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Communication et développement : enjeux de la modélisation et nécessité d’un repositionnement

15 Jan, 2011

Résumé

Depuis le milieu des années 1980, le débat autour du développement et du changement social s’est davantage fragmenté, en se déclinant autour de plusieurs thèmes. Dans les pays africains, les questions de l’agriculture et des différentes politiques agricoles ont progressivement pris de l’importance dans cette fragmentation. Dans cette foulée, la communication, indissociablement liée aux changements sociaux, a progressivement recadré ses dispositifs et ses stratégies pour susciter et accompagner les changements sociaux. C’est ce qui explique l’avènement d’une communication participative, motivée par une prise en compte de l’altérité et l’assomption des identités culturelles. Le contexte de la mondialisation et les éléments de construction et de structuration de ces identités culturelles complexifie cette tâche de la communication et oblige cette dernière à revisiter sa posture épistémologique, en s’inscrivant dans une logique d’archéologie existentielle.

In English

Abstract

Since the mid eighties’ the discussion about development and social change has been split up, while adapting about several themes. In African countries agriculture and various agricultural policy have become one more important issue. In that context, communication inextricably linked to social change, gradually reframed its facilities and strategies, in order to create and support social change. This explains the coming of a sharing communication motivated by taking into account the identity of its cultural rising. The global environment and requirement of structuration of the cultural identities make communication task difficult. Therefore, communication must seek for a new epistemology posture and so becomes an existential archeology.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Momo Hubert Etienne, « Communication et développement : enjeux de la modélisation et nécessité d’un repositionnement« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3A, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-a/10-communication-et-developpement-enjeux-de-la-modelisation-et-necessite-dun-repositionnement

Introduction

La communication comme vecteur de sensibilisation est associée, indistinctement, au processus de transformation et de changement de toute société. C’est ainsi qu’elle se trouve au cœur de toute sociabilité et est mobilisée dans les problématiques du développement. Cette mobilisation prend l’allure d’une injonction dans le rapport MacBride, qui perçoit la communication comme un élément fondamental, appelé à assurer une participation réelle de tous les partenaires impliqués dans le processus du développement(1). Par cette recherche de synergie d’acteurs, la communication opère l’exode d’une logique d’homogénéisation et ouvre un chemin de dialogue respectueux de la diversité des systèmes de valeurs et des différentes spécificités. C’est au cœur de cette démarche que se joue le rapport dialectique de la communication et du changement social.
En admettant avec Droz et Miéville-Ott que le changement est toujours tributaire des cadres de perception et de représentation des acteurs sociaux(2), ces rapports de la communication du changement peuvent être revisités à frais nouveaux. S’agit-il de la communication pour le changement ou d’un effort de compréhension de l’interaction des acteurs avec le changement étudié ? Comment les logiques de communications peuvent-elles tenir compte des identités culturelles dans un contexte de mondialisation? Ces questions, en posant le problème du modèle épistémologique de la communication, invitent à réévaluer son positionnement dans les politiques publiques nationales.
Comme point d’ancrage de cette problématique, nous avons choisi d’aborder les stratégies de communication du Programme National de Vulgarisation Agricole au Cameroun (PNVRA). Il sera question pour nous de voir si les logiques communicationnelles, initiées par le PNVRA, ont dépassé le « pathos superficiel sur l’authenticité culturelle », pour assumer les référents propres aux acteurs sociaux.
Nous faisons l’hypothèse que l’assomption des identités culturelles par la communication obéit à la logique d’épigraphie sociale et existentielle, dans la mesure où les identités ne sont pas des réalités figées(3) et isolables du contexte socio-économique dont elles dépendent.
Notre réflexion s’inspirera de l’observation et des dispositifs liés à la démarche de l’anthropologie et de l’ethnométhodologie. Notre regard émanera alors de l’intérieur et s’intéressera à la manière dont le groupe construit et négocie ses propres notions de l’activité qu’elle est en train de mener. Cette approche, en récusant tout structuralisme, est susceptible de nous conduire à revisiter la fonction de la communication sous sa dimension « constructionniste », c’est-à-dire « communication en tant qu’action-en train-de-se-faire », intervenant sur les contextes de la situation de communication(4).
Notre contribution s’articule autour de trois points. Le premier se chargera de réévaluer les rapports entre la communication et le développement. Le second point, en assumant une posture de transition, s’attellera à l’articulation du PNVRA aux problématiques du développement. Dans le point de chute de notre réflexion, nous apprécierons les logiques communicatives mises en œuvre, ce qui permettra de réinterroger la validité de la communication dans le changement social.

