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Le financement participatif, dispositif de désintermédiation du processus de création ? Expériences et discours des artistes.

11 Oct, 2014

Résumé

Notre article propose de comprendre les effets du financement participatif d’une part sur la pratique et le discours des artistes ; de l’autre sur l’existence et la pérennité de l’industrie culturelle. Le crowdfunding est décrit par ses concepteurs comme l’outil idéal pour mener à bien un projet culturel de manière indépendante. Nous questionnerons cette assertion et rendrons compte des limites de celle-ci. Pour ce faire nous nous appuierons sur l’analyse d’un corpus de 14 entretiens semi directifs réalisés avec des créateurs ayant fait le choix de faire financer leur projet par des internautes. Cette analyse nous permettra de mettre en avant les possibilités de désintermédiation rendues possibles grâce à cet outil pour les artistes ainsi que de démontrer comment le financement participatif peut être saisi par eux comme le moyen de jouer avec les codes de l’industrie culturelle.

Mots clés

Financement participatif, Internet, création, industrie culturelle.

In English

Abstract

This paper intends to understand the crowdfunding’s effect on artists’ discourses and practices but also on the safekeeping of the cultural industry. Its designers describe crowdfunding as the perfect tool to lead a cultural project independently. We will question this statement and show its boundaries. To achieve this, we will rely on fourteen semi-structured interviews with artists and creators who choose to rise found on those platforms for their projects. Analyse this material will bring forward the disintermediation which can be made thanks to this tool. Furthermore we will show how the artists can use it as a way to play with codes of cultural industry.

Keywords

crowdfunding, Internet, creation, cultural industry

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Bubendorff Sandrine, «Le financement participatif, dispositif de désintermédiation du processus de création ? Expériences et discours des artistes.», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/2a, , p.21 à 30, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/supplement-a/02-financement-participatif-dispositif-de-desintermediation-du-processus-de-creation-experiences-et-discours-des-artistes

Introduction

Internet, et plus largement la numérisation massive des contenus culturels qu’il rend possible, ont bouleversé les mondes contemporains de l’art et de la culture. Crise de l’industrie du disque, inquiétudes des principales majors quant à leur pérennité, prise en charge étatique des questions de respect du droit d’auteur sont autant d’exemples significatifs de ces changements. Ils touchent en particulier les acteurs intermédiaires du processus de création, ceux tenant à des niveaux divers le rôle de liant entre l’artiste et le public. Parce qu’il facilite l’accès à un nombre toujours croissant d’œuvres dématérialisées à partir d’un navigateur, l’outil Internet permet de réduire le nombre d’intermédiaires et offre un accès plus « direct » à toutes sortes de productions culturelles. Ce sont alors les effets de cette nouvelle forme de consommation, se passant d’un certains nombres d’intermédiaires, qui sont analysés. Qu’ils soient perçus comme une opportunité à la fois pour des processus démocratiques (Cardon, 2010) ou de création (Anderson, 2007) ou que ces pratiques soient comprises de manière plus dommageable pour les processus de démocratisation de la culture (Wolton, 2010), parfois même comme des catalyseurs des mécanismes de focalisation de l’attention (I. Bastard et al., 2012), l’ensemble de ces analyses entreprend de comprendre comment la diminution (voire parfois la disparition) des intermédiaires peut avoir un impact sur les pratiques des individus qui, en bout de chaîne, sont les destinataires de ces productions.

Mais l’émergence du numérique met également à disposition des artistes des nouvelles modalités au sein du processus de création culturelle. Ici, nous nous intéresserons plus particulièrement au financement participatif et aux créateurs qui font le choix de se saisir de ce mode de financement. Nous chercherons à comprendre quel sens ils donnent à ces possibilités nouvelles et plus encore aux significations que revêtent pour eux la possibilité ou non d’une désintermédiation du processus créatif.

