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Vers des sociétés du savoir : un projet social

3 Oct, 2016

Résumé

La vision élaborée dans le document présenté par l’UNESCO à Tunis en 2005, reprise et mise à jour en 2013 dans le rapport rédigé par Mansell et Tremblay, esquisse le cadre général de construction de sociétés du savoir diverses, dynamiques et évolutives fondées sur le respect des personnes, des cultures et de l’environnement. L’évocation de cet horizon fait l’objet du premier point de cet article. La mise en œuvre de ce projet, utopique à maints égards, de sociétés du savoir plurielles et respectueuses des droits de la personne humaine, implique l’adoption de stratégies diverses certes, selon les cultures et les contextes socio-économiques, mais qui relèvent partout d’une même approche de concertation des différents groupes d’acteurs concernés. La discussion de cette articulation entre l’unicité et de la diversité des sociétés du savoir fait l’objet du deuxième point. Le projet de sociétés du savoir ne suscite cependant pas partout le même enthousiasme. Il doit faire face à l’ignorance, à l’indifférence et parfois même à une opposition farouche, voire violente, de la part de différents groupes sociaux, économiques et politiques. La présentation des principales embûches qui font obstacle au développement des sociétés du savoir constitue le troisième point de cet exposé. Une proposition en guise de conclusion : les sociétés du savoir sont des projets sociaux qui s’enracinent tant dans l’exercice du sens critique que dans l’élaboration utopique.

Mots clés

Sociétés du savoir ; société de l’information ; communication ; technologies de l’information et de la communication ; Unesco ; sommet mondial sur la société de l’information.

In English

Title

Towards Knowledge Societies: a social project

Abstract

The vision articulated in the document presented by UNESCO in Tunis in 2005, resumed and updated in Mansell’s and Tremblay’s report (2013), outlines the general framework of construction of various knowledge societies, dynamic and based on respect for people, cultures and the environment. The evocation of this horizon is the subject of the first point of this article. The implementation of this project, utopian in many respects, of pluralistic societies respectful of human rights, implies the adoption of various strategies. These strategies should be adapted to various cultures and socio-economic contexts. But everywhere they should be inspired by the same approach fostering the dialogue between different groups of stakeholders. The discussion of this double requirement of uniqueness and diversity is the subject of the second point. However, the knowledge societies draft does not raise the same enthusiasm all over the planet. It is facing ignorance, indifference and sometimes fierce opposition, even violent, from different social, economic and political forces. The presentation of the main obstacles that hinder the development of knowledge societies is the third step of this presentation. A proposal to conclude: knowledge societies are social projects rooted as well in critical thinking as in utopian vision.

Keywords

Knowledge societies; information society; communication; information and communication technologies; Unesco; world summit on information society.

En Español

Resumen

La visión articulada en el documento presentado por la UNESCO en Túnez en 2005, retomada y actualizada en el informe de Mansell y Tremblay (2013), esboza el marco general de la construcción de diversas sociedades del conocimiento, dinámicas y cambiantes en respeto a las personas, las culturas y el medio ambiente. La evocación de este horizonte es el tema del primer punto de este artículo. La implementación de este proyecto, utópico en muchos aspectos, de sociedades plurales y respetuosas de los derechos de la persona humana implica la adopción de diversas estrategias. Tales estrategias deben ciertamente adaptarse a diferentes culturas y contextos socioeconómicos. Pero deben inspirarse en todas partes en el mismo enfoque para el diálogo entre los diferentes grupos interesados e involucrados. La discusión de esta relación entre la singularidad y la diversidad de las sociedades del conocimiento es el tema del segundo punto. Sin embargo, el proyecto de las sociedades del conocimiento no genera el mismo entusiasmo en todas partes del mundo. Se enfrenta a la ignorancia, la indiferencia y la oposición feroz, a veces incluso violenta, por diferentes fuerzas sociales, económicas y políticas. La presentación de los principales obstáculos que impiden el desarrollo de las sociedades del conocimiento es el tercer elemento de esta presentación. Una propuesta en modo de conclusión: las sociedades del conocimiento son proyectos sociales que se enraícen tanto en el pensamiento crítico como en la visión utópica.

