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Passé, présent et potentiel des plateformes collaboratives – Réflexions sur la production culturelle et les dispositifs d’intermédiation numérique

13 Déc, 2015

Résumé

Le présent article réexamine des conclusions de travaux réalisés depuis le milieu des années 2000 sur les évolutions des industries culturelles, qui interrogent l’hypothèse d’une mise en système structurelle et idéologique plus aboutie de ces dernières. L’objectif de cette publication est d’abord de revenir sur deux notions mobilisées dans ces travaux : celles de « Web collaboratif » et de « plateforme d’intermédiation ». Parallèlement, cet article est l’occasion de mettre en discussion plusieurs (re)découvertes théoriques, permettant de repenser les conceptions de valorisation et de production culturelles habituellement mobilisées dans l’économie politique des industries culturelles.

Mots clés

Web collaboratif, plateforme, intermédiation, industries culturelles, économie politique.

In English

Title

Past, present and potential of collaborative platforms – Reflections on cultural production and digital intermediation

Abstract

This article reviews the findings of research carried out since the mid-2000s on the evolution of cultural industries, questioning the hypothesis whereby these last are undergoing a processus of structural and ideological systemization. The aim of this publication is, firstly, to reflect on two concepts mobilized in these works: “collaborative Web” and “intermediation platform”. Moreover, this article is an opportunity to discuss several theoretical (re)discoveries, which allow one to reconsider the conceptions of cultural capitalization and production usually mobilized in the political economy of cultural industries.

Keywords

Collaborative Web, platform, intermediation, cultural industries, political economy.

En Español

Título

Pasado, presente y potencial de las plataformas colaborativas – Reflexiones sobre la producción y los dispositivos de intermediación digital

Resumen

Este artículo reexamina los resultados de investigaciones realizadas desde mediados de la década de 2000 sobre la evolución de las industrias culturales, que cuestionan la hipótesis de la consolidación de una sistema estructural e ideológico más exitoso de estas. El objetivo de esta publicación es, primero, considerar dos conceptos movilizados en estas obras: las de “Web colaborativo” y de « plataforma de intermediación ». En paralelo, este artículo es la oportunidad de discutir varios (re)descubrimientos teóricos, para repensar los conceptos de capitalización y producción culturales generalmente movilizados en la economía política de las industrias culturales.

Palabras clave

Web colaborativo, plataforma, intermediación, industrias culturales, economía política.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Matthews Jacob T., «Passé, présent et potentiel des plateformes collaboratives – Réflexions sur la production culturelle et les dispositifs d’intermédiation numérique», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/1, , p.57 à 71, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/varia/04-passe-present-potentiel-plateformes-collaboratives-reflexions-production-culturelle-dispositifs-dintermediation-numerique/

Introduction

Cet article réexamine plusieurs conclusions de travaux réalisés depuis le milieu des années 2000 sur les évolutions des industries culturelles et l’émergence du Web collaboratif. L’hypothèse développée est celle d’une nouvelle étape de l’industrialisation de la culture et d’une reconfiguration qui s’articulerait autour des plateformes d’intermédiation du Web. Cette proposition est le fruit d’enquêtes menées en Europe et en Amérique du Nord, entre 2007 et 2015, portant sur les usages de plateformes web, sur les stratégies de leurs propriétaires et gestionnaires, ainsi que sur les discours qui accompagnent, légitiment et impulsent le déploiement de ces dispositifs(1). Elle prolonge une perspective annoncée par Bernard Miège dans le second tome de La société conquise par la communication : « l’impulsion première viendra des réseaux, qui sont à la fois l’occasion et le moyen par lequel une étape nouvelle des industries informationnelles et culturelles est engagée » (Miège, 1997, p. 29-30). Les industries culturelles ont en effet été marquées, au cours des vingt dernières années, par une mise en système(2) plus aboutie des filières économiques qui les composent et des activités humaines et rapports sociaux qui les sous-tendent ; ce processus a été précipité par le développement du Web collaboratif (Bouquillion, Matthews, 2010, p. 136-138 ; Bouquillion, Matthews, 2012, p. 5-9).

Cette mise en système concerne, à un premier niveau structurel, les industries des contenus et les industries de la communication (équipementiers électroniques et informatiques, acteurs des réseaux et des télécommunications), globalement en position de force par rapport aux premières. L’intégration des filières de la culture et de la communication s’est accompagnée, à un second niveau structurel, d’une articulation croissante avec les industries de biens et services de consommation courante. Ces phénomènes ont été analysés en profondeur par Philippe Bouquillion (2008, p. 195-238) et David Hesmondhalgh (2013, p. 185-199), qui soulignent également l’importance de la financiarisation dans les mutations de ces filières. Nous avons ainsi affirmé que le Web collaboratif prenait sens « non pas seulement en lui-même, mais par sa capacité à renforcer le système des industries de la culture et de la communication, d’une part, et par sa capacité à constituer, avec les industries de la consommation courante, une vaste place de marché électronique » (Bouquillion, Matthews, 2012, p. 8). Les contenus culturels alors apparaissent comme devenant de simples produits d’appel (Matthews, Perticoz, 2012, p. 7-18) dont la valorisation serait de plus en plus intégrée à des secteurs externes. Ce second niveau systémique a pu être interprété comme participant d’une « culturisation de l’économie » (Lash, Lury, 2007), mais à l’instar d’autres propositions de digital optimists (Hesmondhalgh, 2013, p. 313-320), cette thèse tient insuffisamment compte de l’extension des processus de rationalisation et de marchandisation propres aux industries culturelles. Du point de vue des contenus, ces évolutions ont contribué à une polarisation, entre d’un côté des offres premium (qui constituent encore des opportunités de valorisation pour les grands opérateurs) et, de l’autre, des contenus de type « amateur » ou « semi-professionnel » le plus souvent produits sans contribution financière des acteurs industriels traditionnels. En lien direct avec ce phénomène, on observe l’importance accrue des plateformes d’intermédiation numérique. Celles-ci contribuent certes à la diffusion de contenus premium, mais prospèrent surtout grâce à la valorisation que favorisent les user-generated contents. Cette terminologie se rapporte à des contenus culturels ou informationnels au sens classique, à des prescriptions et autres éléments promotionnels, ou encore aux données que génèrent les usages. Mais le fait marquant est que ces plateformes consacrent un transfert significatif de charges vers les usagers-consommateurs (Matthews, Vachet, 2014a, p. 36). Reprenant la description de ce processus en tant que digital labour, Antonio Cassili évoque un fort degré d’exploitation mais un niveau d’aliénation faible et supportable (Cardon, Casilli, 2015, p. 33). L’aliénation serait-elle précisément atténuée par l’absence relative de conscience du processus de valorisation auquel contribue l’usager ? Ceci semble à première vue paradoxal lorsqu’on observe, avec Serge Proulx, comment « les plateformes du Web social suscitent la multiplication des activités de contribution » – ce qui conduit justement cet auteur à conclure que « l’usage type d’une plateforme 2.0 est l’usage contributif » (Proulx, 2011).