Le dispositif de financement participatif (ou crowdfunding) permet à tous types de créateurs ou d’entrepreneurs de proposer leur projet au financement des internautes. Dans le cadre de cette étude, nous avons fait le choix de nous intéresser uniquement aux principales plateformes françaises (Ulule, My Major Company (MMC) et Kiss Kiss Bank Bank (KKBB)) qui proposent un financement participatif dit « reward based » où les créateurs offrent aux internautes des contreparties, souvent symboliques, en échange de leur soutien financier. Ces sites proposent l’hébergement d’une « page-projet » qui permet entre autre aux artistes d’expliquer aux internautes l’objectif et l’intérêt du projet, de leur présenter le budget nécessaire à sa réalisation, mais également d’exposer les différentes contreparties qui leur seront offertes en échange de leur participation. Notre analyse se focalisera sur les projets ayant un caractère culturel, qu’il s’agisse du financement d’un album, du lancement d’un magazine ou de l’édition d’un livre d’art par exemple.

Cette nouvelle forme de mécénat numérique ouvert à tous constitue un objet d’étude d’autant plus pertinent qu’il émerge en France simultanément aux débats sur l’impact du numérique dans la culture. Les concepteurs des sites francophones optent d’ailleurs pour une position très claire : ce dispositif est présenté par eux comme une alternative à l’industrie culturelle. Les slogans de certaines plateformes françaises l’illustrent bien : « libérons la créativité » ou encore « donnez vie aux bonnes idées ». Il s’agit de fournir à « la créativité », aux « bonnes idées » et surtout à ceux qui les détiennent un espace de mise en avant numérique de leurs projets. Les acteurs des plateformes se présentent dès lors comme des intermédiaires « neutres ». N’ayant aucun droit de regard sur le contenu des projets, ils se contentent de mettre à disposition des créateurs leur savoir-faire technique. Contrairement par exemple aux maisons de disques, il ne s’agit pas pour ces plateformes de fournir un service de médiation ou de jauger la qualité de l’œuvre proposée mais uniquement de juger de la possibilité de réalisation du projet. Ainsi comme nous l’expliquait lors d’un entretien Arnaud, co-fondateur d’une de ses plateformes, « nous en fait on se place pas comme juges de la qualité intrinsèque du projet, on se place comme experts en crowdfunding (…) nous on fait un peu un travail de monitoring. » (Entretien Arnaud, 7 décembre 2012).

De ce fait, l’accent est particulièrement mis par les plateformes sur l’importance majeure de l’internaute producteur ou contributeur et sur la désintermédiation, c’est-à-dire l’absence d’intermédiaires dans le processus de création et de diffusion de l’œuvre, que ce service rend possible mais surtout effective. Si par exemple KKBB se décrit sobrement comme une « plateforme alternative dédiée à la créativité », MMC a construit toute une partie de sa communication sur la possibilité d’une collaboration directe entre les internautes et les artistes. C’est notamment le cas dans la publicité pour le navigateur Google Chrome où l’initiative de proposer le premier album de la chanteuse Irma sur MMC semble émaner d’un internaute et où le succès de cet opus est présenté comme le fruit de la contribution des internautes. Se substituant aux médiateurs traditionnels de la création artistique, l’internaute-contributeur est alors décrit comme la pièce maîtresse du processus créatif. Lui seul décide de la qualité d’un projet artistique, scellant son jugement par une participation financière et devenant alors garant de la bonne tenue du projet.

Afin de comprendre comment ce genre de dispositif du numérique peut questionner l’industrie culturelle en proposant des « circuit courts » de la culture, nous avons menés des entretiens semi directifs avec quatorze créateurs ayant proposé des projets sur ces sites. Ces entretiens ont été l’occasion de les questionner sur leurs motivations, leurs attentes mais également les différents sens que cette démarche peut prendre au sein d’une carrière artistique. A la suite de ces entretiens, nous avons contacté de nouveau et à plusieurs reprises ces créateurs. Ce lien sur la durée nous a permis de comprendre le processus engagé sur le long terme. Dans le cas où la collecte n’était pas achevée au moment de l’entretien, maintenir le contact avec le créateur offrait la possibilité d’obtenir des éléments de comparaison systématiques sur différents moments clé de la collecte (derniers jours, envoi des contreparties etc.). Parallèlement à ces entretiens, une analyse systématique des interactions ayant lieu sur les pages des projets étudiés a été menée.

