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Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek

30 Nov, 2014

Résumé

La culture geek et le transmedia storytelling connaissent une grande visibilité dans la sphère médiatique. L’un est un mouvement sous-culturel revendiqué depuis le milieu des années 2000, l’autre une nouvelle manière d’aborder la construction et la promotion de fictions prenant en compte l’engagement des fans et le développement des médias numériques. Les deux ont été abordés de manière séparée mais à l’aide du concept de convergence culturelle et de la notion transversale de monde, on peut les considérer comme deux faces d’une même pièce. On peut alors remonter aux années 1970 pour quelques moments fondateurs qui ont permis cette double émergence. Les geeks avec leur approche de la fiction en termes de monde, de détails et de participation ont servi de modèle et de public premier aux dispositifs transmédiatiques en leur transmettant une esthétique inédite et en s’en servant de support à leur construction identitaire.

Mots clés

Geeks, fans, transmédia, sous-culture, identité, mondes.

In English

Title

Transmedia worlds, an identity stake for the geek culture

Abstract

Geek culture and transmedia storytelling experience an increasing visibility in the mediascape. The first is a subcultural phenomenon in fashion since the mid-2000s ; the other is a new way of construct and promote fictions taking account of fans involvement and digital medias. Both have been describe separately but with the help of the concept of convergence culture and the transversal notion of world we can see them as two sides of the same coin. Then, it is possible to find theirs common roots in the seventies to observe de founding moments that made this double emergence. Geeks with their approach of fictions in term of worlds, their cult for details and their taste for participatory culture have made possible transmedia storytelling while promoting a new aesthetic, and using immersive worlds as a tool to construct their collective identity.

Keywords

Geeks, fans, transmedia, subculture, identity, worlds.

En Español

Título

Los mundos transmediàticos, un problema de identitad para la cultura geek

Resumen

La cultura geek y el transmedia se destacan en la esfera mediática. La primera se refiere a una subcultura en pleno desarrollo desde la mitad de los años 2000 mientras que el secundo implica nuevas estrategias de construcción y promoción de las ficciones, teniendo en cuenta el compromiso de los públicos de fans y el desarrollo de los medios numéricos. Esos dos temas suelen ser estudiados de manera autónoma. No obstante, el concepto de convergencia cultural y la noción transversal de mundo nos permite considerarlos como las dos caras de una misma moneda. Una aproximación histórica desde los años 1970 nos permite acercar los momentos fundadores que permitieron esta doble emergencia. Los geeks, cuya relación a la ficción está basada en términos de mundo, detalles y compromiso, estuvieron considerados como modelo y primer publico de los dispositivos transmediáticos, así contribuyendo a su estética novadora mientras les usaron como soporte a su construcción de la identidad.

Palabras clave

Geeks, fans, transmedia, subcultura, identidad, mundos.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Peyron David, «Les mondes transmédiatiques, un enjeu identitaire de la culture geek», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°15/3, , p.51 à 61, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2014/dossier/04-les-mondes-transmediatiques-un-enjeu-identitaire-de-la-culture-geek

Etudier des pratiques de fans transmédiatiques

La culture geek émerge dans la sphère médiatique depuis le milieu des années 2000. En 2009 la couverture du magazine Technikart(1) affirmait : « 60 millions de geeks! ». Selon le magazine, nous serions tous devenus des geeks ou nous serions au moins tous influencés par l’essor de la culture geek, un mouvement sous-culturel à l’image des punks ou des hippies, qui recouvre la passion pour les univers fantastiques et les nouvelles technologies. Le mot geek lui-même est relativement ancien puisqu’on le fait généralement remonter au Moyen Âge où l’ancêtre du terme renvoyait à un idiot (Peyron, 2013). Il est ensuite devenu monstre de foire, puis insulte dans l’argot des étudiants américains des années 1950 désignant les bons élèves et les jeunes gens timides obsédés d’un domaine particulier. C’est seulement dans les années 2000 aux Etats-Unis que la revendication d’une culture est apparue.