La modélisation évolutive des rapports entre communication et développement

En justifiant l’interventionnisme des pays du Nord auprès des nations défavorisées, le discours du Président Truman en 1949, au lendemain de la deuxième guerre mondiale, introduit une nouvelle doxa dans la lecture et la compréhension du monde et inaugure l’ère du développement comme idéologie. À ce titre, le développement repose sur une intentionnalité intrinsèque, car toute intervention visant une amélioration réelle des conditions de vie des populations appelle nécessairement un effort de transmission des objectifs et projets conçus pour une visibilité effective. Cette mission de mise en visibilité et de médiation est un défi assigné à la communication pour le développement. Ce défi cadre avec le souhait même du   rapport MacBride qui estime que «  les stratégies de développement devraient incorporer des politiques de la communication conformes au diagnostic des besoins ainsi qu’à la conception et à la mise en œuvre des priorités retenues » (5). Tâche pas toujours aisée au vu de la multitude des théories de développement qui, en elles-mêmes, constituent une véritable nébuleuse en profonde mutation. Christian Comeliau relève à ce sujet que « la pensée du développement se nourrit de modes successives… Le développement durable est la plus récente des modes. Mais les lois de la succession ne sont pas bien connues. La durée d’un règne ne semble liée ni à la légitimité ni à l’importance réelle de la notion concernée, mais peut-être à son adéquation réelle avec les intérêts dominants durant la période du règne et à la rigueur avec laquelle elle défend ces intérêts »(6).
Plusieurs travaux ont recensé et classé ces différentes théories aux contours souvent flous. Les travaux d’Aydalot, en tenant compte de l’instance de  conception et d’insufflation évoquent une typologie bipolaire : développement par le bas et développement par le haut(7). Olivier de Solages a aussi un classement bipartite : la voie d’une croissance à l’occidentale et celle d’un développement endogène et autocentré(8). Suzanne Tremblay propose une grille de lecture et de classification, orientée par le critère de diffusion du développement dans l’espace. À coté des théories dites classiques, elle constitue un corpus de théories de « développement régional », qui favorisent le développement des espaces excentriques et marginalisés(9).
Jean-Paul Lafrance(10) organise sa grille de lecture du champ en effervescence en trois articulations, sur lesquelles nous nous arrêtons. La première approche est la Théorie de la modernisation des sociétés, basée sur l’hypothèse du retard. Le développement se définit alors comme un processus de rattrapage, où les pays du Sud doivent se moderniser en prenant l’exemple irréfutable du Nord. C’est ce modèle qui anime l’âme du développement, jusqu’au début des années 1970. La deuxième tendance est le paradigme de la dépendance et repose sur un présupposé différent. Les théoriciens(11) de cette tendance estiment que les facteurs extérieurs liés à l’insertion des pays du Sud dans l’économie mondiale expliquent leur sous-développement. Cette perception repose sur une dialectique bipolaire : le Centre et la Périphérie, la ville et le monde rural. Il s’établit une logique de domination entre les élites urbaines et les populations rurales au sein d’un même pays, entre le Centre qui s’enrichit et la Périphérie qui s’appauvrit. Apparue au cours des années 1960 et 1970, cette tendance absorbe et intègre alors les concepts d’échange inégal, qui inspiraient l’école structuraliste d’Amérique latine. La troisième tendance est ce que l’auteur nomme le nouveau développement et qui, pour lui, repose sur une autre remise en question de la philosophie du développement, insufflée par le sommet de Rio en 1992. Cette dernière approche repose fondamentalement sur le développement durable.
Si nous avons été plus explicite sur cette lecture de Jean-Paul Lafrance, c’est parce que c’est elle que nous avons choisi pour notre travail, dans la mesure où l’auteur fait un rapprochement constant entre les théories de développement évoquées et les modèles de communication impliqués, avec l’objectif de resituer les problématiques liées à la communication dans le processus de transformation des objectifs de développement. Cette communication pour le développement, définie comme l’utilisation planifiée de stratégies et de processus de communication en vue du développement, constitue un vaste champ dans lequel nous retrouvons plusieurs approches méthodologiques et idéologiques différentes, qui se sont faites et défaites en plus de cinquante ans de développement. Pour l’auteur, au premier modèle correspond un modèle de communication diffusionniste. Au paradigme de la dépendance qui en soi est déjà une prise de conscience, correspond une communication horizontale et bi-directionnelle inspirée par le rapport MacBride. Les théories de la troisième tendance de développement sont soutenues par une communication participative, qui est une démarche programmée reposant sur des