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Le petit écran, média indépassable ? Du statut de la télévision chez les cinéastes documentaristes

24 Nov, 2011

Résumé

Depuis de nombreuses années, les auteurs de films documentaires dénoncent un « formatage » télévisuel portant atteinte tant au contenu, qu’à la forme de leurs films. Pourtant ils continuent de solliciter les chaînes, de réécrire leurs dossiers pour qu’ils soient adaptés à la demande, et la diffusion de leurs films à la télévision est considérée comme une consécration professionnelle. Cet article propose d’analyser ce paradoxe : pourquoi la télévision est-elle perçue par les documentaristes de manière si violemment négative ? Et comment expliquer que le caractère unanime des critiques, n’ait pas de conséquences sur la recherche d’une diffusion télévisuelle ?

In English

Abstract

For many years, documentary film makers have denounced the way television transforms both shape and content of their movies. Yet, they keep addressing themselves to television stations, fit these stations demands, and still consider that televised showing of their films is a professional recognition. Our article aims at analysing this paradox: why is television considered in such a disastrous way by documentary film makers? And how does one understand that with such a unanimous negative reaction, they still seek for television exposure?

En Español

Resumen

Desde hace muchos años, los autores de documentales han criticado el « formato » de televisión que afecta tanto el contenido como la forma de sus películas. Sin embargo, siguen buscando las canales de televisión, volver a escribir sus registros para que respondan a la demanda, y la distribución de sus películas en la televisión se considera una dedicación profesional. En este artículo se pretende analizar esta paradoja: ¿por qué la televisión es percibida por los autores de documentales tan negativa? ¿Y por qué la crítica de carácter unánime, no afectó a la búsqueda de una difusión televisual?

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Kilborne Yann, « Le petit écran, média indépassable ? Du statut de la télévision chez les cinéastes documentaristes« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°12/1, , p.95 à 105, consulté le vendredi 19 avril 2024, [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2011/varia/07-le-petit-ecran-media-indepassable-du-statut-de-la-television-chez-les-cineastes-documentaristes/

Introduction

Dans les débats entre documentaristes en France, dans les festivals de cinéma documentaire, au sein des associations de défense du documentaire, la télévision est constamment accusée de formater tous les films du réel qu’elle produit, de réduire les citoyens à leurs pulsions les plus basses ou de nier leur intelligence et imagination, d’imposer en somme une esthétique standardisée et une idéologie utilitariste, excluant de facto un cinéma documentaire contemplatif ou subversif. Pourtant, les documentaristes dans leur grande majorité continuent de déposer des dossiers en vue d’obtenir un financement et une diffusion télévisuelle, et la reconnaissance entre pairs reste dépendante du passage du film sur une chaîne, de préférence nationale.
Ce paradoxe souligne à quel point la question de la télévision est un problème inextricable dans le champ de la production documentaire. Dans cet article, nous interrogeons cette contradiction de répulsion/fascination que la télévision exerce sur les réalisateurs de documentaires : sur quoi se fonde et comment s’exprime le rejet, le dégoût, la haine de la télévision ? Et d’où vient, de l’autre côté, chez les mêmes individus, l’impossibilité ou l’extrême difficulté à envisager la création documentaire hors de la télévision ?
A partir d’une enquête qualitative réalisée durant la deuxième moitié des années 2000, et en nous appuyant sur la tradition webérienne de la sociologie compréhensive, nous cherchons ici à détailler les discours des cinéastes documentaristes, et à expliciter ce qui fonde la relation conflictuelle avec les chaînes, et comment deux conceptions du cinéma documentaire s’affrontent. Dans cette perspective, il ne s’agit pas de porter un jugement de valeur sur la contradiction vécue par les cinéastes, mais bien de décrire des constantes et des ambivalences, qui éclairent la complexité de la pratique documentaire contemporaine.

Une critique virulente de la télévision

Ce que dénoncent à peu près tous les documentaristes, c’est la généralisation (pour ne pas dire la domination) quasi exclusive sur le petit écran de programmes d’information ou de pur divertissement, et l’exclusion du documentaire entendu comme cinéma, c’est-à-dire comme art de l’approfondissement ou du détournement du visible par la médiation d’images et de sons. La représentation du documentaire par les cinéastes s’oppose ainsi à celle des chaînes, pour qui le documentaire doit être un support d’information et non un mode d’expression artistique. Mais, parce que les chaînes sont incontournables dans l’économie du documentaire (point de financement public sans l’accord de diffusion d’une chaîne de télévision), elles imposent leur manière de voir et créent un modèle unique. On comprend donc que les relations avec les interlocuteurs des chaînes soient tendues, et ne cessent de se dégrader depuis une dizaine d’années. « On est entré dans une espèce de maquis », résume Marc.

