unterlinden de Colmar pour un tableau de Claude Monet.

De manière générale, dans le domaine des arts plastiques, les conditions de cession de droits restent extrêmement variables d’un acteur à l’autre. Si les grands musées et les agences photographiques ont créé des tarifs spécifiques pour les utilisations en numérique, voire même pour la diffusion des images via des applications pour smartphones, certains ont fixé des tarifs plus proches de ceux qui sont demandés pour des reproductions d’images en haute définition dans des livres d’art, alors que d’autres, en particulier les grands musées américains, ont adapté (et réduit) leurs tarifs aux utilisations en numérique (le musée des beaux-arts de Boston demande par exemple vingt-cinq dollars pour l’utilisation d’un tableau de Monet sur une application). Enfin, l’autorisation de plus en plus fréquente pour les visiteurs de photographier les œuvres dans les musées conduit à une augmentation très forte de l’utilisation et de la diffusion à titre gratuit des images des œuvres. Cette tendance à l’ouverture et au partage plus libre des données, en particulier celles tombées dans le domaine public, est une des bases de la création des licences Creative Commons qui cherchent à « faciliter la diffusion et le partage des œuvres tout en accompagnant les nouvelles pratiques de création à l’ère numérique »(1). https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/geoculture-et-la-negociation-des-droits-dauteurs-un-modele-a-inventer-pour-un-service-public-numerique/Un grand nombre d’institutions culturelles dans le monde mettent en ligne leurs collections numérisées et incitent à leur réutilisation, comme par exemple la bibliothèque du Congrès à Washington, qui partage librement plus de 24 000 photos libres de droits sur le site de partage de photographies Flick’r. Parmi les contributeurs du service GéoCulture : le Limousin vu par les artistes, plusieurs détenteurs de fonds plaident pour une plus large ouverture des données culturelles publiques.

C’est dans le domaine du cinéma que GéoCulture a le plus de difficultés à obtenir les droits de diffusion. Si le repérage des films et des extraits pertinents est assez aisé, la négociation avec les producteurs et les distributeurs est complexe, dans la mesure où, d’une part, les canaux de diffusion des films, comme ceux de la vidéo à la demande (VAD) ne correspondent pas au modèle de GéoCulture (où on accède aux extraits directement sur l’interface internet) et où, d’autre part, les sommes demandées peuvent être importantes. Une des solutions envisagées serait la possibilité de négocier en amont cette diffusion des extraits sur GéoCulture, en particulier avec les producteurs qui sollicitent un soutien financier du Conseil régional du Limousin (principal financeur de GéoCulture) lorsque le film est tourné dans la région. Lorsque la demande de cession de droits est effectuée bien après la sortie du film, la situation devient plus complexe. En août 2015, une dizaine d’extraits de films seulement, produits et tournés en Limousin, sont proposés sur le site de GéoCulture.

Une forme publique de courtage informationnel ?

Les porteurs des services GéoCulture ont donc tenté de se positionner comme des intermédiaires publics soucieux de défendre les intérêts des artistes, avec une véritable mission de service public de large diffusion des œuvres. Pour la lecture de livres papier, l’enjeu était aussi de donner une image modernisée de l’accès aux textes, en particulier avec la fonction « autour de moi » permise par les smartphones. Les porteurs publics de ces services tentaient ainsi de jouer un rôle d’intermédiaire neutre et vertueux entre les créateurs, producteurs et ayants droit de contenus, et les consommateurs. Ils se placent ainsi, à une toute petite échelle, en alternative aux majors de l’internet, et en particulier à ceux qui se positionnent comme intermédiaire, ou plus exactement comme courtier pour l’accès à l’information et aux contenus culturels. C’est ce que Pierre Moeglin (Moeglin, 2007) a défini comme le modèle du courtage informationnel :

« Aux quatre modèles — vente de produits à l’unité, diffusion gratuite de programmes financés en amont, fourniture d’accès à des clubs payants et facturation au compteur — Internet ajoute un cinquième modèle, appelé à coexister avec les précédents, mais dont il se distingue par la centralité qu’il accorde à l’intermédiation. Depuis assez longtemps, sans utiliser le terme, les professionnels de l’information spécialisée pratiquent le courtage informationnel : à leur demande, des usagers sont, au coup par coup, mis en relation par le « pull » avec des sources d’information. »

