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Industries du contenu et industries de la communication. Contribution à une déconstruction de la notion de créativité

20 Déc, 2015

Résumé

La référence à la notion de créativité est très présente dans les industries culturelles et les industries de la communication ainsi que dans la plupart des autres domaines d’activité. Elle constitue une injonction qui pèse sur les acteurs socio-économiques et qui est reprise également par les décideurs des politiques publiques.

Premièrement, il apparaît que la référence à la notion de créativité dans les industries culturelles, créatives et de la communication n’est qu’en apparence centrée sur l’empowerment des individus. En réalité elle est insérée dans des rapports de force entre acteurs industriels et elle est aussi au cœur des mouvements de remise en cause et de transformation des politiques publiques.
Deuxièmement, les injonctions à la créativité, pourtant empreintes d’idéaux d’émancipation individuelle, profitent en fait surtout aux acteurs sociaux les plus puissants et tout particulièrement aux grands acteurs transnationaux des industries de la communication. Les injonctions à la créativité facilitent les mouvements en cours et masquent leur complexité, notamment en occultant les dimensions conflictuelles.
Troisièmement, nous avons aussi mis délibérément l’accent sur le fait que la référence à la créativité accompagne le développement de « l’industrialisation des biens symboliques », ainsi que, plus généralement, certains mouvements en faveur d’une « culturalisation » de l’économie. Il s’agit bien évidemment d’un usage très idéologique des références à la créativité, à la création et à la culture. Il est, en général, destiné à favoriser les entreprises de la « nouvelle économie » et le basculement de la plus grande partie possible des activités industrielles vers les secteurs de la spéculation boursière et de la financiarisation.

Mots clés

Créativité, industries culturelles, industries créatives, industries de la communication, biens symboliques, culturisation.

In English

Title

Content industries and communication industries. Contribution to a deconstruction of the notion of creativity

Abstract

The reference to the notion of creativity is very present in the cultural industries and the communication industries as well as in most other areas of the economy. This injunction weighs on socio-economic actors and on public policy makers.
First, it appears that the reference to the notion of creativity in cultural, creative and communication industries is only apparently centered on individual empowerment. In reality, it is inserted in the power relationships between industry players. It also helps to challenge and transform public policy.
Secondly, injunctions for creativity, yet imbued with ideals of individual emancipation, made mainly benefit the more powerful social actors and especially the major transnational actors of communication industries. Injunctions for creativity facilitate ongoing movements and hide their complexity, particularly in obscuring their conflicting dimensions.
Third, we also deliberately put emphasis on the fact that the reference to creativity accompanies the development of the « industrialization of symbolic goods » and, more generally, certain movements in favor of a « culturalization » of the economy. This is obviously a very ideological use of references to creativity, creation and culture. It is generally designed to promote companies of the « new economy » and the rocking of the largest number of industrial activities to areas of market speculation and financialization.

Keywords

Creativity, cultural industries, creative industries, communication industries, symbolic goods, culturalization.

En Español

Título

Las industrias de contenidos y las industrias de la comunicación. Contribución a una deconstrucción de la noción de creatividad

Resumen

La referencia a la noción de creatividad está muy presente en las industrias culturales y las industrias de la comunicación, así como en la mayoría de las otras áreas de la economía. Este mandato pesa sobre los agentes socioeconómicos y de los responsables políticos.
En primer lugar, parece que la referencia a la noción de la creatividad en las industrias culturales, creativas y de comunicación es sólo aparentemente centrada en el empoderamiento individual. En realidad, se inserta en las relaciones de poder entre los actores industriales. También ayuda a desafiar y transformar las políticas públicas.
En segundo lugar, acciones de cesación en la creatividad, pero imbuidos de ideales de emancipación individual, hecho beneficiará principalmente a los más poderosos actores sociales y, especialmente, los principales actores transnacionales de industrias de la comunicación. Mandamientos judiciales creatividad facilitar los movimientos en curso y esconden su complejidad, particularmente en ocultar sus dimensiones contradictorias.
En tercer lugar, también ponemos deliberadamente énfasis en el hecho de que la referencia a la creatividad acompaña el desarrollo de la « industrialización de bienes simbólicos » y, más en general, ciertos movimientos en favor de una « culturización » de economía. Esto es obviamente un uso muy ideológica de referencias a la creatividad, la creación y la cultura. Por lo general, está diseñado para promover las empresas de la « nueva economía » y el balanceo del mayor número de actividades industriales a las áreas de la especulación del mercado y la financiarización.