Ceci nous amène à la dimension superstructurelle ou idéologique de cette mise en système. En effet, l’exigence de participation des usagers-consommateurs dans le cycle de valorisation des biens et services culturels n’est pas sans conséquence sur l’élaboration de la culture au sens anthropologique, théorisé par Raymond Williams, comme ensemble de productions symboliques et matérielles, de croyances et de pratiques, comme whole way of life (Williams, [1958] 1989, p. 3). À rebours des discours enchantés de l’empowerment et de la diversité culturelle, mes recherches ont interrogé les « usages contributifs » comme vecteurs d’un processus de concentration idéologique qui repose moins sur une inflation de représentations intelligibles que sur les gestes répétés d’adhésion que le système exige des usagers (Matthews, 2014, p. 50-51).

J’ai proposé de concevoir les plateformes d’intermédiation numériques comme une « avant-garde » de ce nouveau système élargi des industries de la culture et de la communication (Matthews, 2014, p. 51-52). Ceci implique que ces dispositifs constituent des modèles applicables à une variété d’activités humaines. Pour les commentateurs les plus enthousiastes nous assisterions à l’éclosion d’une « société collaborative », reposant sur un marché mondial ouvert à une multitude d’acteurs de dimensions diverses, reliés entre eux par les « outils » et par les réseaux de communication numériques. Avec l’émergence de nouveaux segments de marché et la conversion d’usagers en véritables agents économiques, ce projet semble en voie de réalisation – à ceci près qu’un puissant oligopole émerge, et que même les plateformes situées à ses franges se trouvent objectivement en position de force vis-à-vis des usagers individuels. Ces dispositifs innovent surtout en réduisant au minimum leurs coûts et en misant sur une « altération des perceptions » que les différents acteurs ont de la chaîne de valorisation et de l’organisation des filières (Matthews, Vachet, 2014b, p. 50). Combinés, ces différents éléments constituent une des plus importantes failles du système, d’autant plus que le Web collaboratif s’apparente encore à une instance d’expérimentation socio-économique (Bouquillion, Matthews, 2010, p. 21).

L’objectif du présent article est double. Il s’agit d’abord de revenir sur deux notions mobilisées dans les analyses susmentionnées, qui continuent de susciter des interrogations légitimes. La première est Web collaboratif : à quels objets et processus socio-économiques et techniques cette notion renvoie-t-elle et quelles en sont les faiblesses ? La seconde, fréquemment employée mais plus rarement définie, est plateforme d’intermédiation. En quoi permet-elle de rendre compte de dispositifs socio-techniques d’apparition récente, d’une part, mais également de construits sociaux propres à des stades antérieurs du capitalisme ? Parallèlement, cet article est l’occasion de mettre en discussion plusieurs propositions théoriques parfois méconnues – telles que les conclusions de recherches publiées il y a plus de quarante ans, portant sur le rôle des comités d’entreprises dans la satisfaction des « besoins » culturels des travailleurs, en France. Si la proposition d’un tel détour historique peut surprendre, son intérêt est à la fois de replacer les évolutions plus récentes dans une perspective étendue et de s’interroger sur le potentiel émancipateur de plateformes authentiquement collaboratives. La question se pose avec force à l’heure où de nombreux discours (médiatiques, institutionnels, académiques) mettent en avant les possibilités créatrices et démocratiques des usages de médias dits « sociaux ». Elle ne saurait être examinée sérieusement sans analyse des rapports de production dans les industries culturelles, du problème de la propriété des moyens de communication et des évolutions présentes de ces deux facteurs. Le débat scientifique s’est enrichi au cours des dernières années par les critiques du « travail numérique ». Les propositions théoriques développées par Brice Nixon (2013) placent la question de l’action collective des usagers-consommateurs de biens et services culturels dans une visée analytique et historique plus large et repensent les conceptions de valorisation et de production culturelles habituellement mobilisées dans l’économie politique des industries culturelles.

