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Les processus délibératifs : voies d’une démocratie technicienne ?

30 Juin, 2015

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Caune Jean, « Les processus délibératifs : voies d’une démocratie technicienne ?« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°16/3A, , p.19 à 27, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2015/supplement-a/02-les-processus-deliberatifs-voies-dune-democratie-technicienne/

Introduction

Les politiques scientifiques se décident et se développent sur de multiples plans : national et européen, mais aussi, régional, voire intercommunal. Ces politiques relèvent en premier lieu de la compétence de l’État. Depuis une vingtaine d’années, elles doivent tenir compte de dynamiques territoriales, dans la mesure où la R&D a besoin de s’appuyer sur l’engagement et la volonté des élus locaux, en particulier avec le développement des communautés d’agglomération qui ont acquis à la fois des compétences économiques et de développement universitaire, en liaison avec les Régions.

Point de vue et objectifs

Ma réflexion a pour objet un processus local et singulier ; elle se propose d’éclairer et de dévoiler les résistances, les inerties et les conditions pour inscrire les phénomènes scientifiques et techniques dans des dispositifs de délibération citoyenne. Philippe Breton, s’interrogeant sur « l’extension des dispositifs de parole consultatifs », insiste sur deux principes au cœur de tout dispositif de parole démocratique : la séparation des pouvoirs et celle des savoirs. Il note que, pour ce qui concerne cette dernière, « elle est plus délicate, en particulier face à l’émergence du savoir scientifique » (Breton, 2012, 83, a). Ce dernier défend l’idée, qu’il qualifie « d’iconoclaste », « que l’espace de la science se situe peut-être à l’extérieur de l’espace démocratique » (Breton, 2012, 84, b). Je ne suis pas loin d’être en accord avec lui. L’objet de ma réflexion concerne moins le débat scientifique que l’usage des techniques directement issues de la recherche appliquée.

Le registre d’écriture et de réflexion de ma communication est celui de l’analyse compréhensive — dans un temps et un espace limité—, d’un processus, laborieux et peu maîtrisé, de démocratique technique. Ma réflexion s’inscrit dans une transdiscipline, les sciences de la communication ; elle  cherche à être fidèle à la démarche de Michel de Certeau, à propos des phénomènes de culture, telle que l’explicite Luce Girard, dans sa très riche introduction à L’invention du quotidien. « Historien, Certeau était armé pour résister aux illusions de la scientificité par le nombre, les tableaux et les pourcentages », données chiffrées qui « n’ont d’autre validité et pertinence que celles des conditions de leur recueil » (Giard, 1999, 11). Mon propos tente d’échapper à l’empirisme qui accumule les observations, sans définir le point de vue disciplinaire qui construit le fait scientifique. Dans le domaine de la délibération citoyenne sur l’usage des techniques et des sciences, il est d’abord question de processus culturels et communicationnels.

L’objet du débat

Ma communication se propose d’examiner comment, et pour quelles raisons, dans l’agglomération grenobloise, entre les années 2000 et 2009, les questions du débat citoyen se sont posées en matière de R&D dans le domaine des nanotechnologies, plus précisément sur leurs usages et les questions de sécurité qu’elles posent. Autant le préciser tout de suite, cette tentative d’analyse s’élabore à partir d’un double positionnement de l’auteur : l’engagement et la distance. La première posture a été celle d’un élu local (2001-2008) et plus tard d’un acteur des processus décrits plus bas, en tant que membre du Collectif sur les Enjeux  des Nanotechnologies à Grenoble (CENG) ; la seconde comme chercheur au Gresec sur les modalités de la construction de la Culture scientifique et technique. Ces deux positionnements s’inscrivent dans le cadre  d’une tension et d’une contestation permanentes entre les  gouvernants et les gouvernés : la « société de défiance » dont parle Rosanvallon (2006).

