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Processus identitaire et ordre de l’interaction sur les réseaux socionumériques

13 Août, 2010

Note : ce travail de recherche est issu du projet de recherche « Réseaux Sociaux Numériques (RSN) » financé par La Poste (Direction de l’Innovation et des E-services – DIDES – et Mission Recherche et Prospective) et mené durant une période de 22 mois en 2008-2009. Nous tenons ici à les remercier ainsi que les collègues des laboratoires CEREGE et IRIT ayant participé au projet RSN. Les réflexions ont pu être prolongées dans le cadre du projet « Existenz » soutenu par l’Institut des Sciences de la Communication du CNRS en 2009-2010.

Résumé

Les travaux ayant abordé l’engouement pour les réseaux socionumériques soulignent régulièrement à quel point ils constituent des scènes favorisant l’expression identitaire. Cet article propose d’analyser comment la mise en scène de soi qu’y effectuent les jeunes utilisateurs se fonde sur et remodèle en partie le cadre de l’ordre de l’interaction hors ligne. Il met en lumière les différents supports sociotechniques sur lesquels s’appuient les utilisateurs pour composer leur face. Il conclut en proposant une manière d’évaluer les profils selon deux axes concernant le degré de négociation de la face qui y est visible et le degré de visibilité de celui-ci.

In English

Abstract

Studies dealing with social network sites underlines how they can be understood as stages promoting identity expression. This article aims at analyzing how offline interaction order is being partially reproduced and modified by young users making their presentation of the self on these sites. It highlights what sociotechnical medias are used to construct one’s face. It then proposes to use a two dimensions model to analyze each profile whether they are more or less negotiated and visible.

En Español

Resumen

Las ivestigationes que han abordado la atractividad de los redes socionumericos recalcan regularmente hasta qué punto constituyen escenas que favorecen la expresión identitaria. Este artículo propone analizar cómo la direccion de sí mismo que efectúan los jóvenes usuarios se funda sobre y remodela el marco del orden de la interacción desconectado. Pone en evidencia los diferentes soportes sociotechnicos en cuáles se apoyan los usuarios para componer su cara. Concluya proponiendo una manera de evaluar los perfiles según dos ejes que conciernan al grado de negociación de la cara que es visible y el grado de visibilidad de éste.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Coutant Alexandre, Stenger Thomas, « Processus identitaire et ordre de l’interaction sur les réseaux socionumériques », Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/varia/04-processus-identitaire-et-ordre-de-linteraction-sur-les-reseaux-socionumeriques

Introduction : web 2.0, médias sociaux et réseaux socionumériques

Plus de 400 millions d’utilisateurs actifs annoncés par Facebook, dont la moitié se connecte quotidiennement, plus de 21 millions de profils créés sur la plateforme française Skyrock, doublement du temps passé sur ces sites en 2009 (Médiamétrie, mars 2010) : les réseaux socionumériques (Rsn) connaissent depuis deux ans une croissance qui attire l’attention aussi bien des milieux médiatiques qu’académiques. L’identité constitue l’un des thèmes majeurs sur ces nouveaux dispositifs en ligne. L’analyse des « profils » des utilisateurs offre en effet un matériau de choix pour étudier la mise en scène de soi et les processus identitaires des participants. Ils ont en effet déjà été abordés sous l’angle de la mise en visibilité de soi (Allard, Blondiau, 2007 ; Cardon, 2008 ; Granjon, Denouël, 2010 ; Livingstone, 2008), de l’affichage des goûts (Liu, 2007), de l’ostentation de son capital social (Ellison & alii, 2007 ; Tom Tong & al, 2008 ; Valenzuela & al, 2009), de l’inclusion sociale (Notley, 2009 ; Zywica, Dawosky, 2008 ; Livingstone, Helsper, 2007), ou de l’expression et l’entretien d’une culture commune (Byrne, 2007 ; Kim, Yun, 2007 ; Miller, Slater, 2000). Bien que ce mouvement vers une « exposition de soi élargie » ait précédé les réseaux socionumériques (Perriault, 2009), force est de constater qu’ils constituent des supports appréciés, particulièrement par les jeunes (Boyd, 2007 ; Ito & alii, 2008). Dans cet article, nous analysons comment les différentes applications disponibles sur les Rsn peuvent être envisagées comme des supports (Caradec, Martuccelli, 2004 ; Martuccelli, 2002) à l’invention de soi (Kaufmann, 2004) des adolescents et jeunes adultes. Selon une approche sociotechnique, sensible à comprendre la rencontre entre des logiques sociales et des objets particuliers (Certeau, 1990 ; Certeau & alii, 1998 ; Kaufmann, 2005), nous mettons en évidence et analysons comment se trouvent importées, reproduites, modifiées, abandonnées, les normes de l’ordre de l’interaction encadrant l’activité de mise en scène de soi (Goffman, 1983) dans ce contexte en ligne spécifique que constituent les sites de réseaux socionumériques. (1)

