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Les marques, embrayeurs culturels : quand les livres « brandÉs » font recette. Un exemple de culturalisation de la marchandise

11 Oct, 2014

Résumé

L’ambition culturelle des marques semble particulièrement s’intensifier. Une analyse communicationnelle de livres dédiés à des marques alimentaires est ici privilégiée pour expliciter leurs modalités consommatoires.

Mots clés

Culturalisation de la marchandise, livres de marque, trivialité.

In English

Abstract

The current cultural ambition of brand names seems to intensify. A communication analysis of branded cookbooks is favored to explain consumer’s behavior prescriptions.

Keywords

consumer goods’ culturisation, branded books, triviality.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Marti de Montety Caroline, «Les marques, embrayeurs culturels : quand les livres « brandÉs » font recette. Un exemple de culturalisation de la marchandise», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2a, , p.57 à 68, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-a/05-les-marques-embrayeurs-culturels-quand-les-livres-brandes-font-recette-un-exemple-de-culturalisation-de-la-marchandise

Introduction : une approche exploratoire

La culture est abordée dans cet article comme forme légitime de circulation de savoirs et représentations en s’attachant à des pratiques éditoriales contemporaines très particulières : les livres dédiés à des marques. Quels sont les enjeux et dynamiques communicationnelles qui sous-tendent de telles productions ? Que nous disent-ils des transformations médiatiques et culturelles contemporaines ?

Après un propos introductif sur les liens entre culture et marques, les livres de marques, seront définis et présentés en mettant l’accent sur leurs apparitions dans les espaces de vente de produits culturels et leurs modalités économiques et communicationnelles. L’analyse portera ensuite sur les hybridations, scénarisations, éducations développées dans et par ces livres avant de consacrer la dernière partie à la question de la culturalisation de la marchandise dont les livres de marque sont des témoignages particulièrement puissants.

Analyser les stratégies communicationnelles des marques dans un tel contexte suppose de se confronter à la complexité de la notion de culture et de ses multiples acceptions Cette approche, exploratoire, est de ce point de vue à affiner et poursuivre pour appréhender l’ensemble des logiques et modalités à l’œuvre.

Culture et marques : un lien en reconfiguration

Le lien entre culture et consommation n’est pas nouveau mais est habituellement abordé sous d’autres aspects : la culture, en tant que culture légitime se dégraderait sous l’effet de sa circulation commerciale dans l’espace social (Adorno, 1964 ; Arendt, 1989). Transformée en loisir, la culture savante serait conçue, formatée pour être absorbée collectivement par les masses. D’autres travaux, moins directement critiques, s’attachent à expliciter les transformations de la production culturelle, traversée par des logiques économiques et gestionnaires, particulièrement visibles dans les phénomènes marketing contemporains et notamment la transformation d’institutions culturelles en marques ou en tout cas en entités soumises aux règles toujours en application extensive du branding.

Cette perspective a toute sa pertinence et le champ d’observation est immense mais c’est au phénomène inverse que l’on s’intéresse ici : il s’agit ici non pas d’examiner ce que les démarches marchandes font à la culture mais à l’inverse ce que les marques quêtent à travers leurs appropriations du champ culturel. Si les marques ont toujours joué sur leur intégration dans une culture donnée pour valoriser leurs offres  le phénomène s’est massifié et intensifié au point de parler d’une généralisation des mises en culture de marques, véritable culturalisation de la marchandise par la médiation des marques. Je pensais avoir inventé cette expression mais l’ai vue utilisée récemment par des auteurs (Juvin, Lipovetsky, 2011) désignant l’alliance et l’hybridation entre part « romantique » de l’art et valeurs économiques. Le terme de « culturisation » a été aussi privilégié (Bouquillon, Miège et Moeglin, 2013) pour évoquer les processus d’hybridation mais dans une acception un peu différente.