Ce courtage informationnel est ainsi caractérisé, selon Lucien Perticoz (Perticoz, 2012, paragraphe 34), par le fait que « le service rendu au consommateur correspond à un tri opéré au sein d’une profusion de contenus culturels numérisés, le but étant qu’il soit mis en relation avec ceux qui seront, au plus proche de ses attentes et de ses goûts ». Cette forme de personnalisation de la consommation des contenus culturels est, pour l’instant, principalement analysée au regard des firmes privées qui proposent ces services (Deezer, Google, Spotify). L’objet de notre travail doctoral est de nous interroger sur l’apparition d’une forme publique de courtage informationnel dont GéoCulture pourrait être un exemple. La comparaison avec les autres courtiers informationnels, en particulier Google, nous semble particulièrement intéressante, dans la mesure où l’entreprise californienne développe depuis 2011 le Google Art Project, un musée virtuel proposant plusieurs millions d’objets d’art issus de centaines de musées dans le monde. Ce service ne propose que des œuvres libres de droits, et demande aux musées de leur fournir les fichiers numérisés en haute définition des œuvres qu’ils souhaitent diffuser sur l’interface internet dédiée. En contrepartie, Google s’engage à numériser à ses frais plusieurs œuvres du musée en très haute définition, et garantit aux institutions culturelles une visibilité plus importante pour leurs œuvres. Si les musées français ont été plutôt réticents à la création de ce service, plus d’une vingtaine d’entre eux participent désormais au projet, comme le musée Marmottan ou le musée d’Orsay, mais aussi depuis mai 2015 la Réunion des musées nationaux, dont on a vu qu’elle n’accordait pas de traitement favorable à GéoCulture pour la cession de droits d’œuvres du domaine public. La renommée et la visibilité de Google, avec près de 12 millions d’utilisateurs revendiqués par la firme du Google Art Project dans le monde, ont donc convaincu des centaines de musées de confier leurs œuvres numérisées à la firme californienne. Pourtant, loin d’être un service public, la firme américaine affiche clairement son modèle économique fondé sur la régie publicitaire en ligne et la revente aux annonceurs de données personnelles et de profils d’internautes consommateurs : les contenus culturels (ici les œuvres d’art) sont avant tout des produits d’appel pour Google. Il apparaît donc que des formes privées de courtage informationnel peuvent, pour un même objet (la mise en ligne d’œuvres d’art détenues par les musées) plus séduire certaines institutions muséales publiques que des formes émergentes de courtage informationnel public, du type de GéoCulture.

Un cas exemplaire de fair use ?

Nous avons observé que le coût principal des droits d’auteurs résidait dans le temps de recherche et de négociation avec les ayants droit, ainsi que dans la mise en œuvre contractuelle des cessions de droits. Par ailleurs, la poursuite d’une mission de service public, visant à l’amélioration d’un bien-être collectif par une plus large diffusion des œuvres et par la mise en valeur originale du territoire, semble claire. Ces deux points sont justement ceux qui justifient le recours au fair use, exception au copyright dans le droit anglo-saxon qui permet de reproduire une œuvre de manière gracieuse, sans demander l’autorisation de l’auteur ou de l’ayant droit. Françoise Benhamou et Joëlle Farchy (Benhamou, Farchy, 2009, p.33-34) précisent ainsi les deux arguments qui peuvent justifier le fair use :

« [premièrement] lorsque les coûts de transaction correspondant à une utilisation (coût de la négociation bilatérale qu’il faudrait entreprendre chaque fois que l’on souhaite citer ou parodier une œuvre existante et sous protection, coût de l’identification des ayants droit) sont prohibitifs […]. Le fair use est également justifié lorsque, même en l’absence de coûts de transaction, le bénéfice social d’une utilisation l’emporte sur la perte du titulaire, selon une idée classique de maximisation du bien-être social. »

Même si le Code de la propriété intellectuelle français ne reconnaît pas le fair use anglo-saxon, le rapprochement progressif entre le système anglo-saxon de copyright et le droit d’auteur français nous permet d’envisager à l’avenir un traitement moins contraignant pour les porteurs des services GéoCulture. Cependant, le portage public des services amènerait plutôt à envisager une négociation collective permettant la mise en place d’un mécanisme d’exception, à condition d’avoir une définition objective et opérationnelle du caractère de « bien commun » des services proposés.

