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La critique du régime technopolitique des sciences par la mouvance antinucléaire : un éclairage sur le concept d’espace public oppositionnel

30 Juin, 2015

Résumé

Cet article propose une analyse de la critique du régime technopolitique du programme électronucléaire français par les mouvements sociaux. Il retrace l’émergence et le déploiement du phénomène antinucléaire au sein de l’espace public, dans le but de saisir cette effervescence contestataire et de la réintroduire à l’intérieur de l’analyse du politique. En ce sens, il s’agit de proposer une conception de l’espace public restituant la dimension oppositionnelle de l’espace public des mouvements sociaux.

Mots clés

Espace public, mouvements sociaux, technopolitique, nucléaire, communication, risque

In English

Title

A Critical Perspective of the Sciences Technopolitics Regime by the Anti-nuclear Movement: a Focus on the Oppositional Public Sphere Concept

Abstract

This article offers a critical analysis of the regime technopolitics French nuclear power program by social movements. It traces the emergence and deployment of antinuclear phenomenon in the public sphere, in order to take this protest effervescence and reintroduce within the analysis of policy. In this sense, it is to propose a design of public sphere restoring oppositional dimension of public sphere of social movements.

Keywords

Public sphere, social movements, technopolitics, nuclear, communication, risk

En Español

Resumen

Este artículo ofrece un análisis de la crítica, por parte de los movimientos sociales, del régimen tecnopolitico del programa electronuclear francés. Reconstituye el surgimiento y el despliegue del fenómeno antinuclear en el espacio público, con el objetivo de captar ese ajetreo de protesta y de reintroducirlo en el análisis de la esfera política. En este sentido, se trata por proponer un concepto del espacio público tratando de restituir la dimensión opositora de los movimientos sociales en la espacio público.

Palabras clave

Espacio público, movimientos sociales, technopolitica, nuclear, comunicación, riesgo.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Chambru Mikaël, « La critique du régime technopolitique des sciences par la mouvance antinucléaire : un éclairage sur le concept d’espace public oppositionnel« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, , p.29 à 38, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/03-la-critique-du-regime-technopolitique-des-sciences-par-la-mouvance-antinucleaire-un-eclairage-sur-le-concept-despace-public-oppositionnel/

Introduction

Cet article se propose d’étudier la critique du régime technopolitique du programme électronucléaire français par les mouvements sociaux. Celle-ci s’est développée dans les années soixante et n’a jamais cessé depuis, même si elle a connu des intensités et des modalités diverses sur le territoire hexagonal. L’objectif est de saisir cette effervescence contestataire et son potentiel normatif tels qu’ils se déploient dans les situations concrètes, afin de les réintroduire à l’intérieur de l’analyse du politique. En réévaluant la contribution essentielle des mouvements sociaux dans les dynamiques des sociétés contemporaines, il s’agit plus précisément de questionner, à partir de celle-ci, le concept d’espace public.

Tout d’abord, nous présenterons le contexte dans lequel émerge le phénomène antinucléaire au sein d’un espace public sous l’emprise du régime technopolitique des sciences. Nous analyserons ensuite la manière dont cette irruption se déroule et se matérialise, par l’action des mouvements sociaux, en un espace public oppositionnel. Enfin, nous proposerons une conception de l’espace public restituant les dynamiques de celui-ci dans ses rapports avec l’espace public institué au regard du phénomène antinucléaire.