La défiance vis-à-vis des décisions qui relèvent de choix techniques, ou qui concernent certaines recherches scientifiques, témoigne d’attitudes qui sont loin d’être des réactions passéistes ou obscurantistes. L’analyse de ces phénomènes diffus et mal identifiés, se fonde sur une approche qui ne dissocie pas le contenu de la décision des conditions du débat qui conduit à la prise de décision. Parmi les sept caractéristiques que Breton identifie comme étant présentes « au cœur de tout dispositif de parole démocratique », j’en distinguerai trois. La première est que « le dispositif n’est pas un lieu de palabre » : « il gère le changement, administre, gouverne les choses et les hommes… » (Breton, 2012, 87, c). La seconde est que la démocratie mise à l’œuvre « est une démocratie de la procédure, et pas du contenu. ». La troisième est celle de la dimension locale. Breton se demande « si la démocratie n’est pas toujours locale, c’est-à-dire une inclusion dans les cultures nationales ». C’est à l’aune de ces trois caractéristiques qu’il faut évaluer les conditions des dispositifs de débat que j’aborde dans ma communication.

Quels espaces pour une délibération citoyenne ?

Les controverses scientifiques ont quitté les laboratoires : les polémiques sur les OGM, l’amiante, les insecticides, les antennes-relais, les ressources énergétiques, etc. sont présentes dans l’espace public. Elles n’ont pas, pour autant, trouvé un espace public spécifique d’énonciation, constitué de procédures, de dispositifs, de lieux de dialogue qui les rendent audibles et les soumettent à la délibération publique. Les travaux de Bruno Latour, et de bien d’autres sociologues des sciences, ont montré que le débat n’est pas entre science et idéologie. Il est de nature politique. Mais, il ne peut se limiter à la scène de la représentation politique. Le souhait d’une démocratie technicienne se formule dans de nombreux domaines de la vie publique, tels que ceux :

  • de la connaissance comme bien public ;
  •  des interfaces entre sciences et société ;
  •  des lieux où s’élabore l’instruction des décisions en termes de choix et de priorités techniques et scientifiques.

Plus largement, ces questions relèvent d’une culture scientifique et technique en construction où se manifestent les confrontations et les échanges qui facilitent la délibération — la phronésis des grecs (1) — ; l’engagement et la distanciation ; la prise de parole et la désaffection vis-à-vis d’institutions qui ont du mal à reconnaître le risque, la défiance ou l’alerte… Ces dix dernières années, des actions se sont engagées, d’une part, dans une dynamique d’information et de communication sur les incertitudes, les retombées et les effets, à court et moyen terme, des nouvelles technologies et, d’autre part, dans l’expérimentation de formes de débats qui font appel à des modalités naissantes de participation. La gouvernance de ces processus diffus et englobants se pose de manière impérative à propos des attentes et des usages des sciences et techniques.

La place du citoyen ?

D’un côté, l’énoncé des faits et des certitudes est réservé à la Science ;  de l’autre côté, le Politique revendique le droit exclusif de prendre en charge les procédures qui mettent en débat, dans l’espace public, les retombées de conquêtes des sciences et des techniques et les attentes sociales. Entre les deux, où se trouve la place des citoyens ? Promouvoir le débat, voire la participation, mais à propos de quoi ? Sur quels objets, les parties prenantes, et en particulier celles issues de la société civile, doivent-elles se prononcer ? Si la science doit être mise en culture, elle doit également être mise en débat, non à propos de ses contenus mais de ses usages.

Loïc Blondiaux,  dans « une introduction critique à la démocratie délibérative », note que la notion de la démocratie délibérative, prend sa source dans la philosophie politique anglo-saxonne, au milieu des années 1980. Lorsqu’elle se diffuse en France, elle « renvoie à la prise de décision » (Blondiaux, 2012, 108). Le lien entre processus de décision et processus de délibération est en effet une donnée fondamentale ; elle peut se décliner selon des modes de relation plus ou moins forte. Dans les cas que j’examine, ces liens sont inexistants et la question n’a même pas été posée : elle n’était pas présente dans l’Horizon d’attente des acteurs politiques.

