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Escroqueries et arnaques sur Internet au Ghana : le phénomène sakawa

10 Fév, 2015

Résumé

Cette présentation porte sur la déclinaison ghanéenne d’un phénomène qui fait couler beaucoup d’encre depuis une dizaine d’années maintenant dans certains pays africains et que l’on a pris l’habitude de désigner, souvent avec un fort effet d’amalgame, par le mot de « cybercriminalité ». À rebours de la tendance criminalisante qui parcourt la majorité des discours médiatiques et académiques sur cette question, je tente ici de rendre compte de la complexité et de l’épaisseur sociale de ce phénomène en l’explorant par le bas. J’insiste d’abord sur l’importance qu’il y a à s’attarder sur le contexte socio-économique local au sein duquel il s’épanouit. J’aborde ensuite les pratiques d’arnaque en ligne qu’il m’a été possible d’observer. Je m’arrête enfin sur la question de l’occulte qui apparaît indissociable de ces pratiques.

Mots clés

Ghana, cybercriminalité, escroqueries en ligne, sakawa, cybercafés, occulte.

In English

Abstract

In my presentation, I focus on the Ghanaian version of a social phenomenon that causes heated discussions in some African countries since a decade now and that people got used to call, often with great approximation, « cybercrime ». Unlike the majority of media and academic discourses that tend to strongly criminalize it, I try to unpack here its complexity and social thickness by exploring it from below. First, I put emphasis on the great importance to study the local socio-economic context in order to make sense of it. Secondly, I deal with the Internet scamming practices I have been able to observe. Finally, I briefly talk about the question of the occult that appears to be indissociable from these practices.

Keywords

Ghana, cybercrime, Internet scam, sakawa, Internet cafés, occult.

En Español

Título

Estafas y fraudes en Internet en Ghana : el fenómeno sakawa

Resumen

Este artículo trata principalmente sobre un estudio realizado en Ghana sobre un fenómeno social que ha dado mucho de que hablar desde hace poco más de diez años en varios países africanos y que la gente suele llamar, en general de forma bastante imprecisa, «cibercriminalidad». A diferencia de la mayoría de los discursos que se ven en los medios de comunicación y en la esfera académica, que tienden a criminalizar este fenómeno, mi objetivo es recalcar su complejidad y su densidad social explorándolo desde abajo. En primer lugar, destaco la importancia primordial de estudiar el contexto socio-económico local para así poder darle sentido. En segundo lugar, analizo las prácticas de estafas por internet que he podido observar. Finalmente, toco brevemente el tema de la brujería que parece ser indisociable de este tipo de prácticas.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Perrot Thomas, «Escroqueries et arnaques sur Internet au Ghana : le phénomène sakawa», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2B, , p.43 à 50, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-b/04-escroqueries-et-arnaques-sur-internet-au-ghana-le-phenomene-sakawa

Introduction

Dans cette présentation, j’entends partager avec vous quelques résultats de ma recherche doctorale en cours qui vise à écrire un pan de l’histoire sociale d’Internet au Ghana, essentiellement à partir du matériau d’une étude ethnographique de huit mois que j’ai réalisée dans le pays entre 2009 et 2012, et ce à l’échelle d’une ville moyenne.

Ici, je voudrais particulièrement concentrer mon attention sur la déclinaison ghanéenne d’un phénomène qui fait beaucoup parler depuis une petite dizaine d’années maintenant en Afrique – d’après les chiffres du FBI le Cameroun ferait aussi partie des pays les plus touchés avec l’Afrique du Sud et le Nigéria (voir sur ce point les derniers rapports du FBI Internet Crime Complaint Center) – et que l’on a pris l’habitude de désigner, souvent avec un fort effet d’amalgame, par le mot de cybercriminalité.

Je dois préciser d’emblée que je n’avais pas particulièrement prévu d’étudier cette question quand j’ai planifié mon premier terrain au Ghana. Elle s’est imposée à moi dès que j’ai commencé à explorer le monde des cybercafés dont je voulais rendre compte dans le détail pour saisir – c’était là mon objectif premier – les manières dont les ghanéens (ou au moins quelques-uns d’entre eux) s’emparaient d’Internet. Je peux même dire a posteriori que cette question de la cybercriminalité a en quelque sorte saturé mon terrain : en effet, elle ne se limitait pas à quelques personnes ou à quelques lieux isolés dans la ville mais avait des implications sur la manière dont la société locale et nationale dans laquelle je me plongeais était en train de construire son rapport au nouvel outil, à ses infrastructures et aux nouveaux services qu’il amenait avec lui, et peut-être aussi plus largement à la modernité.

