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La musique dont vous êtes le héros. Quelques nouvelles formes de prescription culturelle à travers l’étude des plateformes musicales sur le web

15 Mai, 2016

Résumé

Depuis plusieurs années, un certain nombre de plateformes web musicales s’appuient sur la participation des internautes pour proposer une sélection de chansons, censée être en adéquation avec les goûts de chacun. En déplaçant l’expertise et la confiance des médiateurs traditionnels (journaux de presse écrite, émissions audiovisuelles…) vers les « amis » ou autres « fans », ces plateformes web misent sur le fait que la musique proposée en ligne est choisie par ceux-là mêmes qui l’écoutent et l’apprécient. Comment s’y prennent-elles pour organiser et valoriser les contributions des internautes ? Comment envisagent-elles leur rôle de prescription culturelle dès lors que celle-ci semble déléguée aux contributeurs ? Dans quelles mesures parviennent-elles à se présenter comme un intermédiaire pertinent et nécessaire à la diffusion de la musique alors que c’est l’internaute lui-même qui en deviendrait le héros ?

Mots clés

Prescription culturelle, recommandation, industrie musicale, plateforme web, intermédiation, contenus numériques.

In English

Title

The music the hero of which you are. Some new forms of cultural prescription through the study of the musical platforms on the Web.

Abstract

For several years, many musical web platforms use the participation of users to offer a selection of songs, supposed to be created according to one’s tastes. By moving the expertise and trust from traditional mediators (print newspapers, audiovisual programs…) to « friends » or other « fans », these web platforms offer a music chosen by those who listen and appreciate it. How do they organize and value the contributions of users? How do they define their role as cultural advisor since this one seems to be delegated to contributors? How can they stand as a relevant intermediary in the distribution of music while it is the user himself who seems to become the hero of its distribution?

Keywords

Cultural prescription, recommendation, musical industry, web platform, intermediation, profane, digital contents.

En Español

Título

La música de la que eres el héroe. Algunas nuevas formas de prescripción cultural a través del estudio de las plataformas musicales sobre web

Resumen

Desde hace algunos años, las plataformas web musicales utilizan la participación de los usuarios para ofrecer una selección de canciones, supuestamente arreglada conforme a los gustos culturales de cada uno. Devaluando la experiencia y la confianza antes conferida a mediadores tradicionales como medios impresos, programas audiovisuales, amigos y otros aficionados, dichas plataformas ofrecen opciones musicales elegidas con base en los comportamientos y elecciones previas de los mismos usuarios que escuchan y aprecian. ¿Cómo se organizan y se valoran éstas contribuciones de los usuarios? ¿Cómo se define su papel de prescripción cultural siendo al parecer esta una labor de la cual es responsable el contribuyente? ¿Quiénes son ahora los intermediarios necesarios en la distribución de la música, siendo el propio usuario quien se convierte en el héroe?

Palabras clave

Prescripción cultural, recomendación, industria musical, plataforma web, intermediación, contenidos digitales.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Dupuy-Salle Manuel, Jutant Camille, Spano William, «La musique dont vous êtes le héros. Quelques nouvelles formes de prescription culturelle à travers l’étude des plateformes musicales sur le web», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/3A, , p.99 à 113, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/supplement-a/07-musique-dont-etes-heros-quelques-nouvelles-formes-de-prescription-culturelle-a-travers-letude-plateformes-musicales-web/

Introduction

Si la confrontation directe avec les œuvres contribue à forger un capital culturel, c’est souvent par un ensemble de médiations que celui-ci se construit. Que ce soit par les salons littéraires au temps des Lumières, la presse industrielle et commerciale au 19ème siècle ou, plus proche de nous, les médias de masse, chaque époque voit émerger des instances assurant les conditions de rencontre entre la production et la réception des biens symboliques. Cet accès indirect à la culture s’explique en grande partie par le caractère imprévisible de l’accueil réservé par le public. En effet, la satisfaction liée aux produits ou événements culturels apparaît toujours a posteriori. Par exemple, le plaisir occasionné par l’écoute d’un disque nécessite d’en faire préalablement l’expérience. Aussi, pour limiter la perte de temps et le coût important que représente la construction de cette relation à la culture, le public « s’en remet » à des intermédiaires. Si les médias, tels la presse spécialisée et la critique professionnelle, jouent traditionnellement ce rôle de guide culturel, l’environnement social est également privilégié par les publics qui suivent les conseils et avis formulés par leurs pairs (famille et amis) avec lesquels ils partagent souvent des goûts et valeurs communes. De leur côté, les différents acteurs des industries culturelles développent des stratégies de promotion et de prescription des différents contenus afin d’anticiper, voire de contrôler au maximum ces expériences subjectives (Matthews et Perticoz, 2012).

Cette caractéristique paraît d’autant plus d’actualité que les prescriptions de l’environnement social obtiennent désormais une visibilité inédite sur le web. En effet, dans le domaine de la musique par exemple, un certain nombre de sites proposent des services d’écoute et de téléchargement de fichiers musicaux recommandés par des pairs. Ces plateformes musicales s’appuient alors sur la participation des internautes pour proposer une sélection de chansons, censée être en adéquation avec les goûts de chacun. En déplaçant l’expertise et la confiance des médiateurs traditionnels (journaux de presse écrite, émissions audiovisuelles…) vers les « amis » ou autres « fans », ces plateformes web misent donc sur le fait que la musique proposée en ligne est choisie par ceux-là mêmes qui l’écoutent et l’apprécient. Dans cette configuration, l’amateur de musique semble donc placé au centre de la prescription culturelle proposée par ces plateformes. Mais comment s’y prennent-elles pour organiser et valoriser les contributions des internautes ? Comment envisagent-elles leur rôle de prescription culturelle dès lors que celle-ci semble déléguée aux contributeurs ? Dans quelles mesures parviennent-elles à se présenter comme un intermédiaire pertinent et nécessaire à la diffusion de la musique alors même que c’est l’internaute lui-même qui en deviendrait le héros ?