La pauvreté des contenus

Le premier point récurrent dans les critiques est l’indigence, en termes d’esthétique, de langage cinématographique, et de traitement, des sujets abordés à la télévision. La télévision est accusée de prendre de moins en moins de risques, y compris dans le cas de la chaîne Arte, où des émissions autrefois audacieuses se conformeraient désormais à une ligne éditoriale adaptée aux contraintes économiques et de marketing. Le petit écran ne produirait et ne diffuserait plus que des programmes consensuels.

« Il n’y a rien qui dérange dans ce que je vois, même dans des cases exigeantes comme la Lucarne. Il n’y a rien qui m’interroge différemment, qui me montre autre chose que ce que je sais déjà. Ça peut m’émouvoir, ça peut être intelligent, mais ça ne me titille pas. Donc dans cette mesure-là faire des documentaires qui essaient de creuser différemment le rapport au monde, je pense que c’est plus difficile qu’avant ». (Florence)

David envisage la télévision d’abord comme d’un système de divertissement, au sens fort de ce qui écarte, de ce qui détourne des occupations quotidiennes (et in fine de sa condition). Les meilleures émissions, avec leurs magnifiques paysages réalisés par de grands chefs opérateurs, mais également des émissions de moindre qualité plastique, servent toutes à reposer le spectateur. David compare Géo qui bouge à un « aquarium », dans lequel « ça bouge » et qu’on peut « regarder longtemps ».

« C’est très bien fait, des archéologues ouvrent une tombe, on trouve un machin en or, tu vois, mais c’est Géo qui bouge. J’aime bien regarder ça, ça me délasse, mais il n’y a pas de point de vue du tout, le propos n’est pas là. Donc les films qui se sont faits avec la télévision, et qui se font encore avec la télévision, se ressemblent tous. […] C’est un système où la tête se vide. » (David)

Marc l’exprime d’une formule nette : « La télévision, c’est TF1″, au sens où la première chaîne devient le modèle dominant que suivent les autres. Bernard parle même d’ »abrutissement », la télévision n’offrant qu’occasionnellement des « îlots de réflexion de sens et d’émotion », dans « une mer de conneries. » Du coup, il n’est pas rare que des cinéastes s’abstiennent même de regarder la télévision, ce qui a quelque chose de cocasse, puisqu’ils sont précisément réalisateurs de films destinés à être diffusés à la télévision. C’est le cas par exemple d’Orélie, qui fuit le petit écran, ou d’Anastasia qui considère que la télévision est trop éloignée du grand cinéma documentaire qu’elle aimerait trouver (« trop dévoyée » dit-elle), pour passer du temps devant le poste. « Toutes ces émissions de divertissement, je ne peux pas croire que les gens regardent ça. C’est épouvantable » s’exclame Orélie. Anastasia parle d’une « corruption » qui porte atteinte à la liberté du spectateur, et de procédés d’influence pour maintenir le spectateur captif. Hantz critique également la grande médiocrité des documentaires, qu’il estime très « racoleurs » et fondés sur « l’esbrouffe ».

« Il y a un cinéma de médiation, de contemplation et de prière qu’on ne peut pas faire aujourd’hui […] on est arrivé à un excès catastrophique de saucissonnage, de coupage, de faire du rythme de façon totalement gratuite […] qui ne permet pas de rentrer dans un sujet. Il y a une espèce de corruption interne qui s’est faite […] dans l’idée de plaire. […] Le spectateur n’a plus de place, sinon celle d’être hypnotisé par les moyens les plus moches. Je veux rester une personne libre et cette télé nous enlève de la liberté, nous empêche de penser, de réfléchir, il n’y a pas le temps de le faire. » (Anastasia)

Le problème est que, bien entendu, cette orientation des programmes a pour conséquence, sauf cas exceptionnels, des effets graves sur la production et la diffusion des documentaires dits « de création », ou aboutit à une censure de la part des diffuseurs (relayés par la plupart des producteurs), qui prend la forme du formatage. Et en termes de production, les conditions de la réalisation poussent à fabriquer des produits « jetables ».