Palabras clave

La creatividad, las industrias culturales, industrias creativas, industrias de la comunicación, bienes simbólicos, culturización.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bouquillon Philippe, Miège Bernard, Moeglin Pierre, « Industries du contenu et industries de la communication. Contribution à une déconstruction de la notion de créativité« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3B, , p.17 à 26, consulté le mardi 16 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-b/01-industries-du-contenu-et-industries-de-la-communication-contribution-a-une-deconstruction-de-la-notion-de-creativite/

Introduction

Si la référence à la notion de créativité est présente dans les industries culturelles (presse, livre, musique enregistrée, cinéma et audiovisuel, jeux vidéo), les industries de la communication (télécommunications, informatique et Web, fabrication de matériels électroniques), elle l’est aussi – et peut-être davantage encore – dans beaucoup d’autres domaines, qui sont faiblement industrialisés mais investis d’une certaine dimension culturelle ou symbolique tels que le spectacle vivant, les arts, la mode, le design, la publicité, le tourisme, l’artisanat ethnique et même la gastronomie. Plus lointainement encore, cette même référence a gagné les milieux de l’innovation et du développement industriel, au point de marquer fortement les politiques d’aménagement territorial et de clusters industriels. Pour quelles raisons, dans quelles conditions et à quel prix cette référence à la notion de créativité est-elle donc, dans la plupart des pays, y compris dans les pays émergents et en développement, devenue ainsi, depuis la fin des années 1990, l’un des maîtres mots des politiques publiques et des stratégies des entreprises dans les enceintes internationales ? Autrement dit, d’où vient que cette notion « ordinaire », dérivée du concept de créativité forgé par la psychologie dans les années 1950 et 1960, se met désormais à servir de principe de base et de norme dans la construction de leur référentiel – au sens de P. Muller (2010) – par les décideurs des politiques publiques et certains grands industriels des secteurs concernés ? Tel est notre questionnement de départ.

Pour y répondre nous nous appuierons sur des résultats de trois années d’enquêtes et analyses(1) dans les filières où l’injonction créative s’exprime avec le plus d’insistance. Notre hypothèse générale s’articule autour de deux propositions. Premièrement il nous semble que la prévalence de cette référence prend souvent la forme d’une injonction et que cette injonction est elle-même censée appeler une triple conversion : celle de l’artiste en entrepreneur ; celle du travailleur culturel en artiste ; celle de l’usager-consommateur en auto-producteur culturel. Deuxièmement, aucune de ces trois conversions ne nous paraît aller de soi. A fortiori observons-nous que leur enchaînement pose de si gros problèmes que la référence créative ne parvient jamais à s’imposer en véritable paradigme industriel ou sociétal. Un signe en est l’actuel reflux des politiques dites « de la créativité » dans plusieurs des pays qui avaient été les premiers à les engager. Ces constats posent la question de savoir dans quelle mesure cette référence créative dans les industries culturelles, créatives et de la communication ne servirait pas surtout à alimenter l’idéologie masquant de profondes tensions au cœur de l’activité économique en général et particulièrement des secteurs directement concernés. Ce ne serait pas non plus un hasard si ces discours prennent (avec certaines inflexions notables) le relais de ceux, aussi enchantés et mystificateurs, autour de la thématisation de la « société de l’information » et qui trouvent leur expression dans le renvoi à une supposée « ère numérique », illusoirement appelée à donner aux différents domaines de la créativité une homogénéité qu’en réalité, ils n’ont pas. Pour appuyer cette hypothèse, nous procéderons en trois temps correspondant respectivement à chacune des tentatives de conversion indiquées.