processus participatifs d’animation, de dialogue et sur les médias traditionnels et modernes(12). Paulo Freire  qui a contribué à la vulgarisation de cette approche la considère comme véritable processus de libéralisation de la prise de parole pour une implication toujours plus grande des acteurs concernés par le développement. C’est dans ce sens qu il peut relever que  « Il ne s’agit pas du privilège de quelques personnes, mais du droit de tout homme (et de toute femme) à s’exprimer. En conséquence personne ne peut dire une vérité tout seul – pas plus qu’il ne peut la dire à la place de quelqu’un d’autre, de façon normative, en volant aux autres leur parole »(13)>. C’est une  approche qui par le fait même est attentive et sensible  aux spécifiés culturelles qui émergent des communautés locales. Ce souffle de la dynamique participative inspire depuis plus de deux décennies les essors du développement et changements sociaux en Afrique. Cette approche traduit à sa manière la confirmation d’un constat d’échec que le rapport Mc Bride  stigmatise vertement. « Les anciens modèles utilisaient la communication surtout pour la diffusion de l’information, pour faire comprendre à la population les «bénéfices » que promet le développement et les «sacrifices» qu’il exige. L’imitation d’un modèle de développement, fondé sur l’hypothèse que la richesse, une fois née, s’infiltrera automatiquement dans toutes les couches de la société, comprenait la propagation de pratiques de communication de haut en bas. Les effets ont été très éloignés de ce qu’on escomptait »(14)
Depuis les années 1980 le débat autour du développement et du changement social s’est progressivement fragmenté en se déclinant autour de plusieurs thèmes : lutte contre la pauvreté, l’agriculture et l’autosuffisance alimentaire, la pollution, la préservation de l’environnement, la santé publique. Cette foulée de sectorisation a suscité la mise en route de divers moyens, modèles et stratégies de communication appropriés aux nouvelles thématiques. La communication ne s’est pas figée en une posture générale, motivée par le dogme du fétichisme discursif. Cette intégration progressive de la communication dans les projets et programmes de développement est tributaire d’une nouvelle vision du changement social, voulue par les institutions internationales(15) qui, selon Misse Misse, s’est déployée de façon singulière à partir des années 1990 à travers les programmes d’IEC (Information-Education-Communication)(16). Ces programmes intègrent les comportements des partenaires comme indicateurs avec l’intuition affirmée de ce que le PNUD désigne par « renforcement des capacités ». Ce concept est défini  « comme étant le processus par lequel les particuliers, les organisations et la société acquièrent, développent et maintiennent les aptitudes dont ils ont besoin pour réaliser leurs propres objectifs de développement»(17).Il s’agit d’unevalorisation des capacités par laquelle les ressources humaines, de même que les capacités organisationnelles et opérationnelles des institutions, sont particulièrement améliorées, afin de mieux exécuter les fonctions prioritaires. Au Cameroun, nous pouvons évoquer les campagnes de communication pour le projet « santé pour tous »(18), la communication autour de la lutte contre le Sida, contre le paludisme, les stratégies de communication et de sensibilisation sur le tétanos maternel et néonatal.
Les évaluations de ces logiques communicationnelles ont fait l’objet de plusieurs travaux et rapports d’organismes et d’experts. Il apparaît que malgré les stratégies déployées, le succès est mitigé (19). On est fondé à se demander si ce sont les stratégies de communication qui sont en cause, ou les modèles de développement. Misse Misse estime pour sa part que l’échec de certaines de ces stratégies est imputable au conflit entre la mémoire locale et les différentes énonciations des problématiques(20). Ceci laisse supposer un décalage entre l’activité discursive et les espérances des subjectivités impliquées. Cette idée retrouve un écho favorable chez Bernard Miège, pour qui le nécessaire travail d’analyse des modalités adaptatives de la communication dans différents champs sociaux reste déficitaire(21). Finalement, ce conflit et ce déficit interpellent le consensus, qui s’est progressivement formé autour de l’élan de la communication participative : l’assomption des identités culturelles comme prise en compte de l’altérité. En effet, il y a eu des efforts soutenus et affirmés pour mettre le sujet au centre du dispositif communicationnel en tenant compte de ses spécificités et en associant ainsi les publics partenaires à tous les stades de l’élaboration des programmes(22). Au regard de ces échecs et lacunes, il semble urgent de réinterroger la validité de la mobilisation de la communication dans les problématiques de changements sociaux, surtout quand elle investit le champ de la construction identitaire. L’intégration de cette tendance lourde de la communication dans le PNVRA offre l’occasion de l’évaluation de son opérationnalité effective.