Un déficit de démocratie

L’État, d’une manière explicite et immédiate,  intervient pour ce qui est des priorités en matière de politique de la recherche, de responsabilité dans la formation et l’enseignement des sciences et des humanités ou, sur un plan plus fondamental, culturel et éthique, pour ce qui relève des valeurs qui orientent les comportements et les actions des acteurs. La « dissolution des repères de la certitude », dont parlait Claude Lefort, s’est propagée, depuis la fin des Trente Glorieuses, dans de nombreux secteurs d’activités. Les controverses scientifiques ont conduit à un engagement croissant de citoyens et à des initiatives diverses qui vont de la mobilisation pour s’opposer à un projet à la demande de mise en place de procédures de délibération. La réticence des pouvoirs publics, ou leur incompréhension, vis-à-vis de l’implication de la société civile dans les questions scientifiques et techniques témoigne d’un double phénomène.

  • Elle représente un refus de reconnaître les limites de la démocratie représentative, pour ce qui est de l’instruction des choix sur des questions sociétales.
  •  Elle illustre la myopie des pouvoirs vis-à-vis des changements de la société, devenue une société de l’incertitude (Callon, Lascoume, Barthes, 2001), de la défiance (Rosanvallon, 2006)  ou du risque (Beck, 2001).

L’exigence d’une démocratie technicienne

Pour une part, la défiance des citoyens se manifeste à travers ce que A.O. Hirschman appelle la « défection » (Hirschman, 1995). En même temps, se multiplient, dans le domaine qui nous intéresse ici, des « prises de paroles » qui proposent de nouvelles manières d’instaurer le débat dans l’espace public. Parce qu’elles touchent à la vie quotidienne ; parce qu’elles fragilisent les certitudes sur lesquelles était fondé le consensus social ; parce que les décisions techniques sont déléguées à des experts cantonnés dans leur domaine étroit, alors qu’elles impliquent une vision globale et citoyenne, les décisions politiques ne peuvent continuer à être prises sans que soient débattues publiquement les raisons qui fondent les choix et les modes d’évaluation contradictoire de leurs effets.

Dans notre « société du risque », pour reprendre la formule du sociologue Ulrich Beck, le citoyen ordinaire est confronté à un paradoxe. Pour résoudre un problème technique ou politique, il doit faire appel au spécialiste dont il se méfie a priori. L’accélération des avancées scientifiques et de leurs effets sur nos vies quotidiennes est telle que se pose aujourd’hui, plus que jamais, la question de l’évaluation politique des effets des usages des techniques scientifiques.

Des initiatives locales et citoyennes sur des enjeux globaux et nationaux

De nombreuses décisions ont été prises dans le cadre étroit des relations entre les institutions politiques et les acteurs techniques, scientifiques et industriels, dans un domaine sensible, incertain et mal connu, celui des nanotechnologies. Dans la région grenobloise un certain nombre de réalisations ont vu le jour.

Rappelons pour mémoire :

  • Le projet Minatec (centre européen en micro et nanotechnologies), à l’initiative du CEA Grenoble et de l’INPG, lancé au début de 2000, présenté aux collectivités territoriales en 2001, avec une signature de la convention Minatec en janvier 2002 et inauguré en 2006.
  •  Le projet Alliance : aide financière des collectivités territoriales à la R&D d’entreprises en matière de nanotechnologies, sur la période 2002-2007 et sa suite Nano 2012.
  •  Pôle de compétitivité Minalogic (2007).
  •  Nanobio Campus et Nanobio CEA dans le cadre du nouveau Contrat de Projet Etat/Région (13ème CPER, 2008-2012).
  •  Clinatec, un projet de clinique expérimentale sur le cerveau, hors du secteur hospitalier, annoncé en 2007.

Des initiatives “alibi”

En réponse aux manifestations publiques, organisées par le collectif Simple citoyen et les publications de PMO, en particulier lors de l’inauguration de Minatec, le Président du Conseil général de l’Isère avait envisagé, en 2006, d’organiser des conférences-débat pour mieux informer la population, estimant légitimes les inquiétudes des citoyens face aux applications des nanotechnologies. Ce fut sans suite.

Les rares procédures de débat initiées par les institutions politiques ont été éphémères et sans un véritable engagement des exécutifs. Il en a été ainsi de la décision de la Communauté d’agglomération (La Métro) de mettre en place une mission confiée à Pierre-Benoit Joly, relative à la question de la «démocratisation des choix scientifiques à l’échelle locale» (début 2005). Les conclusions du rapport ont été laissées en jachère, puis enterrées.