Les plateformes musicales sur le web au cœur de la recommandation culturelle profane

Durant les années 2000 et en particulier lors de l’apparition du web dit « 2.0 », la question des contributions profanes sur l’internet a été largement abordée dans la littérature savante, selon des perspectives et des disciplines variées : l’économie, les sciences de gestion et du marketing, la sociologie et les sciences de l’information et de la communication. L’intérêt scientifique pour les préoccupations et pratiques des citoyens ordinaires, notamment en matière culturelle, n’est néanmoins pas lié spécifiquement à l’internet et remontent, au moins, aux travaux d’Antoine Hennion sur les passionnés de musique (Hennion, 1993 ; Hennion, Maisonneuve, Gomart, 2000), d’Olivier Donnat sur les pratiques culturelles (Donnat, 1996 et 2009), de Philippe Le Guern sur les pratiques des fans (Le Guern, 2002) et de Gérôme Guibert sur les artisans des scènes locales musicales (Guibert, 2007). Ces réflexions ont le mérite de se focaliser sur le rapport passionné et réflexif que les amateurs entretiennent avec la culture, rapport qui ne se limite pas à un simple contact avec l’œuvre (le temps d’une écoute, d’un visionnage…) mais qui s’inscrit dans le cadre d’un itinéraire biographique, de sociabilités familiales et amicales, et selon une logique d’appropriation et d’identification. L’amateur de musique n’est donc pas simplement un consommateur de biens culturels, mais un (co)producteur du sens des œuvres qui tend de plus en plus à faire savoir ce qu’il pense, notamment sur le web.

De ce point de vue, il faut noter que la visibilité donnée aux avis et commentaires des internautes à propos de ce que ces derniers regardent, écoutent, et lisent, a pris une grande ampleur (Flichy, 2010). Récemment, cette question a été étudiée dans deux numéros de revue. Tout d’abord à travers le prisme de la prescription littéraire dans le n°179 de Communication et Langages (Ducas et Pourchet, 2014), portant sur les procédés qui conduisent, dans le cadre d’une offre pléthorique et de l’apparition de nouveaux moyens de promotion de la culture sur l’internet, à lire et acheter un ouvrage. Ce numéro s’intéressait tout autant aux blogs littéraires qu’à l’attribution des prix ou le rôle des magasins de vente en ligne, mais soulignait le rôle décisif et transversal occupé par le lecteur désormais partie prenant de la prescription culturelle. Ensuite, la pratique participative des internautes a été observée à travers le prisme de l’évaluation dans le n°183 de Réseaux (Pasquier, 2014). Là encore, les domaines étudiés sont vastes (blogs culinaires et cinéphiles, sites consacrés à la restauration ou à l’hôtellerie…) et ont l’intérêt de souligner la généralisation de l’évaluation profane et son instrumentalisation possible à des fins commerciales de la part de professionnels ou de contributeurs souhaitant sortir de l’anonymat grâce à l’obtention d’une notoriété acquise sur le web. Le grand mérite de ces travaux récents est de prendre acte de la vigueur des contributions amateurs numériques qui ne sont pas sans conséquence sur les filières des industries de la culture.

Parmi les industries culturelles, celle de la musique enregistrée est sans doute celle qui a été la plus étudiée du point de vue des mutations provoquées par le développement de l’internet il y a une vingtaine d’années. Il faut dire que cette industrie a été l’une des toutes premières à se trouver confrontée au succès du Peer to Peer et à l’arrivée de nouveaux acteurs dans la production, la commercialisation et la distribution de la musique dématérialisée, revisitant ainsi le rôle des intermédiaires traditionnels de la filière. C’est pourquoi en France, au milieu des années 2000 et selon une perspective essentiellement économique, un certain nombre de travaux se sont concentrés sur les acteurs de la distribution de musique en ligne (Beuscart, 2007 et 2008), mais aussi sur la réorganisation des fonctions d’édition et de promotion musicales. Ceci a pris la forme d’analyses axées sur l’évolution des modes de consécration culturelle à partir des communautés d’internautes (Gensollen, 2004 ; Gensollen et Bourreau, 2006) et sur certains procédés alternatifs de sélection et de publicité des œuvres (Auray et Moreau, 2012 ; Beuscart et Mellet, 2012), misant notamment sur le contact direct des artistes avec leur public. L’intérêt de ces analyses réside dans la prise en compte de l’évolution de l’intermédiation musicale et des changements dans la chaine de valeur à partir des contributions des internautes. La mise en visibilité de ce que les internautes pensent, suggèrent, proposent, etc., interfèrent dans les modes de sélection des œuvres et des artistes assurés généralement par des éditeurs jusque-là bien ancrés dans le paysage. En effet, le rôle prescriptif historique des médias traditionnels est interrogé par la mobilisation des contributions des internautes. De même, la mise en visibilité de celles-ci, couplée à des fonctions de vente en ligne, modifie aussi les modes de distribution de la musique pris en charge jusque-là par les détaillants. C’est bien l’ensemble de la filière qui tend à être affecté par ces changements (Perticoz et Matthews, 2012). Si le modèle socio-économique traditionnel de l’industrie musicale domine encore (Miège, 2014), son centre de gravité se déplace inexorablement de la vente de produits finis (les phonogrammes) vers la gestion et la valorisation de droits relatifs à l’œuvre et son auteur.