La conversion de l’artiste en entrepreneur

Les Think Tanks du New Labour, reprenant des réflexions engagées avant eux sous le gouvernement Thatcher, ont été parmi les premières instances à privilégier la dimension individuelle de la créativité et à la lier à une perspective entrepreneuriale. Néanmoins, l’injonction à une créativité appliquée à la gestion des entreprises est pour une part la reprise de propositions plus anciennes. Ainsi Nicholas Garnham (2005) resitue-t-il le thème des industries créatives dans la continuité de celui des technologies d’information et de communication (TIC), en particulier des perspectives de développement de l’économie immatérielle. Dès 1983, le gouvernement de Margaret Thatcher avait en effet commandé un rapport officiel Making a business of Information où les industries liées aux TIC et à la créativité sont présentées comme le secteur le plus porteur de croissance de tous ceux susceptibles de contribuer significativement au PNB britannique, y compris celui de l’ingénierie financière. Le rapport souligne, en outre, que les deux priorités de l’action publique doivent être, d’une part, de promouvoir la formation et l’efficacité des travailleurs créatifs et, d’autre part, de faire respecter les lois sur la propriété intellectuelle, maillon clef de la valorisation, mais moins sous la forme de droits d’auteurs et droits voisins que sous celle des brevets, marques et appellations d’origine. La figure de l’artiste construite à la faveur de cette conversion est celle d’un entrepreneur ou plus précisément d’un créateur-entrepreneur, car, ainsi considéré au prisme de la créativité, l’artiste est incité à se muer en créateur. L’association de la dimension entrepreneuriale et de la créativité est donc au cœur de cette communauté de destin à laquelle seraient appelés tous les créateurs, quels que soient leurs domaines. Trois enjeux ou objectifs sont liés à cette conversion.

Le premier objectif est de mieux conditionner le soutien public aux artistes et créateurs à leur soumission aux impératifs de la valorisation optimale. L’injonction créative consiste alors à les inciter à ne pas opposer les exigences esthétiques aux exigences entrepreneuriales, mais bien au contraire à les articuler. Leurs productions doivent être réalisées selon des modalités permettant une maîtrise des coûts et la valorisation la plus large possible y compris mesurée seulement aux clics de l’attention, en particulier pour profiter des potentialités supposément offertes par les TIC. Autrement dit, les politiques culturelles sont destinées à favoriser une orientation plus marchande et plus industrialisée de la culture, le créateur-entrepreneur étant invité à articuler ses productions avec d’autres activités, dont le design, la mode ou même des secteurs encore plus éloignés des domaines de la culture et de la création. Ces perspectives sont reprises et développées par différents rapports officiels en Europe, nationaux, communautaires mais aussi infranationaux (Bouquillion, Le Corf, 2010). Elles ne sont pas nouvelles. En France, dès la première moitié des années 1980 lorsque la notion d’industries culturelles est introduite comme catégorie de l’action publique, des discours politiques et des travaux académiques vont dans ce sens. Néanmoins, au tournant des années 2000, ces propositions se renforcent. Ces objectifs prétendent se faire alors exclusifs de tout autre et en particulier des objectifs d’ordre esthétique ou politiques et sociaux sur le modèle des politiques culturelles mises en œuvre en France à partir du début de la V° république sous l’égide d’André Malraux. Plus fondamentalement, la mutation de l’artiste en entrepreneur accompagne une volonté de mettre la culture au service non pas seulement des industries culturelles mais de l’ensemble de l’économie.

D’ailleurs, le second objectif de cette conversion est de faire du créateur-entrepreneur le modèle du travailleur du futur, l’important n’étant pas que celui-ci œuvre dans la culture, les industries culturelles et créatives ou dans tout autre domaine. Ce travailleur est notamment incité à privilégier les régimes d’auto-entrepreneuriat au détriment du salariat au nom de la flexibilité, corollaire de l’injonction créative. De même, responsable de son succès ou de son insuccès, il doit miser sur l’auto-développement permanent de son capital humain, clé de son employabilité, plutôt que compter sur des lois sociales, certes protectrices mais freinant la flexibilité. Un assouplissement du droit du travail est donc préconisé. Tous les rapports officiels en Europe cités ci-dessous s’inspirent de cette proposition.