Un cadre théorique et méthodologique pour analyser une rencontre sociotechnique

Les travaux d’Erving Goffman illustrant comment toute interaction est régie par un ensemble de normes constituant ce qu’il a nommé l’ordre de l’interaction (op. cit.) ne sont plus à présenter. Le self (soi) y est théorisé comme le résultat d’une négociation entre les participants où l’individu ne dispose que d’une autonomie relative. Il incarne un ensemble de rôles dans la limite de ce qui est compatible avec le respect des règles et des formes ritualisées. Le jeu est donc circonscrit par les règles et les ressources cérémonielles qui, dans le même temps, rendent ce jeu possible. L’individu anticipe aussi sur les situations. Il soignera donc sa face selon les enjeux qu’il perçoit des situations dans lesquelles il va se trouver. Chaque interaction provoque ainsi une figuration, entendue par Goffman comme le jeu mutuel de ménagement de la face de chaque interactant, chacun ayant tout intérêt à faire en sorte que l’interaction réussisse. Cette conception de l’interaction sociale accorde une large place au contexte, puisque l’individu pourra se comporter différemment selon les audiences auxquelles il est confronté (Goffman, 1973a, 1973b, 1974). La notion de « support  » telle qu’elle est utilisée par Martuccelli (2002) permet d’approfondir la compréhension de ce mécanisme social. Elle rappelle que le processus identitaire ne fonctionne pas ex nihilo, il a besoin d’être tenu par de nombreux supports symboliques et physiques. Ce deuxième type de support est à souligner, la sociologie dédaignant traditionnellement l’analyse des objets physiques (Kaufmann, 2005, p. 41). Pourtant, « en se distribuant sur ses entours matériels, la personne acquiert consistance et stabilité. Le maintien et la constance que l’on pense être le propre de l’individu ne sont rien d’autre que l’effet de son extériorisation et de son arrimage dans les choses familières  » (Ibid., p. 45). Ces supports se révèlent particulièrement essentiels à l’invention de soi, envisagée par Kaufmann (2004) comme le travail réflexif de chacun au quotidien pour se définir et qui aboutit à ce que l’identité puisse être considérée comme « le processus par lequel tous les supports de la socialisation sont travaillés et dynamisés, y compris les plus résistants, chevillés au biologique  » (p. 104). Cette prise en compte conjointe des objets et des activités que les individus développent, coïncide avec le cadre épistémologique proposé par plusieurs auteurs (Certeau, 1980 ; Veron, 1985, 1987) qui ont focalisé l’analyse des médias sur le moment de la rencontre entre des individus socialisés et un support médiatique. Si ces premiers travaux s’intéressaient plus spécifiquement à la lecture, de nombreux chercheurs ont poursuivi cette approche en élargissant le spectre des activités analysées : manières de cuisiner et d’habiter la ville (Giard & alii, 1980), circulation des discours managériaux (La Ville, Monoud, 2004), appropriation des outils de gestion (Martineau, 2008), consommation marchande (Coutant, 2007, 2009) et TIC (Perriault, 1992 ; Proulx, 1994 ; Miège, 2007 ; Stenger, Coutant, 2010b). Il s’agit en toute occasion de comprendre comment les individus « font avec  » (Certeau, 1980) des objets, discours, dispositifs en redonnant toutes leur place aux activités ordinaires du quotidien, souvent ignorées des théories explicatives du social alors qu’elles constituent la base la plus fondamentale de la réalité perçue par les individus (Certeau, 1980 ; Kaufmann, 2005 ; Proulx, 1994). Ce cadre théorique convient donc particulièrement à l’analyse de comment ces sites émergent au milieu de normes d’interaction qui leur préexistent mais aussi de comment leur inscription dans le quotidien des individus contribue à faire évoluer ces dernières.
Notre développement se fonde sur les résultats d’une recherche menée par six chercheurs durant près de 24 mois auprès des jeunes utilisateurs (13-27 ans) dans le cadre d’un projet de recherche sur les jeunes et l’apprentissage à la consommation sur les Rsn financé par le Groupe La Poste. Elle s’est déroulée en trois phases. La première, définitoire, a cumulé revue de littérature, veille web et médiatique, observations participantes sur la plupart des plateformes (Facebook, Skyrock, Myspace, Viadeo, LinkedIn, Netlog, Lexode,) et quelques entretiens exploratoires auprès des utilisateurs. Dans un second temps, nous avons interrogé 65 personnes en entretien compréhensifs et focus groups. Chaque enquêté s’est vu proposé de se lier à un profil d’étude créé sur les trois principales plateformes (Facebook, Skyrock, Myspace) afin de permettre une analyse manuelle systématique de leur profil, ce à quoi 38 se sont prêtés. Ce protocole a été complété par des monographies des trois Rsn retenus pour l’enquête ainsi que par la création de profils aux caractéristiques différentes afin d’étudier les manières qu’ont les marques d’entrer en contact avec les utilisateurs de ces sites ainsi que, le cas échéant, les modes de prise de contact entre personnes ne se connaissant pas. Enfin, un questionnaire en ligne (635 répondants) a accompagné cette démarche qualitative pour fournir des résultats plus quantitatifs sur les Rsn les plus utilisés et sur les fréquences de connexion. La dernière phase s’est focalisée sur la présence des marques sur ces sites. Elle se fonde sur l’étude d’un corpus de campagnes ou de dispositifs marketing regroupés lors de notre veille éditoriale, disponible sur notre page Netvibes (2). Les résultats obtenus sur les contenus des interactions initiées sur les Rsn lors de la seconde phase ont par ailleurs été complétés par une analyse quantitative de 7041 profils menée à l’aide du logiciel de traitement de données Tetralogie développé par l’IRIT. Nous nous appuierons ici essentiellement sur les résultats de la deuxième phase.

L’identité socionumérique : un processus individuel et collectif

Le profil est une narration par laquelle on présente sa face et dont le vocabulaire et la syntaxe sont constitués par les activités en ligne. Cette construction commence dès l’inscription au moment où l’individu remplit les quelques renseignements qui apparaitront dans la partie « infos « . Elle ne fait ensuite que se développer à chaque nouvelle action de l’individu qui vient allonger le fil d’actualité (mini-feed) Ainsi s’illustre parfaitement l’aspect processuel, multi-facette et narratif de l’identité (Lahire, 2001 ; Kaufmann, 2004 ; Martuccelli, 2002) : c’est par nos actions que nous construisons notre être.