Des actions limitées ont été conduites. On peut citer l’opération Nanoviv à Grenoble, à l’initiative de la Communauté d’Agglomération, en collaboration avec l’association Vivagora et le CST de Grenoble (6 débats sur 3 mois, fin 2006), opération à laquelle les collectivités territoriales n’ont accordé qu’un intérêt mineur. Les manifestations de communication institutionnelle Sciences et démocratie, ainsi que les débats organisés par la Région sur  « Nanotechnologies et décisions publiques » sont restées sans lendemain : opérations éphémères, alibi pour des décisions déjà prises.

Le CENG

Une démarche collective, celle du Collectif sur les Enjeux des Nanotechnologies à Grenoble (CENG), portée par des personnes engagées dans des actions d’information et de débat autour des questions posées par le développement des nanotechnologies, s’est mise en place pour interroger les processus de décisions des collectivités territoriales (Ville, Communauté d’agglomération, Conseil Général, Région Rhône-Alpes). Cette action se voulait non institutionnelle et non partisane, ce qui ne veut pas dire apolitique. La position du CENG refusait le choix binaire simplificateur : pro-techniciste ou anti-techniciste ; pro ou anti-nano. La volonté de dépasser la dimension technique et éthique impliquait de se situer dans l’espace et le champ du politique : celui des logiques d’acteurs et des rapports entre les acteurs économiques, les experts, les pouvoirs publics. L’objectif de ces différents actions était de poser la question : « Comment faire des nanotechnologies une affaire publique ? ». Cette question a été abordée à l’occasion d’un Forum (5-6 mai 2009) qui faisait place à des interventions de militants pour une démocratie citoyenne et scientifique et laissait une large place à des paroles expertes et/ou individuelles.

Ce type d’action promu par le CENG, en partenariat étroit avec une association Vivagora, centrée sur ces questions de délibération et une entreprise de recherche appliquée,  et une agence de conseil et d’étude, Mutadis, tentait d’articuler les deux formes de prise de parole décrites par Norbert Elias : celle de l’engagement et de la distance (Elias, 1993). Le CENG se situait clairement dans une position d’alerte contrairement à un autre collectif celui intitulé Simple Citoyen, de nature bien différente dans ses formes de visibilité et de discours. Ce dernier groupe informel, et ses publications sur le Net, signées PMO, ont sans aucun doute joué un rôle important dans l’émergence des questions posées par les nanotechnologies et leur application dans le domaine de la santé. Simple Citoyen a toujours refusé de s’associer aux dispositifs de débat public les jugeant asservis aux logiques des promoteurs scientifiques et politiques des nanotechnologies.

Quels enjeux ?

Les enjeux concernent les intérêts économiques, scientifiques, sociaux, culturels et environnementaux qui ne peuvent être déterminés sans la participation des salariés et des citoyens intéressés et impliqués.

  1.  Enjeux technologiques : quelles filières et quels partenariats industriels ?
  2.  Enjeux politiques et démocratiques : comment les collectivités territoriales interviennent-elles, avec quelles expertises et évaluations de leurs investissements ?
  3.  Enjeux environnementaux : quelle prise en compte des risques pour la santé des populations, au travail et pour l’environnement ?
  4.  Enjeux sociétaux : quels modèles de développement économique et social ?

À propos de deux dispositifs de débat

J’utiliserai la notion de dispositif au sens où Michel Foucault l’envisageait (Foucault, 1994). Le dispositif est constitué d’éléments matériels, de procédures de contrôle, de formations discursives … En tant qu’assemblage sociotechnique d’humains et de non-humains, il organise et cadre la parole des acteurs ; il la cantonne dans un contexte, une forme d’énonciation et un espace prédéterminé. Il faut insister ici sur l’importance des certains discours institutionnels, ceux des administrations scientifiques et technique, bénéficiaires des subventions des pouvoirs publics, qui ont contraint bien souvent le débat à demeurer dans un cadre qu’elles avaient réussi à imposer, en particulier sur le plan de la terminologie.