Avant d’aborder le phénomène de la cybercriminalié que tout le monde nomme communément au Ghana phénomène « sakawa », et ainsi de lui apporter, aux côtés d’autres travaux récents qui s’y sont diversement intéressé (Armstrong, 2011 ; Burrell, 2012 ; Garritano, 2013 ; Tettey, 2008 et Warner, 2011), un éclairage local, il me faut prendre quelques précautions et lever d’emblée d’éventuelles ambiguïtés. En premier lieu, l’Afrique – et le Ghana ici – n’ont bien sûr pas le monopole des pratiques cybercriminelles ; si l’on s’en tient encore une fois aux dernières données du FBI, les pays du continent se rangent même très loin derrière les pays les plus riches. Ensuite, tous les ghanéens que j’ai pu rencontrer et observer sur mon terrain ne se livrent pas à des pratiques de duperie en ligne, loin s’en faut ; quoique massives dans certains endroits, ces pratiques ne concernent qu’une minorité d’internautes et font l’objet d’une critique, souvent très virulente, de la part de la société dominante. Enfin, il est nécessaire de se départir, dès qu’il s’agit de penser ces pratiques, de ce que j’appellerais le « paradigme cybercriminel » qui irrigue la majorité des travaux académiques (pour ne se limiter qu’aux travaux concernant le Ghana, voir notamment Boateng et al., 2011 et Danquah et Longe, 2011), les discours médiatiques ainsi que les prises de position publiques des gouvernements – les États-Unis se montrant particulièrement zélés en la matière –, des organisations internationales (UIT en tête) et des multinationales de l’informatique et du Web (notamment Microsoft). La quasi-totalité de ces discours publics sur la cybercriminalité ne situent en effet les individus qu’en regard de la loi ou de la morale, les plaçant ainsi du bon ou du mauvais côté ; ils sont très techno-centrés et comportementalistes, et mettent parfois en avant des explications culturalistes comme si certains groupes sociaux étaient destinés – ou « naturellement » enclins – à se livrer à des activités criminelles. Ils n’accordent ainsi la plupart du temps que peu de place à la complexité de la vie sociale et laissent de côté les causalités plus sociologiques ou économiques de la cybercriminalité.

À rebours de cette tendance donc, je souhaite plutôt regarder les choses par le bas, et prendre le temps de rechercher ce qui se joue localement autour de ce phénomène sakawa. Ainsi, à partir de maintenant, je n’utiliserai plus les termes chargés de « cybercriminalité » ou « cybercriminels » mais emploierai les notions émiques de sakawa et sakawa boys. Je développerai mon intervention en trois points : pour tenter de rendre compte de ce phénomène, j’insisterai d’abord sur le contexte socio-économique local ; j’aborderai ensuite les pratiques d’arnaque en ligne qu’il m’a été possible d’observer en les resituant dans leurs contextes de connexion ; je m’attarderai enfin quelques instants sur la question de l’occulte qui apparaît indissociable de ces pratiques.

L’importance du contexte socio-économique local

En 2009, lors de mon premier séjour au Ghana, alors que je cherchais un terrain où conduire mon ethnographie, j’avais une idée en tête : je souhaitais m’installer dans un endroit qui ne serait pas trop grand, où j’aurais la possibilité de bien connaître mes enquêtés, leur conditions de vie, leurs groupes d’affiliation, leurs familles, leurs amis, etc. Cette approche a eu des conséquences très importantes pour la recherche puisqu’elle excluait de fait la capitale Accra et d’autres centres urbains importants. Il me fallait aussi trouver un lieu où il y avait des cybercafés – et si possible un nombre conséquent. Ces deux contraintes que je m’étais données m’ont conduit à choisir une ville secondaire d’environ quarante mille habitants située sur la partie littorale du pays.