Le magazine Technikart ne définit pas la culture geek, mais se limite à des listes de pratiques et à une description de succès. Le même type de problème de circonscription se pose lorsqu’on lit les nombreuses définitions du terme geek présentes sur internet : il s’agit presque toujours de listes de pratiques et de supports médiatiques dont les geeks seraient des passionnés (« Le comic, le jeu vidéo, Donjons et Dragons, le cinéma, les extraterrestres, Star Trek, la photo, la science-fiction, les jeux de cartes, 2,21 GigoWatts, l’informatique, Mario, le manga, les figurines, 4chan, les jeux de rôles, le LOL, le retro-gaming, le rock’n’roll, la bande dessinée, les demotivational posters, les nouvelles technologies, le chiffre 42, Star Wars, les blogs, les séries, les mèmes, l’heroic-fantasy…») (2). Cela ne peut jamais être totalement complet et ne dit pas ce qui fait le lien entre ces pratiques ni de la teneur de cette passion. On aboutit à une forme de tautologie englobante où ce qui est geek est ce qui est désigné comme tel, et si l’auto désignation est une part importante de ce mouvement, comme de toute sous-culture, il paraît envisageable d’en déterminer un espace des possibles émergeant de la réflexivité des acteurs.

Une tentative de définition transversale renvoie tout d’abord à une dimension historique qui permet de situer précisément ce mouvement pour ne pas en faire une réalité essentialisée à la notion de monde, et pour finir à ce que l’on nomme transmedia storytelling ou narration transmédia, un phénomène de déclinaison de récits sur plusieurs supports.

La thèse qui sera développée ici est que le transmédia tel qu’il est conçu aujourd’hui, découle d’un rapport spécifique aux objets culturels et technologiques porté par ces fans, ces geeks. Celui-ci a permis la mise en place collective d’une esthétique populaire (Shusterman, 1993). C’est cette esthétique, c’est-à-dire un ensemble de critères émanant d’un collectif situé socialement et historiquement, désignant et instituant les traits d’une œuvre de qualité et qui provoquent du plaisir à son contact, que l’on pourra qualifier de style geek et dont le transmédia incarne le versant industriel approprié par les producteurs de contenu.

Cette idée développée au cours d’un travail de thèse (Peyron, 2013) repose sur un important travail empirique qui s’inscrit dans la lignée des cultural studies anglo-saxonnes et en particulier des travaux sur les fans et les sous-cultures et leur style (voir Hedbige, 2008 ou Muggleton, 2002). Dans la lignée de ces recherches, il s’agit d’embrasser tous les aspects du phénomène sans s’en tenir à la distinction classique de la sociologie de la culture entre production et réception mais plutôt d’envisager la totalité de ce qui a pu contribuer à la construction du mouvement tel qu’il se présente aujourd’hui. L’analyse s’appuie alors sur trois terrains et corpus.

Le premier est une étude historique des origines du terme geek, de l’émergence d’un mouvement culturel et en creux des supports et pratiques qui sont aujourd’hui associés aux geeks (informatique, jeu vidéo, jeu de rôle, comic books, etc.).

Ensuite, la dimension véritablement sociologique de l’enquête consiste d’abord en une exploration de blogs, forums et autres réseaux sociaux à la recherche de débats sur la définition de la culture geek par des individus qui s’affilient à ce mouvement, ceci afin d’observer la construction d’une dynamique identitaire collective et d’un répertoire de pratiques et de valeurs permettant la constitution d’un style. Plus de deux cents sites ont été ainsi recensés et analysés.

Enfin, plus classiquement, la dernière, et plus importante, partie de l’enquête, est constituée d’entretiens (cinquante-trois) auprès d’individus entre dix-huit et trente-sept ans se revendiquant du mouvement geek. Cela permet alors d’avoir accès à des parcours et des constructions individuelles moins présentes dans les discussions en ligne. Ces enquêtés ont été recrutés dans toute la France de manière multiple (forums internet, boutiques de jeu vidéo, clubs de jeu de rôle, conventions de fans, recommandations d’autres enquêtés, etc.) afin d’éviter tout biais lié à un point d’entrée unique sur le terrain. Les entretiens conduits de manière semi-directive comportent deux parties. La première porte sur les pratiques culturelles des enquêtés, leurs goûts, passions et autres activités de loisirs. La seconde porte plus spécifiquement sur le sentiment d’appartenance à une communauté, à un mouvement culturel et sur la manière dont l’ensemble des pratiques sont mises en cohérence, en réflexivité et montées en généralité pour devenir identité narrative et expressive c’est-à-dire « l’histoire de soi que chacun se raconte » (Kaufmann, 2004, p. 151). C’est de la rencontre entre ces deux parties qu’émergent les enjeux identitaires et transmédiatiques du mouvement geek tel que vécu par ceux qui s’en revendiquent. La problématique porte sur les enjeux d’une construction identitaire qui n’est pas basée sur un objet (ce qui est la manière dont sont traditionnellement abordés les fans) mais un ensemble multi- et transmédiatique de pratiques culturelles qui interagissent dans la construction d’un sentiment d’appartenance traversant les œuvres et les supports médiatiques.