Palabras clave

Sociedades del conocimiento; sociedad de la información; tecnologías de la información y de la comunicación; Unesco; cumbre mundial sobre la sociedad de la información.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Tremblay Gaëtan, «Vers des sociétés du savoir : un projet social», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°17/2, , p.239 à 249, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2016/dossier/16-vers-societes-savoir-projet-social/

Introduction

L’internationalisation de la culture, de l’information et de la communication est un processus à l’œuvre depuis plusieurs décennies, voire plusieurs siècles. Les conquêtes d’Alexandre le Grand, l’expansion de l’empire romain, puis de l’empire byzantin ont en leur temps été de puissants vecteurs de diffusion des cultures gréco-romaine et judéo-chrétienne, une propagation facilitée par la création et l’entretien de réseaux de transport et de communication terrestres et maritimes de grande ampleur. Un autre grand bond a été franchi avec les grandes « découvertes » et conquêtes européennes à partir du XVe siècle et l’établissement progressif des empires coloniaux dont l’expansion a culminé au XIXe siècle, sous l’impulsion de la Révolution industrielle et du développement concomitant du bateau à vapeur et du chemin de fer, suivi en fin de siècle du télégraphe, de la presse de masse, des grandes agences de presse internationales, de la photographie du cinéma, puis au siècle suivant de la radio, de la télévision et de l’ordinateur. Dans le dernier quart du XXe siècle, les progrès de l’internationalisation ont connu un autre important coup d’accélération  avec le développement des réseaux numériques qui ramène le monde entier aux dimensions d’un « village global », selon l’expression chère à Marshall McLuhan et à ses émules. Le phénomène est bien connu et a déjà fait l’objet de nombreux exposés qu’il est inutile de reprendre ici. Son universalité a d’une certaine manière été officialisée au plus haut niveau lors du Sommet mondial sur la société de l’information (SMSI) organisé par l’Organisation des Nations unies (ONU) à Genève (2003) et à Tunis (2005).

À l’occasion du SMSI, l’Organisation des Nations unies pour l’éducation, la science et la culture (UNESCO) a préparé et soumis un rapport intitulé Vers les sociétés du savoir (2005) qui propose essentiellement de dépasser les conceptions trop exclusivement centrées sur l’innovation technologique véhiculées par la notion de société de l’information. L’expression « sociétés du savoir » n’est pas neuve; on la retrouve pour l’une des premières fois dans le titre d’un rapport rédigé par Mansell et Wehn (1998) pour la Commission de la science et de la technique au service du développement des Nations Unies. Et l’on peut faire remonter à l’économiste américain Fritz Machlup (1962) les premières démonstrations de l’importance du savoir et de l’éducation dans le développement économique des nations. La reprise de l’idée et de l’expression par l’UNESCO a cependant donné à la notion et au projet qu’elle sous-tend une impulsion nouvelle, un caractère officiel et une tribune internationale qui lui faisaient jusqu’alors défaut.

La vision élaborée dans le document présenté par l’UNESCO à Tunis en 2005, reprise et mise à jour en 2013 dans le rapport rédigé par Mansell et Tremblay, esquisse le cadre général de construction de sociétés du savoir diverses, dynamiques et évolutives fondées sur le respect des personnes, des cultures et de l’environnement. L’évocation de cet horizon fera l’objet du premier point de mon exposé. La mise en œuvre de ce  projet, utopique à maints égards, de sociétés du savoir plurielles et respectueuses des droits de la personne humaine, implique l’adoption de stratégies diverses certes, selon les cultures et les contextes socio-économiques, mais qui relèvent partout d’une même approche de concertation des différents groupes d’acteurs concernés. La discussion de cette articulation entre l’unicité et de la diversité des sociétés du savoir sera l’objet de mon deuxième point. Le projet de sociétés du savoir ne suscite cependant pas partout le même enthousiasme. Il doit faire face à l’ignorance, à l’indifférence et parfois même à une opposition farouche, voire violente, de la part de différents groupes sociaux, économiques et politiques. La présentation des principales embûches qui font obstacle au développement des sociétés du savoir constituera le troisième point de mon exposé. En conclusion, je ferai rapidement allusion aux liens qui unissent vision utopique et sens critique.