Line (IUT1) : « Ca dépend des personnes… Y en qui aiment ben raconter leur vie, c’est pas péjoratif… faire un journal intime… Là c’est une photo, quand j’avais trois ans… Moi c’est plutôt faire des commentaires de films, de musiques, des choses comme ça… chacun choisit comme il veut… « 

La reconnaissance du profil comme une face que l’individu va construire et négocier avec autrui permet de soulever plusieurs points importants.

Porte-identité et invention de soi : premier travail individuel

Un premier constat s’impose : s’il n’existe pas de profils exclusivement constitués de ce que Goffman nomme des porte-identités, des éléments hérités, stables, « la combinaison unique de faits biographiques qui finit par s’attacher à l’individu » (Goffman, 1975, p. 73), il en existe des plus ou moins actifs. Les différentes activités poursuivies par la personne permettent effectivement d’évaluer la part du travail individuel visible sur chaque profil. Certains se reposent davantage sur les porte-identités tandis que d’autres cherchent à « travailler » tous les éléments qu’ils affichent. Le détournement des renseignements fournis dans les cases de la partie « infos » (cf. figure 1) est symptomatique de cette tendance à se reposer sur certains traits constitutifs de notre identité ou de notre volonté d’en faire une occasion d’invention et de démarcation.
Il convient cependant de bien identifier cette démarche non pas comme une marque d’autonomie de l’individu mais plutôt comme une manière de « faire avec » des éléments fournis, où la créativité consiste dans l’agencement différent par l’individu de ces éléments. François de Singly emploie la métaphore du patchwork : notre identité peut être vue comme un patchwork personnel réalisé avec des matériaux sociaux (de Singly, 2005). Le processus identitaire oscille effectivement entre la nécessaire inscription dans un collectif et la volonté d’individuation de l’individu au sein de ces collectifs. Cette tension se repère dans le choix d’inscrire des informations renvoyant à des cultures générationnelles – dans notre exemple des groupes de musique, des éléments d’actualité, des références locales et des clins d’œil à des activités culturelles – mais de les agencer d’une certaine manière qui permette de marquer sa spécificité, notamment en manifestant une distance au rôle et aux goûts que l’on affiche.

Figure 1 : onglet « infos » source de créativité

Comme tout phénomène de mode, le choix de s’inscrire ou non sur les Rsn illustre en soi la tension entre pression de conformité sociale et volonté de se présenter comme original en refusant de s’y rendre.

L’ordre de l’interaction sur les réseaux socionumériques

La mise en relation des profils offre à l’observateur l’opportunité de voir comment l’ordre de l’interaction se reproduit sur de nouveaux dispositifs et quelles évolutions vont provoquer les particularités de ces derniers. Les conclusions laissent apparaître que cet ordre demeure en grande partie reproduit. La thèse de Goffman selon laquelle le principe du cérémoniel autour des faces pouvait être retenu comme un phénomène anthropologique dont les traits structurants se retrouveraient dans toutes les situations se trouve ici renforcée. Cependant, bien que ces principes demeurent, les dispositifs offrent aussi des potentialités originales en matière de présentation de soi, de protection de sa face ou de soustraction, temporaire et partielle, aux règles de l’interaction.
Les normes de ménagement de la sacralité de la face se retrouvent sur les Rsn. Un accord tacite se fait sur les sujets à ne pas aborder et sur la modération des propos. Celui-ci est extrêmement encouragé sur Facebook, dont la fonction « j’aime  » illustre bien l’orientation positive des échanges. De nombreux groupes créés par les utilisateurs ironisent sur l’absence d’un « j’aime pas  » qui illustre pourtant les normes rattachées à la sacralité de la face : dans l’ordre de l’interaction, le plus souvent on approuve ou on s’abstient. Concernant Skyrock, le caractère plus ouvert des chaines de commentaires incluant un plus grand nombre de personnes permet des sujets plus polémiques et des propos plus enflammés. On voit alors la norme sociale prendre le relais du dispositif technique puisque les participants trop vindicatifs sont dépréciés, voire exclus, par les autres intervenants. En définitive, peu d’enquêtés reconnaissent avoir été gênés par la diffusion de certains éléments sur eux ou par des échanges dans lesquels ils auraient perdu la face. À ce titre l’affichage d’une distance au rôle et la modalisation des situations où les taquineries sont clairement identifiées comme sans conséquence (notamment par l’emploi systématique des lol, mdr, ptdr et des smileys), constituent des ressources fortement mobilisées.
Une autre fonction employant les options de communication privée a été soulevée par l’une des collégiennes interrogées : Skyrock sert aux « embrouilles « , pour reprendre ses mots, et évite ainsi aux jeunes d’avoir à assumer ces confrontations en face-à-face. Ce Rsn devient alors une soupape où la complexité de la situation sociale est simplifiée par l’annulation de certaines de ses dimensions. Boyd (2007) a soulevé l’intérêt similaire des Rsn dans l’apprentissage des interactions sentimentales des jeunes adolescents : en s’essayant en ligne, ils peuvent assimiler les grandes lignes du cadre social adéquat sans avoir à gérer les difficultés liées à leur physique et en disposant de davantage de temps pour construire leurs réparties que lorsqu’ils sont en face de la personne. On voit donc ici l’exploitation des caractéristiques du dispositif pour compléter des situations hors-ligne ou pour servir d’entrainement aux interactions en public qu’évoque Goffman. Un groupe d’enquêtés, ayant la particularité de posséder une vaste liste d’amis, du fait de leur utilisation du Rsn dans le cadre d’une association, a même évoqué à propos de Facebook la multiplication des liens faibles comme un moyen de connaître les centres d’intérêt des individus pour gagner du temps dans leurs relations quotidiennes. Ils peuvent ainsi rapidement évaluer s’il s’agit d’une personne avec laquelle ils sont susceptibles de s’entendre. Cette démarche courante sur Skyrock s’avère cependant plus rare sur Facebook en raison des limites qu’impose ce dernier sur la navigation par la liste d’amis.
La possibilité d’anonymat propre à Skyrock, consistant à poster des messages à partir d’un faux profil ou sans s’être identifié car les profils sont accessibles par tous, a été repérée et exploitée : plusieurs enquêtés soulignent qu’ils en profitent pour « balancer anonymement « . Les commentaires anonymes sont d’ailleurs légion. Ils illustrent un détournement de normes techniques déjà visible dans les forums et les chats. Ce braconnage constitue aussi l’occasion de voir que l’équilibre des forces entre technologie et usages se trouve sans cesse renégocié : Facebook dissuade les propos extrêmes en rendant l’identification obligatoire (ce qui laisse malgré tout un champ à la moquerie amicale, très visible sur les profils) et Skyrock laisse la possibilité aux possesseurs des profils/blogs de supprimer tous les commentaires qu’ils jugent inadéquats. Ce dernier peut par ailleurs exiger de valider tous les commentaires avant que ceux-ci ne soient visibles, bien que les profils/blogs les plus actifs laissent supposer que les commentaires sont acceptés sans vérification vu l’ampleur du travail que cela exigerait. On voit alors apparaître quelques propos plus extrêmes ou quelques interactions moins policées. Même lorsque le travail de modération est effectué, il reste aux participants la possibilité de s’attaquer entre eux, en espérant que le possesseur du profil/blog, ne se sente pas inquiété. Mais le principe de la mise en place d’une situation générale convenable que nous évoquions avec Goffman, demeure, et a pour conséquence de rendre très rares les situations extrêmes.
Le respect de ces normes n’empêche pas pour autant les utilisateurs de demeurer très attentifs aux informations qui les concernent : tous savent comment refuser un commentaire ou un tag et n’hésitent pas à demander à leurs amis de modifier ce qu’ils ne veulent pas voir publié. Il s’agit donc bien d’une négociation de la mise en scène de soi. Plusieurs enquêtés formulent explicitement cette expression de « mise en scène de soi  » et deux enquêtées vont même jusqu’à parler de façade pour définir le profil. On voit ici la convergence entre la norme sociale et le dispositif technique dans la création d’un espace sécurisé où développer des interactions (3).