Pour comprendre cette mécanique, comment se font ces liens entre médias, entre individus ainsi qu’entre identité et culture, il nous faut alors revenir rapidement aux origines sociales et culturelles du mouvement, qui coïncident avec les traits tout à fait actuels du transmedia storytelling et des éléments d’auto désignation des geeks aujourd’hui. Dans cet article, il sera donc question à la fois d’une histoire culturelle sociale et médiatique abordée à l’aune de ses conséquences actuelles au travers des discours d’enquêtés rencontrés sur le terrain, puis des formes d’hybridités contemporaines qui doivent beaucoup à cette histoire et qui font se rencontrer transmedia storytelling et enjeux de construction identitaire de la culture geek.

La génération fondatrice

Comme pour tout processus historique, il est ardu d’identifier une origine unique au mouvement geek. Il doit aux premiers mouvements de fans de science-fiction et de comics des années 1920 et 1930 (voir par exemple Jones, 2007) qui se forment notamment autour de la littérature pulp et de ses avatars. Cette littérature populaire diffusée sous forme de magazines contenant des histoires à épisodes a vu naître de nombreux héros et genres encore très vivaces aujourd’hui comme la science-fiction (Baudou, 2005) et la fantasy. Elle a mis en place un certain nombre de leurs codes génériques et thématiques et une forme basée sur les rebondissements, le dépaysement et des univers baroques aisément transposables sur d’autres supports comme les comic books, les serials (des films courts diffusés au cinéma avant un film principal) ou encore des pièces radiophoniques et télévisées (Peyron, 2014). Ils forment un ensemble d’objets en interrelation qui a largement influencé les formes transmédiatiques futures et la manière dont leur public premier les a abordées.

Ce public que l’on nommera geek est une génération qui redécouvre les pulps à la fin des années 1960 alors qu’ils reviennent à la mode après avoir totalement disparu au début des années 1950. Ce retour est dû principalement à des rééditions en poche et à des adaptations en comics, un genre qui lui aussi connaît un retour de succès autour notamment de la figure de Stan Lee et de ses super héros comme Spider-Man (Gabillet, 2005). Les geeks vont conserver de cette littérature un esprit ludique, une manière décomplexée d’aborder la fiction comme une recherche d’aventure et de délassement qui est conservée jusqu’à aujourd’hui avec l’expression « c’est pulp » très utilisée par les fans et où le terme devient un adjectif et un compliment pour une œuvre. Ils vont cependant y ajouter d’autres éléments liés au contexte culturel de leur époque.

Cette génération de jeunes étudiants des campus californiens va découvrir l’œuvre de J. R. R. Tolkien et en particulier Le Seigneur des anneaux (pourtant publié en 1953 en Grande-Bretagne mais seulement en 1966 aux Etats-Unis). Ce livre va totalement s’inscrire dans le retour des pulps, en particulier ceux portant sur des univers issus de la tradition médiévale fantastique, et aussi dans une exigence de cohérence de l’univers beaucoup plus affirmée.