Notre propos s’appuie sur une vaste enquête de terrain menée dans le cadre de notre travail de recherche doctorale (Chambru, 2014a) et sur une lecture phénoménologique de l’espace public. Dans cette perspective, l’espace public est « d’abord et avant tout une réalité phénoménale, une réalité qui advient et qui se manifeste comme phénomène sensible, à travers des pratiques sociales » (Quéré, 1992, p. 80). Cette lecture se détache d’une vision statique et normative de l’espace public, pour envisager ce dernier comme un ensemble de processus en constante recomposition se construisant dans et par l’action. Attentive aux expériences sociales vécues par les individus, elle est aujourd’hui indispensable pour mieux saisir et comprendre ce qui se joue dans les dynamiques politiques et sociales des controverses sociotechniques. La notion de régime technopolitique vise elle-aussi à restituer ces « relations étroites qui existent entre les institutions, les individus qui les gouvernent, les mythes et les idéologies qui guident ces derniers, les objets qu’ils produisent et les technopolitiques qu’ils poursuivent », ainsi que la nature contestée de ce pouvoir, des visions de l’ordre sociopolitique qu’il institue, des politiques et des pratiques qu’il prescrit (Hecht, 2014, p. 27).

L’émergence du phénomène antinucléaire au sein de l’espace public

Au lendemain de la seconde guerre mondiale, le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) se voit attribuer par le pouvoir politique le monopole des activités scientifiques liées à la technologie nucléaire. Dès sa création, ce nouvel organisme est exclu du jeu démocratique, au sens où « son élaboration échappe aux acteurs habituels d’une décision législative et se fait dans le plus grand secret » (Coutrot, 1981, p. 343). Sa genèse et les processus de prise de décisions s’inscrivent par conséquent dans la continuité de l’instauration d’une politique scientifique d’État visant à confiner celle-ci en dehors de la société, afin d’éviter toute irruption de controverse sociotechnique à son sujet.

Engagé dans une logique d’action technopolitique, le CEA n’est pas un lobby, mais une institution dirigeant la conception des réacteurs dans laquelle les ingénieurs et les scientifiques font des choix répondant autant à des critères techniques que politiques (Hecht, 2014, p. 39-47). Cela s’explique notamment par l’implication accrue, à partir de janvier 1951, du pouvoir politique dans la direction du CEA : une réorganisation interne aboutit à la subordination de l’autorité scientifique à l’autorité administrative. Dépositaire d’une mission nationale, l’aventure nucléaire française est en effet investie d’une logique de mobilisation visant au redressement et à la construction d’une identité nationale positive. Cela conduit à une « surdétermination » de la présence des sciences et des techniques au sein de l’espace public (Bonneuil, 2005, p. 19-20), où seule l’utilisation militaire de l’atome est socialement contestée au cours des années cinquante et soixante. L’ensemble des organisations politiques et syndicales défend en effet unanimement l’idée d’une France rayonnant sur le plan technologique grâce au développement de l’énergie nucléaire et au choix de produire de l’électricité à partir de l’énergie nucléaire, comme un impératif de modernisation de la nation. Elles sont par conséquent pleinement engagées en faveur de cette avancée technique et scientifique, tout en s’efforçant de l’intégrer dans le combat pour le progrès social (Hecht, 2014, p. 141-165). S’inscrivant dans un pacte social plus large, cette adhésion au paradigme modernisateur n’est alors pas présentée comme un choix politique pouvant être controversé et faire l’objet d’un débat public : elle renforce la primauté de la logique de l’expertise sur la légitimité populaire. D’un point de vue conceptuel, cela participe au renforcement de la jonction des espaces publics bourgeois et prolétariens au sein de l’espace public institué, poursuivant ainsi la convergence initiée au lendemain de la première guerre mondiale du fait de l’adhésion massive du mouvement ouvrier au modèle productiviste et à l’idéologie scientiste (Tucker, 1996, p. 170).