Des limites du Web collaboratif

Rappelons en premier lieu, avec Bernhard Rieder, que la notion de Web se rapporte à une structure technique particulière : « Pour ajouter une nouvelle fonctionnalité à l’internet, il suffit de distribuer le logiciel qui l’implémente aux internautes, aucune adaptation de l’infrastructure n’étant nécessaire. Sur le Web – lui-même une innovation logicielle – cette logique est poussée à l’extrême (…). De nouvelles fonctionnalités, activités et contenus sont proposés tous les jours et malgré les conventions et tendances qui le structurent, l’espace de possibilités est immense » (Rieder, 2010, p. 36-37). Ces propos soulignent le caractère extensible de cette « toile », sa propension à se greffer sur une quasi infinité d’activités humaines. Tim O’Reilly et John Battelle écrivent : « Le Web n’est plus une industrie en soi – le Web c’est désormais le monde » (Battelle, O’Reilly, 2009, p. 12) (3). Venant de ces auteurs, la formule sonne comme une tentative de prophétie auto-réalisatrice. Leur pamphlet Web squared semblefaire sienne l’hypothèse d’une mise en système généralisée, avec ses descriptions enthousiastes de dispositifs de gestion de données quasi universels et en temps réel ainsi que la promesse d’un monde où les opportunités de valorisation seront exponentiellement démultipliées. La notion de « Web 2.0 » popularisée par le même O’Reilly après l’éclatement de la bulle spéculative de 2001 se caractérise par sa portée tactique, en tant que « cri de ralliement » à destination d’investisseurs momentanément déroutés pas leurs déconvenues boursières. Elle représente dans ce contexte des activités économiques fondées sur l’internet et plaçant les usagers au cœur de la création de valeur (Bouquillion, Matthews, 2010, p. 5-7). Malgré sa portée idéologique, ce discours conserve une indéniable pertinence ; en affirmant que « le Web dans sa totalité est une merveille de crowdsourcing » (Battelle, O’Reilly, 2009, p. 2), la nécessité du travail des usagers-consommateurs est explicitement reconnue. Si les possibilités d’extension du Web semblent illimitées c’est parce que la notion associe les caractéristiques techniques susmentionnées à des réserves supposément inépuisables de capital et de travail.

À un second niveau se pose la question des limites du Web collaboratif, en termes d’activités, de filières. D’un point de vue structurel, jusqu’où s’étend cette « toile », au sein de laquelle « le seul véritable obstacle à la diffusion d’une nouvelle application est à trouver dans les méandres de l’économie de l’attention » (Rieder, 2010, p. 37) ? Il est possible de s’appuyer sur une définition large, incluant les entités dont les activités sont dépendantes d’interfaces web et qui intègrent dans leur mode de valorisation des contributions significatives de leurs usagers. Cette définition impliquerait que le Web collaboratif ne se limite pas aux opérateurs de niche ou à des acteurs de petite ou moyenne dimension, contrairement à ce que nous avons suggéré (Bouquillion, Matthews, 2010, p. 17-26). Philippe Bouquillion souligne que « le Web collaboratif représente une nouvelle étape dans l’histoire des liens entre les industries du marketing et les industries de la culture [car] il n’y a pas d’opposition entre les dimensions participatives et culturelles, d’un côté, et marketing, de l’autre, mais la seconde, en particulier la production d’informations marketing et l’adressage de e-publicités ciblées, se “nourrit” des échanges culturels des internautes » (Bouquillion, 2013, p. 8). En suivant ce raisonnement jusqu’à sa conclusion logique, il apparaît que le Web collaboratif ne se substitue pas aux filières existantes (pas plus qu’il n’en constitue une nouvelle). Il se contente d’intégrer des industries établies, de leur prêter concours à la fois par ses capacités d’articulation, d’intermédiation, et par cette « dimension participative », c’est-à-dire l’impératif collaboratif qu’il propage.

En troisième lieu, le problème sémantique posé par ce qualificatif constitue une limite supplémentaire à cette notion. À un premier niveau, l’idée de collaboration n’implique-t-elle pas un certain degré de réciprocité, de reconnaissance ? Malgré les connotations négatives du terme issues d’un contexte historique particulier (coopération avec l’ennemi), son sens premier renvoie à la participation librement consentie à une œuvre commune(4). L’hypothèse de collaborations entre usagers, et a fortiori entre acteurs industriels et usagers-consommateurs, doit être examinée en prenant en considération les rapports de production qui sous-tendent ces activités et dispositifs : qui collabore avec qui, et comment ? En dehors de relations basées sur le salariat ou le travail free-lance, comment les différents usages permettent-ils de valoriser du capital ? D’importantes pistes de réponse sont fournies par les analyses du « travail numérique »et les critiques de « l’économie de l’attention », c’est-à-dire des dispositifs de production automatisée et généralisée de données marketing qui soutiendraient celle-ci (Andrejevic, 2009 ; Comor, 2010 ; Fuchs, 2014 ; Hesmondhalgh, 2010 ; Peters, Bulut, 2011 ; Scholz, 2013 ; Terranova, 2000). L’étude des modalités de gestion du travail des usagers ou des processus d’intermédiation dans lesquels ils sont insérés, par exemple à l’occasion d’une utilisation ponctuelle d’un dispositif comme Youtube (Matthews, 2014, p. 49-50),ou dans le portage de projets sur une plateforme de crowdfunding culturel (Matthews, Vachet, 2014b, p. 44-47), indique qu’une partie importante de ladite collaboration s’effectue à l’insu des usagers-consommateurs individuels. Qu’une minorité dépose des contenus en sachant que la plateforme les utilise pour générer des revenus publicitaires, ou en ayant examiné en détail les termes de l’accord contracté avec le site, c’est une chose. Mais c’en est une toute autre lorsque la majorité accède aux biens et services avec l’illusion d’un usage « gratuit » et sans avoir conscience de la fonction qu’ils occupent dans les chaînes complexes de valorisation que les plateformes web permettent de tisser. Et quel que soit par ailleurs leur niveau de conscience, il n’en demeure que les usagers collaborateurs se trouvent objectivement en position de faiblesse vis-à-vis d’acteurs qui, de par leur appropriation des moyens de production et de communication, déterminent les stratégies de valorisation auxquelles concourent les premiers. À cet égard, dans la droite lignée des mutations « néo-libérales » du capitalisme, le Web collaboratif opère bien un transfert de coûts vers « des personnes qui n'[ont] pas la capacité de proposer ou de réaliser leur propre vision de l’ordre social » (Schoenberger, 1997, p. 202). Dépourvus de toute forme de représentation permettant d’envisager une action collective, les usagers du Web se trouvent dans une situation comparable à celle des salariés les moins organisés. Dans les débats publics présents, en France, les rares remises en cause des acteurs du Web se cristallisent autour de points tels que le « droit à l’oubli » ou la « fraude fiscale ». Les Blablacar, Adopteunmec et autres Kisskissbankbank sont quasi unanimement salués comme des exemples de success-stories françaises, brillantes contributions à l’ « économie collaborative », tandis que la question de la propriété n’est jamais abordée (pas plus que celle du financement public de start-ups). Ceci atteste bien de la prévalence du discours des « industries créatives » : la défense des droits de propriété est érigée en axiome. En définitive, les représentations récurrentes et positivement connotées du « collaboratif » occultent des processus spécifiques d’exploitation que l’analyse doit mettre en lumière. Ces représentations peuvent être déconstruites et contrées a minima par la proposition de nouveaux droits sociaux, sur le modèle des pouvoirs d’intervention acquis par les travailleurs au sein des entreprises, au milieu du siècle dernier.