Les plateformes musicales tiennent une place de choix parmi les nouveaux acteurs de la filière sur le web. Une observation exploratoire en dénombre facilement plusieurs dizaines en langues française et anglaise, qui se présentent comme des intermédiaires entre les producteurs de musique et les usagers, auxquels est proposée en écoute une variété de morceaux se voulant adaptés à leurs goûts musicaux. Ces plateformes « de diffusion et de distribution de contenus numériques (…) se caractérisent a minima par une architecture technique et organisationnelle et un mode de valorisation spécifique » (Bullich et Guignard, 2014 : 201). Il existe néanmoins beaucoup de types de plateformes, chacune proposant un modèle d’intermédiation spécifique. Selon ces mêmes auteurs, il est possible d’en distinguer au moins deux grands types. D’un côté les « magasins » (tels Itunes, Bandcamp), qui vendent des contenus aux utilisateurs, et d’un autre côté les « places de marchés » (tel Youtube), qui fournissent des solutions pour des acteurs désireux de toucher un public. Dans l’un ou l’autre cas, des solutions de prescription bien spécifiques, destinées à mettre en visibilité, à recommander, à assurer la rencontre entre un contenu et un public, sont proposées. Certains spécialistes avancent que ces intermédiaires offrent des modèles de prescription jusqu’ici inédits de contenus musicaux en s’affranchissant des critères de recommandation subjectifs mobilisés traditionnellement par les acteurs de la filière (producteur, diffuseur, label, journal) et en les remplaçant par des modalités de prescription se présentant comme « objectifs », carfondés sur une sophistication technique et quantitative des dispositifs d’accès aux contenus : « la forte dynamique entrepreneuriale sur Internet repose ainsi moins sur la désintermédiation que sur la substitution d’une intermédiation revendiquée comme objective car technique, à une intermédiation humaine et subjective, perçue comme synonyme de captation indue de la valeur » (Benghozi et Paris, 2014 :182).

Pourtant, certaines plateformes web semblent mettre en avant une logique de recommandation opposée à cette dernière, en s’écartant d’un modèle de prescription à caractère automatisé et algorithmique pour prétendre à un modèle à caractère « social », fondé sur une prescription entre pairs, humaine, subjective, qualitative. Ces plateformes, qui offrent des services d’écoute et de découverte musicale (téléchargement ou streaming) par le biais de chansons ou de playlists, se présentent aussi bien comme « réseaux sociaux » ou « web radios sociales ». Ils entretiennent dès lors une certaine confusion sur la définition de leur service et de leur positionnement, qui peut s’avérer, nous y reviendrons, stratégique. Elles ont aussi comme point commun de s’immiscer de façon particulière dans la chaine de valeur de la filière en confiant aux contributeurs la mission d’orienter les consommateurs vers l’offre de musique enregistrée selon des modalités originales, personnalisées et appuyées sur le jugement des autres(1). Ces plateformes nous intéressent dans la mesure où elles n’en « organisent » pas moins cette recommandation amateur. Comment qualifier alors leur modèle prescriptif ? En quoi celui-ci peut-il être considéré comme « social » dès lors que ces dernières encadrent, structurent et imposent, par leur matérialité même, les cadres de contribution fournis aux utilisateurs et les modalités de valorisation des contenus ?

Notre hypothèse principale est que le modèle de prescription spécifique à ces plateformes, à défaut d’être totalement « social », résulte d’un ajustement constant caractérisé par une double contrainte : celle de valoriser la dimension « sociale » et celle de devoir l’encadrer, la structurer, la mettre en forme par des procédés techniques et sémiotiques. Nous proposons donc de décrire cet ajustement afin d’analyser de façon critique le modèle prescriptif de ces plateformes.

Présentation générale des trois plateformes étudiées

Dans le cadre de ce travail, trois plateformes web consacrées à la musique ont été étudiées en particulier : Whyd, créée en France en 2013 et implantée aujourd’hui aux Etats-Unis ; ThisIsMyJam, créée en 2011 au Royaume Uni et 8Tracks, fondée aux Etats-Unis en 2008.

Whyd, fondé par Gilles Poupardon et Jie Meng-Gerard, propose aux internautes (abonnés et non-abonnés) d’agréger légalement des contenus musicaux issus d’autres sites musicaux, tels Deezer, Soundcloud ou Vimeo, via l’interface (API) offerte par celles-ci. Après avoir mis en ligne une version beta en 2013, le site comptabilisait 60 000 membres un an après. En 2015, le modèle d’affaire est toujours en cours d’expérimentation. Après une première levée de fond en 2013, Whyd cherche une rémunération par la mise en place progressive d’un service d’affiliation grâce à une commission obtenue dès lors qu’un internaute achète, via sa plateforme, un contenu musical.