L’analyse de ce matériel nous permettra dans un premier temps de mettre à jour dans quelle mesure le financement participatif permet une création exempte d’intermédiaires, qui échapperait de ce fait à une prise en charge par les industries culturelles. Nous verrons ensuite comment ce dispositif est perçu par les artistes, et notamment quels impacts il peut avoir sur la constitution d’une carrière pensée comme indépendante. Ces éléments nous permettront ensuite de proposer, en guise de conclusion, une première analyse des modifications qu’est susceptible d’apporter un tel dispositif au sein de l’industrie culturelle, entendue au sens des théoriciens critiques. Malgré la radicalité de leur pensée et la difficulté de maniement que le contexte d’élaboration de ce concept suppose (Voirol, 2010, 2011), nous proposons ici de reprendre le néologisme d’« industrie culturelle » proposé par Adorno et Horkheimer.  Ainsi, si la multiplication et la complexité des filières de l’industrie culturelle (Bouquillion, 2008) ne doivent pas être remises en question, l’analyse proposée par les francfortois propose un regard critique à l’égard du marché de la culture contemporaine. Pour les théoriciens de l’École de Francfort, le concept d’industrie culturelle désigne la prise en charge des œuvres de l’esprit par le système capitaliste, cette prise en charge implique alors une marchandisation de l’art et de la culture. En se constituant en industrie, le monde de l’art emprunte son mode de fonctionnement et ses objectifs : la production de biens économiquement rentables.  L’industrie culturelle, pour atteindre ses objectifs de rentabilité, consiste dès lors « en répétition » (Adorno, Horkheimer, 1974, p.145), en répétition de codes qui régissent la création et la production des biens de l’esprit. En effet, comme l’ont montré entre autre des auteurs comme Becker (Becker, 2010) ou Bourreau et Gensollen (2006), les biens culturels sont des biens d’expérience qui sont par nature difficiles à rentabiliser. Ils le deviennent peut-être d’autant plus dans une industrie en crise, essuyant par exemple une baisse historique des ventes de CD et donc de son chiffre d’affaires. L’instauration de codes par les professionnels de la rentabilité de la culture nous intéresse ici particulièrement. Le financement participatif incarnerait alors, à en croire la présentation faite par ses principaux acteurs, un nouveau moyen d’accéder à l’autoproduction, mode de financement décrit par Becker comme « la formule [qui] donne le plus de liberté aux artistes » (Becker, 2010, p.116). Nous le verrons, le recours au concept francfortois s’avère d’autant plus pertinent ici que les créateurs, au cours des entretiens menés avec eux, sont nombreux à rejoindre l’analyse beckerienne et à penser l’autofinancement, et de ce fait l’absence de recours à l’industrie régissant ce marché, comme l’une des solutions permettant de se réaliser au travers de leurs créations.

Financement participatif et remise en question des intermédiaires, un premier état des lieux

Les plateformes le mettent en avant, ce système de financement engendre la possibilité pour l’artiste de se passer de nombre d’intermédiaires. Une première analyse du matériel de recherche récolté montre que le financement participatif permet l’autoproduction. Cette tendance est d’ailleurs confirmée au-delà de l’échantillon présenté ici. En effet une large majorité(1) des projets présentés sur les sites de financement participatif connaissent une réussite et débouchent alors sur la réalisation d’un projet culturel.