De la versatilité des plateformes d’intermédiation

La proposition selon laquelle les plateformes d’intermédiation occupent une fonction clé dans les transformations présentes des industries de la culture et de la communication a été discutée dans un certain nombre de travaux récents des SIC. L’ouvrage L’industrialisation des biens symboliques rend compte de trois grands paradigmes qui s’efforcent de légitimer et de faciliter des mutations industrielles, culturelles, politiques et sociales. Observons comment ces trois « constructions théorico-idéologiques » intègrent cette proposition. Premièrement, d’après le paradigme de la convergence, les acteurs en position de force seraient ceux « qui développent et maîtrisent, en aval des filières, des plateformes intégrant divers contenus culturels et informationnels et des services (…). Ce sont à ces acteurs que revient la fonction de collecte et de redistribution des ressources collectées. » (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013, p. 40). Deuxièmement, dans le paradigme de la collaboration, les acteurs qui « occupent une position de points de rencontre dominants, et même obligés, entre les internautes, les contenus et des annonceurs ou d’autres financeurs » sont en position de force. Les auteurs ajoutent qu’il s’agit là de la stratégie adoptée par les plus importantes firmes du Web (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013, p. 46-48). Troisièmement, pour le paradigme de la création, les acteurs centraux seraient les « intermédiaires » en capacité d’articuler leurs offres avec des biens et services en aval des filières, soit en valorisant directement ces produits, soit en renforçant symboliquement la valorisation d’offres traditionnellement externes au secteur de la culture et de la communication (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013, p. 56). Un certain flou persiste, dans ces trois paradigmes, quant à l’origine de la plus-value extraite par ces acteurs, mais ils partagent – positivement – une « intuition » que les conclusions plus critiques des auteurs ne sauraient écarter : l’importance croissante d’agents « s’interposant dans le cœur des filières et accaparant une part de la valeur générée, au détriment des créateurs, et même des producteurs, et pas nécessairement à l’avantage des consommateurs » (Bouquillion, Miège, Mœglin, 2013, p. 144).

Vincent Bullich et Thomas Guignard proposent une définition de la notion de plateforme d’intermédiation à partir de cinq caractéristiques. Premièrement, il s’agirait de systèmes « de distribution de biens et services immatériels qui ne trouvent leur existence que sur les réseaux » (Bullich, Guignard, 2011, p. 2). Deuxièmement, elle remplirait des « fonctions économiques qui sont à la fois informationnelles (outil de recherche et prescription) et transactionnelles (sécurisation des transactions, gestion logistique, etc.) » (Ibid., p. 3). Troisièmement, en se référant aux travaux des économistes Jean-Charles Rochet et Jean Tirole, les plateformes opéreraient des marchés multi-faces, réunissant plusieurs types d’acteurs différents mais interdépendants pour l’échange, leur permettant « de procéder à la captation des externalités positives produites par les interactions des [différents] versants, la mise en place et la gestion de la plate-forme n’étant aucunement une fin en soi » (Ibid., p. 5). Quatrièmement, ils soulignent que si ce modèle paraît surreprésenté dans les filières liées aux TIC, il n’a rien de fondamentalement innovant, « ni pour le secteur culturel/communicationnel, (…) ni pour d’autres secteurs économiques » tels que la finance et la grande distribution ((Ibid., p. 6). Enfin, ils rappellent une caractéristique décisive associée par Pierre Mœglin à ces dispositifs : « la valeur qu’ils ajoutent et les profits qu’ils retirent ne doivent rien à une quelconque activité de production en propre » (Moeglin, 2011).