Apparaissant comme l’aboutissement du jacobinisme scientifique et centralisateur français (Brücher, 1994, p.45-60), l’État cherche rapidement à implanter sa politique électronucléaire dans des lieux singuliers du territoire hexagonal. Celle-ci est alors présentée comme une force moderne permettant l’aménagement de territoires en déclin, avec comme objectif de créer, par un « processus de dé-territorialisation et de re-territorialisation » (Flaire, 1978, p. 302), un nouveau territoire sur l’ancien. En pratique, ce processus contribue à déposséder les zones rurales où sont implantées les premières installations électronucléaires de leur qualification originale et à les faire changer d’identité. Les élites politiques et intellectuelles locales, mais aussi les habitants, utilisent en effet ces dernières afin de repositionner leur région et jouer un rôle au sein de la nation technique naissante : les centrales nucléaires deviennent des médiateurs symboliques réconciliant modernité et tradition (Hecht, 2014, p. 238-255). Sources de fierté régionale et d’extension naturelle de l’histoire locale, leurs implantations ne suscitent pas de réactions d’hostilité significatives au cours des années cinquante et soixante. À cette époque, le nucléaire n’est pas encore perçu par le public comme une menace pour la démocratie, l’environnement ou la santé. Bien que déjà pris en charge dans l’opacité par les autorités publiques depuis 1945 (Foasso, 2003, p. 118-145), le risque nucléaire n’est pas mis en débat par ces dernières. En ce sens, il n’existe pas objectivement au sein de l’espace public, il n’est pas une réalité sociale perceptible et vécue par le public, y compris de la part d’individus qui s’engageront par la suite activement au sein de la mouvance antinucléaire. En s’appuyant sur « le maintien de l’image d’un décideur détenteur du savoir scientifique et technique », les pouvoirs publics se contentent en effet de diffuser, par la vulgarisation scientifique, une information scientifique et technique visant à légitimer et à justifier leurs choix (Fagnani et Nicolon, 1979, p. 13). Cette scientificité et cette technicité interviennent alors comme un alibi plutôt que comme un moyen et un objet de connaissance objective visant à faire émerger une controverse autour de sa politique énergétique. Pourtant, dès la découverte de la radioactivité à la fin du XIXème siècle, les scientifiques s’inquiètent des dangers des rayonnements ionisants pour l’homme et des recommandations en matière d’exposition aux rayonnements sont progressivement définies par les médecins pour faire face à cette menace sanitaire.

Cette conjoncture socio-politique singulière conduit les individus cherchant, au tournant des années soixante-dix, à briser le consensus social dominant sur les bienfaits de l’atome civil, à s’engager en marge de l’espace public institué. Il s’agit alors pour ces premiers opposants au programme électronucléaire de fabriquer le risque nucléaire, c’est-à-dire de façonner et de médiatiser ce risque nucléaire déjà pris en charge, dans l’opacité, par les autorités publiques depuis 1945. De fait, celui-ci est invisible pour le public, y compris lorsqu’il réside à proximité d’installations électronucléaires : « le nucléaire comme technique sophistiquée, potentiellement dangereuse n’a pas de sens dans la réalité quotidienne » (Lafaye, 1994, p. 276). La fabrication du risque nucléaire est primordiale pour ces pionniers de la contestation. Elle a pour objectif de le faire exister objectivement au sein de l’espace public, afin qu’il devienne une réalité sociale perceptible et connue par le plus grand nombre. C’est ensuite à partir de cette réalité progressivement connue, perçue et vécue que le public fait le choix de participer ou non, aux différentes mobilisations contestataires, le risque étant une réalité inégalement partagée dans l’expérience sociale.

Progressivement, la science perd ainsi le monopole de la rationalité dans la définition du risque nucléaire au sein de l’espace public, donnant à voir l’émergence d’une fracture entre la rationalité scientifique et la rationalité sociale (Beck, 2008, p. 54). Une fois  érigée en risque, les militants antinucléaires s’attachent à publiciser la menace nucléaire confinée par les pouvoirs publics en dehors de l’espace public en la soumettant à la discussion et au débat contradictoire, dans le but de la rendre visible auprès du public et ensuite de mobiliser celui-ci pour qu’il participe à la contestation naissante. D’un point de vue conceptuel, cette action des premiers opposants à l’atome civil se traduit par l’émergence d’espaces publics partiels (Miège, 2010, p. 177-198), en marge de l’espace public institué. Le risque nucléaire, et plus particulièrement la perception de cette menace par le public, est l’un des principes constitutifs de cet espace public. Il s’agit là d’un processus dynamique en perpétuelle évolution sur le temps long, devant être ajusté et actualisé au gré des situations endogènes et exogènes qui peuvent affecter la controverse électronucléaire. Rendu perceptible par le biais des premiers accidents nucléaires, ce risque est sanitaire et environnemental, mais aussi politique : la technologie nucléaire est assez rapidement jugée incompatible avec un fonctionnement démocratique de la société.

