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Entre Arts et Sciences – Les valeurs de l’interdisciplinarité

30 Juin, 2015

Résumé

Un comédien virtuel, des images interactives, un cirque transmédia… Dans les nouveaux laboratoires de la création artistique et informatique – Ircam, Hexagram, Cnam – des œuvres hybrides rendent irréversible le morcellement des anciennes frontières opposant art et science. En articulant des contributions interdisciplinaires, l’art numérique instaure en effet un morcellement de l’activité créatrice et des modes pluriels de désignation de ce qui fait œuvre. Cet article propose d’éclairer ces logiques de conception et la régulation du travail qui en découle, désormais orientée vers une pluralité d’enjeux : exposition (artistique), invention (technologique) et connaissance (académique).

Mots clés

Art numérique, art et science, crossmédia.

In English

Title

In between Arts and Sciences
the Worth of Interdisciplinarity

Abstract

A virtual actor, a crossmedia circus and interactive images… In the new laboratories of art and computer creation (Ircam, Hexagram, Cnam), hybrid works make irreversible the division of the ancient borders setting art and science. By articulating interdisciplinary contributions, digital art engage a fragmentation of the creative modes and plural designation of what constitutes the artwork. This paper proposes to clarify this logic of conception now directed to a plurality of issues: art exposition, technology invention and academic knowledge.

Keywords

Digital art, art and science, crossmedia.

En Español

Resumen

Un agente virtual, imágenes interactivas, un circo transmedia… En el nuevo laboratorio de la creación artística y digital (Ircam, Hexagram, Cnam) obras híbridas hacen fragmentación irreversible de viejas fronteras entre el arte y la ciencia. Por aporte interdisciplinario, arte digital crea, en efecto, una subdivisión de la actividad creativa y modos plurales designación de lo que hace el trabajo. En este trabajo se propone aclarar el diseño lógico y la regulación del trabajo que ahora enfrenta una serie de problemas: la exposición (artística) invención (tecnología) y el conocimiento (académico).

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Fourmentraux Jean-Paul, « Entre Arts et Sciences – Les valeurs de l’interdisciplinarité« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, , p.83 à 91, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/07-entre-arts-et-sciences-les-valeurs-de-linterdisciplinarite

Introduction

Il ressemble au petit garçon du Tambour de Volker Schlöndorff : un enfant qui refuse de grandir et crie sa douleur à la face du monde. Sa particularité est d’être un être virtuel, créé par Catherine Ikam et Louis Fléri avec le double concours de l’Institut de l’Image de Chalon-sur-Saône et de l’agence Darwin, une antenne de l’université de Montréal. Dernier détail, chaque soir (du 10 au 22 juin 2003), il est le comédien principal de Schlag ! le spectacle conçu par le musicien Roland Auzet(1). Dans Schlag ! Oscar évolue sur trois écrans face à six artistes de cirque et trois percussionnistes, et impose – c’est son logiciel qui veut ça – ses humeurs à la troupe.