Dans leur acception la plus ordinaire, les marques sont les compléments des offres ; elles donnent des indices sur leur provenance, leur qualité, leurs destinataires, en stabilisant des signes graphiques et linguistiques symboliques de leurs caractéristiques. Dans une approche communicationnelle, les marques sont des instances sémiotiques médiatrices entre les différents partenaires de l’échange dans un contexte donné. Pour Floch (2002), les marques sont des « promesses, prises et tenues ».

L’offre liée aux marques est ordinairement commerciale, en rapport avec une transaction permettant d’échanger un bien ou un service contre de l’argent. On constate ainsi que les marques participent à une valorisation de l’offre, lui donnant  si ce n’est « un supplément d’âme », du moins de bonnes raisons de payer plus pour tel ou tel objet ou service qu’on ne le ferait s’il était présenté sans être associé à cette marque. Mais il semblerait que les marques, intimement liées au marketing, puissent être évoquées en dehors de la référence directe à des offres commerciales comme en témoigne l’existence de très nombreux livres consacrés à des marques.

S’afficher comme acteur culturel est devenu pour des marques dont la vocation première est ailleurs un projet de plus en plus fréquent. Cette observation s’intègre dans l’attention que je porte depuis plus de dix ans aux appropriations culturelles inhérentes à ce que j’appelle les processus de dépublicitarisation contemporains processus qui consistent à valoriser les offres et marques en dehors des circuits traditionnels dédiés à la publicité : magazines de marque, films, webséries, sites Internet, expositions et musées etc. Certes ces processus ne sont pas nouveaux car d’une part les phénomènes de consommation imbriquent perspectives économiques et culturelles et d’autre part la communication commerciale et notamment la communication de marque sur-manifeste la valeur symbolique des biens en leur donnant une valeur sociale et culturelle forte comme en attestent nombre d’opérations bien connues dès le XIXème siècle et les débuts du XXème siècle.

Cette tactique est aujourd’hui généralisée car elle tend à déjouer une réception sociale dégradée de cette communication trop perceptible comme mercantile au profit d’une politique de promotion des marques innocentée d’une charge publicitaire trop ostensible, à travers la production de « contenus » ou formes culturelles légitimes plus valorisantes. Ces dernières  seraient par ailleurs susceptibles de troubler les horizons d’attente des récepteurs au point de lutter contre leur suspicion. Ces phénomènes convergent avec les processus de marketing des productions culturelles qui se généralisent. La marchandisation de la culture irait donc de pair avec ce que l’on peut appeler la culturalisation de la marchandise par la médiation des marques, transformation médiatique qui nous est ici donnée à voir.

Livres de marques, pragmatique d’un développement

Cette notion est interrogée ici en s’appuyant sur le cas des livres brandés, porteurs du logo de marques dont la vocation première n’est pas culturelle. Un rapide parcours dans les rayons de la Fnac, pages d’Amazon, ou autres lieux de vente de productions culturelles, permet d’identifier nombre de livres dédiés à des marques : beaux livres mettant en avant la dimension patrimoniale de certaines grandes entreprises, livres valorisant un savoir-faire national ou créateur ayant donné naissance à une marque éponyme, les grandes marques, notamment de luxe, sont particulièrement mises à l’honneur. Le parcours permet aussi de noter la présence de nombreuses marques agro-alimentaires, Nutella en tête, et j’ai choisi de privilégier ce secteur car les livres centrés sur les marques alimentaires sont particulièrement nombreux et intéressants pour observer l’intensité de l’hybridation et du tissage des attributs commerciaux avec logique éditoriale.

La méthodologie repose sur une analyse communicationnelle de ces ouvrages abordés du point de vue de leurs conditions de production et de leur mise en circulation dans les magasins spécialisés si bien que malgré l’intérêt d’une analyse en réception elle n’a pas été ici privilégiée. Il s’agit d’interroger les modalités et la portée de cette « culturalisation de la marchandise » en observant ces pratiques éditoriales.