Le troisième objectif de la conversion de l’artiste en entrepreneur découle des deux précédents. La validité des propositions antérieures implique que la créativité et l’individu créateur-entrepreneur soient présentés comme étant au cœur de l’économie du futur. La conversion de l’artiste en un créateur-entrepreneur permet de suggérer qu’il existerait des points communs entre les diverses formes de création, qu’elles relèvent des arts ou d’un ensemble plus large d’activités.  La dimension individuelle de la créativité est l’un des points que les divers domaines et activités rassemblés au sein de la catégorie des industries créatives ont en commun. La définition officielle de cette notion donnée dès 2008 au Royaume-Uni par le Department of Culture, Media and Sports est en effet la suivante : « Activities which have their origin in individual creativity, skill and talent and which have the potential for wealth and job creation through generation and exploitation of intellectual property. » (Smith, 1998) L’étape suivante est celle de la proposition de la notion d’économie créative, qui fait du travailleur créatif indépendant l’un des maillons essentiel de l’économie. L’économiste David Throsby (2001) décrit ainsi l’économie créative comme une suite de cerces concentriques. Au cœur se trouvent les arts et les industries créatives, qui constituent une sorte d’input, puis, dans les cercles qui suivent, sont placées les autres activités en fonction du rapport plus ou moins important, qu’elles entretiennent avec la créativité.

Ces mouvements sont présentés comme inséparables du développement du numérique, envisagé à la fois comme porteur d’un ensemble de transformations des conditions de création, production, diffusion, promotion et valorisation et comme vecteur d’un ensemble de proposions idéologiques techno-déterministes. Ces propositions survalorisent la créativité individuelle, que rendraient possible les techniques numériques, au détriment de la prise en compte des déterminants organisationnels et économiques des activités de création. Les injonctions à la créativité déstabilisent donc les pratiques habituelles et privilégient la nouveauté technique, parfois au détriment même des innovations artistiques et culturelles. A contrario l’enrégimentation des artistes et créateurs sous la bannière de la créativité se heurte à des résistances fortes, même si un petit nombre d’artistes internationaux adopte les habitus de l’entrepreneur. Et ce, dans le contexte d’une intense activité spéculative faisant gravement obstacle au renouvellement des talents. Notons également que des artistes de plus faible notoriété s’organisent en auto-entrepreneurs afin d’offrir à des partenaires divers services (prestations de communication, de management de la créativité, techniques, etc.)

Une confusion toujours entretenue entre industries créatives et industries culturelles

Ce qui nous pousse à interroger la notion de créativité pour essayer d’en mettre en évidence le contenu normatif, c’est que les discours experts comme les discours sociaux persistent à mettre sur le même plan ces deux types d’industries, et même à les fusionner dans un vaste ensemble indistinct où à l’évidence la créativité prend le pas sur le travail et la création artistiques, ainsi que sur le travail journalistique. En effet, pour réaliser une telle fusion, il faut postuler une créativité abstraite, coupée de ses conditions matérielles et collectives de mise en œuvre. En somme le travailleur culturel, pris dans les réalités de l’organisation matérielle, laquelle renvoie nécessairement à un collectif avec une division du travail ainsi qu’à une articulation entre modalités et exigences de la création, d’un côté et impératifs de diffusion, de promotion et de valorisation, de l’autre (Mœglin, 2000), est occulté. Le travailleur culturel est ainsi converti en artiste. Le concept d’industries culturelles permet d’éviter une telle confusion. En effet, la tension entre « liberté créatrice » et « contrainte reproductrice » était déjà soulignée dans les écrits fondateurs de la théorie des industries culturelles, notamment Capitalisme et industries culturelles, en particulier lorsque dans la postface à la seconde édition de cet ouvrage l’accent est mis sur le fait que l’industrialisation touche aussi la création et que l’on aurait tort de distinguer une phase amont, la création, purement artisanale et des phases en aval des filières, plus industrialisées (Miège, 1984).