« Mon point de vue c’est qu’on n’est absolument plus libre. Après il y a des questions d’argent : moins d’argent pour ton film, et plus tu vas vite pour faire les choses, et moins tu approfondis. Je ne pense pas que la télévision soit un diffuseur indépendant. A partir de là, ce n’est plus possible de créer de façon indépendante. Plein d’amis réalisateurs qui travaillent pour la télévision sont conscients du champ dans lequel ils sont, et des libertés restreintes qu’ils ont. Le souci du cinéma, le problème, c’est de vivre avec ça. Je ne crois pas que le documentaire ait des espaces de diffusion à la télévision. Un peu sur Arte, encore qu’Arte glisse dans [la même logique que les autres chaînes]. […] Ce n’est pas vrai qu’en 6 semaines tu aboutis à quelque chose. Il faut qu’on soit d’accord sur le minimum du temps qu’il faut pour construire une histoire. En 3, 4 semaines on ne peut pas livrer quelque chose dont on sera content. » (Katiana)

Comme le soulignent fort bien Sandrine et Renaldo, l’écart est immense et l’incompréhension totale entre des personnes qui cherchent à remplir une case et qui oublieront vite le film, et les cinéastes pour qui la réalisation du documentaire marque leur existence. Ils prennent l’exemple de leur film O…, qui continue d’être vu et demandé. Ils obtiennent des retours de jeunes « qui n’étaient même pas nés à l’époque ».

« C’est très lié au type de médium qu’est la télévision, qui est un médium de flux […] Pour eux, c’est au mieux une heure de programmation sur une année. Pour nous, un film ça représente trois ans, quatre ans de notre vie, jour et nuit. […] C’est un investissement énorme. […] C’est toute la vie qu’on va vivre avec le film parce que ça ne s’arrête pas quand la diffusion a eu lieu.» (Sandrine et Renaldo )

Marc analyse le phénomène à partir de l’idée qu’il y a « basculement dans un monde de propagande », et que les professionnels de l’image que sont les documentaristes sont des témoins privilégiés de la transformation du système médiatique, et les premières victimes dans la mesure où leurs films naturellement ne peuvent plus trouver leur place dans ce système. Il mentionne l’exclusion de la recherche de vérité (où il n’est pas rare d’entendre une chose et son contraire), au profit de la communication efficace et en vue de la plus grande audience possible. Le flux d’images assure ainsi l’effacement des mensonges, l’oubli de la parole et des faits. Le documentariste se trouve en contradiction totale avec cette logique, et subit par conséquent une pression terrible pour s’adapter au système ou en sortir. « On est dans un flux d’images. Ce qui empêche des gens comme nous de faire exister une seule image. Quand notre image est récupérée dans ce flux d’images, elle est avalée, niée, elle a disparu. » En poussant un peu les choses, Marc aime dire que la simple diffusion à la télévision d’une œuvre de création originale, avec un point de vue sur le monde, conduit à sa négation, « à l’effacement de son sens », parce qu’elle se trouve comme « avalée » par le flux d’images. « L’œuvre est prise en étau entre ce qui précède et ce qui suit, elle devient un moment de l’orchestration de cette massification intense des images. » Tout cela, ajoute-t-il, sert les intérêts de patrons, pour qui la télévision a une utilité commerciale. La fameuse phrase de Patrick Le Lay qui dit qu’il faut rendre les cerveaux disponibles à la publicité, est une évidence pour les patrons. C’est pourquoi beaucoup de gens de l’establishment n’ont pas compris pourquoi cette phrase avait tant choqué. « Il y a des annonceurs qui paient, il faut bien qu’ils s’y retrouvent ! », s’exclame-t-il, pour rendre compte de cette logique qu’il déteste.