Tolkien a non seulement créé un récit, mais aussi tout un univers très dense, qui déborde de l’œuvre, c’est-à-dire empli de détails et d’éléments qui ne sont pas au cœur de l’histoire mais qui donnent une profondeur à son monde fictionnel (des langues, une flore, des peuples, etc.). C’est ce qui fait de l’œuvre de l’écrivain anglais (une fois découverte par la jeunesse américaine) une œuvre fondatrice du mouvement geek. Elle est encore aujourd’hui un point de référence central dans l’autodéfinition du mouvement et un objet de passion (aucune des listes évoquées ne se fait sans elle). Les discours des fans insistent en particulier sur le rôle de Tolkien comme faiseur de monde cohérent et immersif, un exercice rarement réussi : « J’adore quand c’est vraiment, vraiment fouillé, le monde est très important, après y’a pas tant que ça d’univers hyper fouillés, Star Wars, Star Trek, Le Seigneur des anneaux sont des exceptions en vrai, et c’est pour ça qu’ils reviennent. » (Christophe, 26 ans). C’est de cette rencontre entre imaginaire débridé « pulp », et attention toute particulière au monde que naît le jeu de rôle en 1974 (Donjon & Dragons de Gary Gygax), avec lequel les univers deviennent des terrains ludiques d’exploration et d’appropriation collective. Comme le résume bien Olivier Caïra, le jeu de rôle dans sa version papier aurait pu être inventé à n’importe quelle époque car il ne nécessite aucune technologie particulière. Or, il apparaît à cette période parce que le plaisir ludique et l’immersion du jeu de rôles ne sont possibles « que dans une civilisation saturée de références fictionnelles » (Caïra, 2007, p. 144). C’est d’ailleurs un élément dont sont tout à fait conscients de nombreux joueurs en évoquant la difficulté des premières parties, « l’immersion c’est un muscle (…) si tu sais pas ce que c’est un elfe, ou un nain comment ça parle comment ça se comporte en général dans le jeu de rôles ou dans les livres de fantasy, si tu sais pas ce que c’est du mana (3), ben t’auras plus de boulot pour te plonger dans l’univers» (Benjamin, 21 ans).

Mais cette nécessité de puiser dans un répertoire générique déjà constitué afin de faciliter l’expérience collective du jeu de rôles n’est pas la seule raison de sa création. Les références culturelles de ces jeux sont clairement à retrouver dans la fantasy et la science-fiction issue de la période pulp, mais l’attention aux règles, à la cohérence du monde, et aux statistiques présentes dans les règles, c’est-à-dire à une approche très rationnelle des mondes doivent aussi beaucoup à l’influence grandissante de la culture informatique. Plus qu’une influence, on peut même parler de construction concomitante et générationnelle, puisque les deux domaines sont alors totalement imbriqués.

Cette interrelation est l’une des grandes constantes de l’histoire conjointe de l’imaginaire fantastique et de ce que l’on appelle généralement la seconde informatique (Breton, 1990), celle de la miniaturisation et des hackers (Levy, 2010), ces jeunes étudiants qui aiment jouer avec les limites et possibilités des machines pour en explorer les potentialités. C’est de cette rencontre qu’émerge le jeu vidéo, loisir geek par excellence et support au cœur de nombreux dispositifs transmédiatiques. Fréderic Weil résume ce syncrétisme générationnel quasi paradoxal, en affirmant que « les informaticiens des années 70 lisent Tolkien et font des wargames. Le jeu de rôles n’aurait pas pu prendre son essor en dehors de cette période. (…) On assiste alors à une hybridation très étrange (…) entre un imaginaire branché sur les mythologies, et la culture des statistiques » (Weil, 2007, p. 157).

L’attention aux détails de ceux que l’on commence alors à nommer geek pour faire fonctionner le code informatique d’un logiciel, est vue comme équivalente à l’attention nécessaire pour examiner la cohérence des langues de l’œuvre de Tolkien : « quand tu passes des heures à relire des lignes pour trouver pourquoi ça marche pas, tu peux aussi être toute la nuit sur le pc à lister la chronologie de la Terre du Milieu et voir ce qui colle pas, c’est la même logique, c’est un jeu » (Mathieu, 21 ans). Le mot geek s’adapte parfaitement à l’esprit de focalisation extrême supposément nécessaire dans ces deux pôles qui se fondent en un.