Or, si on peut recenser des similitudes entre les deux types d’industries ainsi que des tendances à se rapprocher (les principales étant l’incitation à la créativité et l’appel au travail collaboratif dans la phase de conception), leur assimilation laisse de côté toute une série de différences qui perdurent d’autant plus clairement que les « systèmes juridiques » (droit d’auteur et copyright d’un côté, droit des marques et propriété intellectuelle de l’autre) restent étanches. À l’issue des recherches que nous avons menées sur les différentes filières, nous pouvons conclure que ces différences tiennent notamment à des éléments clés du cycle de formation de la valeur des produits comme cela apparaît dans cette suite de couples d’opposition où le premier terme s’applique aux industries créatives et le second aux industries culturelles : semi reproductibilité voire non-reproductibilité versus reproductibilité; non adossement à des patrimoines versus adossement; star system concernant surtout des créateurs versus des interprètes prestigieux; large internalisation de la phase de conception versus externalisation; rôle des marques et de la formation de la confiance dans les marques versus déperdition d’une importante partie de la production en raison de l’incertitude des valeurs d’usages. Enfin, on observe dans les industries culturelles la mise en œuvre croissante d’un dispositif physique de distribution ou diffusion à distance via des plateformes. À quels groupes d’intérêt des regroupements confondant industries créatives et industries culturelles et reposant sur des bases si fragiles profitent-ils et à quels risques soumettent-ils en contrepartie les industries culturelles ? Plusieurs éléments de réponse peuvent être évoqués. Nicholas Garnham considère que l’une des clés du succès de la notion d’industries créatives au Royaume-Uni a résidé dans son flou qui a permis d’agréger des acteurs sociaux très différents, voire aux intérêts opposés : « It disguises the very real contradictionsand empirical weaknesses of the theoretical analyses it mobilises, and by sodoing helps to mobilise a very disparate and often potentially antagonisticcoalition of interests around a given policy thrust » (Garnham, 2005, p.16.) Par exemple, selon cet auteur, les acteurs des industries culturelles ont tenté de faire assimiler celles-ci au secteur plus dynamique des TIC. Dans le même ordre d’idée, Gaëtan Tremblay écrit : « L’inclusion dans un même univers des industries culturelles et d’autres industries comme le software et le design présente un double avantage. D’une part, il permet à toutes les activités visées de bénéficier du prestige qui auréole le travail des artistes et, d’autre part, d’afficher un volume d’affaires et un taux de croissance exceptionnels, attribuables surtout au domaine du software et des jeux vidéo. »  (Tremblay, 2008, p.76) Il ajoute aussi que des activités telles que le design, la mode ou les services informatiques peuvent avoir intérêt à prétendre aux mesures publiques de protection et de promotion dont bénéficie la culture (Tremblay, 2008). Au sujet de l’extension internationale du thème des industries créatives, le même auteur note : « Par-delà les bons sentiments, cette initiative a également pour objectif d’étendre et de renforcer la reconnaissance de la propriété intellectuelle et d’inciter les différents ordres de gouvernement à faire respecter le paiement des droits d’auteur ou de propriété industrielle. Une stratégie d’inclusion pour faire respecter les règles du jeu, y compris par les pays qui reproduisent plus qu’ils ne créent. » (2008, p.80). Par ailleurs, un autre enjeu peut être cité. La confusion entre industries culturelles et industries créatives s’insère dans les rapports de force entre industries culturelles et industries de la communication dans le contexte des stratégies bien différenciées sinon contradictoires engagées par les unes et les autres. Cet aspect renvoie au dernier temps de cette contribution, la référence aux logiques collaboratives.