Le PNVRA comme cadre de l’intelligibilité des problématiques du transfert de technologie

Le Cameroun est un pays à vocation agricole. Le secteur rural contribue pour près de 30 % au PIB et emploie 60 % de la population active(23) . Du fait de la contribution significative du secteur rural à l’économie camerounaise, à la sécurité alimentaire, à la réduction de la pauvreté et à la création des emplois, il se trouve au centre de la lutte contre la pauvreté et, par ricochet, assume un rôle prépondérant dans le développement du Cameroun. Ce secteur névralgique particulièrement sollicité est en structuration permanente et connaît la participation des acteurs et structures d’origine diverse. En plus des sociétés de développement et des ONG, le PNVRA, mis en place depuis 1986, permet d’apporter un encadrement technique aux producteurs sur l’ensemble du pays. Il participe donc d’un environnement institutionnel suscité pour renforcer la contribution du secteur agricole, non seulement à l’équilibre de la balance commerciale, mais également à la sécurité alimentaire des populations(24)> et, de surcroît, à l’emploi en milieu rural.
Théoriquement le PNVRA s’inscrit dans le vaste champ des théories du développement agricole(25) et notamment dans le modèle de diffusion, de transfert de technologie et du renforcement de la recherche agricole, saisi dans sa forme élaborée. En effet, Yujiro Hayami, et Vernon Ruttan relèvent qu’au détour des années 50, le modèle de diffusion a connu une relecture. Un regard lucide, porté par les organismes d’aide au développement sur les transferts de technologies effectués jusqu’à lors, a permis de comprendre que le modèle de diffusion ne parvenait toujours pas à susciter une dynamique de modernisation et d’expansion des villages et des exploitations. Dès lors, le transfert de technologie a augmenté ses capacités d’adaptation au contexte local par un renforcement de la recherche agricole(26). Ce volet de recherche n’a pas cessé de croître, surtout qu’il s’est doublé d’un objectif de croissance. Comme le souligne Théodore Schultz de façon explicite, « la recherche agricole induit des gains de croissance supérieurs, ce qui renforça encore la décision d’investir pour le soutien à la recherche dans les pays en développement »(27). Par ce renforcement, le transfert de technologie tourne résolument le dos au diffusionnisme basé sur l’hypothèse d’une réserve de techniques prêtes à l’emploi et directement transférables. Nous distinguons ainsi trois phases dans le processus de diffusion et de transfert de technologie : le transfert de matériel, le transfert du savoir-faire, et le transfert de la maîtrise de la technologie. Il faut relever que c’est à partir de la deuxième phase que l’adaptation aux conditions locales prend forme, à travers la production locale des équipements et des machines et la naissance des premières stations d’expérimentation(28). Les stratégies d’approche du PNVRA, et même la relecture intervenue(29) en cours de réalisation, positionnent clairement le programme dans une logique d’adaptation progressive et d’adoption intelligible.