J’ai trouvé là un nombre important de cybers proportionnellement à la taille de la ville. Nulle part ailleurs sur la côte que j’avais rapidement parcourue, je n’avais vu autant de cybercafés au mètre carré. Originellement fondée par une communauté de pêcheurs (qui détient toujours la chefferie locale) et choisie par les Anglais (qui lui donnèrent sa forme actuelle) comme un lieu de repos paisible et venté pour les militaires et l’administration coloniale, la ville a vu après l’indépendance la construction d’un centre de recherche chargé de réfléchir à la doctrine du nouveau régime, centre qui devint trente ans plus tard une des universités publiques du pays. En 2011, celle-ci, dont la première mission est de former les enseignants du secondaire de tout le Ghana et dont l’offre d’enseignement a été conséquemment élargie ces dernières années, accueillait vingt-cinq mille étudiants permanents sur site. En plus de cela, on pouvait également trouver dans la ville deux colleges d’envergure nationale, trois centres publics de formation régionaux (pour les forces de police, les infirmières et le travail technique) et, comme partout ailleurs au Ghana, beaucoup de primary et de secondary schools. C’est cette caractéristique – la ville comme centre important d’enseignement – qui a très fortement participé à l’émergence d’une économie locale des Tic et de l’Internet, et ce plus rapidement que dans aucune autre ville ghanéenne de la même taille.

L’université y est l’acteur économique de premier plan. Elle attire des étudiants de tout le pays qui y louent des chambres, achètent de la nourriture, dépensent pour quelques habits et vont chez le tailleur, utilisent les services des quelques banques du centre-ville, fréquentent les nombreuses églises et les quelques mosquées de l’endroit, font marcher les bars, organisent rassemblements et soirées de temps en temps, apportent avec eux leur culture urbaine et donnent une atmosphère cosmopolite à cette ville moyenne. L’université emploie aussi un grand nombre de personnes. Le personnel enseignant bien sûr, qui vient lui aussi de tout le pays et dont certaines franges s’avèrent très internationalisées. Avec les responsables de l’administration de l’université, ils sont définitivement les big men de l’endroit, et jouent d’ailleurs souvent aussi des rôles importants au niveau national que ce soit dans les partis politiques ou l’administration. En ce qui concerne le staff, les profils sont très divers, du jeune employé éduqué de la bibliothèque à la recherche d’opportunités pour parfaire sa formation à l’étranger au gardien, jardinier ou encore au chauffeur. Mais malgré de grosses différences de salaires, tous ont en commun de disposer d’un emploi permanent et stable, et donc de revenus réguliers.

C’est justement ce que j’ai entendu de manière lancinante de la bouche des locaux. Comme je le disais plus haut, les fondateurs de la ville, avec un autre groupe venant du Togo et s’étant installé sur le bord de mer plus récemment, forment une communauté de pêcheurs assez importante. En plus des petits commerces de détail qui se concentrent essentiellement sur le marché et où l’on trouve des marchandises provenant soit de plus gros marchés, soit de la campagne environnante, la pêche et les activités associées comme le fumage du poisson constituent les principales activités rémunératrices de cette communauté. D’une manière générale, les familles des pêcheurs et des petits commerçants sont les plus pauvres de la zone, les moins scolarisés, et leur attitude vis-à-vis de l’université et des gens qui la fréquentent et y travaillent est ambivalente, marquée à la fois par l’envie et l’animosité. C’est particulièrement le cas des jeunes, très nombreux et sans beaucoup d’opportunités de travail dans un contexte de dépression économique et d’absence d’autres secteurs d’emploi qui leur seraient accessibles. Comme je me le suis entendu dire nombre de fois : « il n’y a pas d’usines dans les parages ».

Escroqueries et arnaques sur Internet : les pratiques dans leurs contextes de connexion