L’identité socionumérique : un travail de négociation

On perçoit chez les enquêtés une compréhension des possibilités d’invention que recèlent ces profils mais aussi une acceptation que cette créativité demeure représentative de la personne. Personne n’a jamais été identifié comme faux, menteur, mythomane. Les enquêtés, si on leur demande s’ils disent ce qu’ils sont, s’ils fabulent ou s’ils se mettent en scène, nient la fabulation et considèrent que même caricaturer ou jouer un personnage illustre un trait de caractère. On peut donc en conclure que nous sommes toujours dans des modalisations (Goffman, 1991) où les parts les plus affabulatrices de nos mises en scène sont tolérées. Cet accord ne demeure cependant que dans la mesure où ces comportements soulignent un trait de caractère reconnu hors-ligne. Les Rsn restant des lieux de socialisation circonscrits à un environnement relativement proche, les utilisateurs demeurent alors contraints dans leur tentative de fabrication par le fait que leur audience les connaît plus ou moins directement. Les frontières en ligne / hors ligne s’avèrent très poreuses. Les individus font avec des porte-identités et utilisent des éléments (imaginaires comme concrets) de leur environnement pour développer leur invention de soi sans établir de rupture entre ces deux contextes. Les enquêtés affirment d’ailleurs régulièrement que leur profil représente une version améliorée de soi, dont tous les traits ne se vérifient pas nécessairement hors ligne, mais qui témoignent néanmoins de leurs aspirations. Reconnaissant ce fonctionnement dans leur profil, ils le reconnaissent d’autant plus facilement aux autres.
Ces inventions plus ou moins déconnectées de la réalité physique sont illustrées par les tags ou les avatars : les commentaires démontrent l’acceptation même lorsque l’on s’est mis dans la peau de Harry Potter ou au bras d’Angelina Jolie. Le jeu des tags pousse les autres à nous classer dans un caractère ou une pratique (pas toujours réelle, elle peut être une référence revendiquée par la personne sans qu’elle ait pour autant abouti à une pratique effective) et ramène ainsi l’idée que la face « est fonction de l’interprétation que les autres en feront, de l’interprétation que la personne fera de cette interprétation, et ainsi de suite, potentiellement au énième degré  » (Nizet et Rigaud, 2005, p. 37). On constate d’ailleurs de nombreuses négociations dans les commentaires autour des faces de chacun et de la valeur positive dont peut-être gratifié le groupe d’interactants.