La conversion des usagers en auto-producteurs culturels

L’un des objectifs explicites des discours sur le Web 2.0, à partir du milieu des années 2000, puis autour des « réseaux sociaux », est de localiser la créativité dans « ce qui est fait » à partir des productions culturelles, l’accent étant mis sur ceux qui se servent de ces contenus pour échanger, recréer et communiquer. Dans cette perspective, la créativité se situerait surtout du côté des créateurs individuels (extérieurs et même en conflit avec les industries des contenus) ainsi que du côté des acteurs du Web ou des fabricants de matériels qui offrent les dispositifs permettant ces créations et échanges. La référence à la créativité vise alors prioritairement à instaurer un rapport favorable à ces acteurs, au détriment des industriels des contenus et de la culture en général. En effet, selon les promoteurs du Web collaboratif, l’usager devenu auto-producteur culturel, mais dont on néglige généralement au passage de rappeler qu’il est dans le même temps un consommateur et qu’il le demeure plus que jamais, serait plus légitime que les acteurs établis des industries culturelles et a fortiori que les majors, qui sont, certes, au cœur de la production culturelle industrialisée mais accompagnées de multiples entreprises de petite ou moyenne taille. Et ce, au motif que cet usager auto-producteur serait plus créatif. Dans le cadre des logiques collaboratives et grâce aux technologies numériques, il serait techniquement en mesure de créer et de diffuser aisément des productions culturelles et pour un faible coût, tandis que ces technologies lui permettraient d’être en relation avec ses pairs. Certes, l’idéalisation des usagers en auto-producteurs culturels ne correspond ni à la réalité des pratiques sociales ni aux exigences d’industries que ce scénario prive des moyens de leur reproduction, mais il s’agit d’un élément rhétorique important dans la construction des rapports de force entre acteurs industriels.

D’une part, les acteurs des industries de la communication cherchent à légitimer leurs stratégies souvent agressives en direction des contenus culturels et informationnels et des acteurs qui les produisent et qui en détiennent les droits. Leurs stratégies ont consisté à articuler leurs offres respectives avec des contenus sans contribuer au financement de la production des contenus, voire sans obtenir d’autorisation de la part des détenteurs des droits. Ces stratégies ont d’ailleurs parfois été jugées illégales, comme par exemple celles de Google vis-à-vis d’entreprises de presse. Dès lors que les acteurs des industries culturelles sont au moins en partie délégitimés dans leurs stratégies de défense de leurs droits de propriété, en particulier au nom de la créativité des usagers auto-producteurs, les acteurs des industries du Web ou des matériels peuvent plus aisément imposer et légitimer de nouveaux appariements réalisés à moindres frais entre leurs offres et les contenus culturels et informationnels. Telles sont, à titre d’exemple, les stratégies d’acteurs des industries de la communication parmi les plus symboliques en cette première moitié de la décennie 2010 à savoir Google, Apple (que son manque de reconnaissance envers les producteurs de contenus conduit à ravaler les contenus au niveau de simples applications), Facebook et Amazon (les « Gafa » en jargon journalistique). Ces mouvements engendrent d’ailleurs des processus de rationalisation de la création de la part des acteurs des contenus, certaines dépenses artistiques devenant des variables d’ajustement des budgets.

D’autre part, la représentation selon laquelle la créativité serait liée aux services (d’échanges, de choix, de comparaison, etc.) permis par les dispositifs des industriels de la communication plutôt qu’aux caractéristiques intrinsèques des contenus fragilise les revendications des producteurs de contenus quant au maintien de réglementations contraignantes en leur faveur (droits de propriété, obligation de diffusion de contenus originaux, obligations d’investissement et subventionnement de la production, etc.). Les acteurs des industries de la communication lorsqu’ils interviennent dans la diffusion des contenus peuvent alors plus facilement tenter de s’exonérer de ces obligations. L’on voit quel est l’intérêt stratégique que revêt pour les acteurs des industries de la communication la confusion entre industries culturelles et industries créatives, les acteurs des industries culturelles perdant la place centrale qui était historiquement la leur dans la production culturelle.

Conclusion

Au terme de cette analyse, nous nous sommes efforcés de faire porter à trois niveaux notre tentative de déconstruction de la notion de créativité.