Si le projet peut parfois être accompagné d’autres formes de financement, par exemple d’investissement personnel financier de la part de ses porteurs, la collecte semble toujours être un moment crucial de sa concrétisation. L’exemple de Desdinova, groupe de rock métal interviewé dans le cadre de cette recherche, est caractéristique de ce phénomène. L’enregistrement de leur premier album avait déjà débuté grâce à l’investissement financier personnel des différents membres du groupe. Arrivés à épuisement de cette cagnotte, deux choix s’offraient à eux. Ils pouvaient soit interrompre les sessions d’enregistrement en studio en attentant d’être à la tête d’un pécule leur permettant un nouveau cycle d’enregistrement, soit se tourner vers un intermédiaire traditionnel (une maison de disque ou un label par exemple). Celui-ci pourrait alors prendre financièrement en charge les coûts liés à l’enregistrement. Cette possibilité a été exclue d’emblée par les membres du groupe, ils souhaitaient en effet produire ce premier album de façon totalement indépendante. Ici, c’est donc le financement participatif qui est apparu comme la solution permettant de finir rapidement l’enregistrement sans pour autant renier les valeurs portées par le groupe. La collecte leur a permis de mener à bien cet enregistrement et d’ « endisquer » leur premier opus. Comme pour une part importante des projets, l’autoproduction est ici le fruit d’un couplage entre investissement personnel financier des porteurs de projets et investissement des contributeurs, permettant de se passer de l’intervention d’autres intermédiaires.

Si le rôle principal des contributeurs aux projets est souvent celui de mécène financier, il n’est pas cantonné à cette fonction. En effet, l’implication des internautes/financeurs est parfois l’occasion de la création ou de l’affirmation d’une communauté autour du projet. Ainsi certains artistes peuvent alors se passer d’un relais médiatique pour rendre leur œuvre publique, éliminant par là même l’intermédiaire « média » traditionnellement indispensable à la simple publicité de l’œuvre ainsi qu’à son succès. Comme l’expliquait déjà Beuscart à propos de My Space, on assiste à la création d’un primo public, qu’il définit comme « un premier cercle d’amateurs réels et durables » (Beuscart, 2007). Il est intéressant de noter que ce « primo public » se fera le porte-parole du projet en se chargeant par exemple de relayer l’existence et la pertinence du projet sur les réseaux sociaux. Cette visibilité offerte par les internautes donne ainsi une réalité au projet avant sa réalisation ; réalité qui précède surtout toute prise en charge de ce dernier par les circuits traditionnels. Le financement participatif, par le biais de l’établissement d’un public en amont de la réalisation du projet culturel, permet donc d’amoindrir le rôle du producteur issu de l’industrie, souvent décrit comme au « centre de tout le processus de valorisation marchande des contenus » (Perticoz, 2012).

L’analyse des pratiques ayant cours sur ce genre de plateformes permet également de faire état d’une désintermédiation au sein du processus de diffusion de l’œuvre. Ces campagnes de financement sont l’occasion d’une première diffusion de l’œuvre vers un public. En effet, l’une des contreparties traditionnellement proposée aux internautes est l’achat de l’œuvre elle-même. Desdinova offrait à tout internaute participant à hauteur de cinq euros la possibilité de télécharger l’intégralité de l’album ; pour quinze euros ce dernier bénéficiait d’un envoi à son domicile d’une version physique du même album. Cette collecte leur a permis, grâce aux contreparties, de pré vendre 80 albums sur les 500 édités. Si pour ce groupe, l’objectif principal de leur collecte était de pouvoir s’assurer de la location d’un studio professionnel, ces ventes d’albums sont tout de même décrites comme « rassurantes » (entretien, Laurent, 3 sept. 2013).