Les cybercafés de la ville partagent quelques traits communs notables : dans leur majorité, ils avaient été créés après 2005 ; Vodafone était le principal fournisseur d’accès ; les propriétaires faisaient plutôt partie de l’élite locale, ayant quelques contacts à l’étranger et se servant de l’activité comme source additionnelle de revenus ; enfin, d’une manière générale, les cybers proposaient de mauvaises conditions matérielles de connexion. Ils présentaient par ailleurs une grande diversité en termes d’emplacement dans la ville, de profil de clientèle, et de mode de gestion. Quatre profils typiques ont émergé de l’observation, sans toutefois que les frontières entre eux ne soient strictement délimitées, un café pouvant passer d’un type à un autre en fonction de l’heure de la journée. Il y avait les « cybers étudiants », situés sur ou à proximité des trois campus de l’université ; il y avait ensuite les « cybers sérieux », principalement situés dans des lieux centraux et visibles de la ville, offrant quasiment tous des formations aux Tic, et où les adultes se sentaient relativement à l’aise d’aller. Ensuite venaient les plus nombreux, les « cybers des jeunes locaux », situés dans les zones les plus défavorisées et interstitielles de la ville ; les jeunes garçons et jeunes hommes en étaient les principaux clients ; ils étaient relativement moins bien tenus que les autres, plus bruyants, et principalement utilisés pour le téléchargement, le chat, l’entertainment, la pornographie, etc. Enfin, il y avait les « cybercafés sakawa », le terme local communément utilisé donc pour désigner à la fois les pratiques de duperie en ligne comme je l’ai déjà mentionné, mais référant aussi aux pratiques sorcellaires qui lui sont liées. Ces cafés étaient ceux des « bad boys » de la ville. Mais il faut souligner que tous les cybers – et particulièrement les « cybers des jeunes locaux » – avaient tendance à devenir des « cybers sakawa » le soir.

Quand j’ai commencé à me rendre dans les cybercafés et à explorer leurs alentours, j’ai été frappé par ce qui m’apparaissait alors comme des comportements et des discours étranges. Par exemple, beaucoup de gens que je rencontrais ne voulaient pas m’accompagner dans les cybers de peur d’être perçus comme « l’un des leurs » comme ils me le disaient, c’est-à-dire comme des sakawa boys. Pour beaucoup, le cyber, tous types confondus, était un lieu problématique où l’on ne devait pas être vu si l’on voulait rester une personne respectable. Ceci était une idée largement partagée. Il semblait par exemple hors de question pour Martha(1), la jeune fille de vingt et un ans en charge d’accueillir les clients de la guesthouse où je logeais, de développer une pratique régulière sur Internet dans un cybercafé de la ville, et ce même si elle avait été formée par l’institution scolaire à l’ordinateur. Pour rien au monde également, le vice révérend de la Zion Church – une femme d’une cinquantaine d’années – ne se serait rendue elle-même dans un des cybers du centre-ville. Selon Essi enfin, une jeune vendeuse d’igname et de boissons fraîches à la gare voiture à qui j’achetais de l’eau de temps en temps, je devais être très méfiant vis à vis des deux jeunes garçons avec qui elle m’avait vu. Ils portaient des vêtements de style hip hop et étaient connus pour traîner dans les cybers. Pour elle, cela constituait suffisamment de preuves pour avancer qu’ils manipulaient sûrement les jujus – le terme local pour parler de la magie noire – afin de voir leurs opérations en ligne pour duper les « blancs » couronnées de succès. Comment seraient-ils parvenus autrement à faire en sorte que des gens qui ne les connaissent même pas leur envoient de si grosses sommes d’argent ? Essi élaborait ainsi un discours moral qui définissait les frontières entre le bon et le déviant, et l’accusation de sorcellerie – que j’ai entendu quotidiennement et qui était largement répandue et discutée à la radio, à la télévision et dans les journaux – était l’un des plus puissants stigmates qu’il était possible d’adresser. Dans ce contexte, et considérant la criminalisation croissante des pratiques de duperie en ligne par le gouvernement ghanéen (mon hypothèse étant que cette criminalisation s’est développée sous la pression des gouvernements européens et américains), vous pouvez imaginer que je n’étais pas forcément le bienvenu dans les cybercafés, et particulièrement dans ceux que j’ai appelés les « cybercafés des jeunes locaux » et les « cybercafés sakawa ». Propriétaires et clients étaient à l’évidence suspicieux – étais-je un agent de la CIA ou une victime d’une arnaque qui venait prendre sa revanche comme cela était déjà arrivé ? – et, malgré la durée de mon séjour, certaines portes restèrent définitivement closes.