Dans ces domaines, les objets doivent se tenir, ne pas avoir de fausse note pour fonctionner du point de vue de l’expérience utilisateur de la technologie ou de l’expérience fictionnelle d’un univers ; ils sont appropriés par des collectifs qui les fragmentent en détails, les détournent de manière ludique et y ajoutent leur pierre sous forme de scénario de jeu de rôles, de fanfiction, de fan-arts et autres discussions. De nombreuses métaphores traitent des mondes de fictions comme de réalités virtuelles qui doivent être bien codées pour procurer le vertige immersif recherché (idée que l’on retrouve dans les films Tron ou Matrix), et à l’inverse, d’autres traitent de l’informatique comme le fait de construire des mondes. Dans tous les cas, il s’agit de se plonger vers un ailleurs qui reste maîtrisable car parcouru de nombreuses fois : « dans la culture geek, tu ouvres une porte, c’est comme si tu rentrais à un endroit différent mais que tu sais déjà un peu comment il marche donc ça fait pas trop peur » (Pierre, 21 ans). Ces métaphores cosmologiques forment l’imaginaire contemporain de ces deux domaines (Flichy, 2001). Il s’agit d’une époque fondatrice à plusieurs titres et les discours actuels d’individus se revendiquant du mouvement geek ont intériorisé et mythifié cette histoire : « les geeks depuis les années 1970-1980 c’est juste les gens qui sont ouverts à la magie des autres mondes, qui savent les manier, les manipuler, c’est presque de la sorcellerie hein c’est peut-être pour ça qu’on aime bien la fantasy souvent, en tout cas là aussi c’est accepter des mondes étranges et nouveaux » (Sandrine, 34 ans). Ce leitmotiv va émailler toute l’histoire du mouvement, être la construction de son « style » sous-culturel (Hebdige, 2008) et sera ensuite repris comme esthétique populaire et médiaculturelle au travers des univers que l’on pourra qualifier de transmédiatiques.

Le « monde » une notion transversale

Mondes imaginaires denses, se déployant sur plusieurs supports et utilisant toutes les technologies disponibles, culture de fans, de passionnés qui aiment s’approprier les objets pour en faire une part d’eux-mêmes et un moyen d’exprimer leur créativité de manière ludique : de nombreux éléments des définitions contemporaines du transmédia se retrouvent dans les éléments précédents. En particulier, il s’agit de miser sur l’engagement des fans et leur goût pour l’approfondissement, ce que Henry Jenkins nomme le forage (drillability) (Jenkins, 2013). En effet, pour définir la notion de transmedia storytelling, Jenkins explique qu’il s’agissait dès les premiers temps de mettre en place une production fictionnelle et industrielle « dans laquelle une même histoire allait se déployer sur plusieurs plateformes médiatiques » (Jenkins, 2014). Cela veut dire par exemple, produire un film puis un jeu vidéo qui n’en est pas une adaptation mais reprend le cadre diégétique pour y raconter d’autres histoires qui apporteront des éléments de compréhension à l’ensemble. Cette définition implique un engagement important des fans. Ils sont considérés comme des acteurs d’une production de plus en plus interactive, et doivent eux-mêmes recoller les fragments fictionnels disséminés de manière souvent ludique. Dans le même temps, la définition renvoie à une attention toute particulière à la cohérence et aux détails de l’univers fictionnel présenté qui doivent faire sens dans un ensemble très vaste, ce que Jenkins nomme le world making, le fait de faire monde.

On peut alors suggérer que ce que l’on nomme transmédia et ce que l’on nomme culture geek sont deux faces d’une même pièce. Et cette pièce est ce que Henry Jenkins nomme la « convergence culturelle », un processus de rapprochement et de croisement entre supports et contenus médiatiques basé et encouragé par les pratiques de fans, un « changement dans la logique par laquelle opère la culture, soulignant le flux de contenu traversant les canaux médiatiques » (Jenkins, 2006, p. 283, traduction personnelle). Un fan de série télévisée, cite cet objet non pas parce qu’il en est un consommateur passif et obsessionnel, mais parce que celui-ci représente par synecdoque l’ensemble de ses goûts et il « utilise une série singulière comme point d’entrée dans une communauté de fans plus large les liant à un réseau intertextuel composé de nombreux programmes, films, livres, comics, et d’autres matériaux populaires » (Jenkins, 1992, p. 41, traduction personnelle). Ce point est très bien exprimé par Martin, 29 ans qui explique que « Stargate c’est tout ce que j’aime, de la science-fiction, du pulp, de l’aventure et ça m’a emmené vers plein d’autres trucs, des jeux vidéo des livres sur la mythologie et tout ». Etre fan, comme geek, est une attitude générale qui n’est pas limitée à un support ou à un objet mais est liée à un rapport au monde et à un répertoire culturel. Si l’on part du postulat que toute pratique de fan est transmédiatique et donc prépare les dispositifs véritablement pensés comme tels, il faut alors changer radicalement la manière dont on aborde les fans mais aussi la production culturelle et médiatique. Celle-ci devient répertoire entremêlé, nommé « médiacultures » par certains (Maigret et Macé, 2008), où les rôles des acteurs peuvent être échangés au cours du temps et selon les définitions du cadre de l’action. La culture geek, en tant que mouvement de fan qui aurait embrassé de manière pratique et réflexive ces liens entre supports et univers pour en faire une ressource identitaire est alors à considérer comme la forme la plus saillante, du processus de convergence culturelle si on l’aborde du point de vue du public. Le transmedia storytelling est, lui, l’autre visage de ce phénomène mais abordé du point de vue des producteurs et industries, une même pièce et deux faces qui reposent sur un même croisement entre supports, une même intertextualité croissante, un même engagement de fans et sur un même rapport à la construction d’univers.