D’autres personnes se saisissent de ce dispositif comme d’un outil de pré commande, s’offrant ainsi la possibilité de se passer de toute intervention d’un tiers dans la distribution de leur projet. C’est par exemple le choix opéré par les rédacteurs de Gonzaï, e-magazine culturel. Outre les chroniques et interviews disponibles gratuitement sur le Web, l’équipe de Gonzaï a décidé de tenter l’édition d’une version papier trimestrielle. Cependant, le rédacteur en chef, rencontré lors d’un entretien, expliquait que les nombreuses visites quotidiennes sur le site de Gonzaï auraient été insuffisantes pour réunir les fonds nécessaires à l’impression d’un magazine. Le site internet en lui-même n’aurait pas permis, d’après lui, la mise en place d’un système de pré commande par exemple. Le passage par une plateforme de crowdfunding a été envisagé comme le moyen d’accroître leur notoriété acquise au préalable sur le web. Utiliser le dispositif de financement participatif leur a alors permis de proposer chaque numéro à la pré commande à un public plus large et moins spécialisé que celui déjà habitué à consulter leur parution numérique. Cette formule leur donnait également la possibilité de bénéficier des versements des internautes en amont de l’édition du dit magazine et de ne pas avoir ainsi à contracter de prêt pour disposer d’une trésorerie. Ce mode de financement a été utilisé par eux pour l’édition des cinq premiers numéros, avant de mettre en place ce qu’ils ont nommé une « ultime collecte », proposant cette fois non pas l’achat d’un numéro mais un abonnement courant sur une année et couvrant la parution de 12 numéros. Le crowdfunding leur a permis l’expérimentation d’un nouveau modèle économique, entièrement exempt de l’intervention d’un tiers et offert une vision claire de leurs possibilités financières à moyen terme.

Si ces quelques exemples nous permettent de faire état d’un mode de production alternatif et exempt d’intervenant tiers au sein des processus de création tant pour son financement que pour sa diffusion ou sa publicité, s’intéresser aux parcours des créateurs sur ces sites a permis de mettre en lumière une réalité moins binaire, qui opposerait plateformes aux acteurs de l’industrie par exemple, que celle présentée par les plateformes. L’industrie culturelle, en effet, n’est pas complètement effacée de tous les projets qui prennent place sur ces plateformes. Le crowdfunding, même s’il permet parfois la mise en place d’un projet dans son intégralité n’est pas toujours en mesure de remplacer les différents intermédiaires plus traditionnels. C’est notamment le cas quand l’idée de diffusion est évoquée que cette insuffisance émerge du discours des artistes. L’exemple d’Ina, jeune réalisatrice, l’illustre parfaitement. Si elle a réussi à faire entièrement financer son premier long métrage grâce à la participation des internautes à sa collecte, elle nous explique désirer une autre destinée pour son œuvre que celle « de finir sur une étagère, j’ai envie qu’il aille en salle, qu’il ait une petite vie sympa à lui » (entretien, Ina, 10 sept. 2013). Et pour cela, malgré le fait qu’elle ait tenu à auto produire son film, il lui faudra revenir vers un circuit plus traditionnel. Au moment de l’entretien, elle envisageait la possibilité de se tourner vers d’éventuels producteurs rencontrés au long de sa carrière de comédienne afin de donner un « cadre légal » au film (ibid). Un autre exemple qui illustre cette idée est celui de Maxime dont l’album a été produit via My Major Company. Une fois l’album enregistré, il avait été confronté à une situation délicate pendant plusieurs mois : n’ayant pas trouvé de tourneur, son album, et ce malgré la mobilisation de ses fans, ne connaissait pas un grand écho auprès des medias. Quelques mois après notre rencontre, il fait la connaissance d’un tourneur qui, intéressé par son album, lui propose une dizaine de dates de concert dans l’Ouest de la France. Suite à cette rencontre, et aux prestations scéniques en découlant, la situation d’entre-deux dans laquelle se trouvait Maxime semble s’être déliée, certains de ses titres notamment sont aujourd’hui diffusés en radio et d’autres dates ont été ajoutées à sa tournée. Dans chacun des cas présentés, c’est l’intervention d’un intermédiaire, qui plus est, issu du circuit traditionnel de l’industrie culturelle, qui permet ou permettra au projet, initié grâce au financement participatif, de continuer à exister.