Quant aux pratiques que j’ai pu concrètement observer (en tant que client des cybers) et dont j’ai beaucoup entendu parler, il faut indiquer que dans les cybers, les réseaux sociaux et les sites gratuits de dating en langue anglaise en étaient les principaux outils. De faux profils étaient créés, la plupart du temps grâce à des séries d’images suggestives de jeunes filles blanches (mais pas seulement) tirées de sites gratuits de tout style (romantiques ou pornographiques soft ou hardcore). En envoyant des centaines de requêtes d’amitié sur Facebook ou en débutant un chat sur un site de rencontres – je dois préciser ici que les proxies devinrent progressivement obligatoires pour contourner le blocage des adresses IP ghanéennes par l’industrie du Web – l’espoir était d’établir une relation durable et de l’entretenir aussi longtemps qu’il était possible d’en tirer des bénéfices. Les chances de succès sont bien sûr difficiles à évaluer. En 2012, à l’occasion de mon dernier séjour, elles semblaient nettement moins nombreuses que pendant la période faste (qui se situait d’après les témoignages que j’ai recueillis entre 2005 et 2010), mais toutefois suffisantes pour attirer un grand nombre d’adolescents dans les cybercafés rêvant de toucher le gros lot, et pour fournir suffisamment d’argent aux plus doués des sakawa boys leur permettant ainsi de conserver les habitudes de consommation et un mode de vie volontiers exubérants et ostentatoires. Je pouvais par exemple le constater lors de l’arrivée, dans la boîte de nuit locale, d’une grosse cylindrée conduite par de très jeunes hommes originaires de la ville venus parader ; ou encore lorsqu’un « hit » (le terme désignant la réussite de la duperie et le transfert effectif de l’argent) venait d’avoir lieu, les sakawa boys le faisaient bruyamment savoir en ville en faisant ronfler les moteurs. Dernier élément enfin, lié aux pratiques de duperie en ligne : la complicité nécessaire des forces de police et surtout des employés de bureaux de transfert d’argent qui prenaient une commission au passage pour délivrer à de jeunes hommes de l’argent alors qu’ils venaient le chercher la plupart du temps avec les noms des jeunes femmes qu’ils avaient utilisés pour leurs faux profils sur Internet.

La question de l’occulte

J’aimerais enfin rapidement revenir sur la question de l’occulte jusqu’ici effleurée. Elle me semble en effet absolument cruciale pour saisir ce qui est en jeu dans le phénomène sakawa. Je le ferai en rapportant d’abord un extrait d’une interview que j’ai réalisée avec un responsable d’une des nouvelles églises de la ville. Alors que j’évoquais avec lui le phénomène sakawa, il en vint assez rapidement à parler d’un meurtre rituel qui avait eu lieu récemment. Je précise qu’ils sont rares au Ghana mais le fait qu’il l’évoque, comme beaucoup d’autres l’ont fait avec moi, était signifiant d’une préoccupation collective. Voici ce qu’il me dit, que je me permets de reprendre  en le traduisant en français :

« Tout conduit au phénomène sakawa. Car au fil du temps, celui-ci s’est transformé en autre chose. Ils utilisaient la magie noire, pure ! Et ça marchait ! Il y avait des gens qui étaient prêts à donner leur propre époux/se. Et le rituel pouvait ainsi avoir lieu. Il y avait des gens qui dormaient avec des personnes mentalement atteintes ; il y avait des gens qui dormaient avec des jeunes filles vierges de façon à ce que la magie noire puisse opérer. Moi, étant un gars du coin, je connais toutes ces choses. […] Alors je parle aux enfants et je leur enseigne toutes ces choses en utilisant énormément les Saintes Écritures. Si tu es un jeune garçon, tu dois te comporter, tu dois penser et faire toutes choses comme un enfant. Si tu es un enfant, ton boulot est seulement d’apprendre ; apprendre, poursuivre ton éducation. Quand viendra le temps où tu devras travailler, alors tu gagneras de l’argent. Ne pense pas à l’argent aux dépens de ton éducation. […] C’est comme cela  que nous voulons que tu sois, et non pas un sakawa ou un jeune homme sakawa. Ça ne mène nulle part. C’est une disgrâce. »