Depuis une dizaine d’années le numérique bouscule les frontières entre des domaines jusque-là relativement cloisonnés : arts plastiques, spectacle vivant et audiovisuel, informatique, robotique et sciences physiques, notamment. Schlag ! est le titre d’un projet complexe de « cirque multimédia » qui propose d’associer des musiciens, circassiens et danseurs, dans une mise en scène dont l’acteur principal est un comédien virtuel. Oscar met ainsi en œuvre un travail de création interdisciplinaire au croisement des arts traditionnels (les artifices du cirque, la composition d’un ensemble de percussions) et de l’innovation technologique (le traitement du son en temps réel, la conception d’images de synthèse et de dispositifs interactifs de captation du mouvement des acteurs par vidéo). Qu’est-ce que « créer » dans ce contexte interdisciplinaire hybridant arts, sciences et technologies ? La création artistique et la recherche technologique, qui constituaient autrefois des domaines nettement séparés et quasiment imperméables, sont-ils aujourd’hui à ce point intriqués que toute innovation au sein de l’un intéresse (et infléchit) le développement de l’autre ? À la suite de travaux récents, qui ont proposé de considérer l’art ou la science sous l’angle de leur production collective, incertaine et prototypique, je voudrais ici interroger les modalités de valorisation et d’attribution de cette « œuvre commune » (Fourmentraux, 2010, 2013) saisie ici comme un produit dynamique plutôt que comme un bien statique. Dans ce contexte, une sociologie de l’interdisciplinarité n’implique nullement de ne s’intéresser à l’œuvre que comme un objet déjà constitué, son heuristique provenant au contraire d’une « mise en suspens du résultat ». Ce texte place au cœur de la réflexion sociologique la question de la carrière de l’œuvre reconfigurée par les multiples jeux d’acteurs qui s’en emparent. Symétriquement, l’enjeu consiste à suivre au plus près des objets et des pratiques, une œuvre en actes, dont l’attribution et la valorisation restent la source de nombreuses incertitudes. Le concept de « carrière » est d’abord à entendre ici au sens des interactionnistes (Becker, 1986, 1988), Mais au moins autant au sens qui lui a plus tard été donné par l’anthropologie économique, davantage centrée sur les objets, saisis à travers leurs systèmes de qualification et de valorisation successifs (Appadurai, 1986 ; Kopytoff, 1986, Latour, Weibel, 2005). Le suivi de l’affaire Schlag ! permet alors d’éclairer les principaux « effets » de l’hybridation de la création artistique et de l’innovation technologique : l’impact de cette rencontre sur les modalités de collaboration entre art et science et la valorisation de leurs produits respectifs (2). Ce texte s’inscrit ainsi à la suite de recherches qui se sont données pour objet d’étude l’articulation des faits techniques et sociaux, non sur le mode de l’instrumentation ou de l’aliénation, mais sur celui de la fréquentation et du contact, voire du jeu (Dodier, 1995 ; Latour, 2005, Akrich, Callon, Latour, 2006).

Où est Oscar ? Un acteur virtuel entre création, recherche et technologie

La relation de travail relève ici d’une relation de coproduction, les caractéristiques de l’œuvre et la forme du partenariat devant être définis et stabilisés au cours de la production. L’acteur virtuel Oscar se trouve de ce fait au centre et au cœur d’un projet multi-acteurs qu’il convient, tout d’abord, de retracer brièvement.

Première Scène : L’agence DARWIN et le design d’acteurs virtuels

Oscar nous conduit d’abord au Canada où une équipe d’artistes et de chercheurs en design de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) essaime une entreprise de conception d’acteurs virtuels : l’Agence Darwin. C’est dans ce contexte qu’il arrive au monde, doté d’un design et d’une personnalité virtuelle. Premier acteur clé en main de l’agence, ce prototype possède alors déjà une base d’expression faciale qui lui permet d’exprimer une gamme étendue d’émotions. Oscar est en effet un des acteurs potentiels de l’agence Darwindont l’activité, à mi-chemin entre le design artistique et le développement logiciel, est de commercialiser un plug-in – le sélecteur Darwin – articulé à unebase de donnée sécurisée de comédiens sur-mesure. Comme nous l’indique Michel Fleury, le concepteur de l’agence Darwin :« C’est du “Artware”, c’est-à-dire que la dimension artistique est importante, mais la dimension technologique également. […] J’appelle cela une démarche intégratrice. Plutôt que de développer un mega logiciel qui essaie par lui-même de créer des comédiens virtuels avec sa terminologie propre, j’ai adopté une démarche qui se base beaucoup sur l’approche artistique » (Entretien, juillet 2003).

Mais Oscar n’est encore ici qu’un squelette ou une simple architecture qui, en dépit de ses qualités évidentes de fonctionnalité, de légèreté et de modularité, reste néanmoins inanimé. L’œuvre d’art n’est plus tout à fait ici la visée ultime. Cependant, bien que mise en suspens, l’idée de produire des œuvres d’art reste importante, différée à un horizon plus lointain. Oscar va donc, dans le mouvement qui va lui donner vie, amener l’agence Darwin à innover en croisant de nouvelles équipes d’artistes et de chercheurs engagés dans des programmes conjoints sur l’animation d’une humanité virtuelle.