Elles constituent un phénomène de librairie et certains exemples témoignent d’une vitalité certaine :

– les palmarès des ventes de livres de cuisine paraissant dans les publications professionnelles comme celui de Livre Hebdo en 2012 qui démontre la prédominance des livres de cuisine de marques (sur 50 titres 76% concernent des marques et c’est à la 25ème place que l’on voit référencé un livre « traditionnel »). Mais cette réalité éditoriale est hétérogène car les livres peuvent être initiés par des marques comme des éditeurs. Ces conditions de production différentes ne sont pas perceptibles lors de la simple observation des étalages des magasins mais ont été le fruit d’investigations multiples, de lectures et de l’encadrement du mémoire d’une étudiante sur le thème qui m’a été particulièrement précieux (Renaudin, 2013).

– on compte en France une bonne vingtaine de livres mettant à l’honneur la marque Nutella. Selon la source GFK et son Top 50 des meilleurs ventes de livres en 2012, les éditions Marabout en auraient vendu 287.600 exemplaires à 3,50 euros (Mahut, 2012).

Le genre Livre de cuisine est investi de façon à promouvoir les univers marchands, créer les conditions d’une légitimité pour les marques concernées, induire leur crédibilité et optimiser leurs relations avec les consommateurs potentiels saisis comme publics. Le choix du livre comme possibilité d’hébergement des marques n’est pas anodin. Le livre est une forme culturelle reconnue et valorisante car elle incarne les savoirs légitimes. Certes les industries culturelles ont transformé le statut du livre par la multiplicité de ses prétentions au savoir parfois au second plan au profit d’un divertissement facilement accessible et de ce qu’Adorno (1964, p 14) nomme « l’effet ». Ce qui n’empêche pas le livre de garder un statut qui confère une certaine aura à celui qui le signe ou qui y est cité.

Certains ouvrages sont ainsi créés à l’initiative des gestionnaires de marques de façon à promouvoir le logo dont ils ont la charge en l’associant à une pratique culturelle particulièrement consensuelle : la cuisine. Les marques sont là des objets de discours apparemment autonomes, investies pour le potentiel de captation des publics et de marge qu’elles recèlent. Ces pratiques sont assez récentes et concernent un grand nombre d’éditeurs et de collections. Dans ce cadre, les éditeurs misent sur le potentiel imaginaire et affectif des marques pour créer des offres qui leur soient dédiées au point de mettre en place des collections toutes entières articulées autour de marques, comme en témoigne l’exemple choisi des livres de recettes. Cette activité rencontre effectivement un certain succès, ces produits étant souvent peu chers, bien mis en avant dans les linéaires et souvent achetés pour être offerts.

D’autres sont créés à l’initiative d’éditeurs.  Les marques sont ici des objets de discours apparemment autonomes, investis pour le potentiel de captation des publics et de marge qu’elles recèlent. Pour les marques, dans le cas où elles ne sont pas à l’initiative de ces productions éditoriales, les livres qui leur sont dédiés constituent de précieuses opportunités car, sans constituer une charge ni un risque, ces opérations restent tout de même indirectement contrôlées par elles, les éditeurs ne pouvant disposer des droits sans les autorisations des marques concernées.

Les éditeurs semblent avoir digéré pleinement la dimension économique de leur activité et loin d’être tabou comme cela pouvait l’air encore il y a une vingtaine d’années les nécessités du business et les vertus du marketing semblent intégrées comme l’attestent les entités partenariats mises en place au sein de nombreuses maisons d’édition. Ici les industries culturelles deviennent clairement prestataires de services au service des marques.

Les énonciations sont masquées et on ne peut guère au premier abord savoir qui est à l’origine de quoi. Ceci est renforcé par l’indifférenciation entre les publications de marque et les publications « indépendantes » est frappante : les éditeurs mêlent très souvent livres « brandés » et « non brandés » dans leurs collections. Ces pratiques sont assez récentes et concernent un grand nombre d’éditeurs ; le potentiel imaginaire et affectif des marques est investi au point de mettre en place des collections tout entières fondées sur la valorisation de marques.