Le NanoForum organisé par le CNAM

Créé en 2007, à l’initiative du CNAM, le NanoForum était un dispositif de dialogue visant à favoriser échanges et débats sur les aspects sanitaires, environnementaux et sociaux des développements des Nanotechnologies. Ce forum d’un type nouveau a permis l’engagement d’un dialogue critique entre les différentes parties prenantes (pouvoirs publics, associations, société civile et acteurs territoriaux, industriels, experts et chercheurs. Ce dispositif autonome et pluraliste d’acteurs territoriaux (associations et élus d’horizons divers) a révélé l’intérêt d’associer, dans la durée la société civile, à la réflexion sur la manière de traiter les questions posées par le développement des nanotechnologies. Il a également permis d’identifier les multiples difficultés auxquelles sont confrontés les citoyens qui souhaitent apporter leur contribution à la construction des choix publics, en matière de gouvernance et de régulation des activités à risques, particulièrement dans ce contexte d’incertitude et de lacune de connaissance. À cet égard, le NanoForum a constitué une première expérience en offrant à un groupe de citoyens porteurs d’un questionnement spécifique l’accès à un espace public de dialogue dans le cadre d’un partenariat explicite dans une séance consacrée à la « nanomédecine » et à Clinatec.

Nanomédecine ?

Lors de la 5ème séance du 5 juin 2008, le professeur Berger était venu présenter du projet Clinatec et le CENG invité à développer ses interrogations sur le discours du CEA et les modalités de la mise en œuvre de Clinatec. Avec Clinatec, il s’agissait d’ouvrir à Grenoble, sur le site du CEA, « une clinique expérimentale, afin de tester l’utilisation des nanotechnologies notamment en neurosciences » (déclaration du Professeur Benabib, neurochirugien au CHU de Grenoble et conseiller scientifique auprès du CEA). Ce projet s’appuyait sur un discours de la promesse relatif à la nanomédecine, définie comme « l’application des nanotechnologies à la médecine ». Une riche discussion s’est déroulée grâce à un travail de préparation organisé collectivement pour aborder les multiples questions, épistémologiques, institutionnelles, sécuritaires, éthiques…

Depuis un siècle, la médecine intervient, sur le plan des thérapies, à des échelles de plus en plus petites. Le fait de descendre dans l’échelle des applications, du niveau micro au nano (moins de 100 nanomètres) représente-t-il une révolution ou un changement de paradigme dans la pratique médicale ? Si c’est le cas, il convient, de s’interroger sur les enjeux en termes de sécurité, d’éthique, de coûts sur les politiques de santé… des applications médicales des nanosciences. En effet, ce qui caractérise le niveau “nano” est son invisibilité ; l’irréversibilité de ses processus ; l’impossibilité actuelle de la traçabilité de la diffusion des matériaux “nano”.

Il faut citer un extrait de l’introduction faite par William DAB, Professeur titulaire de la chaire d’Hygiène et sécurité du CNAM, ancien Directeur général de la santé, grâce à qui le NanoForum a pu exister. « La nanomédecine ne peut donc se réduire à une explication de ses prouesses attendues. Plus ses capacités d’intervention seront puissantes et plus elles poseront de questions de responsabilité sociale, lesquelles ne concernent pas que les experts. Plus les bénéfices seront tangibles et plus nous risquons de manquer de prudence. Qui sera en mesure de fixer les limites de l’acceptabilité ? Qui pourra juger quel bénéfice est préférable à quel autre ? Qui définira les limites du normal et du pathologique et de ce qui justifie une correction ? […]. Nous avons donc besoin d’une réflexion collective mêlant responsabilité, éthique et science pour imaginer de nouveaux outils de régulation favorisant le progrès tout en limitant les risques de dérapage ».

Les expérimentations humaines sur le cerveau, hors du cadre hospitalier, posent bien évidemment des questions graves concernant tant les libertés que l’intégrité humaine et la sécurité. Un des enseignements du débat contradictoire sur la Nanomédecine conduit à changer les pratiques, à propos des prises de décision et des évaluations.