La dimension oppositionnelle des espaces publics partiels

En transformant une question initialement qualifiée de technique en un enjeu politique porteur d’un choix collectif et global touchant aux orientations générales de la société, les actions protestataires antinucléaires concernent la structure des pratiques de communication instituée au sein des sociétés contemporaines. Elles participent aussi activement à l’émergence de cette controverse sociotechnique au sein de l’espace public. En tant qu’épreuve, c’est-à-dire comme « situation dans laquelle les individus déplacent et refondent l’ordre social qui les lie » (Lemieux, 2007, p. 193), cette controverse provoque simultanément une redistribution partielle des jeux de représentations et d’arguments, des rapports de force, des jeux d’acteurs et des stratégies communicationnelles de l’ensemble des acteurs sociaux liés à la construction d’un projet d’une France technoscientifique. En ce sens, les mouvements sociaux sont « un acteur clé des processus de déroutinisation et de renouvellement des structures et des thématiques » de l’espace public, plutôt qu’un moment de surchauffe et de désordre (Neveu, 1999, p. 75-76).

Or, une acceptation de l’espace public attachée à la rationalité communicationnelle ne permet pas de faire surgir le potentiel de résistance, les capacités expressives de la mouvance antinucléaire et son potentiel normatif dans le champ théorique, en prenant en compte toute la complexité de leurs particularités et de leurs rapports au social (Chambru, 2014b, p. 37-38). Cette  acceptation est en effet conceptuellement affaiblie du fait de l’exclusion, a priori et en son sein, de la communication des rapports de domination, alors même que la politisation et la mise en public de la menace nucléaire par les mouvements sociaux révèlent la nature antagoniste des rapports sociaux et des processus de communication traversant les sociétés contemporaines. Cette critique sociale de la politique électronucléaire par la mouvance antinucléaire indique également qu’une part subjective de l’action des individus continue d’agir face au mouvement hégémonique de la modernité. Ces derniers disposent en effet toujours « des besoins entravés ou déformés, des souhaits ou des formations imaginaires qui évoquent une autre société » (Negt, 2007, p. 222), donnant lieu à un engagement et provoquant inévitablement des conflits et des résistances au sein de l’espace public. Dans le but d’articuler cette action des mouvements aux structures sociales des sociétés contemporaines, les espaces publics partiels produits par l’action antinucléaire sont conceptualisés en tant qu’espaces publics oppositionnels.