Les ouvrages s’exposent, quelle que soit leur nature éditoriale, et participent à une modification esthétique du lieu de vente, transformé par la mise en spectacle des marques colorées qui habitent usuellement l’univers de la consommation agro-alimentaire. Les linéaires des espaces de vente des industries culturelles témoignent aujourd’hui de l’extension du rôle social du marketing et des marques : l’espace des libraires semble marqué par la propagation consommatoire, son euphorie chromatique et sa performativité.

On perçoit des tensions spécifiques dans ces réalisations éditoriales car les conditions de production ne sont pas nécessairement lisibles dans les choix formels des livres observés. le jeu éditorial, pour une lecture scrupuleuse, semble parfois trouble. La théorie de l’énonciation éditoriale (Souchier, 2007) peut constituer une approche pertinente pour éclaircir le tissage entre marque et contenu éditorial. Qui est l’auteur ? N’est-ce pas un composite formé à la fois par celui qui a initié l’ouvrage, éventuellement celui qui en fait la commande, celui qui rédige, l’éditeur qui coordonne l’élaboration ? L’élaboration d’un livre est polyphonique à l’instar des œuvres culturelles proposées aux publics. Les livres de marque sont maîtrisés par les marques et en font dans tous les cas l’apologie : valorisation par les illustrations, listes prescriptives, abondance de possibilités créatives faciles, appels à la régression ou du moins à la réminiscence par le jeu texte/image, sont ainsi les fondements de cette rhétorique.

Les modalités de la valorisation diffèrent d’un éditeur à l’autre.

Les « livres-formes » élaborés par les éditions Solal sont les plus emphatiques car ils reprennent la forme du produit de telle ou telle marque. Boite de thon, bouteille de pastis, pot de Nutella sont ainsi à l’honneur. L’ambivalence est cultivée par la marque au point de donner à choisir dans un magasin Monoprix le livre dans un présentoir en forme de distributeur de boisson ou aliments. La fabrication industrielle du produit, ici revendiquée va de pair avec la mise en scène de sa diffusion en masse. La logique du regroupement des livres est fondée sur la collection elle-même articulée sur la notoriété des marques mises à l’honneur et présentées dans un même format, celui de la case du distributeur automatique. Le livre est renvoyé au statut d’objet à consommer et sursignifie une rhétorique du marketing et de la publicité un peu grossière : « Faites votre choix ! ». Avec cette mise en scène et cette emphase, c’est l’impulsion qui est simulée, à la fois souhaitée et jouée car personne n’est dupe, la fausse machine n’est pas un distributeur.

Cette petite mise en scène ressemble à une mise en abyme des industries culturelles par elles-mêmes car elles semblent pointer ou plutôt même exhiber la convergence entre produit et livre dans ce système de production et de commercialisation, elles jouent sur la différence fonctionnelle et la ressemblance, la mise en équivalence entre ces deux types de biens.

Ce qui est revendiqué dans ce jeu c’est non pas la diffusion d’une culture savante conçue et formatée pour être absorbée collectivement par les masses comme le développait Adorno ou Arendt mais la diffusion d’une culture spécifique, celle des marques, valorisée dans les formats disponibles, autrefois emblématiques de la culture savante. Cette culture populaire, commerciale et publicitaire, est investie pour sa propension à circuler dans l’espace public comme en témoigne la récurrence du terme « culte » et la fréquence dans les discours des références au succès et à la notoriété. C’est particulièrement perceptible dans l’affichage sur Amazon du livre de la marque Danette, édité à l’occasion des quarante ans de la marque, le slogan de la marque ayant donné le titre à l’ouvrage « On se lève tous pour Danette ». L’auteur indiqué est Danone avec la mise en valeur forte d’une préface de Vixente Lizarazu, footballeur basque dont la notoriété sportive est accrue par sa notoriété médiatique d’animateur de radio (RTL) et télévision (TF1). Dans cette communication sur l’ouvrage ce qui semble honoré c’est autant la marque que la médiatisation qu’elle s’est adjointe et son corollaire : l’audience.