Un rapport de force avec les responsables de télévision

Les producteurs, ou les responsables de programmes des chaînes, viennent souvent en salle de montage afin de vérifier si le film en train de se faire répond à leurs attentes. L’enjeu d’une telle pré-diffusion est pour le cinéaste de dissuader ce « premier public » de s’immiscer trop fortement dans la construction du film. Or, indépendamment du problème de la censure qu’ils exercent à cette occasion, la question se pose de savoir dans quelle mesure il est possible de juger d’un film avant son achèvement. Qu’il s’agisse de rushes ou d’un film en fin de montage, ces premiers spectateurs projettent leurs fantasmes ou leurs désirs sur le film, et ne l’accueillent pas comme le feront les spectateurs extérieurs au processus de production face à une œuvre achevée. En outre, tout professionnels qu’ils soient, il leur est difficile de pouvoir émettre un avis à partir du premier visionnage d’un film encore en cours d’élaboration. Sandrine et Renaldo racontent ainsi qu’à plusieurs reprises, il leur est arrivé de montrer un « bout-à-bout » (film dans un état grossier), de se faire critiquer par le responsable de programme, puis de présenter le film à peu près inchangé, mais mixé et étalonné, et de s’entendre dire : « Voyez comme j’avais raison ! » par le représentant de la chaîne. Le couple de cinéastes en déduit qu’il faut éviter au maximum de montrer des films inachevés, quelle que soit l’expérience de l’interlocuteur.
Souvent, ils ont l’impression de ne pas parler la même langue que les responsables de production, parce que ces décisionnaires ignorent ou feignent d’ignorer le langage du cinéma, et qu’ils visent la réalisation d’un produit audiovisuel, là où les cinéastes cherchent à faire un film de cinéma. Ce que confirme de manière explicite Estelle : « On ne peut pas employer ce langage-là [du cinéma]. Ça ne se fait pas. C’est presque grossier » Le couple de réalisateurs le confirme en racontant le cas d’une réalisatrice qui souhaitait faire commencer son film par un long plan de paysage, silencieux, faisant apparaître graduellement le personnage principal. Le diffuseur s’y opposa au motif qu’il était inconcevable de commencer les cinq premières minutes d’un film sans voix off. La classique dichotomie était donc à l’œuvre une nouvelle fois : d’un côté la volonté de faire découvrir au fur et à mesure, de suggérer plutôt que d’expliquer, de l’autre la croyance qu’un film doit tout dire dès le départ afin d’être compris par tous et regardé en cours de route. « Le rapport au film n’est pas du tout du même ordre, et les décisionnaires de chaînes ne le comprennent pas. »
Estelle note également le fossé entre les dialogues qu’elle a avec le public lors des nombreuses projections de ses films, et l’idée que les décideurs télévisuels se font des attentes ou du niveau des téléspectateurs. Certes, elle retrouve la tendance à se focaliser sur le sujet au détriment de la forme et donc de la dimension cinématographique. Mais elle remarque néanmoins qu’il s’agit plus d’un effet d’entraînement de la télévision, que d’une limite du public lui-même. Au contraire, dès qu’un dialogue s’amorce, la curiosité et l’intelligence des spectateurs font rapidement ressortir leur réel intérêt pour les questions proprement cinématographiques. Du coup, ce constat « donne plus de force pour fermer les écoutilles aux propos très désespérants qui sont tenus dans les bureaux des chaînes ».

« Finalement quand on s’est baladé dans toute la France avec un film, on en sait beaucoup plus que ces gens des chaînes de télé qui ne sortent jamais de leur bureau et n’ont à faire qu’à des panels de Médiamétrie. Voilà un point où l’on en sait plus qu’eux, tout comme on sait mieux qu’eux comment faire un film, et comment parler de ce dont on a à parler.» (Estelle)

Cette idée d’intermédiaires qui faussent le rapport entre cinéastes et spectateurs se retrouve chez Laurence et Marc. Ils soulignent que les responsables de télévision occultent les films qui dérangent, mais oublient que « le désir d’être dérangé existe toujours du côté du public ».

« Ce sont les intermédiaires le problème. Ce qui est rageant, c’est que quand on est en contact avec le public, quel qu’il soit, intello ou populaire, ça marche très bien. Mais les intermédiaires ne sont pas au service du public, mais au service des annonceurs (donc l’argent et de leur intérêt). Le public est pris en otage. » (Laurence)

Jacinthe en vient à douter que le formatage amène plus de public, et surtout, voit dans l’attitude des responsables de programmes, la crainte de perdre son poste. Par conservatisme et en anticipant de manière fantasmée le comportement des téléspectateurs, les décisionnaires préfèrent viser la vulgarisation et la simplification, plutôt que d’essayer de diffuser des programmes qui seraient moins consensuels, et qui pourraient leur valoir une réprimande de la part de leurs supérieurs.

« Les chargés de programmes sont dans une logique de sauver leur place et de faire mieux que leurs prédécesseurs. Ils ont peur… ils ne sont pas libres non plus. Ils ont l’impression qu’ils doivent s’inscrire dans une politique de vulgarisation pour… le clinquant serait censé amener plus de gens à regarder la télévision. Eux se disent : « Si ma case ne fait pas tant, je vais sauter. » Ils ont une pression aussi, peut-être inventée. Ils ont la volonté de plaire absolument. » (Jacinthe)

L’expérience de formatrice de Christine lui donne à penser qu’il existe un véritable problème de formation des responsables de programmes. Les relations conflictuelles sont donc renforcées, d’après elle, par le manque de culture documentaire chez des individus qui pourtant détiennent le pouvoir de décider si le film sera diffusé ou pas, et qui se permettent d’intervenir sur son contenu. Elle cite le cas d’un stage d’analyse de films documentaires à destination… de décideurs d’une chaîne câblée. Ces personnes n’avaient aucune culture documentaire. « Une fois qu’elles avaient dit : « C’est plutôt original, c’est sympa, j’aime, j’aime pas », elles avaient fait le tour de la question. Je pense que tous les décideurs auraient besoin de venir se former. » Mais, fait-elle remarquer aussitôt, « ceux-là avaient au moins eu la curiosité et la volonté de venir se former. Or ils ne sont qu’une minorité… »

Une dépendance psychologique

En dépit de leurs rapports agonistiques avec la télévision, les cinéastes documentaristes entretiennent un lien de dépendance psychologique, et pas seulement économique, avec elle. C’est là sans doute que réside la clé de la contradiction soulevée dans cet article, et qui constitue un impensé chez ces professionnels de l’image.