L’œuvre qui représente le mieux l’indistinction entre les deux mouvements est Star Wars. Cette saga débutée en 1977, écrite par un enfant de la génération du retour des pulps, est à la fois l’œuvre la plus citée dès que l’on évoque la culture geek et aussi selon Henry Jenkins « le premier exemple de convergence en fonctionnement » (Jenkins, 2006, p. 145, traduction personnelle) et du world making à l’origine des formes modernes du transmédia. Le succès de l’œuvre de Lucas et son statut d’objet culte doivent beaucoup au fait qu’elle est une forme de synthèse des phénomènes de cette époque. Lucas, s’inspirant à la fois des pulps et serials de son enfance, de sa passion pour les nouvelles technologies et pour l’œuvre de Tolkien et ses déclinaisons a clairement voulu créer un monde immersif et ludique, très dense et qui pourrait se développer bien au-delà des films en donnant la sensation d’un univers qui déborde l’œuvre. C’est ce qu’Anne Besson nomme « la pulsion de complétude du cycle » (Besson, 2004, p. 136), typique des œuvres de science-fiction et de fantasy, source de plaisir des fans de ce type de fiction et qui permet à ces genres d’être le terreau premier des récits transmédiatiques modernes. Un cycle pour l’auteur est justement une œuvre où le monde prime sur l’histoire, où le sujet est l’univers. Cela rejoint la notion de world making chez Jenkins. Par exemple dans le cycle de Fondation d’Isaac Asimov, le récit se déroule sur des milliers d’années dans de nombreux lieux différents, ce n’est donc pas un personnage qui est au centre ni une intrigue en particulier, mais bien un ensemble cyclique jamais totalement complet. Une œuvre de fiction n’est plus une histoire mais un monde au sein duquel se déroulent plusieurs histoires et même celles inventées par les publics. C’est justement cette approche de la fiction qui permet aux fans de s’emparer de cette pulsion de complétude pour aller eux-mêmes plus loin par leurs propres créations ou leur avidité de connaissance à propos du monde. De l’autre côté, cela permet aux producteurs de créer des franchises fort rentables car offrant un engagement variable. Tout le monde peut apprécier les aventures de Han Solo et Luke Skywalker, mais tout le monde n’aura pas l’envie ou le plaisir de reconnaître que tel personnage de la seconde trilogie de Lucas est issu d’un jeu vidéo tiré de la saga et étendant l’univers. C’est dans cet espace que résident l’identité geek et sa construction réflexive. Alors, comme le dit Marion, 22 ans « ma mère adore Star Wars mais elle est pas geek, elle a pas tout lu les trucs à côté, elle a pas fait les jeux vidéo, elle les revoit pas dix fois par an pour tout analyser, moi oui. » Le transmédia tel que pensé aujourd’hui par les industries culturelles, doit donc doublement aux cultures fans et geek. Il reprend leur habitude de fragmentation des œuvres en multiples micro-informations qui finissent par ressembler à une base de données à propos d’un univers (Booth, 2010, p. 181) et leur volonté d’approfondissement immersif et participatif qui consiste à rassembler cette fragmentation pour en faire un parcours propre reflétant le rapport de chacun à l’objet. La reconnaissance récente par les producteurs, le grand public et les médias de l’existence et de la validité de cet espace, explique en grande partie le succès actuel de la culture geek et le passage d’une insulte à une revendication communautaire.