Hybridations, scénarisations, éducations : entrelacs consommatoires

Les livres de marque affichant un logo sur leur couverture sans qu’ils soient nécessairement livres-formes cultivent aussi le genre promotionnel mais en jouant sur d’autres composantes que celles de leur distribution. L’affichage du logo valorise la marque comme titre plus que l’auteur, effacé derrière le titre avec une typographie plus petite. Le logo est celui dont on va parler  et l’autorité que peut délivrer l’auctorialité est absorbée par la notoriété du logo.

Gardons l’exemple de Solar et examinons le livre consacré à Nutella.

Les pages de l’ouvrage valorisent à plusieurs titres la marque mais en s’adossant au genre livre culinaire si bien que la marque apparaît naturellement dans l’ordre du discours, à l’instar de la fameuse naturalisation (Barthes, 1957).

Comme pour tous les livres de cette collection Solar, les textes des recettes proposées apparaissent sur la page gauche et sont illustrés sur la page droite par une photo qui met en scène la préparation culinaire et l’objet (pot de Nutella, boite de thon Petit Navire etc.).

Les recettes sont racontées sur la page gauche en faisant figurer le nom de la marque en capitales dans la liste des ingrédients nécessaires. L’image de la lettre n’échappe pas à l’harmonisation entre les choix expressifs et la signalétique de la marque : le texte reprend les caractéristiques de la charte de marque : couleurs, typographies du logo. Le récit est didactique et injonctif, le genre recette permettant une communication complémentaire et une adresse très impressive du lecteur invité à s’exécuter

L’objet marqué est, dans les illustrations de la page de droite, mis en situation, scénarisé dans une réalisation censée le sublimer. Dans le même temps, il surgit dans ce décor dans sa forme de produit conditionné, à vendre, tel qu’il apparaît dans les linéaires.

Au-delà des choix graphiques de valorisation du texte, la scénarisation permet de mettre en avant le packaging du produit industriel tel qu’il apparaît dans les linéaires en le rapprochant d’une pratique culinaire saisie dans son esthétisation.

L’éditorial de chacun de ces petits livres est un éloge de la marque sans vergogne : discours emphatique (ponctuation), hyperbolique « marque de légende » « sacrilège » mâtiné d’une invitation à la régression (lettres rondes et choix lexical de « l’introduction ») et d’une dimension didactique puisque le lecteur est invité à une meilleure connaissance de la marque. Cette pédagogie-ci est fondée sur la mise en action du lecteur, son expérimentation du produit et non de l’apprentissage d’une technique culinaire ou d’une connaissance des particularités du produit. On peut enfin être saisi par la mise à nue de l’approche marketing et ici l’affichage d’une stratégie de « contre-segmentation » : le produit est pour tous les âges et pour toutes les occasions de consommer.

On peut constater la mobilisation des industries culturelles pour servir l’éducation à telle ou telle marque et le développement d’un pattern consommatoire autour d’elles. Les propositions culinaires sont elles-mêmes le fruit d’une culture spécifique : culture gastronomique, culture du goût ; on retrouve là l’acception de culture comme ensemble de connaissances, de croyances, de coutumes, de pratiques, apprises par les hommes, dans une société à un moment donné. Mais elle est relayée et au-delà « embrayée » par des marques qui s’intègrent dans cette culture du quotidien et s’y affichent prescrites, associées à des savoirs spécifiques, mais aussi prescriptrices, légitimées dans leur rôle de diffuseuses grâce à leur prise de parole par un livre de cuisine, support à la fois associé au savoir et à la banalité du quotidien. En ce sens, les marques sont mises en culture, c’est-à-dire gérées en fonction de leur valorisation dans l’espace culturel. On renoue ici avec l’étymologie de la culture fondée sur le terme latin colere comme acte de cultiver, prendre soin, entretenir et préserver. La métaphore agricole illustre bien la posture des gestionnaires de marques soucieux de les “cultiver”, d’en prendre soin, de faire germer leurs semailles et d’en récolter les fruits. A l’instar du jeu énonciatif de marques en  reconfiguration permanente suivant les situations communicationnelles, on voit là comment le processus de culturalisation de la marchandise invite, pour le décrire, à traverser les différentes acceptions de la culture. Loin d’une approche fixiste de la culture, il invite à penser en termes de glissement et de déplacement.