Cette conceptualisation permet de réinscrire dans le champ de l’analyse le caractère conflictuel de la démocratie, de l’espace public, du social et de la communication, tout en n’attribuant pas pour autant une fonction utilitariste à cette activité des mouvements sociaux dans le processus de renouvellement de l’espace public. En soulignant que ce qui se joue, dans et par l’espace public institué, n’est pas la totalité de la démocratie, il permet de conceptualiser la fragmentation de l’espace public, à partir des expériences individuelles en les articulant à un espace collectif, et d’analyser les dynamiques d’un espace public « en train de se faire » dans les sociétés contemporaines. D’un point de vue conceptuel, ces espaces publics oppositionnels visent aussi et surtout à recueillir et à accumuler les expériences vécues, les souhaits et les exigences normatives – notamment délibératives – non reconnus dans et par l’espace public institué, du fait que « l’État occupe [ce dernier], et non pas le rebelle » (Negt, 2007, p. 63). Ils forment ainsi un espace public vécu au sein duquel l’expérience sociale s’organise et à partir duquel les actions se déploient afin de faire émerger la controverse électronucléaire. Celles-ci se matérialisent par des mobilisations localisées dans les territoires, là où les pouvoirs publics décident d’implanter les premiers sites électronucléaires. Cet espace public oppositionnel est par conséquent fragmenté, dans le sens où émergent autant d’espaces publics partiels que de lieux où la contestation se déploie sur le territoire hexagonal. Chaque site effectif ou en projet voit en effet tôt ou tard une contestation antinucléaire émerger, s’organiser et agir, afin de publiciser le risque nucléaire. Cet enracinement local des dynamiques protestataires est autant un choix tactique de la mouvance antinucléaire de faire du territoire un objet de mobilisation sociopolitique que le résultat de la stratégie du pouvoir politique de territorialiser sa politique énergétique. Bien que répondant à des finalités opposées en tout point, ce processus croisé participe d’un même mouvement : il transforme le local en un espace du politique, où se cristallisent les enjeux et s’ouvre un espace de discussion et de débat (Chambru, 2014c). En tant que lieu mobilisé et espace de résistance face au pouvoir central, le territoire est alors constitué, par les mouvements sociaux, en un espace public réunissant en son sein l’ensemble des acteurs sociaux qui résistent, d’une manière ou d’une autre, à sa nucléarisation. Il se matérialise, de manière contrastée, par des jeux d’alliances contre-hégémoniques constamment renégociés, mais convergeant en situation afin de défendre et promouvoir le territoire menacé.

Cependant, l’ancrage de ce concept d’espace public oppositionnel dans le paradigme d’une vision bipolaire et antagoniste du fonctionnement social par des classes inéluctablement concurrentes entre elles (Negt, 2007, p. 19) en restreint la portée heuristique au regard du phénomène antinucléaire. Cette structuration de la société en terme de classes sociales antagonistes s’étiole, en effet, à mesure que la technique devient la force productive principale des sociétés industrielles avancées et consacre la technocratie comme la nouvelle idéologie dominante. En ne légitimant plus la domination politique par les seuls rapports de production, cette assimilation entre l’évolution du système social, la croissance économique et la logique du progrès scientifique et technique transcende la simple logique des classes sociales (Habermas, 1990, p. 51). Lors du lancement du programme électronucléaire français, les organisations syndicales jugent que « le monde sociotechnique en mutation [exige] que les frontières traditionnelles entre les classes soient transcendées » : elles partagent ainsi la même croyance en l’importance politique, économique et culturelle du progrès technique que les techniciens de l’État et les décideurs politiques (Hecht, 2014, p. 170). En ce sens, les antagonismes de classe sont progressivement intégrés dans le cadre institutionnel des sociétés contemporaines et ne sont désormais plus des agents de transformation sociale opérants pour saisir et analyser la complexité des phénomènes communicationnels et délibératifs propres à la critique du régime technopolitique des sciences par la mouvance antinucléaire. C’est dans les situations et par l’action d’individus situés que les espaces publics oppositionnels antinucléaires font irruption en marge de l’espace public institué et des organisations du mouvement ouvrier agissant en son sein. Plutôt que de s’attacher à utiliser un « concept substantiel [suggérant] une étendue sémantique qui n’existe plus dans les faits » (Negt & Kluge, 2007), nous proposons de sortir le concept d’espace public oppositionnel de cette catégorie de pensée performative pour le placer au plus près des expériences sociales des individus luttant contre le programme électronucléaire. Il devient alors possible de réactiver le potentiel émancipateur de l’espace public au regard des mondes vécus et des enjeux relatifs à cette controverse sociotechnique. Pour cela, l’espace public est considéré comme le lieu de l’expression des conflits d’une société instaurant avec elle-même un lien de réflexivité critique rendant possible sa transformation radicale : il s’agit de concevoir « l’émancipation comme un processus dynamique et interminable » (Poirier, 2009, p. 380).