Deuxième scène : l’œuvre LUI ou la création virtuelle et interactive en temps réel

Oscar nous conduit ensuite à Chalon-sur-Saône, en Bourgogne, où les artistes du Centre de création en réalité virtuelle (CCRV) s’associent aux ingénieurs de l’Institut Image de l’École nationale supérieure des Arts et métiers (ENSAM) pour confronter Oscar à l’interaction en temps réel. Ces derniers vont tout d’abord attribuer à l’acteur virtuel une identité et un rôle dans une installation artistique immersive et interactive. Rebaptisé « Lui », l’acteur se voit allouer la capacité de recevoir et de traduire des stimuli du monde réel. Intégré dans un CAVE (dispositif technique et spatial d’immersion dans des images virtuelles en 3D), il incarne peu à peu un visage-paysage ouvert au parcours et à la manipulation du public. Il succède ainsi aux différentes installations de réalité virtuelle interactive déployées par le duo d’artistes français Catherine Ikam et Louis Fleri – L’Autre (1992), Le Messager (1995), Alex (1995), Elle (1999) – valorisées comme des versions successives d’une même œuvre, à l’occasion de nombreux vernissages et festivals d’art contemporains liés aux nouvelles technologies de création (Ikam, Fleri, 2003).
Oscar joue également un rôle de prototype pour la recherche technologique, en permettant à ces chercheurs de l’ENSAM de développer autrement et de confronter de manière originale les fruits de leurs recherches habituellement réservées à l’industrie automobile ou spatiale. Oscar intègre et transforme le domaine de la simulation, à l’écart du monde des arts, étant par ailleurs valorisé pour ses dimensions les plus techniques à l’occasion du festival Nicephore Days de Chalon-sur-Saône : une vitrine internationale pour les innovations technologiques et scientifiques réalisées dans le domaine des nouvelles technologies de l’image et du son.

Troisième scène : Le spectacle SCHLAG ! ou la scénographie musicale et vidéo interactive

La troisième scène de notre triptyque se situe à Paris où la Compagnie Roland Auzet (CRA) accueillie par l’Institut de Recherche et Coordination acoustique/musique (IRCAM/Centre Pompidou) a façonné le spectacle Schlag ! C’est alors la problématique de l’articulation entre la composition musicale assistée par ordinateur, la scénographie multimédia et l’interprétation d’acteurs (virtuels et réels, musiciens et circassiens), qui compose le cœur d’un nouveau projet de création. L’innovation porte sur le développement d’un outil de captation des différents événements visuels et sonores et de leur mise en scène à partir d’un logiciel préexistant – EyesWeb -, développé par le laboratoire d’informatique musicale de Gênes (Dist, Italie). Le spectacle de cirque multimédia Schlag ! est enfin présenté publiquement, dans le jardin des Tuileries de la ville de Paris, à l’occasion du festival Agora 2003. Son comédien principal, Oscar, y est interprété par l’acteur « Lui », auquel on vient en effet de confier un nouveau rôle.

Oscar est alors un acteur à part entière, qui joue avec les mouvements des acteurs sur scène, captés par trois caméras et interprétés par un premier logiciel (Eyesweb) qui paramètre ses déplacements et ses expressions. Un second logiciel de scénographie permet de l’inscrire dans la scène réelle et de contrôler, en temps réel, ses interactions avec les autres acteurs ainsi que le positionnement des caméras et des écrans. Une troisième application définit une dizaine d’ambiances lumineuses et les fait varier en fonction des actions d’Oscar et des autres comédiens. À l’intersection des arts de la scène et de l’ingénierie, Schlag ! promeut ainsi une reconnaissance interdisciplinaire dont l’IRCAM se fait le garant scientifique autant qu’artistique : le festival Résonances 2003offrant la possibilité de valoriser également le volet technologique du projet en réalisant des démonstrations (Rosental, 2002), des « démos » comme le disent les informaticiens des logiciels utilisés dans le cadre du spectacle.