Atteindre le plus grand nombre

Une idée très répandue est en effet que la télévision est le seul moyen de toucher un public de plusieurs centaines de milliers de personnes (au minimum). L’évidence, derrière ce type de croyance, n’est pas simplement qu’il n’y aurait qu’un seul mode de diffusion valable (« Notre lieu essentiel d’expression, c’est la télévision : c’est quand même là que les films sont diffusés », explique Estelle), c’est surtout qu’il est nécessaire de viser un public aussi quantitativement important (« Même une diffusion aussi terrible que le samedi soir à minuit, c’est 300 000 personnes », défend Jacinthe). Pourtant c’est un point discutable : si en effet le documentaire de création est une forme plus rare et plus exigeante de production audiovisuelle traitant du réel, qu’il suppose une initiation et une culture de l’image, n’est-il pas alors naturel qu’il entre en conflit avec un média de masse ? Et ce conflit n’est-il pas d’autant plus prévisible que ce média fonctionne suivant une logique de marché plus qu’une logique de politique culturelle ? Les documentaristes se qualifient de cinéastes, parlent tous de cinéma et de documentaire de création : ne devraient-ils pas envisager qu’une telle revendication puisse aussi se heurter aux mêmes limites que beaucoup d’autres arts ?
Certes c’est bien dans le cadre d’une économie de « l’audiovisuel » (c’est-à-dire d’un système de financement destiné à une diffusion à la télévision, et non à une diffusion en salle de cinéma) que les documentaires sont produits et diffusés. Mais il s’agit là d’une caractéristique institutionnelle, reposant en grande partie sur la confusion entre les documentaires fonctionnels et les documentaires de création. Or les cinéastes ne devraient pas être dupes d’une telle méprise. Le mode économique de production des films sur le réel ne saurait déterminer de manière définitive la nature du documentaire. Les cinéastes sont bien placés pour faire toute la différence entre la représentation commune qui préside au partage des financements, et une connaissance du potentiel expressif et poétique du cinéma de réalité. On pourrait penser par conséquent qu’ils comprendraient les limites d’une diffusion massive de leurs œuvres. Jacinthe, comme d’autres documentaristes, tient pourtant un discours paradoxal : elle affirme que TF1 attire la majorité des téléspectateurs, et en même temps se dit convaincue que « la télé c’est le vecteur le plus évident ». Le fait que TF1 soit la chaîne la plus regardée, malgré tout ce qu’elle représente, exerce semble-t-il sur elle, un attrait confus.
L’histoire des arts permet en tout cas de relativiser la marginalisation du documentaire de création. Il n’y a finalement rien de très étonnant à ce que des formes artistiques singulières se développent comme des pôles de création autour desquels gravite un public averti. Pour prendre l’exemple de la littérature, la plupart des écrivains ne vivent pas exclusivement de leur plume, et la poésie contemporaine reste très minoritaire en termes de volumes de tirages et de nombre de lecteurs. La reconnaissance par le grand public d’un courant artistique formaliste ou de films expérimentaux n’a finalement jamais été évidente. Et le cinéma de fiction ne connaît pas non plus un sort facile quand il s’éloigne des poncifs et de la finalité de divertissement. Or le cinéma documentaire se présente comme un équivalent de ces formes artistiques exigeantes, éloignées des attentes communes. Son paradoxe, c’est de se vouloir en même temps accessible au plus grand nombre. Mais n’est-il pas logique que cet écart finisse par se retourner contre les documentaristes eux-mêmes ?
Il est vrai qu’en tant que production cinématographique, le documentaire pourrait se targuer des vertus d’une diffusion numériquement conséquente dans la mesure où il fait partie de l’industrie du divertissement et du spectacle. Et le développement de la télévision a pu légitimement donner l’espoir d’un canal de diffusion idéal. De fait, le documentaire, conçu comme vecteur privilégié de transmission de connaissances et de découverte du monde, a pendant un temps (finalement très court) trouvé dans la télévision une place privilégiée, le petit écran étant considéré comme un outil d’éducation populaire et d’ouverture de la culture au plus grand nombre. Historiquement, la période bénéfique pour le documentaire de création à la télévision s’étale sur une douzaine d’années (de 1984 à 1996 environ), pendant lesquelles il y a eu une conjonction de facteurs favorables : un petit nombre de chaînes, une politique de télévision publique plus affirmée, le développement de la chaîne franco-allemande Arte, et une faible concurrence (peu de documentaristes). Cependant, hormis ces quelques années, et de rares espaces de liberté (l’Ina pendant un temps, quelques émissions sur France 3), la création documentaire a toujours été difficile. Le documentaire ne bénéficiait pas d’une bonne image (il a longtemps été associé aux actualités diffusées en première partie des séances de cinéma). Chris Marker, la grande figure mythique du documentaire, a lui-même connu des années de débrouille, filmant avec sa petite caméra, l’aide de ses copains et très peu d’argent. Et si aujourd’hui le documentaire connaît un succès considérable, c’est sous une forme utilitariste et informationnelle qu’il est perçu. La création documentaire à la télévision est donc circonstancielle et aléatoire.
L’analyse critique des discours de cinéastes à l’égard de la télévision fait ainsi ressortir le regret d’un système privilégié disparu, dans lequel certains d’entre eux avaient une situation confortable, ou qui sert de référence pour d’autres plus jeunes. La plainte est donc souvent liée à la nostalgie de privilèges et de facilités qui ont ou qui « devraient » exister, mais qui occultent les conditions avantageuses propres au développement de la télévision (période d’expérimentation), l’évolution sociopolitique de la France (qui a connu des gouvernements favorables à la culture), et l’essor du capitalisme ultra-libéral à l’échelle mondiale qui a rompu avec les idéaux de la culture et de l’éducation pour tous. Les cinéastes qui ont derrière eux une longue carrière sont nombreux à oublier que l’opportunité fantastique dont ils ont bénéficié était liée à un rapport de force historiquement daté, qui s’est depuis inversé, et qui n’a par conséquent aucun caractère d’évidence. Ils négligent le fait qu’avant l’arrivée d’Arte (qui s’est ouvert à un grand nombre de réalisateurs), il était nécessaire d’avoir sa carte de réalisateur de télévision, et qu’il y avait un mandarinat propre à la télévision (dont certains faisaient partie), comme il y en avait un au cinéma. Ils omettent enfin les conséquences d’une démocratisation de la réalisation documentaire, qui a participé à rendre plus difficile la sélection systématique des projets d’un même individu. Florence, qui a joué un rôle important au sein d’Addoc (association de cinéastes documentaristes), est consciente que le fait pour l’association de se situer toujours par rapport à la télévision est une impasse. « Ça ressemble beaucoup à un combat corporatiste, dit-elle, même si bien évidemment il faut défendre le service public. » Et Nicolas reconnaît lui-même que « l’idée que la télévision puisse appartenir à tout le monde et en particulier aux créateurs était une idée légitime », mais qu’elle ne l’est plus. Néanmoins, il persiste – comme beaucoup d’autres – à se focaliser sur la diffusion documentaire à la télévision, avec une représentation très négative de la diffusion restreinte : « On ne peut pas juste se dire qu’on va se les passer entre nous parce qu’on trouve ça très joli. » Mais en rester à ce rêve d’une télévision culturelle, d’une activité de production documentaire indexée sur la bonne volonté de la télévision, c’est néanmoins prendre le risque de ne pas pouvoir penser des solutions alternatives de production et de diffusion.