L’industrie culturelle et ses acteurs ne sont pas absents de ces plateformes. On peut faire état d’une évolution concernant leur présence sur ces sites. Durant les premières années d’existence de ces plateformes, les acteurs de l’industrie culturelle étaient présents mais tenaient un rôle souterrain et ne s’affichaient à aucun moment de manière claire. L’exemple des membres de Zip, un des groupes rencontrés au cours de cette étude, est ici édifiant. Ils ont en effet été contactés par une maison de disques via le serveur de messagerie interne à la plateforme. A cette époque, plusieurs exemples du même type donnent l’impression que ces sites au même titre que d’autres lieux virtuels de diffusion amateurs (Beuscart, 2007) étaient alors considérés par les acteurs de l’industrie culturelle, au même titre par exemple que les labels indépendants au sein de l’industrie musicale (LeBrun, 2006) comme des viviers de talents à dénicher. Aujourd’hui, cette présence s’officialise. On assiste par exemple à la mise en place de partenariats entre les plateformes et des acteurs majeurs de l’industrie culturelle contemporaine comme la société de production et de distribution Mk2 ou le Festival d’Avignon. Ces « partenaires privilégiés » ont par exemple sur Ulule la possibilité d’apposer leur marque sur le projet. Ces partenariats ne donnent pas forcément lieu à une participation financière mais ces « mécènes symboliques » (entretien, Marie, 11 sept 2013) s’engagent à donner de la visibilité aux projets qu’ils soutiennent. Ils vont par exemple les relayer sur leurs propres sites ou réseaux sociaux, diversifiant ainsi encore d’avantage le public pouvant être touché par le projet. Ainsi, une place est aujourd’hui faite à ces intermédiaires directement sur les plateformes de crowdfunding.

Oser le financement participatif : entre liberté et complexité

Avant de nous attacher à proposer une compréhension de ce phénomène oscillant entre désintermédiation et réaffirmation de relais au sein du processus de création, arrêtons-nous un instant sur la perception qu’ont ces artistes de celle-ci. En effet, malgré les déclarations d’intentions des plateformes, on perçoit une réalité bien plus complexe quant à ces intermédiaires. Comment est-elle alors appréhendée par les artistes ?

Au cours des entretiens, on perçoit chez certains des créateurs que nous avons pu rencontrer le sentiment d’une liberté accrue par ce mode de financement. C’est notamment le cas lorsque ce dispositif devient le moyen de contourner des refus essuyés par les circuits traditionnels. Guillaume, enseignant en arts plastiques fraîchement diplômé des Beaux-Arts, avait pour projet l’édition d’un livre de photos de bâtiments intitulé «habitables inhabités ». Ce livre était conçu par lui comme un livre d’art, puisant son inspiration dans des paysages de bâtiments en friche tant en milieu urbain que rural. Le passage par le financement participatif lui permit d’éditer cet ouvrage à compte d’auteur et de décliner ainsi la proposition d’une maison d’édition vers laquelle il s’était initialement tourné. Ce livre aurait pu connaître un cheminement plus classique à condition que son auteur accepte de le transformer, de changer le propos qu’il tenait. Ainsi, il lui a été proposé de collaborer avec un urbaniste afin de mettre ses œuvres en miroir avec un propos rédigé par un spécialiste de l’aménagement du territoire. En confiant ce projet au bon vouloir des internautes, Guillaume n’a pas uniquement réussi à concrétiser son projet, mais est également resté « maître de son projet jusqu’au bout » (entretien, Guillaume, 15 juin 2013). Il a pu respecter fidèlement son inspiration initiale, dépassant les codes imposés par le monde de l’édition. L’exemple du webzine Gonzaï évoqué auparavant répond à une même logique. En effet, l’équipe de rédaction avait également estimé nécessaire de décliner l’offre d’un éditeur de presse qui, contre ce que le rédacteur en chef désignait comme « une normalisation de notre ligne éditoriale », leur proposait de prendre en charge leur parution papier.