This Is My Jam a été créée par Matthew Oglen et Hannah Donovan en 2011 au Royaume-Uni. La plateforme se présente comme un lieu de découverte et d’écoute musicale dont le catalogue de titres, légal, est constitué par les membres (200 000 utilisateurs pour 2 millions de contenus musicaux répertoriés en 2015). Ces derniers ne peuvent choisir qu’une seule chanson pendant un laps de temps donné. Ils peuvent aussi écouter les sélections d’autres membres et les commenter. Le modèle économique est toujours expérimental et non viabilisé. Après une première levée de fond générée par la société The Echo Nest, la société tente de se rémunérer en développant du sponsoring avec, d’un côté, des artistes, labels et marques, et de l’autre, un système d’affiliation plus classique (commission sur la vente de contenus musicaux en acheminant les internautes sur des plateformes partenaires). En aout 2015, après plusieurs mois de difficultés financière et technique, This Is My Jam arrête son développement. Il est désormais impossible d’y ajouter de nouveaux contenus, mais la base de donnée est restée ouverte et accessible aux utilisateurs, afin qu’ils puissent toujours accéder aux différents titres.

8tracks a été fondé par David Porter et Remi Gabillet en 2008 aux Etats-Unis. La plateforme se présente comme une web radio sociale. Elle propose, légalement, des contenus musicaux (9 millions de titres en 2015) sous la forme de playlists à écouter en streaming. Ces dernières, limitées à 8 titres, sont composées et nommées par les utilisateurs. Ils acheminent ces contenus sur la plateforme par les API proposés par Soundcloud (lorsque les contenus sont légaux), mais aussi depuis leur propre disque dur. Depuis 2008, le modèle d’affaire de la start-up est en construction. Après trois levées de fond consécutives entre 2012 et 2015, la plateforme achète récemment des licences avec des labels de musique indépendants (DashGo, INgroovers) et de tous genres musicaux (musique classique, trance, etc.) afin de proposer des contenus exclusifs à ses membres. Dès lors qu’un utilisateur écoute un titre, 8tracks paye un droit d’auteur directement à l’ayant-droit. Le concurrent de 8tracks est la plateforme Pandora.

Ces trois plateformes sont en usage au moment de notre étude. Chacune d’entre elles s’appuie sur la participation des utilisateurs eux-mêmes, censés réaliser des playlists personnalisées à partir de critères de sélection variés. Nous avons donc cherché à savoir comment ces trois plateformes annonçaient un certain type de service à la fois de construction et d’écoute par les utilisateurs d’une offre musicale et comment elles mobilisaient ces derniers tant du point de vue logistique (le mode d’emploi et l’usage de la plateforme) que du point de vue sémiotique (la valeur donnée à leurs contributions). En effet les contributions des internautes sont sollicitées par la plateforme mais elles sont prises dans des cadres sémiotiques particuliers (un espace d’écriture, une liste de choix, etc.). Elles sont donc, telles que nous les voyons affichées à l’écran ou telles que l’internaute les inscrit dans les cadres prévus à cet effet, “toujours déjà” structurées et organisées d’un point de vue signifiant. Comprendre la participation des utilisateurs de ces plateformes revient donc à comprendre comment fonctionne un texte informatisé. Cela revient à saisir comment ces plateformes organisent un architexte (Jeanneret, 2014 ; Jeanneret et Souchier, 1999 et 2005), c’est à dire les conditions d’une production textuelle spécifique, « qui définissent les possibilités mêmes de l’acte d’écrire ou de lire » (Jeanneret, 2007, p.177).

Pour analyser ces trois plateformes, nous avons choisi une méthode socio-sémiotique. L’analyse socio-sémiotique nous permet d’identifier la façon dont les plateformes web se désignent elles-mêmes comme des lieux de pratiques spécifiques et la façon dont elles construisent des cadres de participation à destination des internautes. Ce type d’analyse socio-sémiotique répond à deux principes : d’une part la plateforme n’est pas étudiée comme un objet sémiotique isolé ; elle est considérée comme un des éléments d’une situation de communication d’ensemble (en l’occurrence les réseaux sociaux numériques sont des espaces de médiation qui mettent en relation des internautes avec de la musique et des services, mais aussi des internautes entre eux). D’autre part, ce sont les interactions entre la plateforme et les autres éléments de la situation de communication qui importent. L’analyse met donc au jour des processus de signification et des dynamiques (Davallon, 2003 ; Semprini, 2007).

Cette approche nous a permis d’analyser les plateformes selon trois axes : une analyse du discours utilisé par les trois sites pour présenter et valoriser leurs services, c’est à dire une analyse des termes employés pour définir son service et son usage aux visiteurs du site ; une analyse des modalités de participation offerte aux utilisateurs des trois sites, c’est à dire une étude des cadres de la contribution possible (formes de la sélection des titres musicaux, de l’édition, du partage, etc.) ; et enfin une analyse de la façon dont les contributions des internautes sont rendues visibles, organisées et traitées sur les plateformes, c’est à dire les formes d’affichages des contributions de l’ensemble des internautes utilisateurs.

Nous avons fait l’hypothèse que ces trois axes sont trois indicateurs du modèle de prescription mis en place par les plateformes.

La promesse d’un service de prescription « social »

La façon dont les plateformes se présentent et se qualifient elles-mêmes est révélatrice des valeurs qu’elles veulent conférer à leurs services. On en trouve la trace dans les parties des sites intitulées « Qui sommes-nous ? » ou alors dans les « slogans » des plateformes ou simplement dans leurs noms. Nous avons tenté d’analyser ces valeurs en repérant les termes utilisés pour désigner la plateforme elle-même, l’utilisateur auquel elle s’adresse, le rôle qu’elle lui propose par l’usage de la plateforme et le type de lien qu’elle incite à entretenir avec elle, mais aussi avec les autres membres de la plateforme. Plusieurs traits saillants peuvent être identifiés.