Si l’événement de l’œuvre varie, selon les situations et dans des circonstances elles-mêmes variables, sa carrière n’est pas pour autant arbitraire : les multiples formes que prend l’œuvre sont au contraire isolées en vertu d’actes collectifs de définition. Ce que nous apprend Schlag !, c’est en effet que l’origine d’une innovation doit toujours être cherchée dans une négociation qui met aux prises plusieurs acteurs et objets sociotechniques. Schlag ! donne tout d’abord lieu à des tractations entre plusieurs visions du projet, mêlant des personnalités hétérogènes qui doivent pourtant s’accorder. La construction du compromis, à défaut de s’appuyer sur une claire division du travail, passe ici par la démarcation de différentes œuvres, dont le succès reste incertain et potentiellement asymétrique (Callon, Lascoume, Barthes, 2001 ; Menger, 2012).

L’engagement des personnes : une distribution d’auteur

Loin d’être un créateur isolé, l’artiste devient, dans ce contexte, une petite entreprise dont la production dépend autant des emprunts qu’il effectue à d’autres que de sa propre créativité. Le numérique renforçant le caractère adhocratique(3) du travail artistique, chaque création donne ici lieu à une nouvelle combinaison productive. De nouveaux contrats doivent être définis pour permettre l’organisation temporaire « par projet » et la production toujours prototypique. Cette organisation par projet s’inscrit dans une économie de la qualité où les coopérations sont construites sur une recherche d’innovation à chaque étape de la production et se fondent ici sur la réputation des réseaux de spécialistes. Leur coordination passe par un important travail d’articulation des trois scènes de l’œuvre commune. Signée le 17 mars et amendée le 25 avril 2003, une première convention règle les relations des différents partenaires de la scène 3. Elle fixe entre la Compagnie Roland Auzet et l’Ircam l’obligation de réaliser douze représentations et une série de six concerts. La mention de cette collaboration sur tous les documents à caractère publicitaire ou informatif est rendue obligatoire(4). Le 17 avril 2003, une deuxième convention cadre l’articulation entre les scènes première, deuxième et troisième. Il y est précisé que le CCRV (Centre de Création en Réalité Virtuelle) a financé et réalisé en collaboration avec les designers de l’Agence Darwin un personnage de réalité virtuelle « imaginé et créé par Catherine Ikam et Louis Fléri ». Enfin, le 15 mai 2003, un troisième et dernier « contrat de co-réalisation » est signé pour coordonner les créateurs des scènes 2 et 3. Les « auteurs » du comédien virtuel (Catherine Ikam et Louis Fléri) y délivrent une autorisation non exclusive de représentation scénique d’Oscar dans le cadre des représentations françaises du spectacle Schlag ! C’est à dire qu’ils « autorisent » la compagnie à utiliser leur acteur virtuel « pour une durée limitée dans le cadre des représentations payantes du spectacle Schlag ! ». C’est ici que l’innovation « contractuelle » est la plus inédite et radicale : « chaque soir, Oscar, créature numérique mais acteur à part entière, devra toucher son cachet comme n’importe quel autre comédien de la troupe ». La compagnie Roland Auzet a donc obligation de rétribuer Oscar, ou plus exactement ses créateurs, auquel un cachet d’acteur sera versé à l’occasion de chacune des représentations d’Oscar sous le chapiteau du cirque(5).

La qualification des œuvres : des valeurs croisées

La qualification des œuvres devient par conséquent ici un enjeu explicite pour l’ensemble des créateurs engagés. Mais comme le montre Schlag !, iln’existe pas un seul, mais bien au contraire, plusieurs « marchés » où circule cette production. La dynamique de coproduction en art numérique nous fait passer ainsi du travail artistique dirigé vers la production d’un objet d’art, vers un programme de création transversal à plusieurs équipes aux prises avec des œuvres fragmentées et multicentriques.