Figure 2 : Exemples de commentaires sur une photo

Contextes, audiences et profils : des problèmes de gestion

Les Rsn constituent enfin l’occasion d’observer comment les individus gèrent leurs changements de rôles. Goffman souligne effectivement que ceux-ci ne posent pas de problème dans la mesure où nous agissons différemment dans des contextes différents. Mais les Rsn peuvent potentiellement réunir sur une même scène les personnes avec qui l’on entre en interaction dans ces différents contextes (Boyd, 2008). La possibilité de ce décloisonnement des univers dans lesquels un individu évolue s’avère d’autant plus forte que les enquêtés témoignent d’une forte exclusivité à l’égard des Rsn qu’ils fréquentent : si les utilisateurs ont pu parfois s’inscrire sur plusieurs plateformes et des périodes de transition en voient cohabiter temporairement, il n’y a finalement qu’un seul site qui aboutit à un usage régulier.
Sur Skyrock, la solution passe par une « mue  » fréquente, la recomposition d’espaces différents et l’utilisation de « lièvres  » pour les populations dont on ne souhaite pas la présence. Les adolescents ne cessent effectivement de fermer ou d’abandonner leurs blogs et profils pour en créer de nouveaux, en justifiant cette action sur l’ancien blog par l’idée qu’ils prennent un « nouveau départ « . Cette mue peut aussi transparaître dans l’utilisation de plusieurs profils au sein du site, très fréquente chez les plus jeunes, qui permet de recréer des contextes différents où exposer une facette particulière de sa personnalité. La multiplication de ces comptes constitue aussi un moyen de leurrer les observateurs non désirés comme les parents ou les enseignants, en leur fournissant un profil officiel facile à trouver et en utilisant des pseudos seulement connus des amis. Notons ici aussi que les positions ne sont jamais définitivement établies : Boyd (2007) souligne que quelques parents commencent à réussir à pister leurs enfants en s’appropriant la navigation par profils liés.
Le problème du décloisonnement parait plus difficile à gérer pour les utilisateurs plus âgés, uniquement inscrits sur Facebook. Pierre (IUT1) admet : « aujourd’hui, je ferais différemment et je ne me lierais pas aux même personnes, je les séparerais par profil « . On voit aussi surgir les premières modifications de noms, mais qui posent le problème de la capacité à retrouver ensuite la personne. Skyrock permet de naviguer de profils en profils à partir d’une première adresse (souvent trouvée par le statut MSN) et ainsi de retrouver ses camarades aisément. En revanche, la fermeture des profils Facebook permet moins cette navigation et le nom demeure un critère essentiel pour retrouver quelqu’un. Ainsi, la pratique du pseudo ou du faux nom risque de ne pas pouvoir se systématiser.
Les enquêtés ne pensent pas à fermer leur profil ou à exclure leurs amis inopportuns. Les règles de l’interaction rendent effectivement difficile de retirer explicitement son amitié à quelqu’un et il est moins facilement accepté que l’on prenne un « nouveau départ  » passé un certain âge. Plusieurs évoquent la création d’un nouveau profil, mais peu déclarent être passés à l’acte. Il leur semble que les contraintes du dispositif aboutiraient aux mêmes résultats pour ce nouveau profil et rendraient les deux visibles aux observateurs. Ce constat d’incompétence pose non seulement le problème des données personnelles et de leur accessibilité (Arnaud, Merzeau, 2009 ; Livingstone, 2008 ; Solove, 2006, 2007), mais aussi des dispositions et compétences nécessaires pour ne pas se laisser emporter par cet effondrement des contextes (Coutant, Stenger, 2009 ; Stenger, Coutant, 2010b).
À défaut, ils maximisent la distance au rôle, veulent faire confiance à l’ouverture des autres et revendiquent dans leurs déclaratifs la séparation des rôles selon les contextes en expliquant que « faire la fête le samedi ne veut pas dire faire la fête au travail « . Cette excuse paraît davantage un moyen de calmer une anxiété qu’un argument réaliste : il n’est pas acquis qu’une audience professionnelle respecte cette distinction et l’observation des profils montre que les activités de loisirs empiètent sur les temps usuellement réservés au travail.
Le concept de distance au rôle déjà évoqué dans la manière de ménager les faces soulève aussi la question de l’acceptabilité d’une exposition des activités quotidiennes. Cette distance sert alors à signifier un rapport distancié aux activités menées : nos enquêtés répètent qu’ils savent que leur activité est une perte de temps. Elle permet à la fois de se protéger du jugement social qui classe les pratiques selon leur légitimité, mais aussi des décloisonnements qui pourraient provoquer l’étonnement chez les proches. Cette démarche est très fréquente concernant les pratiques jugées non légitimes, particulièrement chez les jeunes (Boullier, 1993 ; Lahire, 2004 ; Pasquier, 2005) et aboutit souvent à ce que Lahire nomme un « regard louvoyant  » sur ses propres pratiques. Cette stratégie se révèle efficace tant que les audiences amicales et familiales sont concernées puisque, nous l’avons souligné à propos de l’ordre de l’interaction, personne ne se plaint des conséquences de cette mise en visibilité de nos différents espaces de vie tant que les employeurs ne sont pas évoqués (Stenger, Coutant, 2010 b).

La mise en scène de soi entre narcissisme et négociation

Chaque activité ordinaire d’un individu sur son profil va donner lieu à des interactions auxquelles l’auteur de l’activité choisira de participer ou pas. Il ressort de l’analyse des profils que cette différence peut servir à les évaluer sur un axe allant du plus « narcissique  » au plus tourné vers les autres, que nous qualifierons de « négocié  » en référence aux explications de Goffman sur l’aspect interactif de la construction de la face.
L’évocation du narcissisme ne revient pas à opposer un profil qui se passerait des autres à un autre qui négocierait sa face. Narcisse dispose d’un public, qui choisira de valider ou non sa façade. Le fait de ne pas participer activement à cette négociation signifie ni que l’on s’y soustrait, ni que l’on n’en tient pas compte : l’individu modifiera son activité selon les retours des autres et ne parviendra jamais à imposer une image de lui que les autres ne partageraient pas. De la même manière, parler de présentation de soi narcissique ne doit pas non plus faire oublier que l’ordre de l’interaction impose non seulement de construire sa face, mais aussi une image de la situation et du groupe qui y est impliqué. L’individu se définit par ses appartenances. Il est donc tout à fait possible de trouver de nombreuses allusions à d’autres personnes ou à des collectifs dans des profils pourtant situés davantage dans le narcissisme.
Les profils n’illustrent jamais l’un des deux extrêmes de ce continuum. L’évaluation de la tendance vers le narcissisme ou vers la négociation se fonde sur le cumul de l’orientation narcissique/négociée de chaque activité menée par l’individu. Cette orientation narcissique/négociée pourra être déduite à la fois de l’activité en elle-même (publication de portraits ou de groupes ; tests de personnalité ou jeux à plusieurs, etc.) mais aussi de la participation du créateur du profil dans les interactions qu’elle pourra provoquer (l’observation permet en effet de distinguer des profils où les personnes n’interviennent jamais ou rarement dans les commentaires postés sous leurs activités d’autres où ils y sont très actifs). L’exemple des photos permet de montrer la variété des manières d’agir. Les photos exposant uniquement l’auteur tendent vers le narcissisme, mais de nombreux profils témoignent de discussions sous ce type de photos qui rapprochent cette activité de la négociation. A contrario, les photos de groupe (avec ou sans le possesseur du profil représenté) apparaissent au premier abord comme des activités négociées, mais il est tout aussi fréquent de constater que l’auteur n’a cherché qu’à présenter une partie de sa vie sans prendre part ensuite aux discussions qu’elles ont pu provoquer.