La mobilisation d’une communauté autour de ce projet avant même son aboutissement est décrite par les artistes comme une forme d’encouragement, une première forme de reconnaissance de leur travail que l’industrie culturelle et ses circuits ne sont en mesure d’apporter que dans la mesure où les artistes respectent les codes de cette dernière. Xavier est un musicien issu de la « scène rock underground ». Son nouveau projet est un groupe de « chanson française rigolote ». Ce changement d’orientation dans sa carrière est décrit comme une volonté de « parler avec le ventre » (entretien, Xavier, mai 2012), une manière de ne plus se plier aux codes régissant le milieu dans lequel Xavier évoluait jusqu’alors. Durant l’entretien il explique cependant ressentir une gêne face à ses textes : « j’ai côtoyé longtemps des musiciens, c’étaient des intellectuels, des paroles géniales, à la Noir désir tu vois. Et moi quand je suis arrivé avec mes chansons à la con sur ma grand-mère, sur mon voisin et tout, j’avais honte au possible de mes textes, et les amis musiciens à qui je faisais écouter ça me disait « ouais bon tes textes c’est pas ça » et puis c’est les internautes qui m’ont vraiment décoincé (…) et qui m’ont dit « mais vas-y, t’as ton truc, fonce, te gêne pas » (ibid). D’un point de vue aussi bien financier que symbolique, le financement participatif peut être compris comme un moyen de s’affranchir « des contraintes d’un système (…) incapable de prendre en charge des œuvres hors normes » (Becker, 2010, p.115).

Parce qu’il rend possible une liberté considérable dans la gestion de son œuvre et qu’il devient l’occasion d’une première forme de reconnaissance, le financement participatif semble être considéré comme une solution idéale par les artistes. Parallèlement à cette satisfaction à l’égard du dispositif, la gestion de ce genre de projets est souvent décrite comme épineuse. Mener à bien ces projets implique une responsabilisation de l’artiste ainsi qu’une diversification, souvent multiple, de ses compétences. Pour Guillaume par exemple, se lancer dans une collecte constitue « un 2ème métier, un métier de communication avec les journalistes que j’ai rencontrés, c’est du mailing. J’ai plusieurs métiers : j’ai communicant, j’ai photographe, j’ai prof d’art pla, je sais pas, presque commercial parce que j’envoie… je prépare des dossiers genre dossier de presse avec les plans de financement, des attestations pour envoyer à d’autres entreprises et d’autres sponsors » (entretien, Guillaume, 15 juin 2013). Le porteur de projet mobilise de plus, très souvent, ses réseaux, parfois ses proches, afin de donner une première visibilité au projet. La charge de la création repose entièrement sur les épaules de l’individu, a fortiori sur « ses cercles de connaissances ». Il faut prendre sa vie en main, impliquer les personnes qui nous entourent, même financièrement, pour se créer l’opportunité de réaliser quelque chose. On peut ici percevoir l’application d’une forme de « responsabilité contrainte» (Honneth, 2006, p. 295) pour l’individu, d’une injonction à l’autonomie en d’autres termes. Telle que définie par Honneth, cette forme de responsabilité émerge avec un renversement partiel des acquis de l’Etat Social, renversement au cours duquel les individus ont appris à être « entrepreneur d’eux-mêmes » (ibid, p. 286).