Conclusion

L’étude des conditions de cession de droits pour les services GéoCulture offre une photographie partielle mais représentative des différents champs artistiques et de l’attitude des artistes et des ayants droit à l’ère numérique. Elle ouvre aussi d’autres pistes de réflexion ; nous en retiendrons trois.

Le développement de la culture du « libre » tout d’abord, et en particulier des licences Creative Commons, pose de réelles questions quant au positionnement des services GéoCulture en particulier et des services publics culturels numériques plus généralement. Jusqu’où aller dans l’ouverture des données culturelles ? La libre réutilisation des contenus culturels numérisés des archives, des musées, des bibliothèques peut-elle aller jusqu’à une exploitation commerciale de ces données, alors que la numérisation, la conservation et la diffusion de ces données a été financée par des fonds publics ? La mise en ligne de plus en plus fréquente par les artistes eux-mêmes de contenus artistiques en libre accès permettra-t-elle une plus large diffusion des œuvres ? Comment concilier à l’avenir pour les services GéoCulture la garantie d’une juste rémunération des auteurs et des ayants droit avec une diffusion la plus large possible de milliers de contenus artistiques et littéraires géolocalisés ?

La deuxième piste de réflexion ouverte par cette étude concerne le positionnement stratégique de GéoCulture et des services publics numériques d’accès aux contenus culturels. L’affirmation plus forte de GéoCulture comme une marque au lieu d’un simple service peut-elle lui donner une plus grande visibilité ? Peut-elle mettre mieux en avant sa dimension éthique liée aux missions de service public, soucieuse de la valorisation des territoires, des artistes et des professionnels de la culture et des territoires ? Les porteurs des services GéoCulture peuvent-ils utilement s’inspirer des méthodes du marketing pour mieux « vendre » ce service public, comme le font aujourd’hui un certain nombre de territoires avec le développement de marques territoriales (Fournier, 2015) ? Cette marque GéoCulture et les licences qui lui seraient associées pourraient-elles permettre une négociation simplifiée des cessions de droits ?

Enfin, troisième piste de réflexion, cette étude ouvre des perspectives de recherche sur la naissance d’un nouveau modèle de courtage informationnel : cette négociation fine et respectueuse des intérêts de chacun, si elle s’avère lente et compliquée à mener, ne caractérise-t-elle pas justement ce modèle public en regard du modèle simple (mais plus efficace) d’un Google Art Project ? Les formes naissantes de coopération, de création de « biens communs », de mutualisation de moyens peuvent-elles constituer une base pour ce modèle naissant de courtage informationnel public ? Ce dernier ne se caractérise-t-il pas aussi par une forte éditorialisation des contenus, à la différence de courtiers informationnels privés ? On le voit, une définition des formes publiques de courtage informationnel nécessiterait d’approfondir notre recherche, en commençant par élargir l’objet d’étude à d’autres plates-formes publiques, comme Corrélyce en Paca pour l’accès aux ressources numériques éducatives ou Cultures connectées en Aquitaine. À partir de ces exemples, il faudrait analyser cette fonction de courtage public et voir en quoi elle se rapproche ou diffère des formes marchandes de courtage informationnel.

Note

(1) Extrait de la présentation des Creatives Commons sur le site http://creativecommons.fr/, consulté le 22 mars 2016.

Références bibliographiques

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Becker Howard (1988), Les mondes de l’art, Paris : Flammarion.

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Benhamou Françoise (2009), « Les politiques publiques face aux mutations de l’économie de la culture. Le droit d’auteur contesté par le numérique ? », Paris : Cahiers français n°348, 88 p.

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Auteur

Olivier Thuillas

.: Olivier Thuillas est doctorant au Laboratoire des Sciences de l’Information et de la Communication (LabSic), de l’Université Paris-Nord 13, il prépare une thèse sous la direction de Bertrand Legendre et Isabelle Klock-Fontanille sur le thème : « Les services de géolocalisation de contenus culturels : une nouvelle forme de courtage informationnel ? Le cas du service GéoCulture ». Il est professeur associé à l’Université de Limoges, Faculté des lettres et sciences humaines, Laboratoire CeRes (EA 3648), co-responsable du master professionnel Édition.