Hormis Apple, qui fait figure d’exception du fait de son supposé « cœur de métier » de conception et de production de software et de hardware, les représentants du nouvel oligopole du Web ne partagent-ils pas cette caractéristique centrale de se positionner « par dessus » des cycles de production, en s’efforçant de canaliser des transactions entre agents divers ? Ce qui vaut pour les big four concerne aussi les milliers de plateformes qui tentent de tirer leur épingle du jeu à partir de – ou en parasite sur – des activités aussi diverses que les rencontres amoureuses, le covoiturage, la distribution alimentaire, l’hébergement, le marché du travail, en passant bien sûr par la production culturelle et informationnelle. Leurs revenus sont dépendants de leur capacité à « monétiser » directement ou indirectement les échanges culturels et informationnels. Pour ces nouveaux intermédiaires, l’extraction de plus-value paraît moins directement liée à l’appropriation privée de contenus culturels via les DPI et/ou la vente de biens ou de services, même si ces logiques gardent une place significative. Les plateformes d’intermédiation numérique s’appuient principalement sur un modèle issu des champs de la publicité et de la finance ; les « commissions » perçues seraient justifiées par la mise en réseau d’individus et/ou de groupes avec des entités commerciales, des marques ou des opportunités d’investissement. Parmi les définitions que propose le CNRTL du mot plateforme, un exemple de son emploi permet de se représenter cette caractéristique clé : la plateforme est l’espace dédié au stationnement des wagons à charger ou à décharger(5), lieu de transaction, voire de traduction. Jérémy Vachet et moi-même avons analysé à cet égard la fonction des sites de crowdsourcing et de crowdfunding culturels en tant qu’instruments de convergence idéologique, s’adressant simultanément à des acteurs aux logiques et aux dimensions très diverses, et visant à leur « faire parler un langage commun » (Matthews, Vachet, 2014a, p. 32).

Vincent Bullich et Thomas Guignard ont raison d’affirmer que le modèle des plateformes d’intermédiation numériques n’a rien de fondamentalement inédit. Je propose à ce titre de considérer certaines conclusions d’une publication peu connue de Bernard Miège, Les comités d’entreprises, les loisirs et l’action culturelle (1974). Cet ouvrage appréhende les CE, apparus en France au lendemain de la seconde guerre mondiale suite aux préconisations du programme du Conseil National de la Résistance, en tant que « forme aménagée de la lutte des classes » (Miège, 1974, p. 269). Il analyse plus spécifiquement leur rôle dans la satisfaction des « besoins » culturels des travailleurs (via la mise en place de bibliothèques et discothèques d’entreprise, de ciné-clubs, journaux d’entreprise et autres groupes de pratique artistique, l’organisation d’expositions, de spectacles, de sorties et de formations culturelles). Le positionnement et l’organisation des CE offrent, à cet égard, un exemple de plateforme d’intermédiation alternative (dont l’existence est évidemment antérieure aux réseaux de communication numériques). Trois facteurs en attestent.

D’abord, cette étude indique que – de façon semblable à ces acteurs du Web collaboratif tout affairés à capter des externalités positives produites par les interactions des différents versants – les CE ont occupé, dans un contexte historique donné, une position de « points de rencontre » établis (sinon dominants) pour toute une série d’acteurs. Ainsi, peut-on parler d’une activité d’intermédiation, entre : primo, les travailleurs (et leurs proches), usagers-consommateurs ; secundo, le capital : c’est-à-dire les entreprises tenues de contribuer une part de leurs revenus ; tertio, des organisations mutuelles de gestion d’équipement de loisirs, de billetterie ou d’achat groupé de biens culturels ; quarto, des acteurs des industries culturelles ; quinto, des institutions publiques ou para-publiques (notamment liées au champ de l’animation culturelle). De plus, la description de ces dispositifs souligne qu’ils remplissent bien des fonctions économiques (et sociales) à la fois informationnelles et transactionnelles, et dans ce cas précis, la mise en place et la gestion de la plateforme semblent bien constituer une fin en soi(6). Troisièmement, comme les plateformes d’intermédiation numériques contemporaines, les ressources à disposition des CE peuvent s’apparenter à une forme de rente. Cependant, il ne s’agit pas ici d’une activité parasitaire sur les cycles de production externes (ou basée sur la collecte et la commercialisation de données ou d’attention) : le fonctionnement des CE repose à la fois sur le bénévolat de travailleurs et sur un pourcentage du chiffre d’affaires des entreprises prélevé en amont de la rémunération du travail et du capital.

Cette étude critiquait les représentations dominantes du marché comme instance de satisfaction de « besoins » culturels supposément préexistants. Elle révèle comment une offre élaborée en dehors (ou du moins « à distance ») du marché, par les travailleurs eux-mêmes, peut contribuer à une augmentation et une diversification des activités culturelles. Le terme activité n’est d’ailleurs pas fortuit : l’enquête indique que  durant les années 1950 et 1960, les CE encouragent fortement les pratiques culturelles amateur et ne se réduisent guère au rôle de relais de catalogues d’achat groupés de contenus ou de spectacles qui s’est petit à petit imposé à partir des décennies suivantes. À une époque que l’historiographie officielle de la communication représente comme un âge d’or des médias de masse, caractérisé par la passivité des récepteurs, ces dispositifs ont favorisé des pratiques culturelles « participatives » historiquement inédites, tout en contribuant à « changer les attitudes et les réticences de nombre de personnes à l’égard des loisirs collectifs, donc de la collectivité elle-même » (Ibid., p. 482). L’analyse souligne des limites significatives à ces tendances, à commencer par la « diffusion de l’idéologie de la classe dominante » favorisée par de nombreux biens et services culturels intégrant l’intermédiation des CE (Ibid., p. 381). Elle interroge également le caractère supposément inéluctable du modèle socio-économique sur lequel s’appuient les dispositifs d’intermédiation numériques contemporains. Elle renvoie ainsi vers le potentiel de plateformes véritablement collaboratives et atteste de la possibilité d’un modèle alternatif viable et efficient, vulnérable précisément du fait des obstacles qu’il présentait pour la valorisation du capital dans ce champ (et plus largement).

