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L’administration électronique au Maroc : entre exigences internationales et réalités nationales

15 Jan, 2011

Résumé

En partant du cas marocain, l’auteur s’interroge sur les finalités de lancer des projets d’administration électronique dans les pays du sud. L’hypothèse centrale développée dans le texte est que ces projets sont plus motivés par des exigences internationales issues de pays industrialisés et de certaines organisations internationales que par une demande sociale locale.

Mots clés

Administration électronique, organisation internationale, rapport Nord-Sud, politique publique, coopération internationale, Maroc

In English

Abstract

With Morocco as an illustration, the author questions the aims of e-government projects in southern countries. The central hypothesis developed in this article is that these projects are motivated more by requirements from industrialized countries and international organizations than a local social demand.

Keywords

E-government, international organization, North-South relations, public policy, international cooperation, Morocco

En Español

Resumen

A partir del caso de Marruecos, el autor discute el objectivo de gobierno electrónico en
países del Sur. La hipótesis central desarrollada en el artículo es que estos proyectos están más motivados por las necesidades de los países industrializados y organizaciones internacionales que una demanda social local.

Palabras clave

E-gobierno, organización internacional, relaciones Norte-Sur, política pública, cooperación internacional, Marruecos

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Benchenna Abdelfettah, « L’administration électronique au Maroc : entre exigences internationales et réalités nationales« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°11/3A, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2010/supplement-a/11-ladministration-electronique-au-maroc-entre-exigences-internationales-et-realites-nationales

Introduction

Cette contribution s’inscrit dans une problématique générale : les politiques publiques en matière d’intégration des TIC dans les pays du Sud et leur articulation avec la question de la coopération internationale. En partant du contexte du Maroc, je m’intéresserai plus particulièrement aux projets d’administration électronique (1) et aux enjeux qui président à leur mise en place, tant au niveau national qu’au niveau international.

Les projets d’administration électronique ne se développent pas seulement dans les pays industrialisés. Certains pays du sud (Algérie, Égypte, Dubaï, Maroc, Tunisie, Sénégal, etc.) en font, depuis quelques années déjà, une de leurs priorités. Ils se lancent dans des opérations de grande envergure d’informatisation, avec la conviction d’y trouver une solution à la modernisation de leur administration et à l’accélération de la réforme de celle-ci. Ces projets s’inscrivent, le plus souvent, dans des stratégies plus globales (eMaroc 2010, e-Algérie 2013, etc.), avec pour objectif affiché de s’insérer dans ce qu’il est convenu de désigner par « la société de l’information ».

Le Maroc, par exemple, s’est lancé, depuis le début des années deux mille, dans une initiative intitulée Idarati (Informatisation des Départements de l’Administration et leurs mises en Réseau Aplati via les Technologies de l’Information), touchant la totalité des départements administratifs (douane, justice, etc.). La finalité mise en avant : faire entrer « l’administration par la grande porte et avoir accès à l’ère des technologies de l’information et de la modernité » (ministère de la Modernisation des Secteurs Publics, 2006) et véhiculer le sens « d’appartenance de l’administration au citoyen et le sentiment de ce dernier que l’administration est à son service » (ministère de la Modernisation des Secteurs Publics, 2002). De telles intentions suscitent la fois enthousiasme et interrogations. Enthousiasme, parce que l’on peut y voir une volonté politique qui, à la fois, reconnaît aux Marocains les droits et les services qu’ils peuvent attendre de l’administration et se préoccupe de l’amélioration des relations administration/usagers. Interrogations sur la pertinence et la viabilité d’une telle initiative et sur les raisons qui poussent les décideurs politiques marocains à se lancer dans un grand projet alors que le Maroc accuse un taux d’analphabètes qui avoisine, selon les dernières statistiques officielles, les 42%. De plus, une grande majorité des Marocains n’ont pas accès à un ordinateur et encore moins à l’Internet.