L’espace public et les dynamiques du conflit instituant/institué

D’un point de vue conceptuel, l’espace public s’inscrit en ce cas dans les dynamiques du conflit instituant/institué. « Par instituant, on entendra à la fois la contestation, la capacité d’innovation et en général la pratique politique comme signifiant de la pratique sociale. Dans l’institué, on mettra non seulement l’ordre établi, les valeurs, modes de représentation et d’organisation considérés comme normaux » (Lourau, 1969, p. 12). Cette logique dialectique donne à voir l’espace public comme le produit des interactions entre l’espace public institué et l’espace public instituant. C’est par cette confrontation instituant/institué que l’espace public peut exister en tant qu’institution indissolublement liée à la démocratie, socialement construite comme projet politique et comme déclinaison de celui-ci. Dans cette perspective, les espaces publics oppositionnels antinucléaires sont également des espaces publics instituants. En tant qu’irruption, la mouvance antinucléaire contribue en effet à produire les espaces publics dans lequel ses actions s’inscrivent : « l’espace public est institué par l’action, laquelle peut à juste titre être dite instituante » (Tassin, 2013, p. 29).

Les espaces publics oppositionnels, dans lesquels survient le phénomène antinucléaire au tournant des années soixante-dix, sont ainsi créés par le phénomène lui-même, à partir de la publicisation du risque nucléaire. Pour cela, les premiers militants antinucléaires s’appuient sur un réseau d’acteurs pionniers produisant, dès le début des années soixante, une critique  scientifique et technique visant à dénoncer les effets sanitaires et environnementaux de la technologie nucléaire, ainsi que le risque d’accident majeur. En France, celle-ci est essentiellement produite par l’Association contre le danger radiologique (ACDR) fondée en 1962 par Jean Pignero. Instituteur sans moyens matériels ni diplômes scientifiques, ce dernier s’engage dans un travail de collecte de données et d’arguments scientifiques sur les dangers de la radioactivité qu’il cherche d’abord à comprendre et analyser, puis à expliquer et à rendre public. En ce sens, il constitue la « figure inaugurale [du] profane engagé qui su se dresser contre la machine scientifique de façon efficace, sans sombrer dans l’irrationalisme (…) et auquel on reconnaît une compétence et des connaissances » (Quet, 2013, p. 152-153). Rebaptisée en 1965 Association pour la protection contre les rayonnements ionisants (APRI), l’ACDR mène pendant plusieurs années une campagne de sensibilisation au sein du monde de l’éducation vis-à-vis des effets sanitaires et environnementaux de la radioactivité, en mettant notamment en cause l’ensemble du cycle de production de l’énergie électronucléaire. Au printemps 1970, plusieurs militants alsaciens de l’association prennent connaissance du projet de construction de la centrale nucléaire de Fessenheim. Informés des risques liés à l’énergie électronucléaire du fait de leur implication au sein de l’APRI, ils créent la première coalition antinucléaire française, le Comité de sauvegarde de Fessenheim et de la plaine du Rhin (CSFR), afin d’informer le public de la mise en danger du territoire par cette installation électronucléaire. Une fois la publicisation du risque nucléaire débutée, ils décident assez rapidement de s’opposer concrètement à l’implantation de la centrale. Le 12 avril 1971, une manifestation rassemble 1 500 personnes venues de tout l’Hexagone. Cette première mobilisation contre l’énergie électronucléaire au sein de l’espace public marque alors l’amorce de leur prise de conscience des enjeux relatifs au nucléaire civil.