L’absence d’alternatives

Dans le témoignage de Jacinthe transparaît également, de façon très nette, l’idée que la télévision est la seule voie possible, de même qu’est évoqué l’objectif de toucher une population peu dotée en capital culturel, et donc peu susceptible de voir des documentaires ailleurs qu’à la télévision. L’ambition de transmettre un cinéma du réel accessible à tous, et de changer le monde par ses images, agit donc puissamment dans le sens d’un conservatisme à l’égard de la télévision.

« Ce que j’aime dans le documentaire qui passe à la télévision, c’est que ça touche vachement de gens. […] Un regard qui pose un peu des questions, qui essaie d’être un tout petit peu indépendant, ça peut toucher des gens, et ça peut passer à la télévision, ça peut être quelque chose qui ne soit pas élitiste, intello, [ça peut être] simple, vachement accessible. […] Un film qui n’est pas vu, c’est un film qui n’existe pas. » (Jacinthe)

Malgré le constat par Sandrine et Renaldo d’une fragilité grandissante de leur écosystème de production avec le durcissement des contraintes télévisuelles, le couple de cinéastes tient un discours où là encore, aucune issue ne leur semble possible hors de la télévision. La métaphore de la télévision qui serait équivalente à « l’air que l’on respire », en dit long sur leur dépendance psychologique à l’égard de ce média. Pour eux, si la télévision cessait de diffuser leurs films (et donc de permettre leur financement), ils estiment qu’ils devraient cesser totalement leur activité de cinéastes.