Les stratégies et les modes communicationnels du PNVRA

Le PNVRA repose fondamentalement sur une logique participative, que nous retrouvons depuis le diagnostic des problèmes jusqu’à la conception des solutions. Ceci induit une communication à double mouvement. De la base vers le sommet et du sommet à la base.
Le premier moment consiste surtout en une remontée des problèmes et des besoins des producteurs. Dans un second moment, les grands centres d’intérêt mobilisés dans la recherche proposent en fonction des besoins une semence et une technique appropriées à la région et au climat. Alors, commence la phase initiale d’expérimentation à petite échelle. Elle passe par la mise en route d’une unité de démonstration, qui est une entité réduite où l’on expérimente la variété améliorée. Pour une comparaison aisée et une détermination de choix, une parcelle de variété traditionnelle côtoie la structure d’expérimentation. C’est après cette phase que le produit rentre dans une vulgarisation généralisée, avec l’aide d’agents formés et des institutions qui sont des vecteurs de connaissance. Le relais de cette vulgarisation est assuré par la cellule de communication, qui s’appuie sur des canaux usuels de communication : télévision, radio, presse; et des dispositifs communicationnels, tels que les foires, les portes ouvertes.
Le succès du PNVRA a été mitigé, malgré la cohérence de la stratégie participative et des dispositifs et canaux de communication. Cet échec relève d’une analyse complexe et transdisciplinaire. Les coordonnateurs du projet au Cameroun, que nous avons rencontrés, évoquent le retrait du FMI et de la Banque mondiale en 2004 comme une cause essentielle de cet échec. Car l’absence des subventions implique la paralysie de la recherche et la baisse de l’effectif du personnel. La validité de cet argument suscite une adhésion, dans la mesure où quel que soit le niveau de développement des réseaux de communication, la diffusion des idées et l’extension du pôle de la recherche dépendent de l’intensité de la relation interpersonnelle. Dans un contexte comme celui du Cameroun, marqué encore par les relents de l’oralité, la relation interpersonnelle devient significativement importante et encadre toute autonomisation des moyens de communication. Et c’est là qu’il faut dénoncer la veulerie des coordinateurs du programme. Nous pouvons relever, pour le déplorer, l’attitude de ses responsables, qui n’ont pas su mobiliser tout le tissu relationnel et le structurel omniprésent dans la trame existentielle des populations du Cameroun.
En effet, la dimension sociale de l’homme est un aspect essentiel de l’anthropologie et de la sociologie africaine. Ceci se perçoit à travers l’existence des structures associatives, qui constituent de véritables cadres de vie et des sentiers de réalisation existentielle et éléments de configuration de la vie économique. Ces associations organisées, qui fonctionnent comme des structures bancaires, font concurrence aux banques institutionnelles, à n’en juger que par les sommes brassées et la nature des opérations. Que le PNVRA, dans la région de l’ouest du Cameroun où foisonne un réseau associatif impressionnant, soit resté uniquement une affaire de fonctionnaires, agents de vulgarisation et des créneaux traditionnels de communication, relève d’une omission dommageable dans une sphère où le groupe est un référent anthropologique important.
Ce décalage avec la mémoire locale se perçoit aussi dans la non -implication des chefs traditionnels qui, dans plusieurs régions du Cameroun sont garants de l’autorité et leaders respectés par le peuple. Les campagnes du CIPCRE (Cercle International pour la Promotion de la Création)(30) doivent d’ailleurs leur rayonnement à la mobilisation de cette autorité traditionnelle. Jusque là, nous souscrivons à la thèse de Misse Mise énoncée plus haut.
Cependant la solidarité souvent évoquée comme une identité remarquable de la société africaine n’a pas résisté à la dérégulation du capitalisme grandissant. Jean Marc Ela le souligne en des termes très explicites : « au-delà des stéréotypes inopérants qui dissimulent la réalité, il faut réapprendre l’Afrique : le continent noir est sous l’emprise d’un capitalisme sans état d’âme et sans entraves. Soyons clairs : la réappropriation du débat, sur les paradigmes qui fondent la démarche du théologien, nous oblige à affirmer le caractère central des rapports sociaux de production dans l’Afrique ajustée à l’heure de la mondialisation du capital (31)». Ces propos sont scientifiquement situés, dans la mesure où il s’agit de la parole d’un théologien. Cela ne saurait disqualifier la véracité du message porté, qui repose sur un regard critique et lucide de l’auteur, lequel par ailleurs est sociologue. La mondialisation du capital induit une marchandisation de l’espace public qui participe à la désintégration sociale. Les notions de bénéfice et intérêt, qui n’étaient pas premières dans les organisations sociales, ont pris des proportions effarantes. Certains de ces groupes, qui meublent la trame existentielle malgré leur dénomination à caractère humanitaire, sont des espaces d’un individualisme exacerbé et d’un matérialisme insolent. Ces structures de socialisation, qui ont fonctionné comme expression de solidarité, d’entraide et vecteur de recherche du bien commun, opèrent désormais comme cadres de sauvegarde des intérêts personnels. Les dynamiques de groupe, qui ne sont pas motivées par un intérêt personnel, sont vouées à l’échec. Nous comprenons pourquoi les micros -projets de vulgarisation, qui demandaient la mise en place d’un groupe de 15 à 70 personnes, n’ont pas connu un succès étincelant.
Dans ce contexte, malgré toute sa charge anthropologique et culturelle, la mobilisation du tissu associatif ne peut plus constituer un capital rassurant. En effet, si le groupe est important et déterminant, il ne suffit pas à structurer l’individu de façon exhaustive. Ainsi contrairement aux communautaristes(32), nous pensons avec Amartya Sen que l’appartenance au groupe ne saurait être envisagée comme extension de la personnalité. L’individu a toujours le choix entre plusieurs normes concurrentes et le contexte socio-économique est un élément qu’il faut prendre en compte, dans la mesure où il est capable de structurer les identités culturelles(33). Dès lors, se problématise à nouveau la question de prise en compte de la mémoire locale.
Nous ne souscrivons donc pas à la thèse de l’identité, perçue comme entité figée et réifiée Ceci complexifie davantage la démarche communicationnelle, car l’absence de toute réification invite à revisiter la dialectique du local et du global, pierre de touche de toute dynamique de prise en compte de l’altérité. À ce sujet, Appadurai relève que ce sont les groupes qui produisent leur local dans un contexte historique déterminé et non la pesanteur d’un territoire qui façonne le groupe comme tel(34). Cette perception dynamique de l’identité interroge la communication dans sa posture. Si elle ne veut pas être confinée à la médiation technique pour un succès hypothétique, elle est acculée à œuvrer en amont dans une logique d’épigraphie sociale et existentielle. C’est par ce changement de posture épistémologique que la communication peut valider sa démarche dans les problématiques de changements sociaux.