Cette logique nous invite tout d’abord à envisager l’œuvre d’art du point de vue de sa circulation, en suivant ainsi Michel Callon, Cécile Meadel et Vololona Rabeharisoa (2000) qui ont proposé de nommer « économie des qualités » cette économie dynamique du produit. Selon ces auteurs : « Le produit […]est un bien économique envisagé du point de vue de sa fabrication, de sa circulation et de sa consommation. La notion (producere : faire avancer) souligne qu’il consiste en une séquence d’actions, en une succession d’opérations qui le transforment, le déplacent, le font passer de mains en mains, à travers une série de métamorphoses qui finissent par le mettre dans une forme jugée utile par un agent économique qui paye pour en bénéficier. Au cours de ces métamorphoses, ses caractéristiques se modifient. » (Callon, Meadel, Rabeharisoa, 2000, p. 211-239).

De surcroît, les incidences de ce point de vue sur la définition traditionnelle de l’œuvre d’art y sont multiples et bien plus contrastées que ne le prévoit le droit de propriété intellectuelle relatif aux œuvres collectives. Lorsque l’on se réfère à l’article L 113-2 du code français de la propriété intellectuelle(6), une « œuvre collective » y est génériquement désignée comme une œuvre de l’esprit créée sur l’initiative d’une personne physique ou morale qui l’édite, la publie et la divulgue sous sa direction et son nom, et dans laquelle la contribution personnelle des divers auteurs participant à son élaboration se fond dans l’ensemble en vue duquel elle est conçue, sans qu’il soit possible d’attribuer à chacun d’eux un droit distinct sur l’ensemble réalisé.

Le même article introduit pourtant une précision intéressante à travers sa définition d’une « œuvre de collaboration » qui permet de spécifier et de distinguer plus finement le statut des contributions sous deux aspects : « l’œuvre de collaboration divise » introduit la possibilité d’identifier l’apport ou le concours de différentes personnes à l’œuvre collective ; « l’œuvre de collaboration indivise » (authorship work) ne permet pas, quant à elle, d’identifier la participation des différents contributeurs. Mais aucun de ces trois types d’œuvre que distingue et décrit l’article L 113-2 du Code de la Propriété Intellectuelle – œuvre collective, de collaboration divise ou indivise – ne prévoit la possibilité d’attribuer à chacune des personnes qui ont concouru à l’œuvre commune un droit distinct sur l’ensemble réalisé.

L’examen de l’affaire Schlag ! montre pourtant que l’œuvre commune parvient à sortir de la tension de son engendrement collectif au moyen de fixations sociales multiples. À travers le suivi de ses métamorphoses, notre sociologie du travail artistique permet d’éclairer le théâtre d’opérations et de négociations que l’œuvre incarne et réalise : des négociations entre acteurs et objets, sur des rôles ou des identités dans l’ordre négocié (Strauss, 1992) entre divers mondes sociaux où circule cette œuvre. Du fait de ses instabilités et de sa plasticité, l’œuvre échappe alors aux définitions habituelles de l’art, pour s’adapter aux besoins et aux nécessités spécifiques des différents acteurs qu’elle engage. Mais elle doit dans le même temps rester assez robuste pour maintenir le projet commun et l’identité de ces différents acteurs.

Ouvertures : arts, sciences et interdisciplinarité

À l’instar de Schlag !, de nombreux projets en lien avec les technologies informatiques et multimédias mettent aujourd’hui en œuvre des partenariats interdisciplinaires où se confrontent le théâtre, la danse, le cinéma ou la vidéo et le son. Leur conception engage différentes contributions, artistiques et informatiques, qui instaurent un morcellement de l’activité créatrice et des modes pluriels de désignation de ce qui accédera (ou non) au rang d’œuvre. Les objets hybrides, qui résultent de leur interpénétration, rendent irréversible le morcellement des anciennes frontières opposant art et science. La manière inédite dont celles-ci se recomposent amène à s’interroger, d’une part, sur l’articulation qui, désormais, permet à la recherche et à la création d’interagir, et d’autre part, sur les modes d’attribution ou de valorisation des œuvres.