En somme, il s’agit, en m’appuyant sur le cas marocain, d’illustrer le décalage existant entre les volontés politiques d’introduire des innovations à la fois technologiques et organisationnelles s’appuyant sur les Tic dans les services de l’administration publique et la réalité du terrain dans laquelle ils souhaitent agir. Il ne s’agit pas là de discuter de la pertinence des services rendus par l’administration électronique (déclaration des impôts, de TVA, demande en ligne d’un extrait d’acte de naissance, etc.). Les télé-procédures et les télé-services constituent incontestablement une source d’amélioration de la qualité des services rendus aux usagers. Le seul problème est que les conditions politiques et sociales nécessaires à son développement dans une grande majorité des pays du sud ne sont pas encore réunies.

L’hypothèse sous-jacente à ces interrogations est que le lancement de ces programmes de technologisation de l’administration est motivé plus par des exigences internationales formulées par des organisations internationales (ONU, Banque mondiale, Organisation Mondiale des Douanes, OCDE, etc.) et certains pays industrialisés que par une demande sociale issue de l’intérieur. Concernant le cas marocain, les incitations des organisations internationales conjuguées à l’accord de libre-échange avec les Etats-Unis, d’une part et de l’accord d’association avec l’Union européenne, d’autre part, seraient à l’origine d’une réforme plus globale de l’administration marocaine qui intègre en son sein, une dimension technologique favorisant la mise en place de projets d’administration électronique.

Pour développer cette hypothèse, je tenterai de répondre aux trois questions suivantes :

-Quelles finalités pour les discours développés par les organisations internationales et les arguments avancés sur la pertinence des projets d’administration électronique dans les pays du sud ?

-Comment ces discours sont-ils traduits dans les stratégies nationales des pays du sud et plus particulièrement dans le cas du Maroc ?

-Dans quel contexte se mettent en place ces projets côté marocain ?

Administration électronique : Les dessous d’une nécessité annoncée

D’une hypothèse de travail à un impératif

Depuis les débuts des années 2000, plusieurs sont les organisations internationales et les gouvernements de pays de Nord et de Sud qui affichent un grand intérêt à ce qui est convenu de désigner par « administration électronique »,« e-administration » ou encore « e-gouvernment ».

L’ONU, en premier lieu, a chargé, dès 1999, son département des affaires économiques et sociales d’élaborer et mettre en oeuvre un programme intitulé «United Nations Public Administration Network (UNPAN) ». Ce dispositif a pour mission d’aider les pays en développement à « répondre aux défis auxquels les gouvernements sont confrontés à combler le fossé numérique entre les nantis et les démunis et à atteindre leurs objectifs de développement ». Dans le cadre de ce programme, le département des affaires économiques et sociales de l’ONU produit, de façon régulière, des documents pour rendre compte de l’état de l’intégration des Tic par les départements administratifs dans les différentes régions du monde tout en procédant à un classement des pays. Le Maroc, par exemple, est classé en 2008, au 140ème rang sur les 192 États membres des Nations Unies, en matière d’e- gouvernement.

De leurs côtés, l’OCDE, la Banque Mondiale, le PNUD ou la CNUCED publient, de façon régulière, des rapports et des notes sur l’importance que doivent accorder les gouvernants à l’administration électronique. Ces documents sont parfois co-signés par ces mêmes organisations pour afficher publiquement leurs convergences de conception, leur prise de conscience commune de l’importance de cette question. « Efficacité », « transparence », « efficience », « participation accrue des citoyens » sont autant de vertus attribuées à l’administration électronique, pour les pays dits en développement, aux yeux de ces organisations :
« L’administration électronique est un domaine d’application des Tic particulièrement prometteur pour les pays en développement. Elle permet en effet une administration plus efficace et plus transparente à moindre coût, favorise une participation plus large du public et contribue à faciliter l’accès des pauvres aux services gouvernementaux et à leur donner des moyens de faire entendre leur voix dans les décisions prises par les pouvoirs publics » (Forum mondial conjoint OCDE/Nations Unies/Banque mondiale, 2003).