« On ne peut pas boycotter la télévision. C’est comme si on disait : « L’air est vicié, arrêtons de respirer. » […] Les aides sont aujourd’hui à 100% subordonnées à une télédiffusion. Même en cinéma. Les décisionnaires de télévision, qui mettent rarement plus de 20% de l’argent (c’est en général de 15% à 20%), conditionnent l’obtention de tout le reste du financement (car si eux disent oui, les autres suivent comme des moutons). C’est comme un jackpot : si vous avez une télé, pouf ça tombe. C’est tout ou rien. Tous les guichets sont subordonnés à une télédiffusion. » (Sandrine et Renaldo )

Même chez les documentaristes conscients que les contraintes de la télévision compromettent grandement leurs films, refuser la logique télévisuelle est extrêmement difficile. D’abord parce que les chargés de programmes jouent sur le désir immodéré des cinéastes documentaristes de voir aboutir leurs films. Pour mener un projet cinématographique à sa fin, compte-tenu de tous les obstacles qui se présentent, le cinéaste déploie une énergie vitale dont savent user les responsables de télévision pour diminuer les budgets, en laissant les documentaristes compenser par leur bonne volonté les manques qui en résultent. La miniaturisation des caméras et la démocratisation des bancs de montage ont favorisé la création indépendante autant qu’elles ont permis aux chaînes et aux sociétés de production de réduire les coûts. Katiana l’évoque avec une grande lucidité, et fait une comparaison avec les histoires d’amour, dans lesquels les protagonistes peuvent, malgré la conscience objective d’éléments rédhibitoires, maintenir la relation à tout prix. Le développement d’une relation de confiance avec les personnes filmées est également ce qui piège le cinéaste, qui se sent redevable vis-à-vis d’eux.

« Comment on accepte l’inacceptable ? Parce qu’on a quand même très envie de faire le film. Ce sont des histoires d’amour. Quand on aime quelqu’un on est amené à accepter l’inacceptable. On ne devrait pas accepter de monter un 52’ en 4 semaines. On sait que ça ne ressemblera pas vraiment à ce qu’on a envie. […] Donc on est dans la frustration de nos désirs [par amour du cinéma]. Mais bon, on le fait quand même. On va essayer de le faire par tous les moyens ; on va accepter tout et n’importe quoi pour arriver au bout de quelque chose et ça ne sera pas le bout qu’on veut. Les diffuseurs, les producteurs le savent. Du coup ils font confiance parce qu’ils savent que ça t’habite tellement que tu iras jusqu’au bout. Ils prennent le risque parce qu’ils savent que le cinéma donne un sens à notre vie. Le producteur sait que s’il limite les moyens, le réalisateur fera quand même son film. Il faut qu’on réfléchisse à ce type de paradoxe, de contradiction. […] » (Katiana)

« Les producteurs et les diffuseurs manipulent vachement parce qu’il y a un enjeu [affectif]. On a projeté quelque chose avec des gens qui vont nous raconter leur existence. Leur dire : « Non, on ne va pas jusqu’au bout parce que je n’ai pas les moyens », c’est terrible. Tu as noué une relation, tu as démontré l’importance de faire le film, tu l’as convaincu de donner (parce qu’on vient prendre beaucoup). C’est très difficile de dire : « Finalement non, on laisse tomber » parce que la chaîne a dit non. Et pourtant c’est ça qu’il faudrait faire pour arrêter d’être piégé. » (Katiana)

Le cas de Bernard est intéressant parce qu’il révèle à quel point le phénomène d’attraction/répulsion peut aller loin dans la contradiction. Les avantages de la télévision sont manifestement très importants pour lui — c’est l’attraction. Il indique très clairement que le métier de réalisateur de films pour la télévision est rémunérateur, que la télévision est la principale source de financement, et qu’elle permet aux films d’être diffusés auprès d’un large public. « Je fais des films pour qu’ils soient vus », dit-il. Sa méthodologie montre qu’il façonne ses films de manière à ce qu’ils conviennent aux productions et aux chaînes (en proposant une liste de sujets de films tirés de la presse), toutes choses qui sont susceptibles d’éloigner de la pratique documentaire (en ce sens que le documentariste cherche a priori à développer un projet personnel, et élabore un point de vue de cinéma, indépendant du diffuseur). De fait, il se retrouve à réaliser des films pour la télévision, des films d’investigation comme il l’avouera lui-même. Mais en même temps il partage avec tous les documentaristes un certain nombre de critiques (télévision molle, programmes de mauvaise qualité, méconnaissance des exigences du cinéma documentaire, etc.) — c’est la répulsion, et il qualifie spontanément ses films de « documentaires ». Revendiquant par là une identité plus noble de documentariste, il va même jusqu’à militer activement au sein de l’association Addoc. Autrement dit, son attirance pour les apports de la télévision le conduit à réaliser des documentaires journalistiques d’investigation (engagés dans la dénonciation de pratiques abusives ou d’injustices diverses, mais néanmoins des produits télévisuels), tout en se rattachant au documentaire de création. Cette dénégation est intéressante, et symptomatiquement révélatrice de la tendance schizophrénique que favorise le phénomène d’attraction/répulsion. Elle montre peut-être aussi comment se construit ce paradoxe par lequel un sujet peut trahir, sans s’en rendre compte, la cause même qu’il défend.
Mais, preuve que la rupture est possible, une cinéaste comme Katiana a finalement décidé de quitter la télévision et de gagner sa vie autrement (en faisant de la radio et de l’enseignement), considérant que le fossé entre la télévision et les cinéastes documentaristes n’était plus tenable d’un point de vue éthique. « Il y a un moment où ce n’est plus possible », s’exclame-t-elle, rappelant que les documentaristes entretiennent le système qu’ils dénoncent, et qu’ils sont donc également responsables de ce choix.