Comme l’avait annoncé la sociologue Raymonde Moulin, « au moment où l’objet artistique et l’objet technique sont devenus, du fait de leurs conditions de fabrication, pratiquement indiscernables, leur différence ultime est liée au type de finalité à laquelle ils sont soumis » (Moulin, 1969). Le travail artistique change ici d’échelle et de nature. Plus collectif et interdisciplinaire, il est sous-tendu par la mise en public de produits hybrides : connaissances, œuvres d’art, solutions logicielles et procédés techniques. Des montages circonstanciés permettent de redistribuer les finalités de l’œuvre commune, selon des intérêts et des tactiques appropriées à la demande et aux multiples contextes de valorisation. Mais ils doivent également rendre possible, pour chacun des partenaires, une valorisation croisée des contributions et du crédit dans une pluralité de mondes sociaux. À l’écart d’une conception trop unitaire et fermée, l’œuvre devient elle-même modulable, façonnée différemment selon l’arène à laquelle elle est destinée.

L’analyse sociologique de Schlag ! met bien en perspective ces histoires et ces scènes sociales hétérogènes où se joue la recomposition des frontières de l’activité artistique : celles de l’œuvre et du produit, celles de l’hybridation des savoirs et des compétences, artistiques et technologiques. Deux innovations majeures sont introduites : le travail en équipe interdisciplinaire, et non plus seulement collectif comme c’était le cas des productions antérieures du cinéma ou des arts vivants, ainsi que l’impératif d’un « programme de recherche » transversal à plusieurs œuvres ou projets. La rencontre entre art et science suppose en effet la définition préalable de différentes finalités d’une recherche-création commune. Cette rencontre ne doit pas être imposée par l’amont hiérarchique mais co-construite avec les différents acteurs parties prenantes du processus – artistes, chercheurs, entrepreneurs – dans un dialogue favorisé et constant. Car il s’agit alors de favoriser une certaine « modularité » de la production, en même temps que des formes alternatives de distribution des activités de création et de leurs résultats. Dans ce contexte, la création ne repose plus sur un schéma hiérarchique qui ferait intervenir une distribution réglée des apports en conception et en sous-traitance, selon des échelles de valeur et de rétribution enrôlant une longue chaîne de travailleurs, au service, à chaque fois, d’un créateur singulier. Le travail de création se voit au contraire distribué sur différentes scènes et entre plusieurs acteurs pour lesquels il est possible de préciser des enjeux de recherche distinctifs, suivant des expertises et des agendas variés. L’enjeu vise ainsi un dépassement du « conflit culturel » caractéristique des modèles antérieurs de convergence « arts – sciences – technologies » entre des acteurs (scientifiques, artistes, industriels, amateurs) dont les qualifications, compétences et finalités étaient a priori conçues comme opposées. Gageons que cet élargissement des issues de la recherche artistique et de la création scientifique permettra une plus grande diversité culturelle ? En ce sens que les usagers, mais aussi les amateurs d’arts et de science, y gagneront peut-être une meilleure compréhension, à la fois sensible et intelligible, des technologies et de leurs enjeux. À mesure que l’activité de création et d’invention se fait de moins en moins monopolistique, loin de présenter une perte, l’interdisciplinarité permet d’œuvrer non pas à la fusion mais à la confrontation des idées et des émotions, vers un enrichissement réciproque de l’art et de la science.

Notes

(1) Extrait du programme du festival Résonances (2003), Institut de recherche et coordination Acoustique-Musique (IRCAM), Centre Georges-Pompidou (Beaubourg) : http://agora2003.ircam.fr. Le film de Volker Schlöndorff est adapté du roman de Günter Grass, Le Tambour, Gallimard, 1961.