Le partage entre amateurs ou communautés de connaisseurs passionnés est au cœur du discours de ces plateformes comme en témoignent les phrases suivantes : « Pour ceux à qui la musique importe vraiment, 8tracks est le meilleur endroit pour trouver et faire découvrir des playlists toutes fraiches et vraiment humaines » (service 8tracks) ; « Vous savez ce qui est mieux que de la musique ? Plus de musique et c’est pourquoi nous avons pris un soin particulier à rassembler une communauté de prescripteurs et de « curators » plein d’inspiration. Ce sont des personnes bienveillantes qui veulent vous faire écouter la musique qu’ils trouvent. Et ils veulent écouter aussi la musique que vous aimez. Cette ambiance, c’est l’amour, et c’est malheureusement souvent absent de la plupart des sites web » (service Whyd)(2).

La qualité du processus de sélection des contenus est également mise en avant. D’une part, la sélection est élaborée par des passionnés « un réseau social pour que les amoureux de la musique collectent et partagent les morceaux qu’ils aiment, élaboré à Paris par une équipe internationale de personnages déjantés concentrés sur une chose : créer un lieu pour les amoureux de la musique » (service ThisIsMyjam)(3).

D’autre part, en se référant à l’idée de la « récolte », de la « curation » par des humains, c’est la dimension hypersingularisée de la sélection qui est valorisée : « Choisissez le titre qui compte le plus pour vous en ce moment et découvrez quelle est la chanson qui importe vraiment pour vos amis » (service This is my jam) ; « Ecoutez une nouvelle station radio qui diffuse la meilleure musique, cueillie à la main tous les jours par vos amis » (service ThisIsMyjam)(4).

La valeur centrale du service est fondée sur une dimension qualitative et sociale et selon des processus de sélection de contenus élaborés « à la main », « par des passionnés », selon des logiques de bouche-à-oreille, en opposition parfois soulignée avec un modèle prescriptif algorithmique : « Un des credo de 8tracks est que la programmation musicale artisanale est plus importante que les algorithmes. Repensez à la radio dans les années 1970, les cassettes des années 1980 et la culture DJ des années 1990. Les DJ partagent leur talent en faisant des choix, offrant ainsi aux artistes de la notoriété. Les auditeurs obtiennent ainsi un mélange unique de programmation radio et de bouche à oreille à une échelle mondiale » (service 8 tracks)(5).

Cette valeur centrale, la prescription sociale, fonctionne ainsi comme une légitimation des plateformes par opposition à celles reposant sur des processus technicisés et revendiquant le travail des algorithmes de recommandation.

Le cadrage des contributions comme moyen d’éditorialiser les contenus

Si le service de prescription proposé par ces plateformes se présente et se légitime comme étant essentiellement fondé et constitué de contributions amateurs, ces dernières restent néanmoins largement encadrées et organisées par la matérialité de la plateforme. Un premier niveau de cadrage s’identifie à une échelle que nous pourrions qualifier d’éditorialisation des contenus. Le terme d’éditorialisation fait ici référence aux opérations de préparation des contenus en vue de leur publication et de leur mise en scène sur la plateforme. Il recouvre à la fois le geste de sélection des contenus musicaux (les morceaux ou playlists qui seront disponibles sur les plateformes) et le geste de valorisation symbolique (la légitimation éditoriale de la qualité de ces mêmes morceaux). De quelles façons ces gestes sont-ils encadrés ?

Le catalogue des titres affichés sur les plateformes analysées est constitué de la sélection des utilisateurs. Chaque utilisateur peut récupérer les titres de son choix pour les faire figurer sur son profil et sur la plateforme. Les possibilités d’accès et de récupération des contenus musicaux sont, à ce titre, laissées les plus ouvertes possibles aux internautes : ils peuvent récupérer sur le web n’importe quel titre ou alors télécharger un titre depuis leur propre disque dur ou ordinateur. L’objectif est que les utilisateurs aient la liberté la plus totale d’aller récupérer les titres qui leur sont les plus personnels, qu’ils soient célèbres ou plus improbables. ThisIsMyJam permet de télécharger des titres depuis un ensemble de plateformes vidéo (Youtube, Dailymotion, etc.) et 8tracks depuis le compte Soundcloud d’un utilisateur ou depuis une liste de titres proposés par le plateforme. Whyd va jusqu’à proposer à l’internaute l’installation d’un plug-in « Whyd+Track » apparaissant dans sa barre de navigation et permettant d’ajouter à sa playlist les morceaux consultés au gré de sa navigation sur le web (illustration 1).


Illustration 1. Plug-in « Whyd+Track » figurant dans une barre de navigation
Source : www.whyd.com (consulté le 2 mai 2015)

Si les possibilités d’accéder aux titres sont très ouvertes, la validation et la sélection d’un titre se veut au contraire extrêmement contraignante. L’objectif est d’obliger les internautes à choisir précisément des morceaux faisant sens pour eux. Lorsque 8tracks oblige les internautes à composer des playlists réduite à 8 chansons, ThisIsMyJam les encouragent à n’en choisir qu’une seule par semaine. Cette plateforme pousse cette logique à l’extrême en proposant aux utilisateurs de sélectionner leur « eternal jam », soit la chanson qu’ils considèrent comme étant la plus essentielle à l’échelle de toute une vie (illustration 2)

     
Illustration 2. ThisIsMyJam
Source : www.thisismyjam.com (consulté le 2 mai 2015)

Le service de prescription de ces plateformes se construit et se légitime donc en partie par un encadrement stratégique des modalités de sélection des contenus musicaux. La qualité du catalogue de titres constitué au sein de ces plateformes est ainsi justifiée en tant qu’il est le résultat de sélections subjectives et personnalisées.