  1. Les pouvoirs publics et les institutions concernées par la sécurité sanitaire et environnementale ne peuvent plus s’appuyer uniquement sur des régulations traditionnelles et sur des expertises techniques et scientifiques.
  2.  Ce modèle de décision ne suffit plus à instaurer les conditions de la sécurité et de la confiance sociale nécessaires au développement durable.
  3.  Les formes existantes de participation des publics semblent d’abord caractérisées par leur volontarisme mais aussi par leur précarité. Elles restent marginales et sont sans conséquences sur les décisions publiques.

Le débat organisé par la CNDP

Le débat initié en 2009 par la Commission nationale du débat public (CNDP) sur les nanotechnologies a provoqué, dans un certain nombre de villes où il était organisé, des réactions bruyantes de manifestants opposés à la fois aux nanotechnologies et aux conditions dans lesquelles les décisions d’investissement ont été prises par les pouvoirs publics. Les séances publiques ont été interrompues et le processus s’est achevé dans la confusion. La préparation du débat a néanmoins permis aux acteurs organisés de s’exprimer dans des Cahiers d’acteurs qui ne manquaient pas d’intérêt, mais ces textes n’ont jamais fait l’objet d’un débat interactif. Le processus lui-même n’a jamais été défini à partir d’objectifs précis et de méthodes appropriées ; il a rapidement dévoilé sa nature réelle : il a été organisé pour masquer l’absence d’un dispositif qui aurait dû éclairer les décisions sur les investissements, examiner les risques potentiels des nanomatériaux, prévoir des normes d’hygiène et de sécurité pour les chercheurs et les travailleurs travaillant dans les laboratoires et les lieux de production.

L’échec n’était pas dû aux circonstances, que celles-ci soient le fait d’une organisation bureaucratique ou de l’action d’un groupe d’opposants aux “nanos”. Il est le reflet d’une carence : celle des pouvoirs politiques, et des conditions de l’exercice du pouvoir de décision sur les questions technologiques. Un premier constat : il y a une quasi-absence d’espaces de discussions collectives sur les thèmes reliant science technique et société, que ce soit au niveau syndical, associatif et parmi les personnels de recherche. Et dans le même temps il y a eu un grand nombre de cahiers d’acteurs déposés à la CPDP montrant que de nombreux acteurs dispersés s’intéressent et s’interrogent sur ces questions et qu’ils ont des choses pertinentes à dire.

Deuxième constat, il existe un public assez important qui n’accepte pas la manière dont sont décidés les développements technologiques dans notre société et ils ne peuvent le faire sinon sous des formes de résistance qui vis-à-vis des modes de gestion de ces développements technologiques (la « défection » et « la prise de parole », dont parle Hirschman).

Troisième constat : les questions soulevées par le développement des nanotechnologies posent à la fois des questions du mode de développement de notre société et du devenir de l’humanité, des questions de sécurité pour les travailleurs et les populations et enfin de démocratie tout court : qui décide et pour qui ?

Enfin, la carence est celle des technologues qui n’envisagent pas d’autre questionnement que celui des usages des techniques, usages examinés sous l’angle de leurs applications et de leurs rentabilités économiques immédiates sans tenir compte de leurs inscriptions sociales et de leurs effets.

Quel est le sens de l’échec du débat CNDP ?

Les contradictions du débat organisé  par la Commission Nationale du Débat Public (CNDP), octobre 2009 – février 2010, après la décision gouvernementale de promotion du plan de développement des nanotechnologies, Nano-innov (mars 2009), sont révélatrices de problèmes complexes et très souvent liés les uns aux autres.

« Le débat public sur les options générales en matière de développement et de régulation des nanotechnologies a été compliqué,  perturbé, controversé », comme le reconnaît la synthèse effectuée par la CNDP. Il y avait de nombreuses raisons qui ont contribué à cet échec (choix de la procédure CNDP et position ambiguë de l’Etat promoteur et arbitre, choix des animateurs de ce débat, organisation du débat, etc). Ceci étant dit, le sens de cet échec n’est pas là. Cet échec met en évidence un déficit démocratique dans le champ techno-scientifique qu’une procédure de participation institutionnelle (ici la procédure CNDP) ne peut résoudre qu’elle soit bien ou mal préparée. Ce débat ce serait déroulé normalement, il n’aurait pas, pour autant, provoqué les changements susceptibles de résoudre ce déficit démocratique.