Figure 3 : Exemple de commentaires sur une photo

Autre exemple, l’inscription aux pages comme aux groupes n’a pas pour vocation de susciter des discussions. Tout au plus peut-on y identifier des formes de prescription (Stenger, Coutant, 2009) puisque de nombreux enquêtés déclarent s’inscrire souvent en voyant leurs contacts être déclarés inscrits dans leur actualité. Par conséquent, ces activités relèvent, au niveau de leur potentiel, d’une présentation de soi plutôt orientée vers le narcissisme. Elle est d’ailleurs le plus souvent utilisée comme telle par les internautes. Cependant, la création de groupes spécialement pour ses amis afin de partager un événement, de taquiner un ami ou d’échanger sur un élément comique aboutira à ce que la pratique de cet individu s’oriente d’avantage vers l’axe négocié.

C’est le cumul des manières de pratiquer chaque activité, pondéré par l’intensité de chaque pratique, qui permettra en définitive de classer le profil. Nous reproduisons ainsi quelques exemples des observations systématiques que nous avons effectuées sur les profils Facebook et qui serviront de critères pour les classer :

Florence (iut1) :
242 amis
Dont aucun réseau : 159 ; France : 47 ; amis d’université : 17 (10 provenances différentes) ; amis de lycée : 20 (11 provenances différentes); amis par régions : 50 (4 provenances différentes)
Détails sur comment se sont connus : 6
Détails sur comment se sont retrouvés sur Facebook : 1
Activités : lifestream, photos, commentaires, mur, tests (beaucoup sur qui on est et qui on aimerait, sur comportement sentimental et sexuel), évaluation (très peu), applications d’évaluation et d’informations sur les autres
Photos : photos avec (164 d’elle et amis, seule, en groupe, tags) ; albums (13, vacances, soirées, best of) ; profil (7, surtout seule, 1 de groupe). Commentaires sur photos de (149, moyennement active), commentaires sur photos avec (87, peu active), commentaires sur photo de profil (1, inactive)
Groupes (149) : événements, lieux de sortie et thèmes locaux (dont politique) ; causes ; traits d’humour sur caractère ou pratiques ; affichage d’une culture générationnelle (dont évocations de marques ou de pratiques culturelles non orchestrées par une marque, qui peuvent encenser ou critiquer) ; 1 marque de parfum ; avis négatifs ou lobbying sur marques ; états d’âme ; régionalisme
Pages (131) : lieux de sortie et thèmes locaux ; traits d’humour sur caractère ou pratiques ; pratiques sentimentales ou sexuelles (calins, etc.); marques alimentaires ; marques de technologies ; marques d’habillement ; pratiques culturelles (séries, humoristes, musiciens, dessins animés, presse) ; personnalités politiques ; régionalisme
Informations données : nom (raccourci) ; réseaux; Date de naissance, Originaire de, Intéressé(e) par, À la recherche de, adresse électronique, ville actuelle, université, lycée

Cynthia (iut1) :
156 amis
Aucun réseau : 88 ; amis d’université : 13 (7 provenances) ; amis de lycée/collège : 13 (6 provenances différentes) ; amis par régions : 46 (3 provenances différentes)
Détails sur comment se sont connus : 0
Détails sur comment se sont retrouvés sur FB : 0
Activités : lifestream, photos (surtout profil), commentaires, mur, tests (beaucoup sur qui on est et qui on aimerait)
Photos : photos avec (44 d’amis et une d’elle, seule, groupe) ; albums (1, best of) ; profil (6, seule). Commentaires sur photos de (18, peu active), commentaires sur photos avec (72, peu active), commentaires sur profil (7, inactive)
Groupes (14) : traits d’humour sur caractère ou pratiques ; avis négatifs ou lobbying sur marques ; causes ; affichage d’une culture générationnelle; régionalisme
Pages (25) : alimentation ; hobbies ou moments de vie agréables ; pratiques culturelles (films, séries, émissions TV, personnages de films, humoristes) ; régionalisme ; fêtes ; affichage d’une culture générationnelle
Infos données : nom ; sexe, Date de naissance, Originaire de, université, lycée