Le projet de sociétés du savoir promu par l’Unesco

La convocation du Sommet mondial sur la société de l’information par l’ONU au début du nouveau millénaire est venue consacrer environ trois décennies de développement fulgurant des technologies numériques et des discours savants, politiques et technocratiques qui ont tenté de l’expliquer, le légitimer et le promouvoir. La perspective largement dominante faisait de l’accessibilité aux technologies de l’information et de la communication (Tic), la clé, le moteur du développement économique, duquel découleraient spontanément l’épanouissement culturel, l’égalité sociale, la prospérité et la démocratie. Cette vision linéaire, technologique et déterministe a été maintes fois critiquée par les chercheurs et démentie par les faits ; elle n’en est pas moins constamment reprise par les décideurs économiques et politiques, les yeux rivés sur la croissance des marchés.

L’UNESCO ne s’est pas dissociée explicitement de cette vision. Il eut été étonnant de voir une grande organisation internationale, création de l’ONU et regroupant sensiblement les mêmes États-membres, contredire la maison-mère. Sans en prendre explicitement le contrepied, elle a cependant proposé une approche différente qui ne conteste pas l’importance de l’innovation technique mais en mesure les insuffisances et souligne le rôle central des dimensions sociales, culturelles et politiques du développement. Une approche somme toute inspirée de sa mission même de promotion de l’éducation, de la science, de la culture, de l’information et de la communication.

Le document Vers les sociétés du savoir (2005) soutient que la seule transmission de l’information, fut-elle libérée de toute entrave, ne suffit pas à créer les conditions de l’émancipation et du développement. L’information brute n’est pas le savoir et son accessibilité n’engendre pas automatiquement la connaissance. Pour produire du savoir, l’information doit être sélectionnée, organisée, hiérarchisée, contextualisée et reliée à d’autres éléments d’information. Ce savoir doit aussi prendre sens pour les acteurs sociaux qui se l’échangent et se l’approprient à des fins utilitaires, ludiques ou purement cognitives. Dans le rapport que nous avons soumis à l’UNESCO en 2013, Renouveler les sociétés du savoir pour la paix et le développement, Robin Mansell et moi avons insisté sur la nécessité que la promotion du savoir ne se limite pas au corpus formel de connaissances, produit par les scientifiques et les littéraires, mais inclue également le savoir informel élaboré au fil des expériences quotidiennes des diverses communautés humaines. Si même les compagnies pharmaceutiques reconnaissent la valeur du savoir traditionnel concernant les plantes médicinales, il est plus que temps d’abandonner les attitudes hautaines et souvent méprisantes à l’égard du savoir accumulé par les acteurs sociaux dans le cadre de leur travail, de leurs activités domestiques, de leurs créations artisanales ou de leurs célébrations culturelles. Les véritables sociétés du savoir favorisent l’accessibilité et la transmission des connaissances; elles encouragent également les échanges fondées sur le respect des diverses contributions au patrimoine commun.

En conformité avec sa mission, l’UNESCO place l’éducation au cœur de sa vision. Si l’accessibilité est présentée comme un prérequis essentiel à l’avènement des sociétés de l’information, l’apprentissage constitue la voie incontournable menant à des sociétés du savoir. Pour produire des résultats significatifs et bénéfiques à l’ensemble de la population, le développement de l’infrastructure de communication doit nécessairement s’accompagner de politiques de formation des maîtres, de création et de libre circulation de contenus ainsi que d’accès à une éducation de qualité pour tous.

Malgré toute la bonne volonté exprimée par l’ONU, l’atteinte des Objectifs du Millénaire pour le développement (2010) en matière d’éducation reste encore loin des espérances. Les Tic peuvent être mises à contribution, certes, pour la formation à distance par exemple. Mais on ferait fausse route, comme le démontrent amplement l’expérience et la recherche en la matière, en adoptant une approche causale unilinéaire selon laquelle il suffirait de donner accès à la technologie pour élever le niveau d’instruction. Il faut des enseignants et des tuteurs compétents pour donner les explications et les encouragements nécessaires à la compréhension et à l’appropriation des contenus et des habiletés. Il faut également des contenus de qualités, adaptés aux contextes locaux de ceux qui les reçoivent, se les approprient et en font usage.