Les plateformes sollicitent ensuite les utilisateurs à valoriser symboliquement le titre sélectionné. Il s’agit d’attribuer à chaque contenu choisi des signes permettant d’en attester la qualité (artistique, esthétique). Pour chaque morceau ajouté, Whyd propose à ses membres d’ajouter des éléments valorisants comme un titre personnel et (en option) un descriptif qui situe et enrichit l’écoute ou le visionnage (lorsqu’il s’agit d’une vidéo) (illustration 3).


Illustration 3. Les plateformes proposent à l’internaute d’ajouter un titre et un descriptif
au morceau ajouté à leur playlist
Source : www.whyd.com (consulté le 2 mai 2015)

Sur ThisIsMyJam, l’internaute est invité à accompagner le morceau d’une explication ou d’une courte histoire « Add a little note or story », en quelques caractères, l’invitant dès lors à exprimer son expérience subjective et à exprimer la nature des relations expérientielles qu’il noue avec le titre. Sur 8tracks, la procédure de création d’une playlist met l’accent sur la rédaction d’un titre, d’une description de la playlist, d’un choix de tags et d’un choix d’image en relation avec les titres. Les plateformes sollicitent également les utilisateurs à s’exprimer sur les contenus produits par les autres et donc à renforcer les marques de sa qualité et de la notoriété des sélections. Les plateformes analysées mettent en effet en avant des espaces de commentaires sous chaque contenu ou bien la possibilité d’attribuer des marques de validation proche du célèbre « like » popularisé par la plateforme Facebook (intitulé « love » sur ThisIsMyJam).

Le fait que les gestes de sélection et de mise en valeur des contenus soient laissés aux soins des utilisateurs montre que la valorisation du service prescriptif de la plateforme repose sur un procédé de « curation », définie ici comme une pratiquequi « concerne la récolte, le tri et la conservation des informations”» (Lambert et Landaverde, 2013, p.53). Plus spécifiquement, elle peut être conçue comme « un moyen de communication où l’information est triée, mise en mémoire et placée à la croisée d’autres informations jugées pertinentes par le curateur dans le but d’encourager la réflexion et de porter à l’action. » (Ibid. p.53).Ainsi, le modèle de prescription, dès lors qu’il est justifié par des modalités de sélection et de mise en valeur des contenus par les utilisateurs, repose sur une figure du contributeur comme « curateur ». Cette dernière vient justifier ainsi de la qualité d’un service prescriptif où les contenus donnés à découvrir sont eux-mêmes légitimés par un procédé sélectif reposant sur des filtres présentés comme qualitatifs, subjectifs et authentiques.

L’affichage des contributions comme moyen de valoriser les contenus

Un deuxième niveau de cadrage des contributions amateurs peut être identifié dans la façon dont les plateformes vont mettre en scène, sélectionner, choisir d’organiser et de montrer les traces contributives de leurs utilisateurs. Dès lors qu’un utilisateur recherche des titres à écouter et à découvrir, la plateforme propose des cadres de prescription qui s’appuient sur les contributions amateurs. Comment affichent-t-elles ces contributions ?

Tout d’abord, les morceaux du catalogue sont valorisés par le recours à un ensemble de marques de contributions à la fois qualitatives (commentaires) ou quantitatives (nombre de lectures, nombre de « loves »).


Illustration 4. ThisIsMyJam
Source : www.thisismyjam.com (consulté le 2 mai 2015)

Sur ThisIsMyJam (Illustration 4), il suffit de cliquer sur un titre pour qu’il apparaisse au sein d’une page qui lui est destiné. Cet exemple montre que l’attribution de la valeur fonctionne par le truchement de deux types de signes : ceux attestant de la notoriété du morceau au sein de la plateforme (nombre de lectures et de loves, nombre de commentaires lui étant destiné) et ceux attestant de la notoriété des personnes l’ayant sélectionné (nombre de followers, nombre de chansons sélectionnées). De plus, si l’on passe le curseur sur le nombre de « love », un encart supplémentaire s’affiche en précisant le nom des personnes ayant cliqué sur le bouton « love ». Toujours sur ThisIsMyJam, l’exemple de la page « Songs getting attention today » (illustration 5) est également éclairant. Afin de mettre en avant certaines chansons, la page propose une sélection aléatoire de 8 titres auxquels est associé le nombre de personnes les ayant sélectionnés. Il est intéressant de constater que cette sélection n’est pas fondée sur le nombre de likes, mais sur la simple présence de likes, peu importe leur nombre. L’idée ici est de montrer que chacune de ces chansons peut-être potentiellement importante à partir du moment où elle est le choix d’un seul utilisateur.


Illustration 5. Suggestion de chansons sur ThisIsMyJam
Source : www.thisismyjam.com (consulté le 2 mai 2015)

Sur la plateforme 8Tracks, des indicateurs numériques se situent à côté des playlists, tels le nombre de « likes » Facebook ou le nombre de recommandations liées à Google. Certaines playlists se voient également gratifiées d’un insigne, octroyé par la plateforme, fondé sur le nombre de « likes » attribués par les internautes de la plateforme et reprenant métaphoriquement les prix traditionnels attribués aux artistes selon leurs ventes de disque (illustration 6). Quatre niveaux sont ainsi proposés : « Gold » (100 likes), « Platinum » (1000 likes), « Diamond » (10 000 likes) et « Gem » (selon un haut ratio nombre de lecture et nombre de likes).