Conclusion

Nous voici rendu au terme de notre réflexion qui s’articulait autour de trois points. Au départ, il était question pour nous de réévaluer le positionnement de la communication dans les politiques publiques afin de pouvoir apprécier sa validité dans le processus de changements sociaux. Nous avons pris pour objet d’étude le PNVRA mis sur pied au Cameroun depuis 1986 et qui, 20 ans après, n’a pas toujours réalisé son objectif de lutter contre la famine et la sous-alimentation. À ce stade, nous pouvons dire que le regard porté sur le dispositif communicationnel et les stratégies déployées nous a permis de constater que l’assomption des identités culturelles est restée assez superficielle. En même temps, nous avons eu l’occasion de mettre en exergue la difficulté de cette assomption, dans un contexte où la réalité sociale est elle-même mouvante et structurée par le contexte économique et conjoncturel. On est fondé à se poser la question de savoir si l’engagement de la communication dans le changement social ne relève  pas d’une entreprise aporétique.

Notes

(1) Rapport MacBride, [consulté le 10 juin 2009].
http://unesdoc.unesco.org/images/0004/000400/040066fb.pdf

(2) DROZ, Yvan, LAVIGNE, Jean Claude, 2006 : 43, Ethique et développement durable, Paris : IUED Karthala.

(3) ARMATYA, Sen, 2006 : 11, L’identité et violence, Paris : Odile Jacob.

(4) MIEGE, Bernard, 2004 : 160-175, L’information communication, objet de connaissance, Paris : de Bœck.

(5) Rapport MacBride, op., cit.

(6) COMELIAU, Christian, 1994, 61, « Du développement durable ou blocages conceptuels », in Tiers Monde, vol 35, n°137.

(7) AYDALOT, Philippe, 1985 : 108, Économie régionale et urbaine, Paris : Économica.

(8) SOLAGES, de Olivier, 1997 : 299, croissance ou développement des Tiers Mondes, Paris, L’Harmattan.

(9) TREMBLAY, Suzanne, 1999 : 20, Du concept de développement au concept de l’après-développement : trajectoires et repères, Université Du Québec à Chicoutimi, collection « travaux et études en développement régional ».

(10) LAFRANCE, Jean Paul, LAULAN, Anne-Marie, RICO DE SOTELO, Carmen, (dir.), 2006 : 12-20,  Place et rôle de la communication dans le développement international, Québec : Presse universitaires du Québec.