L’information, la culture et la communication jouant un rôle fondamental dans le développement économique, social et culturel des sociétés du savoir, la créativité y est valorisée et encouragée par les pouvoirs publics autant que par le marché. La vision de l’UNESCO rejoint en la matière les politiques de promotion des industries et de l’économie créatives, formulées d’abord en milieu anglo-saxon, puis généralisées à l’ensemble de la planète par des organismes internationaux tels que la Conférence des Nations Unies sur le Commerce et le Développement (CNUCED, 2008). Certes les documents technocratiques et politiques qui les énoncent versent souvent dans un discours idéologique aux visées davantage promotionnelles qu’analytiques, comme l’ont mis en évidence plusieurs analyses critiques (Garnham, 2005 ; Schlesinger, 2007 ; Tremblay, 2011 et 2008 ; Bouquillion, 2012 ; Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013). La créativité dont il y est question relève d’une conception utilitariste et fonctionnaliste, surtout préoccupée de création d’emplois, de croissance économique et d’exportation. Il  n’en reste pas moins réjouissant de constater que, contrairement à la théorie néo-libérale classique qui force les industries culturelles à entrer dans le même moule que les autres secteurs économiques, ces discours sur la créativité renversent la perspective et font des secteurs informationnels et culturels des modèles à suivre pour le reste de l’économie (Mœglin et Tremblay, 2012). De plus, les approches en termes de créativité remettent à l’honneur le facteur humain. L’infrastructure technologique ne suffit plus. Il faut des créateurs pour la mettre à profit, et des politiques pour créer les conditions propices à son épanouissement.

Les politiques visant à promouvoir la créativité posent inévitablement la question du traitement des droits d’auteur. L’acte créateur est souvent considéré comme l’expression de facultés individuelles qui donne à son auteur un droit de propriété sur le produit ou l’œuvre qui en résulte. La société a le devoir de reconnaître et de  protéger légalement ce droit de propriété par la définition de règles qui régissent l’accès et l’usage des produits et des œuvres.

L’analyse du processus créateur conduit cependant rapidement au constat d’un apport collectif tout aussi essentiel que sa composante individuelle à la production d’une œuvre. La personne créatrice, en effet, puise abondamment au cours de son activité dans le trésor que constitue le patrimoine commun. Par sa formation tout d’abord, qui résulte de l’appropriation des outils communs de communication et du savoir accumulé par les générations précédentes. Par l’acte même de création également, qui se fonde en grande partie sur la réutilisation, le réarrangement d’éléments culturels appartenant au patrimoine commun. La créativité se manifeste donc dans un contexte social et comporte une importante dimension collective, en ce qu’elle ne peut s’exercer qu’en puisant largement à même le fonds commun que constitue l’héritage culturel (Bilton, 2007). Elle est aussi de plus en plus le résultat d’un travail d’équipes, parfois très nombreuses, dans le domaine culturel tout autant que scientifique.

À l’âge de l’accès (Rifkin, 2000), les stratégies d’exclusion sont encore d’actualité et les politiques de créativité soulèvent l’enjeu crucial du régime sociojuridique qui l’encadre :

« Several commentators have noted that successive reforms have extended copyright protection for existing individual and corporate owners of copyrights, at the expense of a shrinking public domain or ‘creative commons’ which might be a resource for future copyright creators. Intellectual property law requires a delicate balancing act between competing economic, social and aesthetic rationales and competing interest groups […] From a systems perspective, restricting access to a cultural commons or public domain closes off the connections and channels which facilitate creativity and narrows opportunities for exchange and collaboration. There is an urgent need to review intellectual property law, especially copyright, in the light of these criticisms » (Bilton, 2007 : p. 61-62).

La culture, l’information et la communication sont des biens communs. L’économie politique des « communs » (commons), dite aussi « nouvelle économie institutionnelle », fournit les bases d’une approche propre à concilier les travaux des théoriciens des industries culturelles et ceux des économistes de l’information, qui définissent la connaissance (knowledge) comme une ressource collective (Hess et Ostrom, 2007) et un bien commun non rival, l’usage des uns n’entravant pas celui des autres. Le partage de la connaissance ne risque donc pas de provoquer une « tragédie » (Hardin, 1968) similaire à celle que peut entraîner l’utilisation abusive des biens communs dits « naturels » (eau, forêt, ressources halieutiques, etc.) en l’absence de régulation collective appropriée. Autrement dit, les pâturages communautaires peuvent être détruits par un usage abusif d’individus soucieux de leur seul intérêt personnel alors que la connaissance et le bien culturel survivent à leur consommation individuelle, comme y insistent de longue date les travaux sur les industries culturelles et sur l’économie de l’information. Bien mieux, la valeur de la connaissance augmente avec l’extension de sa diffusion, ce qui signifie a contrario qu’un régime de droits de propriété trop contraignant peut, à l’inverse, provoquer le « drame de l’anticommons », selon la formule du juriste Michael Heller (1998).