Le style geek, un enjeu identitaire

La plupart des études sur les fans ont bien montré que la pratique de ces communautés repose en grande partie sur une volonté d’approfondissement de l’objet et sur un usage social de cette activité. Cette collecte de détails et d’informations en plus (que Henry Jenkins nomme additive comprehension) est un plaisir en soi, un plaisir de collectionneur, qui repose sur l’aspect inépuisable de la recherche et la découverte de quelques « trésors » qui seront le clou de la collecte. C’est aussi un support de discussion avec les autres qui apportent leurs propres connaissances au groupe. L’incomplétude du cycle et des univers se prête parfaitement à cette collection métaphorique, à la nuance près qu’ici le fan peut lui-même ajouter une pièce à la liste par ses propres créations, détournements et autres appropriations symbolisant l’engagement. Mais cette manière d’aborder la fiction ne se limite pas au plaisir tiré du texte : c’est aussi un moyen d’affirmation de soi.

L’appel à la notion de monde est ainsi, pour les fans, l’outil de la transversalité et de la construction de cet étrange fédéralisme des communautés de fans que constitue la culture geek. On ne dit pas « j’aime ce livre » ou « j’aime ce film » mais « ouais Le Seigneur des anneaux j’adore ce monde » (Colin 21 ans), « pour moi, Star Wars c’est un des meilleurs univers que j’ai connu » (Yannick, 37 ans) ou encore « en fait, Warcraft, c’est pas un jeu pour moi, c’est plus que ça, c’est un monde » (Jonathan, 20 ans). Cette manière de présenter les objets de leur passion en termes de monde qu’il s’agisse comme ici d’un ouvrage, d’une œuvre cinématographique ou d’une série de jeu vidéo, en insistant sur le fait qu’ils sont considérés avant tout comme des mondes est significative du point de vue de la construction d’un rapport à la culture. L’œuvre est bien plus qu’un support, elle n’y est pas réductible, c’est une forme de définition du transmédia qui est ici esquissée, mais elle est faite pour répondre à la question de ce qui fait d’eux des geeks.

Explorer des mondes pour se construire une identité implique d’abord une différentiation du grand public, qui certes peut aimer ou au moins connaître l’œuvre mais qui ne sera jamais allé aussi loin qu’un « vrai » geek dans son exploration. Analyser et compiler chaque détail a toujours pour but de trouver cet optimum de singularisation de l’individu face à la masse de ceux qui « ne comprennent pas vraiment » et permettent de tracer les frontières du « eux » et du « nous ». Aborder les mondes avec rationalité et minutie est un moyen de montrer une différence et de se construire un répertoire culturel spécifique partageable entre initiés. Ce qui se joue est une expertise qui sert l’appropriation (Lizé, 2005) : faire des objets une part de soi, et faire de cette manière de les aborder un style sous-culturel, un point de ralliement qui permet la construction d’une « identité particulière et exclusive propre aux membres de ces communautés » (Soulé, 2007, p. 5).

La construction de l’identité geek repose alors sur une attitude qui évalue la qualité d’un univers en fonction de sa cohérence interne et du respect de cette cohérence sur de multiples supports. Par exemple, Kamel, 20 ans, avoue que le moment où il s’est affilié à la communauté, ce qui a ensuite renforcé sa pratique de manière performative (si tel objet est considéré comme geek et que je me considère comme geek alors je vais m’y intéresser), est celui du visionnage du premier épisode de la série The Big Bang Theory : « ce qui m’a fait comprendre que j’étais geek, (…) c’est la discussion sur Superman dans Big Bang Theory, j’étais mort de rire et je me disais c’est trop ça, c’est trop moi je me sens moins seul ! ». Dans le pilote de cette sitcom qui met en scène une collocation entre deux geeks et leurs relations avec leur voisine, on peut en effet voir une discussion à propos des incohérences de l’usage de ses pouvoirs que fait le super héros de DC Comics dans le premier film l’adaptant au cinéma. Et pour résoudre ces incohérences, il est fait appel aux autres films mais aussi aux comics originels et à ce qu’ils disent des capacités du protagoniste. Par contraste, Penny, la jeune voisine de la série, explique simplement qu’elle a apprécié les films sans se poser de telles questions ce qui ne provoque que mépris des autres et une mise à l’écart. Elle ne peut pas comprendre, elle ne fait pas partie du groupe.