S’agit-il d’un  rejet du développement scientifique ?

Le rejet d’un modèle de développement techno-scientifique ne signifie pas le rejet de tout développement scientifique et technique. Ce qui est en cause est un développement technologique essentiellement fondé sur une logique de compétitivité, orienté par un discours de promesse flou et peu convaincant ainsi qu’une absence de transparence des décisions, et le caractère ambigu de la participation dans des contextes où les décisions sont déjà prises. Les questions à traiter exigent de s’engager dans des processus de démocratie technique qui ne peuvent faire l’économie d’une réflexion sur la technique dans ses rapports à la science ; de prendre en compte les engagements des citoyens qui s’interrogent sur notre “société du risque”. Les questions posées par les discours sur les nanotechnologies et leurs convergences avec les sciences de la vie et l’informatisation de la société sont emblématiques : elles supposent de dépasser un scientisme qui évacue la question culturelle et politique ; elles impliquent de renoncer à l’idée d’un progrès scientifique et technique qui porterait en soi de manière déterminée et inéluctable un progrès social.

Il est aujourd’hui moins question de savoir si ce débat a été ou non un échec que de comprendre comment il peut s’approfondir en tenant compte des réactions qui ont pu se manifester depuis le début des années 2000 sur l’extension nécessaire de la sphère publique où sont débattues les relations entre les avancées scientifiques, leur valorisation technique et les usages sociaux. Certains des organisateurs de la CNDP le reconnaissent : les tensions ont montré « l’expression d’une crainte de la société civile de voir émerger une nano-technocratie réunissant scientifiques et politiques, au détriment des citoyens ».

Ce qui est important ici, c’est que le constat de ces insuffisances et de ces restrictions exige un approfondissement réel du fonctionnement démocratique. Les questions soulevées doivent s’inscrire dans une démocratie renouvelée où la démocratie représentative s’accompagnerait de procédures dialogiques et décisionnelles, au-delà de son cercle d’experts patentés.

Notes

(1) Pour les grecs, la vie politique, bios politikos, vise à la mesure et à l’excellence. Pour Aristote, les deux facultés qui favorisent cette visée sont la faculté épistémonique et la faculté délibérative (phronésis). La première s’intéresse à ce qui n’est pas susceptible de variation ; la seconde à ce qui est susceptible de varier (Caune, 2013, 268).

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Auteur

Jean Caune

.: Jean Caune est professeur émérite d’université, docteur de troisième cycle en esthétique et sciences de l’art (La dramatisation, 1981) et docteur d’État en sciences de la communication (L’action culturelle, 1989). Après des études d’ingénieur chimiste, il s’est engagé dans une carrière de comédien et a exercé une activité de metteur en scène. Il a mis en place le Centre d’Action Culturelle de la Villeneuve de Grenoble (1971-1975) et dirigé la maison de la culture de Chambéry (1982-1988). Comme universitaire, il a dirigé l’UFR des sciences de la communication (1991-1998). Il a publié de nombreux articles sur la communication, le théâtre et la médiation culturelle et un dizaine d’ouvrages dont : La dramatisation, Cahier-Théâtre de Louvain, 1981 ; Acteur-spectateur, une relation dans le blanc des mots, Nizet, 1996 ; Esthétique de la communication, « Que sais-je ? », PUF, 1997 ; La culture en action, PUG, réédition, 1999 ; Pour une éthique de la médiation, PUG, 1999 ; La démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle, PUG 2006. Après avoir été élu local à Grenoble et vice-Président de la Communauté d’agglomération grenobloise, délégué au développement universitaire (1981-1988), il s’intéresse aux questions de la transmission artistique et à celles de la culture scientifique, il termine à ce sujet un ouvrage sur : Pour des humanités contemporaines. Médiations science, technique, culture.