Cette désintermédiation, alors qu’elle répond à la volonté de la quasi-totalité de notre échantillon de tenir les rênes de leur projet, est ainsi paradoxalement vécue comme une contrainte par un nombre important de créateurs. Il est nécessaire ici d’ajouter que ce sentiment semble être amplifié dans les cas où le porteur de projet est réellement seul maître de sa barque. Comme l’explique Nicolas « Ulule ne fait rien, c’est-à-dire que c’est vous qui faites tout, ils vous donnent juste une interface pour publier votre projet, pour éditer votre projet mais sinon c’est vous qui allez chercher le public… y a aucun… y a aucun accompagnement » (entretien, Nicolas, 3 avril 2013). Dans les cas où une équipe composée de plusieurs individus porte un projet de ce genre (le cas de l’édition d’un magazine par exemple), les talents et compétences des uns et des autres semblent venir pallier cette difficulté et assurer une plus grande sérénité à la tenue du projet. Marie décrivait ainsi la complémentarité nécessaire des individus au sein de l’équipe rédactionnelle du magazine grâce au financement participatif.

Questionner les codes de l’industrie culturelle : une possibilité menacée ?

Même si le crowdfunding est présenté par ses acteurs comme un dispositif dont l’usage assure une gestion désintermédiarisée du processus de création, l’industrie culturelle semble devoir y jouer un rôle. Que nous dit aujourd’hui cette oscillation entre recours ou non à des intermédiaires ? Comment comprendre l’ambivalence des créateurs ayant fait le choix de ce mode de fonctionnement ?

Malgré les limites que nous avons évoquées plus haut, le financement participatif, en tant que processus de désintermédiation, semble bien fournir aux artistes le moyen de dépasser les chemins tracés au sein des différentes filières de financement de la culture. Parce qu’il facilite l’autoproduction, parce qu’il met à jour des modes de promotion et de diffusion alternatifs, il est un frémissement à la marge de ce système. S’il ne remet pas en cause l’existence de l’industrie culturelle, il permet cependant aux artistes un jeu avec cette dernière. Le groupe ZIP a pu négocier les termes du contrat proposé par la maison de disque qui les avait contacté sur le site. Le groupe a opté pour une co-production, cet entre-deux contractuel leur garantissait de conserver la main mise sur l’enregistrement de leur album tout en bénéficiant des avantages qui découlent de la signature avec une maison de disque. Ce dispositif émergent peut donner l’occasion aux créateurs de faire de l’industrie culturelle non un décideur mais un réel intermédiaire au cours du processus de création artistique.

Mais ce dispositif est jeune et en constante évolution. D’intermédiaires techniques, notamment parce qu’ils proposent un service d’hébergement et des outils facilitant la collecte, ces plateformes ne sont-elles pas en passe de devenir des nouveaux médiateurs culturels ? Si au moment de leur émergence sur le Web, ces plateformes se contentaient de mettre à disposition des outils au service d’un projet porté par un individu (ou groupe d’individu) créateurs, elles déploient aujourd’hui toute une forme de diversification. La création de partenariats avec des acteurs majeurs de l’industrie culturelle comme le Festival d’Avignon ou MK2 décrites précédemment est aujourd’hui étoffée de partenariats avec des lieux de diffusion de la culture (comme des musées ou des théâtres par exemple). Les plateformes elles-mêmes deviennent donc un nouvel intermédiaire entre des acteurs de production ou de diffusion de l’industrie culturelle et les créateurs. Ce nouvel élément, principalement du fait de sa toute récente mise en place pose la question de l’évolution de ces plateformes et plus précisément de leur absorption au sein des circuits institutionnalisés de production de la culture. Le jeu avec les codes de l’industrie culturelle, jusqu’alors permis aux créateurs du fait même de l’architecture de ce genre de site, le restera-t-il, en dépit d’une institutionnalisation de ce dispositif au sein des circuits de production/diffusion traditionnels de l’industrie culturelle ?

Note

(1) 63% des projets proposés atteignent la somme demandée sur Ulule en 2013 par exemple (source : Ulule Tour, Strasbourg, 17 octobre 2013).

Références bibliographiques

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Auteur

Sandrine Bubendorff

.: Doctorante en sociologie à l’Université de Strasbourg (laboratoire Cultures et Sociétés en Europe). Elle prépare actuellement une thèse sous la direction d’Estelle Ferrarese portant sur les processus d’autonomisation individuelle dans une société de la culture numérique.