Illustration 6. La plateforme 8Tracks valorise les contributions par des éléments chiffrés
Source : www.8tracks.com (consulté le 2 mai 2015)

Ainsi, ces plateformes organisent leurs contenus musicaux selon une logique « d’économie curatoriale » (Gentes, 2003 ; Bourgatte, 2011). En donnant à voir à la fois le contenu et le produit des contributions des internautes par rapport à ce contenu : « La présence d’annotations à l’écran induit une économie éditoriale spécifique. (…) En découpant un contenu, en introduisant un paratexte ou des éléments graphiques, l’annotateur reconfigure la portée communicationnelle de l’objet audiovisuel et participe à sa mise en exposition. » (Bourgatte, 2011, p.118).

Une autre forme du recours aux contributions pour accompagner la recherche individuelle s’effectue par la possibilité du recours aux autres internautes. Les plateformes suggèrent en effet aux utilisateurs d’aller consulter certains profils, voire de s’y abonner pour suivre (« follower ») leur actualité et les nouveaux morceaux qui y sont sélectionnés. ThisIsMyJam propose l’usage d’un moteur de recherche sur lequel il est inscrit « Ask a people of jam », avec l’idée d’avoir directement recours à une autre personne (illustration 7).


Illustration 7. ThisIsMyJam
Source : www.thisismyjam.com (consulté le 2 mai 2015)

Sur certaines plateformes, les processus de suivis entre utilisateurs sont particulièrement développés. Ainsi, sur 8Tracks, l’un des trois onglets se situant sur la page d’accueil (intitulé « Pheed »), correspond à la liste des playlists éditées et souvent réactualisée par les membres de la plateforme que l’internaute a décidé de « suivre ». Cette logique de fonctionnement est proche de celle de Twitter. Le geste de recherche et de découverte de nouveauté musicale est encouragé pour être effectué de façon « sociale », c’est à dire en s’appuyant sur les différents échanges sociaux entre utilisateurs.

Outre l’utilisation des contributions internautes pour accompagner les utilisateurs dans la découverte des titres, certaines plateformes développent leur propres informations et signes de valorisation. 8tracks rajoute par exemple un texte de description biographique accessible via le lien « Info » pour les titres téléchargés par l’internaute (illustration 8). Elle propose également d’écouter des contenus selon un classement par défaut parmi les trois modalités d’écoute de playlists (à partir de la page « home », de la page « feed » et de la page « explore »). Cette dernière propose une liste de tags et une liste de playlists classées par défaut selon le critère « tendances » (trending). Il y a deux autres choix possibles, selon la nouveauté des titres (récemment ajoutés) et leur popularité (ayant le plus de likes).


Illustration 8. La plateforme 8Tracks propose un texte sur l’œuvre ou l’artiste
Source : www.8tracks.com (consulté le 2 mai 2015)

ThisIsMyJam propose, quant à elle, des contenus aux utilisateurs selon un processus technique : un algorithme présente des titres calculés en fonction des choix et des écoutes passées par les utilisateurs sur le site. Le recours à ce système technique, qui vient contredire la stratégie de prescription qualitative et sociale reste néanmoins légitimé par la performance d’une société reconnue en la matière (Echonest).

Conclusion

Le service de prescription construit et proposé par ces plateformes de découverte et d’écoute musicale se caractérise bien par une dimension sociale et subjective qui reste cadrée et contrôlée par la matérialité technique et sémiotique des dispositifs. En effet, les contributions des internautes semblent centrales, tant au niveau éditorial (où la constitution des catalogues et les modalités de mise en valeur des contenus est laissée aux choix des internautes), qu’au niveau de la mise en avant des contenus dans les processus de recherche (où les propositions de contenus et les modalités de découverte sont associées aux échanges et aux marques de notoriété sociale).

Le fait que les contenus soient sélectionnés, triés, exploités et mis en réseaux par les internautes permet de rapprocher ce service de prescription d’une « économie curatoriale » qui configure l’écran et en détermine pour large part la portée communicationnelle, car des éléments expressifs sont contenus dans la forme et le produit textuel de l’annotation (Bourgatte, 2011 : 118). Cette forme spécifique d’économie scripturaire, « processus par lequel une société industrielle soumet les pratiques à une écriture opératoire qui les structure comme les ingrédients d’un processus d’information, d’économie et de consommation » (Jeanneret, 2014 : 370), repose sur la valeur donnée à l’expression de soi et la subjectivité. Ce système prescriptif fondé sur la « curation sociale » (et opposé à un modèle éditorial plus traditionnel) donnerait à ces plateformes une certaine légitimité et une forte valeur ajoutée. En résumé, il s’agit donc d’un modèle prescriptif fondé et justifié sur la « curation sociale » et résultant d’un ajustement continuel, orchestré par la plateforme, mêlant qualitatif/quantitatif, subjectivité/objectivité.