C’est également à partir de l’« expertise profane » produite par l’APRI que le journaliste Pierre Fournier dénonce en février 1971, dans les colonnes de Charlie Hebdo, les risques sanitaires et environnementaux liés aux installations électronucléaires en cours d’implantation sur le territoire hexagonal, puis explique à ses lecteurs les enjeux économiques, financiers et politiques du nucléaire (Fournier & Gominet, 2011, p. 84-90). En synthétisant et en rendant accessible au plus grand nombre des informations scientifiques et techniques, il joue ainsi un rôle central dans les dynamiques contestataires naissantes du programme électronucléaire. Simultanément à son travail de publicisation du risque nucléaire, Pierre Fournier suggère également des orientations stratégiques, analyse les enjeux, soupèse les rapports de force, polémique, interpelle, informe, etc. Son objectif est alors d’initier un large mouvement d’opposition à la civilisation industrielle, l’énergie nucléaire devant en constituer l’adversaire fédérateur interpellant l’opinion publique sur les méfaits du développement des sciences et des techniques. En rassemblant 15 000 personnes le 10 juillet, le Comité d’information et de sauvegarde Bugey cobayes (CISBC) rend visibles les prémisses de ce mouvement au sein de l’espace public et de l’espace médiatique : le public découvre que l’énergie électronucléaire peut être controversée. En se déployant ainsi, les espaces publics oppositionnels participent, de façons multiples et contradictoires, au processus de construction et de recomposition permanente de l’espace public, et ce, même si les mouvements sociaux refusent de s’inscrire durablement dans le sens de la logique sociale dominante. En ce sens, les dynamiques de publicisation du risque nucléaire s’inscrivent pleinement dans l’espace public, en même temps qu’elles en subvertissent les frontières par le débordement du cadre de l’espace public institué. La mouvance antinucléaire emprunte alors les marges et les arguments critiques de ce dernier pour en dénoncer les limitations du moment et chercher ses propres formes d’expression. Tandis qu’EDF dispose du monopole de l’information et refuse tout débat public, elle réalise en effet un important travail d’information auprès de la population en multipliant les réunions d’information dans les villages avoisinant les lieux d’implantation des centrales. Il s’agit pour les militants antinucléaires, avec l’aide de scientifiques et de journalistes critiques, de soumettre la menace nucléaire à la discussion et au débat contradictoire. Pour cela, ils convient les représentants d’EDF dans les réunions publiques qu’ils organisent, afin de leur opposer leur maîtrise du sujet et leurs arguments. En pratique, l’argumentation antinucléaire s’appuie sur les recommandations des scientifiques de l’APRI, du mouvement Survivre et de la Confédération française démocratique du travail (CFDT), parfois directement appelés en renfort dans l’enceinte même des réunions publiques.