(2) Plusieurs opérations de recherche à l’INRS (Centre Culture, Urbanisation et Société – Montréal, Postdoc 2003-2005), HEXAGRAM (Montréal 2007-2009), IRCAM et EHESS (Centre de Sociologie du Travail et des Arts (Postdoc 2004-2006) et Centre d’études Sociologiques et Politiques – Paris 2005-2011) ont favorisé l’analyse pluridisciplinaire (Sociologie, Sciences de l’Art, des Médias et de la Communication) des interfaces entre création artistique, recherche académique et développement technologique. D’un point de vue méthodologique, ce suivi de la « carrière » entre art et science du projet s’appuie sur une analyse approfondie des différents contextes et des situations socio-anthropologiques dans lesquelles l’affaire Schlag ! s’est déployée : observation participante et entretiens qualitatifs avec les artistes, chercheurs et ingénieurs impliqués, ethnographie des activités de laboratoire et du travail de traduction des attentes et objectifs poursuivis par des acteurs hétérogènes, étude des cahiers des charges et des divers documents contractuels, analyse des trajectoires de valorisations croisées (distribution dans les publications académiques, occasions de monstration artistique, démonstrations de prototypes technologiques).

(3) L’Adhocratie  (venant du terme « ad hoc ») désigne une configuration organisationnelle qui mobilise, dans un contexte d’environnements instables et complexes, des compétences pluridisciplinaires, spécialisées et transversales, pour mener à bien des missions précises (résolution de problèmes, recherche d’efficience en matière de gestion, développement d’un nouveau produit…). Les personnes choisies dans l’organisation travaillent dans le cadre de groupes-projets peu formalisés qui bénéficient d’une autonomie importante par rapport aux procédures et aux relations hiérarchiques normalement en vigueur et dont le mécanisme principal de coordination entre les opérateurs est l’ajustement mutuel.

(4) Sous la forme suivante : « Coproduction Compagnie le Site Cra, Ircam (Centre Pompidou). Dispositif informatique réalisé dans les studios de l’Ircam. Assistant musical : Frédéric Voisin, Manuel Poletti ; Ingénieurs concepteurs : Emmanuel Fléty (Ircam), Yan Philippe (Site Cra) ».

(5) Toute publicité visuelle et/ou auditive requiert alors la mention suivante : Création du personnage virtuel et images vidéo : Catherine Ikam et Louis Fléri. Réalisation et développement du personnage virtuel temps réel : Centre de Création en Réalité Virtuelle. En collaboration avec l’Institut Image/ENSAM de Chalon-sur-Saône. Ingénieurs-développeurs : Julien Roger, jean-Michel Sanchez, Thomas Müller, Emmanuel Fournier, Olivier Prat, et avec l’Agence Darwin (UQAM) – Modélisation, textures : Michel Fleury, Solange Rousseau, Jean-François Blondin ».

(6) Cf. http://www.legifrance.gouv.fr/.

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Auteur

Jean-Paul Fourmentraux

.: Jean-Paul Fourmentraux est docteur en Sociologie (PhD), Professeur d’Esthétique et de Sociologie des arts, médias et cultures numériques à l’université Aix-Marseille. Habilité à diriger des recherches (HDR) par l’université de Sorbonne-Paris 5, il est membre du Laboratoire en Sciences des arts (LESA – Aix en Provence) et chercheur associé à l’École des Hautes Études en Sciences Sociales de Paris (EHESS) au Centre de recherches sur les arts et le langage (CRAL UMR-CNRS 8556). Ses recherches pluridisciplinaires (sciences de l’art, sociologie et communication) portent sur les interfaces entre création artistique, recherche technologique, critique et émancipation sociale. Il est l’auteur des ouvrages Art et internet (CNRS, 2010), Artistes de laboratoire (Hermann, 2011), L’œuvre commune. Affaire d’art et de citoyen (Presses du réel, 2012), L’œuvre virale. Net art et culture Hacker (La Lettre Volée, 2013) et a dirigé les ouvrages L’Ère Post-media (Hermann, 2012) et Art et Science (CNRS, 2013).