Les politiques qui se proposent de promouvoir la créativité doivent donc viser le meilleur équilibre possible entre, d’une part, l’accessibilité au patrimoine commun nécessaire tant au travail des créateurs qu’à la jouissance de tous et, d’autre part, la juste rétribution de contributions spécifiques, individuelles ou de groupes, à ce patrimoine afin de stimuler la participation du plus grand nombre aux activités créatrices. Actuellement, l’état du droit dans la plupart des pays du monde favorise indument  les ayants droit, réduisant outrageusement l’accès à la fois des créateurs et des usagers aux produits informationnels et aux œuvres culturelles.

L’accès aux produits industrialisés de la connaissance et de la culture doit-il pour autant être entièrement libre et gratuit ? Ce n’est pas ce que préconisent les tenants des creative commons lorsqu’ils définissent des conditions graduées de l’accès à l’œuvre, correspondant à des  niveaux différents de propriété, le respect de sa paternité, l’interdiction de son utilisation commerciale et le partage des conditions à l’identique constituant par exemple une garantie suffisante pour son utilisation à un certain niveau. Ce point de vue s’oppose à celui des défenseurs des droits, qui réclament l’application stricte du critère d’exclusivité, c’est-à-dire l’autorisation d’accès aux seuls consommateurs acceptant de payer le prix exigé par les ayants droit de l’œuvre. Entre les deux options, le problème est donc celui de l’établissement d’un équilibre socialement acceptable et économiquement viable (Mansell et Tremblay, 2013). L’exploration d’expériences concrètes du type de celles que mènent les économistes néo-institutionnalistes, parmi lesquels la récipiendaire du prix Nobel 2009, Elinor Ostrom, est l’une des voies prometteuses pour permettre d’identifier les conditions de succès des modes de gouvernance des knowledge and creative commons.

Unicité et diversité des sociétés du savoir

La vision des sociétés du savoir de l’Unesco se fonde sur quatre valeurs de base : 1) la liberté d’expression et la liberté d’information ; 2) l’accès universel à l’information et au savoir ; 3) l’éducation de qualité pour tous ; 4) le respect de la diversité linguistique et culturelle.

Ces valeurs sont évidemment au cœur de l’action de l’Unesco. Par leur histoire, leur situation géographique et leur environnement, leurs ressources, leurs traditions, leurs cultures, leur composition démographique, leur organisation politique, les États-membres de l’ONU se différencient plus ou moins fortement les uns des autres. Aucun modèle, aucune solution unique ne saurait répondre adéquatement à leurs besoins et à leurs aspirations spécifiques. Si la prise en compte de la diversité culturelle et linguistique est une obligation de principe, elle est également une condition d’efficacité des programmes de développement. En revanche, le respect de cette diversité doit s’exercer dans le cadre de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948) laquelle affirme solennellement l’unicité et la dignité de la condition humaine, proclame l’égalité de tous et de toutes devant la loi et exige le respect de leurs droits fondamentaux.

Les sociétés du savoir ne peuvent s’épanouir sous des régimes politiques autocratiques. La liberté d’expression et la liberté d’information doivent non seulement être reconnues par la Constitution ; elles doivent jouir de protection réelle et de conditions d’exercice qui permettent à tous les citoyens et à toutes les citoyennes d’affirmer ouvertement leurs convictions et leurs opinions, fussent-elles contraires à l’idéologie officielle, aux intérêts dominants ou aux croyances majoritaires. Malheureusement, plusieurs États et plusieurs groupes sociaux ne reconnaissent que du bout des lèvres la liberté d’information et la liberté d’expression; en pratique, ils lui imposent de sévères limitations, pouvant aller jusqu’à la répression brutale, lorsque son exercice offense leurs conceptions et portent atteinte à leurs privilèges et leurs prérogatives.