Premièrement, nous avons cherché à montrer combien la référence à cette notion dans les industries culturelles, créatives et de la communication n’est qu’en apparence centrée sur l’empowerment des individus. En réalité elle est insérée dans des rapports de force entre acteurs industriels et elle est aussi au cœur des mouvements de remise en cause et de transformation des politiques publiques. En particulier, nous avons insisté sur le fait que la référence à cette notion sert à accentuer en les légitimant la désorganisation et l’affaiblissement des politiques culturelles, que reflète notamment la paralysie actuelle du ministère français de la Culture aussi bien dans son domaine propre que dans son inefficace résistance aux projets des acteurs du Web.

Deuxièmement, notre tentative de déconstruction passe par l’analyse que nous avons esquissée pour montrer que les injonctions à la créativité, pourtant empreintes d’idéaux d’émancipation individuelle, profitent en fait surtout aux acteurs sociaux les plus puissants et tout particulièrement aux grands acteurs transnationaux des industries de la communication. Il n’y a donc pas lieu de s’étonner que dans les projets des promoteurs de l’économie créative, les descriptions de la créativité se limitent pour l’essentiel à des facteurs d’amélioration des performances économiques. Notre constat est à cet égard que les injonctions à la créativité viennent faciliter les mouvements en cours et en masquent assez largement la complexité, notamment en occultant les dimensions conflictuelles, par exemple entre industries du contenu et industries de la communication, ainsi que les difficultés objectives dans lesquelles les créateurs se trouvent placés, du fait en particulier des baisses intervenues dans leurs revenus, des inégalités fortes et croissantes de revenus mais aussi des inégalités devant l’accès au travail (Gouyon et Patureau, 2012).

Troisièmement, nous avons aussi mis délibérément l’accent sur le fait que la référence à la créativité accompagne le développement de ce qu’en un autre contexte, nous avons appelé « l’industrialisation des biens symboliques » (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013), ainsi que, plus généralement, certains mouvements en faveur d’une « culturalisation » de l’économie. Il s’agit bien évidemment d’un usage très idéologique des références à la créativité, à la création et à la culture en général, destiné à favoriser les entreprises de la « nouvelle économie » et le basculement de la plus grande partie possible des activités industrielles vers les secteurs de la spéculation boursière et de la financiarisation.

Tels sont les trois niveaux auxquels, à contre-courant des discours récurrents en faveur de la créativité, les analyses qui précèdent ont été engagées. Elles demanderaient maintenant à être prolongées et affinées, car nous sommes bien conscients d’en rester encore au seuil d’une déconstruction à laquelle il serait souhaitable à l’avenir que beaucoup d’autres approches contribuent afin qu’elle acquière la consistance critique qui lui est indispensable.

Note

(1) Ces enquêtes ont été réalisées pour l’essentiel dans le cadre du programme « Culture, création » financé par l’Agence Nationale de la Recherche. Elles comprennent notamment une étude des rapports officiels en Europe sur les industries et l’économie créatives (http://www.observatoire-omic.org/fr/art/480/les-industries-creatives-et-l-economie-creative-dans-les-rapports-officiels-europeens.html) et diverses recherches sur les stratégies des acteurs socio-économiques des industries culturelles et créatives, des collectivités publiques et des institutions internationales, en particulier de l’UNESCO, de la CNUCED et de l’OCDE. Site web du programme : http://www.observatoire-omic.org/fr/blog/30/anr-culture-creation.html Une étude des politiques publiques communautaires et françaises (au niveau national) en direction des industries culturelles et créatives a aussi été conduite pour le compte du Département des études, de la prospective et des statistiques du ministère de la Culture et de la Communication (DEPS) (http://www.observatoire-omic.org/fr/art/480/les-industries-creatives-et-l-economie-creative-dans-les-rapports-officiels-europeens.html). Une étude des stratégies industrielles, financières et géographiques des principaux acteurs des industries de la culture et de la communication nord-américains et européens a également été menée pour le compte du DEPS.