Les fans deviennent sous-culture lorsqu’ils partagent non plus différentes approches d’un même objet mais une même approche de différents objets qui crée un sentiment de proximité culturelle même en ayant des loisirs différents. Ce sentiment est renforcé par des objets fondateurs et transversaux auxquels il est constamment fait référence et qui renvoient à des univers denses, transmédiatiques et à l’histoire des débuts abordée plus haut : Star Wars, le Seigneur des anneaux, Star Trek, Spider-Man, Donjons & Dragons, etc. On peut comparer un geek à un fan de rock qui se distinguerait des autres membres de sa communauté en révérant tel groupe peu connu et tirera du plaisir en le partageant tout en reconnaissant l’importance historique de groupes plus transversaux comme les Beatles et les Rolling Stones qui font du lien.

La différenciation du grand public, si elle est première, n’est qu’une étape : il s’agit aussi de montrer son individualité sans quoi identité collective et identité singulière sont incompatibles et l’appartenance devient aliénation. On retrouve ici un mécanisme classique déjà décrit par Georg Simmel, « la tendance à fusionner avec notre groupe social et la tendance à s’en dissocier individuellement » (Simmel, 1988, p. 89). Il s’agit de montrer qu’on n’est pas que cela, et que sa manière d’être geek est spécifique. Cela passe largement comme mentionné plus haut par une volonté participative. En effet, aujourd’hui, être c’est faire, ou au moins vouloir faire (Allard, 2004). Le transmédia comme la culture geek s’inscrivent totalement dans cette tendance. Dans le cas du transmédia, il s’agit pour les industries d’impliquer le public via divers dispositifs d’interaction (jeux, concours, usages des réseaux sociaux) ou de coproduction (crowdfunding), et pour la culture geek, il s’agit de montrer que l’on a digéré les références et les compétences et qu’on en rend une partie au collectif. Comme le dit Edouard, 24 ans, « un geek, il veut aussi participer, redonner, faire du fansub(4), des fanfictions, moi je participe à un forum ou on écrit des histoires de science-fiction à plusieurs, y’en a qui font du cosplay(5) et tout, en fait chaque geek en vrai il voudrait faire son monde ». Dans ces propos ressortent bien l’idée que même si tout le monde ne participe pas ou que cet engagement prend des formes diverses et plus ou moins poussées, il s’agit toujours d’un idéal vers lequel il faut tendre pour mieux se sentir geek.

Il faut ainsi surtout insister sur les enjeux identitaires de cette volonté participative et immersive dans laquelle s’inscrivent les dispositifs transmédia : il s’agit de faire des mondes pour se construire soi-même comme geek et comme membre d’une communauté.

Notes

(1) Technikart, « Hors Série Geek », Janvier 2009.

(2) Liste trouvée sur le blog : http://www.thibaut-charron.com/blog/geek-tentative-de-definition/culture-geek/, consulté le 18/06/2009.

(3) Le mana, notion présente dans un grand nombre de jeux et mais aussi en général dans la fantasy, est l’énergie magique qui permet de lancer des sorts pour, par exemple, attaquer un ennemi ou soigner ses camarades..

(4) Pratique consistant à sous-titrer de manière amateur des séries télévisées qui ne sont pas encore diffusées en dehors du pays d’origine. .

(5) Pratique d’origine japonaise (costume/playing) consistant en la création d’un costume pour ressembler au héros de sa fiction favorite, généralement ces costumes sont présentés lors des conventions de fans.

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Auteur

David Peyron

.: David Peyron est docteur en sciences de l’information et de la communication, membre de l’Observatoire des Mondes Numériques en Sciences Humaines. Sa thèse soutenue en 2012 porte sur la construction sociale de la culture geek, l’histoire et les développements récents de ce mouvement en termes sociologiques et communicationnels. Cette thèse remaniée est devenue un ouvrage, Culture Geek, paru aux éditions FYP en 2013.