Rémi (iut1) :
144 amis
Aucun réseau : 95 ; amis d’université : 9 (5 provenances) ; amis de lycée/collège : 4 (4 provenances) ; amis par régions : 35 (2 provenances)
Détails sur comment se sont connus : 0
Détails sur comment se sont retrouvés sur FB : 0
Activités : lifestream, photos (peu par lui), commentaires, mur, tests (beaucoup sur qui on est), jeux « spams » (bisous, pipi, caca), jeux ne nécessitant pas d’autres amis, liens (vidéos), événements, évaluation (très peu et sur ses propres activités)
Photos : photos avec (106 d’amis, groupe, seul, tags) ; albums (0) ; profil (2, couple, seul). Commentaires sur photos de (0), commentaires sur photos avec (72, quasi inactif), commentaires sur profil (0)
Groupes (44) : régionalisme ; événements, lieux de sortie et thèmes locaux ; camarades de classe ; pratiques culturelles (série, musiciens) ; affichage d’une culture générationnelle (incluant références à des marques) ; cause ; traits d’humour sur caractère ou pratiques
Pages (102) : régionalisme ; alimentation ; marques alimentaires ; chaines de fast food ; marques d’alcool ; hobbies ou moments de vie agréables ; pratiques culturelles (séries, humoristes, sites, personnages, émission TV, films, jeux vidéo, sportifs, acteurs, réalisateur ; équipe de sport, personnage de pub, musiciens) ; fête ; traits d’humour sur caractère ou pratiques ; personnalité politique ; affichage d’une culture générationnelle

Infos données : nom ; sexe, Date de naissance, situation amoureuse, université, lycée

Ce premier axe structurant des profils retrouvés sur les Rsn peut être complété par un autre évaluant ces derniers selon le degré d’intimité qu’ils préservent. Plusieurs travaux ont effectivement souligné la plus ou moins grande ouverture des profils en fonction des caractéristiques socioprofessionnelles (Granjon, Denouël, 2010 ; Cardon, 2009) ou de genre (4). Le passage d’une gestion intime de son profil vers davantage d’extimité (Tisseron, 2001) peut pour sa part être reconstruit à partir de l’analyse du nombre d’amis et de la façon de partager des informations avec eux : demander des nouvelles à un ami par messagerie interne ou par le mur par exemple.  Se distinguent alors des profils cherchant à regrouper un cercle rapproché de personnes (intimité) et ceux qui, au contraire, souhaitent partager leur contenu avec un maximum d’individus (extimité).
La cartographie proposée en figure 4 permet de situer les profils eux-mêmes et non les activités ou les dispositifs, en se fondant sur l’ensemble des usages qui ont été observés.

Figure 4 : Cartographie des modes de présentation des profils sur les Rsn

Nous pouvons identifier quatre zones dans lesquelles le profil peut se situer : la « bande de potes », la sphère publique à infrastructure médiatique, le cérémonial et la cour. Lorsque le profil se situe du côté narcissique, on peut considérer les personnes avec qui l’auteur est connecté comme un public. Dans le cas où ce public est vaste, nous nous trouvons dans le modèle de la cour, en référence à la cour royale constituée d’un vaste ensemble, sélectionné malgré tout, de prétendants ayant le droit d’approcher le roi mais que celui-ci peut ne pas connaître intimement. Si le public est plus réduit, nous nous situons dans le modèle du cérémonial, qui représente, toujours dans l’activité royale, le petit nombre d’élus de la cour qui ont le privilège d’assister à certaines activités du roi (le lever, le coucher, etc.). À l’opposé, lorsque le profil se situe davantage dans la négociation, les personnes avec qui des liens sont noués s’identifient davantage à des collaborateurs, car l’individu leur accordera un rôle plus actif. Si ces relations sont nombreuses, nous nous trouvons dans le cas de l’ »espace public à infrastructure médiatique » décrit par Boyd (2007), où les interactions sont généralisées avec un grand nombre de personnes susceptibles d’y participer ou d’y assister. Au contraire, un petit nombre de collaborateurs renverra davantage au fonctionnement de la « bande de potes », où les interactions sont nombreuses mais restreintes aux seuls proches.
Cette schématisation ne peut manquer d’évoquer la « cartographie des traits identitaires projetés vers les plateformes du Web 2.0 » proposée par Cardon (2008, p. 99). Celle-ci distingue deux dynamiques. La première concerne l’extériorisation de l’identité et se déroule de l’être au faire. La seconde évalue la distance entre l’identité numérique et l’identité « réelle » en se déployant du réel au projeté. En découlent cinq modèles de mise en scène de son identité (paravent, clair-obscur, phare, post-it et lanterna magica). L’auteur les associe à des plateformes sur la carte pour ensuite les regrouper en quatre grandes stratégies de visibilité (se cacher se voir, se voir caché, tout montrer tout voir, montrer caché).
Si le travail de synthèse des travaux sur la visibilité en ligne ainsi effectué est à saluer, la représentation à laquelle il donne lieu nous parait effectivement poser plusieurs problèmes théoriques comme pratiques.
L’axe réel/projeté tout d’abord tend à occulter l’aspect interactif de la définition de soi en insistant sur la part personnelle de cette construction. Nos différents exemples montrent au contraire à quel point elle est partagée entre les différents participants. Cet axe peut en outre encourager une vision rationaliste de l’individu composant son portrait par sélection maitrisée des données qu’il partage. Cette vision se trouve pourtant mise à mal par les théories de l’identité soulignant à quel point la présentation de soi demeure un travail difficile nécessitant de nombreuses ressources (Kaufmann, 2004 ; Martuccelli, 2002) et dont le résultat échappe en grande partie à l’intéressé. Soulignons aussi le peu de conscience qu’ont les individus de la visibilité des données qu’ils partagent et qui constitueront donc les éléments permettant de les évaluer (Stenger, coutant, 2010b). La distinction entre réel et projeté elle-même demeure problématique dans le cas des Rsn. Nous avons effectivement souligné que les individus s’accordent des caractéristiques sans que celles-ci ne soient nécessairement liées à une pratique effective.
L’axe reliant l’être au faire correspond pour sa part davantage à une distinction philosophique classique contre lesquelles se sont positionnées les théories de l’identité : « l’identité n’existe qu’en actes » (Ruano-Borbolan, 1999, p. 3). Foucault (2001) a ainsi démontré qu’on façonne et entretient son être par des faires codifiés dans ses études sur les techniques de soi ou l’écriture de soi. Kaufmann (2004, p. 116) souligne pour sa part comment les activités extrêmes fournissent à l’individu un moyen de se constituer identitairement et renvoie aux anthropologues pour attester des rites de passage où l’individu obtient une identité parce qu’il effectue une action ritualisée. Les travaux de Certeau (1980) ou Ricœur (1996) sur la narration de soi paraissent alors davantage coller aux pratiques effectives de l’individu lorsqu’ils ne cherchent plus à distinguer ces deux notions mais plutôt à rendre compte des tactiques déployées par l’individu pour construire « sa nécessaire unité non par une totalisation et une fixation impossibles mais, de l’intérieur et de façon évolutive, autour du récit » (Kaufmann, 2004, p. 152) : si l’on tient que cet art ne peut être que pratiqué et que lors de son exercice même, il n’est pas énoncé, le langage doit en être aussi la pratique. Ce sera un art de dire : en lui s’exerce précisément cet art de faire où Kant reconnaît un art de penser. En d’autres termes ce sera un récit (Certeau, 1980, p. 118).
On retrouve notre proposition selon laquelle le profil doit être envisagé comme une narration construisant notre identité.
Au-delà du cadre théorique, le choix de regrouper l’intégralité des plateformes composant le Web 2.0 au sein d’une unique carte semble ambitieux. Une double réduction est alors à craindre : réduction du potentiel des plateformes et réduction des capacités créatives des utilisateurs dans le développement d’usages. Associer sur une même carte usages et plateformes revient à attribuer à chaque plateforme la possibilité de n’en faire émerger qu’une seule forme. Ainsi, classer Facebook dans le modèle du clair-obscur limite fortement le potentiel de son dispositif technique, pourtant exploité par tous les enquêtés interrogés. La grande majorité possède en effet un nombre de relations dépassant largement le cercle des proches et reconnait qu’elle connait à peine ou ne connait plus la majorité de ses « amis », beaucoup de profils demeurent intégralement accessibles, d’autres, ne comportent aucune information, plusieurs enquêtés ont créé plusieurs profils parallèles où ils se comportent différemment, les faux profils pullulent (Il existe lors de la rédaction de cet article 234 profils Facebook de Brad Pitt, dont beaucoup sont actifs), etc. On constate donc que les cinq modèles de mise en scène se retrouvent régulièrement sur ce site, sans que l’on puisse isoler ce qui les détermine entre la contrainte qu’exerce le design des fonctionnalités de la plateforme et l’appropriation par les utilisateurs (Stenger, Coutant, 2010c).