En complément de cette étude exploratoire, il serait à présent nécessaire de regarder les enjeux socio-économiques d’un tel modèle : en quoi pourrait-il s’avérer stratégique pour ces plateformes dans un contexte de ré-organisation du marché de la musique en ligne, notamment au sein du marché du streaming. Il est possible de faire l’hypothèse que les modèles de prescription, notamment fondé sur la curation sociale puissent être un produit d’appel pour de nouveaux entrants soucieux d’intégrer le marché de la musique en ligne. En effet, cette présentation d’un modèle prescriptif par les utilisateurs légitime et justifie la plateforme une certaine façon dans un rôle d’intermédiaire fondé sur l’efficacité d’être prescripteur.

Un tel service pourrait en effet être stratégique à plus d’un titre puisque selon Benghozi et Paris (2014), les plateformes mettant en avant la dimension technique et objectivée de la recommandation, en oublient la composante subjective, pourtant essentielle dans l’économie de la filière : « en objectivant les fonctions portées par ces nouvelles formes d’agrégation et d’intermédiation technique, ces nouveaux entrants occultent et négligent une composante essentielle dans l’économie des différents acteurs de la filière : la manière dont s’organise la sélection artistique, la mise en avant, l’éditorialisation, l’orientation des choix des consommateurs, soit la prescription » (Ibid). De ce point de vue, l’activité de ces intermédiaires peut se révéler décisive, d’autant qu’elle épouse une tendance observée dans les industries de la culture et de l’information depuis plusieurs décennies, à savoir le glissement de la fonction clef vers l’aval de la filière. Ce phénomène avait été observé lors du développement de la télématique dans les années 80 et de la télévision par câble et satellite dans les années 90 : les opérateurs qui émergent à ce moment-là donnent accès à des contenus qui sont produits par d’autres et qu’ils agrègent avec une certaine cohérence à destination des usagers. Leur fonction ne relève alors ni spécifiquement de l’édition, ni spécifiquement de la diffusion, mais des deux à la fois. En l’espèce, les plateformes musicales que nous avons étudiées tendent à se situer dans cette logique de l’accès plus récemment observée par les spécialistes des infomédiaires sur le web qui notent que « l’appariement, en particulier pour des biens d’expérience comme les biens culturels et médiatiques particulièrement dispersés sur l’internet, va reposer sur un accès de l’internaute augmenté de services d’indexation automatique et de recommandations collectives » (Rebillard, Smyrnaios, 2010, p.169-170). Ainsi, l’originalité du service proposé par ces plateformes résiderait donc dans la fonction d’intermédiation basée sur la simplicité et la performance d’un service (dimension technique, objective, quantitative) et une expertise éditoriale reposant sur les internautes (dimension humaine, subjective, qualitative).

Il reste néanmoins encore difficile de se prononcer sur les enjeux de ce modèle. En effet, le modèle économique n’est pas encore viable, les plateformes analysées sont très récentes et on ne sait pas si elles vont perdurer. Le succès de ces plateformes est lié à l’acceptation de leur service par les acteurs plus traditionnels de la filière (Beuscart et Mellet, 2012) et beaucoup sont encore expérimentales (depuis la fin de cette recherche, Thisismyjam a même cessé son activité). Ainsi, si ces plateformes revendiquent une certaine position d’intermédiaire fondée sur l’efficacité de leur service de prescription, il reste à identifier leur positionnement au sein de la filière musicale et la manière dont un tel modèle prescriptif peut être producteur de valeur et représenter un enjeu de visibilité pour certains artistes ou ayant-droits. Pour répondre à ces questions, il est nécessaire de procéder à une analyse ultérieure de dimension socio-économique afin de comprendre les stratégies, les accords de ces acteurs avec les producteurs du contenu. Tel est l’objectif de la seconde étape de notre travail d’enquête.

Notes

(1) Le travail présenté ici s’inscrit dans le cadre du Projet de recherche L’avis des autres, financé par l’université Lyon 2 entre 2013 et 2015 et associant ELICO et LE GRePS. Axé sur les nouvelles formes de recommandation en matière culturelle, ce projet était également articulé à un séminaire associant le GRESEC et le LARHA dans le cadre de l’Arc 5 de la Région Rhône-Alpes.

(2) « 8tracks is the best place for people who care about music to make and discover refreshingly human playlists. » (service 8tracks – https://8tracks.com) ; « You know what’s better than music? More music, which is why we have taken great care to bring together a community of inspiring music influencers and curators. They are kind people who want you to hear the music they find. And they want to hear the music that you love too. The feeling is called love, and it’s sadly absent from a lot of places on the web. » (service Whyd – https://whyd.com) – traduction par les auteurs

(3) https://www.thisismyjam.com/about

(4) « Pick the one that means the most to you right now and discover which songs truly matter to your friends. » (service This is my jam) ; « Listen to an evolving radio station of the best music, handpicked every day by your friends » (service This is my jam) – https://www.thisismyjam.com/about.

(5) « 8tracks believes handcrafted music programming trumps algorithms. Think radio in the 1970s, mixtapes in the 1980s, and DJ culture of the 1990s through today. DJs share their talent in taste making, providing exposure for artists. Listeners get a unique blend of word-of-mouth sharing and radio programming — long the trusted means for music discovery — on a global scale » (service 8tracks) – https://8tracks.com.

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Auteur

Manuel Dupuy-Salle

.: Manuel Dupuy-Salle est maître de conférences à l’institut de la Communication (Université Lyon 2) et membre du laboratoire ELICO (Equipe Lyonnaise de recherche en Information et Communication).

Camille Jutant

.:

William Spano

.: William Spano est maître de conférences à l’institut de la Communication (Université Lyon 2) et membre du laboratoire ELICO (Equipe Lyonnaise de recherche en Information et Communication).