En produisant une importante documentation de vulgarisation de la technologie nucléaire, ces scientifiques critiques du programme électronucléaire jouent un rôle déterminant dans le processus de publicisation et de mise en discussion du risque nucléaire. Ce sont d’abord des mathématiciens engagés dans une critique de la science au sein du mouvement Survivre, puis des physiciens membres des sections du syndicat CFDT au CEA et à EDF, regroupés ensuite au sein du Groupement des scientifiques pour l’information sur l’énergie nucléaire (GSIEN) à partir de 1975. Ces scientifiques apportent  une caution et une argumentation scientifique à la production d’un « savoir écologique » que les militants antinucléaires revendiquent et cherchent à divulguer, en forgeant leurs propres critères de scientificité, diffusant informations et arguments techniques (Fagnani et Nicolon, 1979, p. 11-12). Assez rapidement, la production de cette contre-expertise sert à appuyer et à légitimer l’action antinucléaire. En ce sens, les militants antinucléaires engagent « le prestige de groupes de personnes et d’experts ayant acquis leur influence dans des espaces publics spécialisés », dans le but de renforcer l’influence qu’ils s’efforcent d’acquérir au sein de l’espace public (Habermas, 1997, p. 390), tout en préservant leur autonomie. Cet engagement multiforme des scientifiques participe à la politisation du thème de l’énergie électronucléaire, à la remise en cause des certitudes scientifiques et à la révision de l’autorité des experts officiels. La mouvance antinucléaire met ainsi à l’épreuve le pouvoir politique, qui lutte ensuite contre les espaces publics oppositionnels par le recours aux outils de la communication publique contemporaine que sont les dispositifs de concertation. Bien que systématiquement érigé comme forme nouvelle et démocratique du gouvernement des sciences et des techniques, ces outils (enquête d’utilité publique, conseil de l’information sur l’énergie électronucléaire, commission locale d’information, mission granite, etc.) visent  le plus souvent à canaliser et à résorber les débordements contestataires plutôt qu’à démocratiser les choix sociotechniques. En tant que négation de l’institué, des franges de ces espaces publics oppositionnels finissent toujours par être institutionnalisées. L’évolution de la conjoncture sociopolitique avec l’arrivée de la gauche au pouvoir au tournant des années quatre-vingt amorce par exemple, un processus d’« hyper-institutionnalisation » de la critique antinucléaire auquel participe de nombreux scientifiques, jusqu’alors engagés auprès des mouvements sociaux. Ces scientifiques voient désormais dans  l’adaptation la communication publique aux exigences de participation du public, notamment par l’amélioration partielle des procédures administratives et la création de nouveaux espaces de concertation, une opportunité de concrétiser leur engagement ancien pour la transparence, la diffusion de l’information, la sûreté des installations pour les populations et la sécurité des travailleurs (Topçu, 2013 p. 121-133). En ce sens, la contradiction est progressivement dépassée, puis intégrée et normalisée de telle sorte que la contestation devient la nouvelle norme et renouvelle un espace public institué affaibli par le régime technopolitique des sciences et la communication publique s’y rattachant. Simultanément, une frange significative de la mouvance antinucléaire engagée dans une critique plus radicale s’y refuse : les espaces publics oppositionnels s’incarnent dans leur capacité à s’opposer, sans cesse, à l’espace public institué, afin de favoriser les conditions d’émergence d’une politique délibérative relative aux choix énergétiques.

Conclusion

Cette critique du régime technopolitique des sciences par la mouvance antinucléaire n’a jamais cessé depuis son avènement il y a plus de quatre décennies. Aujourd’hui, elle s’incarne notamment dans le refus de la mouvance antinucléaire de participer aux dispositifs de concertation mis en place par les pouvoirs publics, tels que les débats publics organisés sous l’égide de la Commission nationale du débat public (CNDP). Parés d’un artifice délibératif et de nombreuses insuffisances juridiques, ces derniers visent à réguler la controverse électronucléaire : ils servent principalement d’« outil de gouvernementalité » de l’espace public. En réaction, la mouvance antinucléaire a majoritairement fait le choix de perturber ces dispositifs de concertation pour porter en leur sein des revendications structurelles, plutôt que de respecter la normativité des procédures standardisées de participation du public sur lesquelles reposent la légitimité démocratique de ces instances officielles pour obtenir des avancées substantielles (Chambru, 2015). La normativité inhérente se dégageant de cette remise en cause de la « norme participative » invite à réévaluer le rôle essentiel de cette effervescence contestataire dans les dynamiques délibératives et dans les processus de publicisation des questions sociétales sur les thématiques des risques, de l’environnement, des sciences et des techniques. Elle invite également à penser son apport dans l’appréhension des formes instituées de débat public et dans les mutations contemporaines de l’espace public.

Références bibliographiques

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Auteur

Mikaël Chambru

.: Docteur en Sciences de l’information et de la communication, Université Grenoble-Alpes, Groupe de recherche sur les enjeux de la communication. Ses travaux de recherche interrogent les modalités de militantisme, d’expressions et d’actions publiques relatives à la publicisation des questions sociétales sur les thématiques des risques, de l’environnement, des sciences et des techniques.