Il est intéressant de prendre la mesure à la fois de ce qui nous sépare du temps de cette recherche et de ce qui nous y relie. Partons de la conclusion que dresse son auteur, selon laquelle la consommation collective de biens et services culturels était vouée à s’étendre de manière significative. A posteriori, cette hypothèse constitue l’une des propositions les plus étonnantes de l’ouvrage, tranchant fortement avec les enseignements que l’auteur a produits dans ses travaux ultérieurs, dès la fin des années 1970 et au cours des décennies suivantes, marquées par l’individualisation des usages. On peut se demander si cette individualisation aurait rencontré ses limites (ou son aboutissement logique) dans l’émergence de ce que d’aucuns nomment les médias « sociaux ». En réalité, la consommation culturelle a toujours eu une dimension collective et impliqué une certaine activité productrice de culture, de la part des récepteurs supposés « finaux ».

De l’exploitation du « travail du public »

Avec la notion d’audience labour,ou de travail du public, Brice Nixon se donne pour objectif d’analyser la transformation de processus de communication sociale en processus de circulation et d’accumulation de capital. (Nixon, 2013 ; 2014). Ce chercheur ne conteste pas l’importance de l’exploitation du travail culturel analysée par l’économie politique de la communication depuis une quarantaine d’années, mais amorce ses interrogations à partir des limites du modèle proposé par Dallas Smythe, d’après lequel les spectateurs (et leur attention) constitueraient la marchandise que vendent les industries culturelles à d’autres acteurs industriels (Smythe, 1977) :

Smythe n’a pas observé le processus de travail du public, qui lui aurait permis de voir que les membres du public ne travaillent pas seulement lorsqu’ils consomment des publicités, lorsqu’ils produisent l’idéologie de la consommation qui génère une demande pour des marchandises, mais, de façon plus exacte, qu’ils travaillent lors de toute consommation culturelle (Nixon, 2014, p. 728).

La proposition fondamentale exprimée ici renvoie aux travaux de Raymond Williams ; c’est l’idée que la production culturelle n’est pas « achevée » au moment de la diffusion d’une chanson, du téléchargement d’une application, de l’achat d’un journal. La consommation n’entraîne pas la disparition du bien culturel mais prolonge son existence. Lorsqu’une signification lui est attribuée, et lorsque celle-ci est partagée et transformée, le contenu « déclenche » la production culturelle. À partir d’une série d’exemples historiques embrassant les dernières cent cinquante années, de l’émergence de l’industrie de l’édition au XIXème siècle jusqu’à l’avènement de Google, Brice Nixon illustre la continuité d’un modèle dans lequel « l’appropriation par le capital de l’objet du travail du public, la culture, crée le travail du public en créant une relation de classe entre ceux qui possèdent la culture et ceux qui ne la possèdent pas » (Ibid., p. 729). Pour mieux représenter ce modèle, son auteur propose une analogie avec le capitalisme foncier : comme le propriétaire foncier qui perçoit une rente de la part des paysans qui utilisent sa terre (en fermage) pour y produire des biens agricoles, le capitaliste des industries culturelles détient la propriété des sources et souvent des outils qui permettent à l’usager-consommateur de produire (ou de parachever la production) des biens culturels. En consommant de la culture, on la produit, mais on ne peut le faire que si on s’est acquitté du péage (achat d’équipements, de services et de contenus) et donc contribué aux rentes que perçoit le propriétaire : « le capital communicationnel cherche à s’approprier de la valeur à travers la propriété de l’objet du travail du public (que ce soit directement, via le paiement par le public-travailleur, ou indirectement, par des revenus publicitaires) » (Ibid., p. 731).

Les propositions théoriques de cet auteur permettent d’approfondir certaines questions que pose cet article. À quels processus matériels se rapportent in fine les représentations de la culture « participative », de l’économie ou de la société « collaboratives », ou : comment les plateformes d’intermédiation numériques exploitent-elles les usages dits « collaboratifs » ? Le modus operandi des industries culturelles en est-il changé, ou : la production de la culture se trouve-t-elle fondamentalement modifiée par ces phénomènes ? Dans le but d’ouvrir le débat à partir de ces perspectives, je me contente de livrer deux pistes, en partant de points développés dans les deux premières parties de l’article.

Retour sur les notions de valorisation et de production culturelle

Revenons à la question de l’évolution des rapports de production dans les industries culturelles, et plus particulièrement dans les pans entiers que contamine le Web collaboratif. Il ne s’agit pas de nous pencher ici sur les transformations du travail rémunéré : ses caractéristiques sont bien documentées (Baker, Hesmondhalgh, 2013 ; Deuze, 2007 ; McRobbie, 2015 ; Neff, 2005). On connaît l’ « avance » que présentent ces filières du point de vue de l’absence relative de salariat. Le fait est qu’aujourd’hui comme hier, l’appropriation privée des moyens de production et de communication demeure la norme, ce qui implique bien une relation de classe entre usagers-consommateurs et propriétaires de ce que Nixon appelle les « moyens de production communicationnelle » (Nixon, 2014). Les représentations enchantées de la collaboration ne peuvent rien face à cette contradiction matérielle objective. Christian Fuchs a raison d’affirmer que « les chercheurs qui suggèrent que l’Internet contemporain est participatif véhiculent une idéologie qui ne fait que célébrer le capitalisme sans prendre en considération la manière dont les intérêts capitalistes dominent et formatent l’Internet. » Il ajoute : « Le Web 2.0 n’est pas un système participatif, et il serait mieux compris en termes de classe, d’exploitation et de plus-value. » (Fuchs, 2013, p. 215). La mise en lumière des processus d’exploitation d’usages « participatifs » par les plateformes d’intermédiation numérique implique une analyse des modes de valorisation, et en particulier la production automatisée de données, qui a effectivement été perçue par de nombreux chercheurs comme une composante centrale de leurs business models. Cela oblige à questionner l’hypothèse de rapports de production d’un type nouveau, à l’occasion de ces stratégies de « captation d’externalités positives » réunissant de multiples acteurs industriels et usagers-consommateurs, sans « opposition entre les dimensions participatives et culturelles, d’un côté, et marketing, de l’autre »(7).