Ces propos sont d’autant plus signifiants que les nouvelles églises chrétiennes – et notamment les églises charismatiques et pentecôtistes – jouent un rôle croissant dans la vie sociale ghanéenne. À ce titre, elles sont des entrepreneurs moraux de premier plan dans la redéfinition de l’occulte et de sa place dans la société (voir notamment sur ce sujet Meyer, 2001). Comme l’exprime le président de la mission, la sorcellerie est considérée comme la face sombre des relations humaines car elle implique toutes sortes de dangers : elle incarne l’arriération de la tradition, en opposition à une modernité africaine, chrétienne et éclairée. Et ce combat dépasse bien sûr les seuls sakawa boys qui sont soupçonnés, comme d’autres, de fonctionner selon les logiques de la magie noire. Internet a-t-il provoqué une croissance de l’occulte comme les anthropologues l’ont documenté à maintes reprises en période de rapides changements sociaux et de forte incertitude ? Je pense notamment au regretté Éric de Rosny que l’on connaît bien au Cameroun (De Rosny, 1996 ; voir également Sanders et Moore, 2001). Il me semble difficile, au stade actuel de ma recherche, de répondre définitivement par la positive à cette question. Ce qui n’en demeure pas moins particulièrement frappant dans le cas du phénomène sakawa, c’est que la sorcellerie a été – je cite les mots précis que j’ai entendu à maintes reprises – « attached to the Internet », et que ce qui se passait dans et autour des cybercafés a constitué un point de cristallisation de certaines anxiétés sociales.

Conclusion

Depuis la fin des années quatre-vingt en Afrique, alors que les figures canoniques du fonctionnaire et de l’intellectuel ne fonctionnaient plus comme promesse d’ascension sociale et se voyaient largement remises en cause par la crise économique (voir notamment Ndjio, 2008 ; Banégas et Warnier, 2011), les Yahoo Yahoo boys ou 419 au Nigéria, feymen au Cameroun (auxquels Basile Ndjio a consacré une belle étude : voir Ndjio, 2012), et plus tard sakawa boys au Ghana, brouteurs en Côte d’Ivoire ou encore gayman au Bénin devenaient les symboles, à la fois enviés et réprouvés, d’une accumulation de ressources s’accompagnant de modes de consommation ostentatoires. Ces jeunes hommes – le plus souvent issus des classes les plus défavorisées mais pas seulement (j’ai, pour le cas du Ghana, des données qui montrent que les diplômés du supérieur victimes d’un marché du travail plus que déprimé sont également très largement concernés) – et volontiers accusés d’avoir recours à la sorcellerie pour garantir leurs gains – personnifient ainsi une certaine Afrique néolibérale, inégalitaire, et de plus en plus ouverte aux flux et images du capitalisme mondialisé. Internet a joué un rôle central dans la mise en œuvre de ces escroqueries massives dont ils étaient et sont encore les acteurs. Ce sont ces acteurs et l’impact social de leurs pratiques que j’ai proposé d’analyser, en tentant de mettre en œuvre une approche ethnographique sensible à la fois à l’économie politique et à des aspects plus socio-culturels. Au terme de cette présentation, j’aimerais avoir convaincu qu’une telle démarche permet de poser un regard inédit sur les transformations sociales liées aux technologies de l’information et de la communication et que ces marges (même si, on le voit le concept de marge se discute ici) méritent d’être étudiées attentivement pour ce qu’elles nous apprennent sur la société ghanéenne d’aujourd’hui.

Note

(1) Comme le veut l’usage, les noms des personnes citées ont été modifiés.

Références bibliographiques

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Banégas, Richard ; Warnier, Jean-Pierre (2001), « Nouvelles figures de la réussite et du pouvoir », Politique africaine, n° 82, p. 5-23.

Boateng, Richard ; Longe, Olumide ; Isabalija, Robert Stephen ; Budu, Joseph (2011), « Sakawa-Cybercrime and Criminality in Ghana », Journal of Information Technology Impact, Vol. 11, n°2, p. 85-100.

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Sanders, Todd et Moore, Henrietta L. (2001), Magical Interpretations, Material Realities: Modernity, Witchcraft and the Occult in Postcolonial Africa, Londres et New York : Routledge.

Tettey, Wisdom J. (2008), « Globalization and Internet Fraud in Ghana: Interrogating the Political Economy of Survival, Subaltern Agency, and their Ramifications », in Mensah, Joseph (dir.), Neoliberalism and Globalization in Africa: Contestations on the Embattled Continent, New York : Palgrave MacMillan, p. 241-266.

Warner, Jason (2011), « Understanding Cyber-Crime in Ghana: a View from Below », International Journal of Cyber Criminology, Vol. 5, n°1, p. 736-749.

Auteur

Thomas Perrot

.: Thomas Perrot est actuellement doctorant au Laboratoire des sciences de l’information et de la communication (LabSIC) à l’université Paris 13. Il est également A.T.E.R au Département Culture de l’université Charles de Gaulle Lille 3. Courriel : perrotthomas@yahoo.fr.