« Il y a un moment c’est plus possible. Il y a un problème de conscience. […] Quand l’écart est trop grand, il faut arrêter. […] Nous les documentaristes ou les journaleux, les reporters, il faut qu’on soit assez clairs là-dessus. Ce n’est pas toujours l’autre le méchant. Celui qui manipule. Nous aussi on est responsables de ça. Qu’est-ce que je fais ? J’arrête et je vais planter des tomates ? Est-ce que je continue dans le système ? Il faut arrêter de dire : je ne suis pas responsable ! » (Katiana)

L’analyse des discours des cinéastes documentaristes à propos de la télévision, et le paradoxe d’une haine d’un média dont ils n’imaginent pas se passer, souligne encore une fois le rapport d’extrême dépendance économique de ces auteurs à l’égard des décisionnaires de la télévision. Cette situation provoque des répercussions identitaires et psychologiques profondes. Les rapports de force dans le champ du cinéma documentaire, entre auteurs et représentants des intérêts de la télévision, semblent avoir pris des proportions hors du commun depuis ces dernières d’années. C’est que l’enjeu dépasse la réussite individuelle de tel ou tel auteur, mais concerne la reconnaissance et la légitimité d’une conception du cinéma documentaire fondé sur la subjectivité et la réinterprétation de notre monde. L’affrontement est également politique, le documentaire d’auteur constituant le plus souvent une dénonciation des lieux communs (en particulier ceux véhiculés par le pouvoir à travers la télévision), ou à tout le moins une tentative de respecter la complexité des sujets traités, contre les visions simplificatrices. Cependant, le développement exponentiel de l’audiovisuel sur le web, des procédés d’interactivité, la généralisation des écrans, et la place de plus en plus faible de la télévision dans les pratiques culturelles, constituent probablement des éléments nouveaux susceptibles de redistribuer les cartes.

Références bibliographiques

Breton, Stéphane (2005), Télévison, Grasset & Fasquelle/Hachette Littératures.

Comolli, Jean-Louis (2004), Voir et pouvoir. L’innocence perdue : cinéma, télévision, fiction, documentaire, Verdier.

Dagnaud, Monique (2006), Les artisans de l’imaginaire. Comment la télévision fabrique la culture de masse, Armand Colin.

Gauthier, Guy (1995), Le documentaire, un autre cinéma, Nathan, coll. « Nathan université ».

Guynn, William (2001), Un cinéma de non-fiction. Le documentaire classique à l’épreuve de la théorie, Associated University Presses, 1990, trad. Jean-Luc Lioult, Publications de l’Université de Provence.

Heinich, Nathalie (1998), Ce que l’art fait à la sociologie, Minuit.

Niney, François (2002), L’Epreuve du réel à l’écran. Essai sur le principe de réalité documentaire. De Boeck, coll. « Arts et cinéma », (2ème édition).

Auteur

Yann Kilborne

.: Yann Kilborne est Maître de conférences à l’Université Michel de Montaigne – Bordeaux 3 (Département ISIC), et consacre ses recherches et ses enseignements à l’esthétique et à la sociologie du cinéma, ainsi qu’aux nouvelles formes de l’audiovisuel sur le web. Il dirige le Master Professionnel “Création, Production, Images. Cinéma interactif et transmédia”, formation polyvalente centrée sur la production de films à destination des nouveaux médias (www.mastercpi.fr).
Le présent article est une présentation de sa thèse, soutenue le 7 novembre 2008, qui a obtenu le 2ème prix du jeune chercheur francophone de la SFSIC, annoncé lors du Congrès de Dijon (juin 2010).