L’accès universel à l’information et au savoir est une condition incontournable pour l’émergence et l’épanouissement des sociétés du savoir. Cette accessibilité passe d’abord par la création d’une infrastructure appropriée, c’est évident. Mais elle ne se limite pas à sa dimension technique. Elle comporte une dimension juridique et une dimension économique tout aussi importantes, comme nous venons de le voir à propos du droit d’auteur.

« Toute personne a droit à l’éducation », proclame l’article 26 de la Déclaration universelle des droits de l’homme (1948). Près de 70 ans plus tard, des millions d’enfants sont encore privés de ce droit fondamental. La scolarisation progresse mais fort lentement dans certaines régions du monde :

« En 2009, 88 % des enfants fréquentant l’école primaire atteignaient la dernière année de ce niveau d’enseignement alors qu’ils étaient 81 % en 1999. Cette augmentation est principalement due aux progrès réalisés en Afrique subsaharienne et en Asie du Sud et de l’Ouest, régions dans lesquelles de plus en plus d’enfants sont donc maintenant enclins à poursuivre leurs études dans l’enseignement secondaire.

Toutefois (…) un accès élargi à l’enseignement secondaire pose plusieurs défis dans de nombreuses parties du monde. Le taux brut de scolarisation (TBS) dans le premier cycle de l’enseignement secondaire est passé de 72 % à 80 % entre 1999 et 2009, avec des augmentations significatives dans les États arabes et en Afrique subsaharienne. Malgré ces progrès remarquables, le taux de participation (43 %) pour ce niveau d’enseignement reste néanmoins très faible en Afrique subsaharienne. De plus, un tiers des enfants du monde entier habitent dans des pays où le premier cycle de l’enseignement secondaire est officiellement obligatoire mais où cette obligation n’est pas respectée. Cette situation est plus particulièrement préoccupante en Asie du Sud et de l’Ouest » (Unesco, 2011).

Les sociétés du savoir, dans leur diversité, se fondent donc sur l’ensemble des valeurs promues et défendues par la Déclaration universelle des droits de l’homme. Elles ne sauraient se limiter aux conceptions technicistes et économicistes du social. La liberté, l’égalité et la justice en sont les principes fondamentaux. L’apprentissage en est la voie d’accès.

La mise en œuvre et les embûches

La mise en œuvre d’une société du savoir, dans la perspective que Robin Mansell et moi-même avons développé (2013), exige la collaboration de l’État, du secteur privé et de la société civile dans le cadre d’une politique intégrée qui fait également place à une multiplicité de projets participatifs dont l’initiative doit provenir de divers secteurs de la société. Sans prétention à l’exhaustivité, notre rapport a répertorié, à titre d’exemples, un certain nombre de ces initiatives sur tous les continents dans des domaines aussi variés que la santé, l’économie, la formation à distance, l’émancipation des femmes…

L’État a certes un rôle essentiel à jouer dans la définition et l’adoption d’un cadre législatif et réglementaire favorable au développement des sociétés du savoir. Il peut également élaborer des politiques qui soutiennent et promeuvent les initiatives novatrices et émancipatrices. Il lui revient également de concerter les énergies et de conjuguer les divers intérêts. Le secteur privé, pour sa part, peut et doit contribuer par ses investissements dans des projets innovants et structurants.  Mais il ne faut pas oublier non plus de susciter et d’encourager l’implication de nombreux groupes de la société civile dont les connaissances, les compétences et les énergies peuvent jouer un rôle déterminant dans le succès ou l’échec d’un projet collectif. Bref, les sociétés du savoir doivent pouvoir compter sur les connaissances et l’expertise de tous et chacun.

Si idéales, si souhaitables puissent-elles apparaître, les sociétés du savoir ne font pas l’unanimité et leur mise en œuvre se heurte à de nombreuses embûches, aux premiers rangs desquelles se dressent les inégalités, l’autoritarisme, l’exclusion et l’obscurantisme.