Références bibliographiques

Bouquillion, P., Miège, B., Mœglin, P. (2013), L’industrialisation des biens symboliques. Les industries créatives en regard des industries culturelles, Grenoble, Pug.

Bouquillion, P., Le Corf, J.-B. (2010), « Les industries créatives et l’économie créative dans les rapports officiels en Europe », rapport remis au Département des études, de la prospective et des statistiques, ministère de la Culture et de la Communication, Paris, mai, 43 pages, disponible sur www.observatoire-omic.org/fr/art/480/les-industries-creatives-et-l-economie-creative-dans-les-rapportsofficiels-europeens.html.

Garnham, N. (2005), « From Cultural to Creative Industries. An Analysis of the Implications of the “Creative Industries”. Approach to Arts and Media Policy Making in the UK », International Journal of Cultural Policy, Vol.11, n°1.

Gouyon, M., Patureau, F. (2012) : « Le salariat dans le secteur culturel en 2009 : flexibilité et pluriactivité », Culture, Chiffres, Département des études, de la prospective et des statistiques, ministère de la Culture et de la Communication, Septembre, 16 pages.

Miège, B. (1984), « Postface », in Huet, A., Ion, J., Lefebvre, A., Miège, B., Péron, R., Capitalisme et industries culturelles, Grenoble, Pug.

Mœglin, P. (2000), « Rapport sur la faisabilité de la Maison des sciences de l’homme Paris nord », ministère de la Recherche,
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Muller, P. (2010), « Référentiel », in Boussaguet, L, Jacquot, S., Ravinet, P. (2010), Dictionnaire des politiques publiques, Paris, Presses de Sciences Po.

Smith, Ch. (1998), Department for Culture, Media and Sport, United Kingdom (1998), « Creative Industries Mapping Document 1998 », London.

Throsby, D. (2001), Economics and Culture, Cambridge, Cambridge University Press.

Auteurs

Philippe Bouquillon

.: Philippe Bouquillion est professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 13 et chercheur au Laboratoire des sciences de l’information et de la communication (LabSic). Il est responsable de l’axe « Industries culturelles et arts » à la Maison des sciences de l’Homme Paris Nord et directeur adjoint de l’école doctorale Erasme. Ses travaux portent sur les industries culturelles. La liste de ses publications et travaux est consultable sur le site du LabSic : http://labsic.univ-paris13.fr/index.php/bouquillion-philippe

Bernard Miège

.: Bernard Miège est depuis novembre 2005 professeur émérite de sciences de l’Information -Communication à l’Université Stendhal (Université Grenoble Alpes). Il est l’auteur de 19 ouvrages, dont plusieurs ont été traduits dans diverses langues, ainsi que de nombreux articles; il travaille dans les domaines suivants: 1° l’industrialisation de la culture, de l’information et des communications; 2° les mutations de l’espace public; 3° l’ancrage dans les sociétés des Tic; et 4° l’épistémologie de l’information – communication. Sa situation de Professeur émérite lui permet de poursuivre au sein du laboratoire Gresec ses travaux de recherche, ses publications et des actions de coopération scientifique internationale. Il a été directeur éditorial de Les Enjeux de l’Information et de la Communication de 2000 à 2012. La liste de ses publications et travaux (au cours des quinze dernières années) est consultable sur le site du GRESEC : http://gresec.u-grenoble3.fr/version-francaise/membres/enseignants-chercheurs/

Pierre Moeglin

.: Pierre Mœglin est professeur de sciences de l’information et de la communication à l’université Paris 13, membre senior de l’Institut Universitaire de France (depuis 2014). Il a été le fondateur du Laboratoire des sciences de l’information et de la communication (LabSic) en 1993 et son directeur jusqu’en 2010. Il a fondé en 2000 la Maison des sciences de l’Homme Paris Nord et a assuré sa direction jusqu’en 2014. Il est l’auteur de nombreux travaux et publications portant sur les industries culturelles et sur les industries éducatives. La liste de ses publications et travaux est consultable sur le site du LabSic : http://labsic.univ-paris13.fr/index.php/moeglin-pierre