Il semblerait que les publics, bien que non interrogés ici jouent pleinement le jeu de l’acceptation culturelle des marques. Si Nutella vend plus de cent millions de pots de sa fameuse pâte à tartiner par an, la marque, sur sa page Facebook international, compte dix sept millions de fans, le site culinaire 450 grammes affiche parmi toutes les recettes proposées par ses membres quatre cent soixante recettes dédiées à la marque. Nutella est citée au cinéma, dans des chansons, des articles, des blogs etc. Cette intense circulation témoigne de la force de la marque et de sa reconnaissance par les publics. Libres de « bricoler » , selon l’acception de Certeau (1980), avec la marque, les publics n’en sont pas moins libres de témoigner de cette reconnaissance tout en étant consommateur ou non consommateur. C’est un des paradoxes que la sophistication de la communication entraîne, même si Nutella n’est pas l’exemple le plus représentatif de cette idée : les marques semblent parfois s’autonomiser des logiques strictement transactionnelles et conquérir symboliquement des publics auxquels elles ne sont pas économiquement liées.

La vocation gastronomique et artistique des livres dédiés aux marques, en reliant symboliquement produits à vendre et espaces culturels, vient transformer la qualification sociale des produits distribués. Instances sémiotiques médiatrices, les marques tissent des imaginaires, créent des territoires symboliques pour des produits ou services afin de susciter l’adhésion et, par extension, l’engagement des cibles visées. Dans le contexte étudié, elles rapprochent l’univers des linéaires, les produits en série qui les garnissent, de l’univers culturel de la littérature et de la gastronomie pour augmenter leur valeur sociale et symbolique. L’accessibilité des marques utilisées pour les recettes renforce la dimension pratique de l’ouvrage en même temps que la valeur pragmatique des livres de recette est censée favoriser la construction d’un lecteur-consommateur-cuisiner (qui in fine se retrouvera bel et bien à un moment devant un linéaire).

Le branding opéré pour le déploiement participe pleinement à une mise en marché, le système de la marque fait de cette sélection de signes, les codes du livre de cuisine, et du déploiement autour de ces signes une matrice de la mise en marché des offres, et participe à ce que l’on pourrait nommer, après Baudrillard (1970) qui y fit allusion sans développer la notion, une consogénèse.

Les marques apparaissent à ce titre comme des « êtres culturels »  associés à des objets correspondant à une époque ou un âge de la vie. Cette expression est empruntée à un ouvrage d’Yves Jeanneret (2008) sur la trivialité, à prendre dans le sens étymologique de carrefour. Sa théorie de la communication explique la façon dont les êtres culturels circulent dans les espaces sociaux, et se régénèrent tout autant qu’ils s’altèrent au fil de leurs appropriations. Si l’on extrapole, on peut concevoir les marques comme de tels êtres mis à l’honneur par les industries culturelles : formes de discours, elles deviennent objets de discours. Poreuses, elles participent à l’entrelacs consommatoire entre offre de produits, ici alimentaires, et offre de livres. Le statut des marques se transforme dans cette circulation, celui du livre aussi probablement. Souvent désigné à l’ère d’Internet comme en perte de vitesse au regard des enthousiasmes numériques et des variétés concurrentes d’autres imprimés, le livre perdrait sa valeur symbolique (Fleury, 2011, 1ère ed. 2006, p 40).

Culturisation de la marchandise, une dynamique

Ce travail d’autonomisation des marques, hors des lieux de transaction commerciale des produits qu’elles recouvrent, éclaire sur la plasticité des marques et la nature du branding. Ceci interroge aussi et sur les vertus et sur les limites de ces pratiques qui pourraient engendrer la saturation des espaces de la culture, une massification des offres autour des logos, une hyper-présence de la quotidienneté, une banalisation de l’idée même de culture.