Les inégalités socio-économiques constituent certes les premières barrières limitant l’accessibilité universelle à la technologie et au savoir. Henry Ford l’avait compris qui pensait que la production de voitures en série impliquait nécessairement la création d’un marché de masse où ses propres ouvriers devraient avoir les moyens de s’en offrir une. Le pouvoir d’achat du plus grand nombre est un prérequis incontournable d’une économie prospère. Malheureusement, trop de sociétés tolèrent des écarts abyssaux et toujours croissants entre les riches et les pauvres (Piketty, 2004). La discrimination qu’entraîne cette situation se répercute également dans les secteurs de l’éducation, de la culture et de la communication, rendant inopérante l’accessibilité purement théorique, virtuelle, aux fruits de la connaissance. En fait, la pauvreté constitue souvent une barrière infranchissable pour l’accès aux sociétés du savoir.

L’autoritarisme politique constitue le second obstacle au développement de ce type de sociétés. L’Unesco le proclame haut et fort : la liberté d’information et la liberté d’expression constituent les fondements sur lesquels sont érigées les sociétés du savoir. L’organisme international se retrouve cependant dans une position délicate lorsqu’il s’agit d’évaluer de manière critique les pratiques de certains États-membres. La diplomatie, voire les nécessités de son financement, lui interdisent souvent les dénonciations de situations inacceptables. Il revient aux groupes de la société civile, dont certains, grâce aux réseaux numériques, s’expriment de plus en plus sur la scène internationale, d’exercer une vigilance constante et de mobiliser l’opinion pour exiger des changements.

L’exclusion sociale présente un autre frein majeur à la mise en place des sociétés du savoir. L’accessibilité universelle ne sera atteinte que lorsque disparaîtront les discriminations de toutes sortes, fondées sur le sexe, la couleur de la peau, les convictions religieuses, les capacités physiques ou intellectuelles. Les femmes comme les hommes, les immigrants récents,  les jeunes, les vieux, les Autochtones, les handicapés doivent tous et toutes être conviés à participer aux sociétés du savoir, pour bénéficier de ses ressources autant qu’ y contribuer dans la mesure de leurs moyens.

L’obscurantisme représente le quatrième ennemi des sociétés du savoir. On aurait pu croire à son repli depuis le siècle des Lumières. Il ressurgit malheureusement en force dans plusieurs régions du monde et se manifeste parfois avec brutalité. Les sectes fondamentalistes, pour qui l’éducation moderne est un péché, en représentent les plus sinistres incarnations. Les agressions et les mutilations, dans diverses parties du monde, de jeunes femmes qui osent fréquenter l’école en sont d’autres manifestations. Sans provoquer de telles violences, la négation de la théorie de l’évolution dans des pays aussi développés que les États-Unis d’Amérique, révèle également un obscurantisme contraire à l’esprit qui anime les sociétés du savoir. Le refus de l’évidence scientifique concernant le réchauffement climatique en relève tout autant.

Seuls les progrès de l’éducation et de l’esprit critique permettent d’espérer l’affranchissement de ces forces obscures si contraires à l’avènement de société du savoir.

Conclusion

La notion de sociétés du savoir formule une vision, un ensemble de projets, davantage qu’elle ne décrit un état de fait. Elle se distingue pourtant des grands projets idéologiques qui ont jalonné l’histoire des communications au cours des dernières décennies (Miège, 2015). Contrairement à la notion de société de l’information, elle ne se propose pas comme une fatalité, comme la conséquence inéluctable du développement des technologies de l’information et de la communication. Elle ouvre plutôt sur un champ de possibles, sur un horizon un brin utopique de sociétés plus inclusives, plus justes, plus respectueuses de la diversité des personnes, des peuples et de l’environnement.

L’élaboration d’un projet utopique, tel que celui des sociétés du savoir, a partie liée avec  l’exercice du sens critique. Elle est utile tant à la mesure et à la remise en cause des lacunes des sociétés actuelles qu’à l’identification des voies qui mènent à leur dépassement. La contestation se fait nécessairement en référence à un système de valeurs et le changement souhaité pointe en direction d’un futur meilleur. C’est dans cette perspective que s’inscrit la vision des sociétés du savoir. Elle présente une lecture de la situation qui dépasse le simple constat du changement et la seule incitation à s’y adapter. Elle énonce plutôt un projet de société qui se veut mobilisateur et dont la concrétisation passe nécessairement par l’action sociale et politique.

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Auteur

Gaëtan Tremblay

.: Gaëtan Tremblay est professeur en communication à l’UQAM (Université du Québec à Montréal) depuis 1974. Il est membre du GRISIC (Groupe de recherche interdisciplinaire sur la communication, l’information et la société).