Dans le modèle proposé par Brice Nixon, les industries culturelles ne déploient que trois modes de valorisation génériques. Premièrement, des rentes découlant de l’exploitation directe du travail culturel (« numérique » ou non). Deuxièmement, des rentes prélevées pour l’accès à des biens ou services culturels (voire externes), ce qui suppose l’exploitation directe du travail du public. Troisièmement, des intérêts perçus sur le prêt de « capital fictif » à des acteurs externes (annonceurs, sponsors, etc.), ce qui nécessite l’exploitation indirecte du travail du public. Les deux premiers cas impliqueraient a priori la possession de DPI, bien que ce ne soit pas le cas de nombreux acteurs du Web. À cela s’ajouteraient des activités commerciales annexes, telle que la vente de données produites par/sur les usagers : « les données recueillies grâce à la surveillance en-ligne peuvent être, et sont souvent, vendues en tant que marchandise per se », mais ne constitueraient pas la principale source de valeur (Nixon, 2013, p. 244). Celle-ci proviendrait en premier lieu de l’exploitation de travail du public numérique et donc du contrôle exercé sur les moyens de production communicationnelle du public (Ibid., p. 214-215).

Observons comment les propositions de Brice Nixon éclairent l’hypothèse d’une nouvelle étape de l’industrialisation de la culture, impulsée principalement par la prolifération de plateformes d’intermédiation numériques. À cette fin, rappelons les réponses apportées par les auteurs de Capitalisme et industries culturelles à la fin des années 1970, face à la question clé posée en introduction de cet ouvrage : comment le capital est-il amené à se valoriser dans la sphère de la production culturelle ? (Huet et al., 1978, p. 8) :

La production culturelle (…) consiste essentiellement à intégrer un travail artistique au processus de reproduction matérielle. Les caractéristiques spécifiques de cette articulation n’impliquent pas nécessairement le salariat. La soumission du travail au capital repose, au contraire, sur le maintien des formes et des cadres d’exercice du travail artistique qui relèvent d’une organisation précapitaliste, de l’amateurisme à la profession libérale en passant par la petite production artisanale (Huet et al., 1978, p. 178).

Je me permets d’insister sur les termes « maintien des formes et des cadres d’exercice du travail artistique qui relèvent d’une organisation précapitaliste », en soulevant l’interrogation suivante : peut-on considérer que ces auteurs se sont – implicitement – appuyés sur une définition restrictive de la « force de travail artistique » ? À la même époque, Nicholas Garnham affirmait : « examiner le mode spécifiquement capitaliste de production médiatique implique d’observer les manières dont le capital utilise les processus réels de production médiatique afin d’accroître sa valeur » (Garnham, 1979, p. 139). Plus près de nous, David Hesmondhalgh souligne que « les industries culturelles sont fondamentalement concernées par la gestion et la vente d’une forme particulière de travail » (Hesmondhalgh, 2013, p. 6) qu’il propose de nommer « créativité symbolique ». Cet auteur prend soin de se distinguer des thèses de chercheurs des cultural studies comme Paul Willis, qui emploie le même terme pour louer l’empowerment de consommateurs culturels, en se gardant bien de toute analyse de la question de la propriété des moyens de production culturelle. Lorsque Paul Willis affirme que « la créativité symbolique est essentielle pour assurer la production et la reproduction quotidienne de l’existence humaine » (1990, p. 207), on peut y voir une énième platitude culturaliste. Mais si les propositions de Brice Nixon suggèrent que le travail du public fait partie intégrante de ce « travail concret » générant des valeurs d’usage qui permettent au capital de se reproduire, la formule prend une toute autre signification. Il apparaît alors que les auteurs de Capitalisme et industries culturelles ont négligé une implication cruciale de leur constat concernant l’importance du « maintien des formes et des cadres d’exercice du travail artistique qui relèvent d’une organisation précapitaliste », au sein de ce que Garnham désigne comme « mode spécifiquement capitaliste de production médiatique ». En quoi l’ « amateurisme » évoqué par ces auteurs serait-il foncièrement distinct de formes culturelles populaires pré-industrielles et authentiquement participatives ? Cette interrogation va de pair avec l’hypothèse que le produit culturel n’est précisément pas contenu dans le contenu culturel marchandisé et industriellement reproduit. Le processus d’industrialisation culturelle n’est jamais définitivement venu à bout des rites collectifs de cultures communautaires rétives à la séparation entre labeur et divertissement, acteur et spectateur (Csergo, 2001). A contrario, de la production amateur des MJC dans les années 1970, jusqu’aux contributions des usagers-consommateurs du Web, en passant par la « créativité symbolique » déployée par les téléspectateurs de sitcoms et de publicités, le travail du public apparaît comme une des sources impensées – ou du moins sous-estimées – de la valorisation du capital dans la sphère culturelle et médiatique.