(11) Les principaux promoteurs sont Samir Amin, André Gunter Franck, Fernanado Henrique Cardoso

(12) LAFRANCE, Jean Paul, op., cit.,  p 22

(13) FREI RE Paulo., 1983 : 52  La pédagogie des opprimés, Paris : La Découverte / Maspéro, «Petite Collection Maspéro»

(14) Rapport MacBride, loc., cit., consulté le 24 octobre 2009

(15) Plusieurs stratégies  de communication sectorielle et spécialisée ont été imposées par la Banque mondiale, qui se réfère sans cesse à la communication comme levier important et composante transversale et déterminante de tout changement.

(16) MISSE, Missé, 2005, « Les apories de la communication sociale pour le développement », colloque international pour le développement Douala Avril 2005, Actes du colloque, pp 115-125.

(17) PNUD, 2008 Rapport annuel [en ligne] http://www.undp.org/french/publications/annualreport2008/capacity.shtml  [consulté le 20 juillet 2009].

(18) La « stratégie mondiale de la santé pour tous d’ici l’an 2000 » a été adoptée à l’unanimité par l’Assemblée mondiale de la santé. « La Santé pour tous » est devenue le mot d’ordre de l’OMS. Cette stratégie a servi de base pour la Charte d’Ottawa signée lors de la Première Conférence internationale pour la promotion de la santé & Charte d’Ottawa (1986).

(19) CÉvaluation du matériel IEC produit et diffusé par l’UNICEF de 1995-2000 au Cameroun, cf. plan de lutte contre le SIDA du secteur  femmes 2003-2005, [en ligne] http://www.minproff.gov.cm/telechargements/PlanLutteSIDA.doc, [consulté le 20 juillet 2009], cf MISSE MISSE, loc cit.

(20) MISSE, MISSE, 2005, loc., cit. : 119

(21) MIEGE, Bernard, 1989, La société conquise par la communication, Grenoble, PUG.

(22) RENAUD, Lise et RICO DE SOTELO, Carmen, « La communication pour la santé, de multiples approches théoriques » ; MARTIN-BARBERO, J., « De la nécessité de passer par la culture dans le nouveau développement » in LAFRANCE, Jean Paul, LAULAN, Anne-Marie, RICO DE SOTELO, Carmen, (dir), op. cit.

(23) Document de Stratégie de Développement du Secteur Rural (DSDSR, 2003)

(24) L’autosuffisance alimentaire était estimée à 90 % dans les années 80.

(25) Pour une approche plus détaillée de ces modèles voire YUJIRO Hayami, VERNON, Ruttan,1998, Agriculture et développement , une approche internationale, Paris :INRA

(26) YUJIRO Hayami, VERNON, Ruttan, 1998, op., cit., p. 315.

(27) SCHULTZ, Théodore, 1964: 52, Transforming traditional agriculture, New Haven : Yale university Press.

(28) YUJIRO Hayami, VERNON, Ruttan, op., cit., p 311.

(29) C’est en cours de réalisation que le programme a mis un accent sur le volet recherche et est devenu programme de vulgarisation et de recherche. On est donc passé de PNVA à PNVRA.

(30) La problématique de l’insalubrité urbaine en Afrique aujourd’hui constitue une préoccupation majeure pour certaines organisations de protection de l’environnement Le CIPCRE fait partie des ONG africaines, dont les méthodes d’intervention s’inspirent des principes d’un développement respectueux du milieu. C’est ainsi que le CIPCRE a inscrit de façon prioritaire la problématique des déchets dans ses préoccupations avec pour objectifs de mobiliser les jeunes des quartiers à oeuvrer de façon non -conventionnelle à assainir leurs quartiers. Et vulgariser le compost produit de façon à transférer progressivement le projet aux acteurs de tous les jours que sont les composteurs.

(31) ELA, Jean Marc, 2003 : 103, Repenser la théologie africaine, Paris : Karthala.

(32) Au sujet de la relation entre l’individu et la communauté, cf. TAYLOR, Charles, Les sources du moi, Paris : Le Seuil, 1998.

(33) AMARTYA, Sen, op., cit., p 64.

(34) APPADURAI, Arjun,  2001 : 18, Après le colonialisme, les conséquences culturelles de la globalisation, Paris : Payot.

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Auteur

Hubert Etienne Momo

.: Doctorant, Gresec (Groupe de Recherche sur les Enjeux de la Communication), ERA N°608, Université Stendhal, Grenoble3.