Pour Arendt (1989), la culture s’interprétait comme une marchandise sociale qu’on peut faire circuler et réaliser en échange de toutes autres sortes de valeurs, sociales et individuelles, la  culture de masse apparaît quand la société convertit les objets culturels en loisir, détruisant  la culture dans ce même mouvement. Une telle approche très normative, instaure un clivage entre savoir et loisir en impliquant une définition de la culture austère et pose la question de la légitimité à décréter ce qui est de l’ordre de la culture savante et ce qui ne l’est pas. Sa vision de la marchandisation de la culture et de ses effets n’est certainement pas le phénomène symétriquement inverse de la culturalisation de la marchandise mais on peut toutefois être frappé par l’inversion entre la dégradation qu’elle perçoit quand les objets culturels sont convertis en loisir et l’augmentation de la valeur des objets marchands quand ils sont valorisés dans des offres culturelles. La culturalisation de la marchandise n’est pas totalement étrangère à la question de la mercantilisation de la culture car, dans le même temps, ces ouvrages particuliers modifient le paysage culturel et tendent à une homogénéisation et une massification de la culture, pas si éloignée par ce qu’Adorno (1964, p.17) dénonçait : « les exhortations à la conformité » des industries culturelles.

Ces processus d’éditorialisation des marques comme les autres opérations de dépublicitarisation visant à mettre en culture les offres transforment les espaces sociaux que les marques traversent : ils s’appuient sur la force normative des industries culturelles pour renforcer la dimension la propension des marques à s’inscrire dans les pratiques du plus grand nombre, ils contribuent à faire des marques des êtres culturels objets légitimes de discours, au cœur de savoirs, de loisirs et de participation à l’esthétique du quotidien.

Compte tenu de la puissance des industries culturelles, on peut s’interroger sur la pertinence, dans le cas étudié, des comportements qu’elles peuvent contribuer à fortement consolider en matière de culture culinaire. La cuisine logo a sûrement le mérite d’être une cuisine facile à partir de produits très accessibles et souvent dans les placards. Mais est-il sain de renforcer massivement la légitimité de produits industriels sucrés dont la valeur nutritionnelle est contestable ? N’est-il pas délétère de promouvoir des gestes culinaires à base de produits industriels, au pire fabriqués dans des conditions contestées et contestables et au mieux des produits qui restent éloignés d’un art culinaire traditionnel autour de produits frais.

Les marques apparaissent comme des entités culturelles et créatives s’adressant  à des publics ; elles capitalisent sur les signes qu’elles se choisissent pour favoriser leur manipulation par les consommateurs, manipulateurs de signes (Baudrillard, 1968). Leur bonne gestion sémiotique les dote d’une force culturelle qui peut se transformer en valeur ajoutée économique pour elles et ceux qui les portent.

Ces processus transforment aussi les industries culturelles : elles semblent, par ces opérations, revendiquer leur activité économique et leur vocation à toucher des consommateurs plus que des publics. Au-delà de leur soumission à une nécessaire rentabilité des offres culturelles, garante de la pérennité économique de leurs producteurs, elles exhibent ici, voire revendiquent, cette recherche de rentabilité. Elles se transforment en terrain d’exposition et de jeu possible pour les marques en quête de nouveaux espaces de mise en scène. Les marques deviennent dans le cas étudié les embrayeurs de discours et de productions des industries culturelles.

Les livres de marque sont révélateurs d’une transformation médiatique et sont emblématiques d’une culturalisation de la marchandise c’est-à-dire du partage des vertus spectaculaires de la marchandise dans les formes légitimes des industries culturelles.

Références bibliographiques

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Auteur

Caroline Marti de Montety

.: Maître de conférences en SIC au Celsa.Paris-Sorbonne et chercheur au Gripic. Ses recherches portent sur les industries communicationnelles de la consommation et leurs métamorphoses. Les appropriations culturelles des marques ainsi que les enjeux, croyances et imaginaires qui leur sont liés sont au cœur de ses analyses.