Faut-il pour autant écarter l’hypothèse d’une nouvelle étape de l’industrialisation de la culture ? Les analyses qu’offre Brice Nixon du cas de Google sont intéressantes à cet égard. Elles distinguent, d’une part, la stratégie de Google détenteur de plateformes dont les usages « gratuits » génèrent des contenus au travers des contributions des « travailleurs culturels numériques », et d’autre part, sa stratégie parasitique, en tant qu’outil de localisation de contenus dont il contrôle l’accès sans pour autant en être propriétaire (Nixon, 2013, p. 237). Le cas Google paraît révélateur des évolutions profondes que les plateformes d’intermédiation induisent dans le champ de la production culturelle. En effet, comme le souligne l’auteur, cette entreprisea réussi a amplifier sa portée de « capitaliste communicationnel » en couvrant de plus en plus d’aspects de la communication numérique et en étendant son contrôle sur un très large éventail d’activités de publics numériques. De plus, elle continue de créer de nouveaux outils permettant d’exploiter le travail du public, non pas parce qu’elle y est acculée, mais parce qu’il s’agit là de « moyens relativement peu onéreux de croître en tant que capitaliste communicationnel » (Ibid., p. 248). Enfin, « comme beaucoup de capitalistes communicationnels numériques – en particulier ceux qui fournissent des plateformes aux usagers et permettent de distribuer de la culture numérique produite par d’autres – Google ne produit pas la culture numérique dont il assume le contrôle, alors que ce contrôle est ce qui lui permet d’extraire de la plus-value à partir de la consommation de culture numérique » (Ibid., p. 216). On peut dès lors se demander si cette nouvelle étape de l’industrialisation de la culture sonne la disparition des industries culturelles telles que nous les « entendons » depuis une centaine d’années. En même temps, quid de la prolifération de discours et de pratiques (souvent banales, semi-automatiques) qui accompagnent ces nouvelles plateformes d’intermédiation dans des champs très divers : doivent-ils être « entendus » comme une formidable expansion de la production idéologique, bien au-delà du périmètre de ce que nous nommons industries culturelles ?

Conclusion

Les expressions consacrées de Web « collaboratif » ou de médias « sociaux » sonnent comme un aveu inconscient de l’intensification de l’exploitation des usagers-consommateurs des industries culturelles. Ces expressions dissimulent mal les contradictions de ce « système étendu » des industries de la culture et de la communication, qui ne peut guère être envisagé comme une somme de filières économiques (isolées ou intégrées), mais qui repose précisément sur des dispositifs d’ingénierie sociale s’immisçant dans une variété inédite d’activités et d’expériences humaines. Ces plateformes exigent la « collaboration » des usagers-consommateurs et ce faisant, donnent pleinement à voir le rôle clé qu’ils occupent dans la production de la culture, et dans sa valorisation au bénéfice d’une minorité de propriétaires. Étant donné les antagonismes propres à ce système, nous pouvons penser que la socialisation des moyens de production culturelle, garantissant d’authentiques formes de collaboration, apparaisse à moyenne échéance comme une solution plausible (Fuchs, 2014, p. 264-266 ; Matthews, 2016). Dans ce domaine, comme ailleurs, une recherche qui se voudrait pleinement critique ne saurait se contenter de recenser l’existant. Certes, nous devons mener plus avant l’analyse et la mise en lumière des processus d’exploitation des usagers-consommateurs des industries culturelles. Les apports théoriques de Brice Nixon paraissent à ce titre intéressants à faire connaître d’un lectorat francophone et à discuter ; ils méritent d’être examinées à la lumière d’études empiriques portant sur une plus grande diversité d’acteurs et d’usages. Notre tâche est aussi de contribuer à l’émergence de revendications concrètes, en nous appuyant, par exemple, sur les conquêtes de luttes sociales antérieures, telles les « formes aménagées de la lutte des classes » évoquées ci-avant, qui restent largement méconnues des jeunes générations que ciblent en priorité les acteurs du Web.

Notes

(1) Sur le plan empirique ces recherches s’appuient sur une soixantaine d’entretiens avec des acteurs économiques et/ou culturels, une demi-douzaine d’observations directes d’une durée d’un à trois jours chacune, menées dans le cadre de salons/conférences professionnels, ainsi que sur l’expérience de la direction d’un programme de R&D mené durant trois ans en partenariat avec une plateforme de crowdfunding culturel (qui fut par ailleurs l’occasion de réaliser une enquête par questionnaire sur un échantillon de plus de 200 usagers). Outre le recueil de données portant sur la stratégie, la portée et le positionnement des plateformes, ces enquêtes ont permis de mener un important travail d’analyse de discours, prolongé sur un corpus de productions médiatiques, essais et best-sellers portant sur la thématique du « Web collaboratif ».

(2) Rapportée à la catégorie des industries culturelles et soutenue par des déformations et simplifications successives des thèses de l’École de Francfort, la notion de système a pu prendre un sens abstrait : le principe d’homéostasie y serait absolument réalisé. Or, mes travaux écartent d’emblée l’existence d’un « mécanisme » social et économique de ce type – stable, hermétique, prédéterminé par les intentionnalités d’un groupe dirigeant.

(3) Pour l’aisance de lecture les citations en anglais sont traduites en français par l’auteur de l’article.

(4) http://www.cnrtl.fr/lexicographie/collaboration, consulté le 15/05/2015.

(5) http://www.cnrtl.fr/definition/plate-forme, consulté le 12/05/2015.

(6) Cette remarque est à nuancer si l’on considère les CE du point de vue de leur fonction idéologique, auquel cas la critique pourrait porter sur leur caractère de vitrine d’une satisfaction « pré-socialiste » des « besoins » culturels, de la même façon que les plateformes web constituent aujourd’hui un vecteur de légitimation du capitalisme.

(7) Les termes répétés ici proviennent de citations étendues au fil de l’article.

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Auteurs

Jacob T. Matthews

.: Jacob T. Matthews est docteur en sciences de l’information et de la communication et maître de conférences HDR à l’Université Paris 8. Il est membre du CEMTI et de l’observatoire des mutations des industries culturelles (OMIC). Ses travaux s’inscrivent au croisement de la théorie critique et de la socio-économie des industries culturelles. Il est l’auteur, avec Vincent Rouzé et Jérémy Vachet de La Culture par les foules ? Le crowdfunding et le crowdsourcing en question (2014) et a co-écrit, avec Philippe Bouquillion, Le Web collaboratif : mutations des industries de la culture et de la communication (2010).