Les configurations sociotechniques (Rebillard, 2007) peuplant le Web 2.0 recouvrent des activités très variées tout comme des dispositifs techniques aux potentiels différents. C’est pourquoi il paraît plus réaliste de cantonner des modélisations ne retenant somme toute que deux dimensions à des catégories précises de plateformes afin de mieux rendre compte de la complexité des usages qui s’y développent.

Conclusion

L’analyse des processus identitaires des jeunes sur les Rsn met en évidence la dynamique individuelle, collective et sociotechnique de la mise en scène de soi sur les profils. Ce travail identitaire est réalisé par les acteurs eux-mêmes, à l’aide d’outils spécifiques et avec leurs « amis ». La compréhension des normes d’interaction mises en place sur ces plateformes constitue un premier pas vers l’appréhension des enjeux accompagnant cette amplification de la culture expressive (Allard, Blondiau, 2007). Si le ménagement de la face demeure et les jeunes utilisateurs y trouvent un espace où développer leur culture générationnelle en autonomie vis-à-vis de leurs encadrants, ces éléments positifs ne doivent pas masquer les enjeux beaucoup moins visibles que sont les différentes formes de contrôle social et d’exploitation de la participation pouvant en découler (Arnaud, Merzeau, 2009).

Notes

(1) Pour une définition et une analyse des spécificités des réseaux socionumériques, voir auteurs, 2010 a.

(2) Consulter notre page mise à la disposition des chercheurs intéressés : http://www.netvibes.com/etudereseauxsociauxnumeriques.

(3) Ajoutons comme autres traces techniques de cette intentionnalité le fait que Facebook permette systématiquement de signaler un abus ou interdise les groupes s’inscrivant « contre » un sujet.

(4) Voir les résultats de Cameron Marlow, sociologue chez Facebook :
http://www.facebook.com/ext/share.php?sid=55055228116&h=4AkHv&u=vYalM
consulté le 05/02/2010.

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Auteurs

Alexandre Coutant

.: Alexandre Coutant est docteur en Sciences de l’Information et de la Communication, chercheur au laboratoire CEREGE. Ses recherches l’ont amené à s’intéresser au fonctionnement du secteur professionnel du marketing et de la communication. Ses enquêtes ont ensuite porté sur une approche compréhensive des activités de consommation, attentive à comprendre la dynamique complexe par laquelle les consommateurs « font avec » un ensemble de dispositifs, objets et discours provenant de la « société de consommation ». Ses terrains principaux sont les dispositifs en ligne et les marques.

Thomas Stenger

.: Thomas Stenger est docteur en Sciences de Gestion, Maître de Conférences à l’IAE de Poitiers. Son travail de recherche est centré sur les usages et le management des Tic liés aux activités de consommation et de prescription en ligne. En 2008 et 2009, il est responsable scientifique du projet de recherche « Réseaux Sociaux Numériques (RSN) » pour La Poste et actuellement responsable du projet IDENTIC « identité numérique certifiée » financé par le secrétariat d’État chargé de la prospective et du développement de l’économie numérique.