Outre la mise en avant des avantages de l’administration électronique, une des spécificités de ces discours est leur uniformité. Ils renvoient au lecteur une et une seule vision, celle d’admettre et d’accepter de facto que l’administration électronique est un impératif pour les gouvernements de tous les pays qui aspirent à « la modernisation » de leurs administrations. Pour les pays du sud, il s’agit finalement d’accepter un modèle et de le mettre en oeuvre sans se poser la question ni de sa pertinence, ni des conditions de sa faisabilité et encore moins de sa nécessité.

Ces discours accompagnateurs se caractérisent également par le passage, en un laps de temps très rapide, d’une posture de questionnement et d’hypothèse quant aux vertus de l’administration électronique à celles de certitudes. En moins de trois ans, le discours de l’OCDE, par exemple, a évolué. Dans un document datant de décembre 2001, intitulé « L’administration électronique : cadre d’analyse et méthode », cette organisation avançait l’hypothèse selon laquelle « l’administration électronique peut faciliter grandement l’adoption de bonnes méthodes de gouvernance ». En 2004, son rapport sur le même sujet (OCDE, 2004) est sans équivoque et sans ambiguïté : l’administration électronique est mise au rang d’impératif pour tous les gouvernements.

La CNUCED, qui s’intéresse plus particulièrement aux pays du Sud, met l’accent, elle, sur la nécessité des gouvernements à se lancer dans des projets d’administration électronique, tout en préservant le rôle que doivent jouer les acteurs économiques privés dans ce processus :
« Les gouvernements devraient jouer un rôle actif, sans contrarier le jeu de la concurrence sur le marché local. Ils devraient prendre des initiatives (par exemple, adopter des pratiques d’administration ou de gouvernement électronique), mais sans se substituer à l’action du secteur privé » (CNUCED, 2004, p. 8).

A ce stade de notre analyse, la question qui se pose est celle des finalités d’une telle vision. Pourquoi les organisations internationales incitent tant les pays du sud à se lancer dans des projets d’administration électronique ? Pourquoi certaines d’entre elles accompagnent ces pays dans ce processus ?

Les discours et les actions menées par les organisations internationales en matière d’administration électronique, appuyés par certains pays industrialisés, sont porteurs d’une idéologie où l’intégration des pays du sud dans le système économique international est au centre de ses préoccupations (Holly, 2003, p. 19). Cette intégration est conditionnée par « une mise à niveau » des administrations et des services publics des pays du sud. Elle passe, aux yeux des organisations internationales, à la fois :

-par la nécessité de réformer et de moderniser l’administration ;

-par la rationalisation des coûts engendrés par les services aux usagers et plus particulièrement les coûts de la masse salariale ;

-par l’interopérabilité des systèmes d’information tant au niveau national qu’international ;

-par la mise aux normes internationales en matière de commerce international et de sécurité.

Réforme et modernisation

Le discours des organisations internationales sur la modernisation et la réforme de l’administration est intimement lié à celui du recours au Tic. Les vertus de l’administration électronique ne sont qu’une composante d’un discours plus global sur la nécessité de réformer et de moderniser l’administration dans les pays du sud. Le développement des technologies de l’information et de la communication est présenté à la fois comme une raison pour réformer l’administration et comme un moyen pour y parvenir. La réforme de l’Etat est pensée comme une exigence dictée par le contexte international caractérisé :

-par l’expansion des nouvelles technologies de l’information et de la communication

-et par une concurrence entre des économies dans un marché mondialisé.

C’est en partant des préoccupations liées à l’économique et aux échanges commerciaux internationaux que la question de la réforme et de la modernisation de l’administration est convoquée. Les économies des pays en voie de développement sont invitées à relever les défis face aux mutations de l’environnement international en profitant des possibilités offertes par les Tic pour moderniser leurs administrations et pour s’insérer dans « l’économie-monde ». La « performance économique » et « la compétitivité » sont directement associées au déploiement de l’administration électronique, à l’ouverture et à l’efficacité du secteur public. Le programme des Nations-Unies, United Nations Public Administration Network (UNPAN), cité plus haut, va essentiellement dans ce sens. Ainsi, la dernière livraison en date de ce programme, « Tirer parti de gouvernement électronique à un moment de crise financière et économique », en est un des plaidoyers.

Concernant le Maroc, la Banque Mondiale a produit, et continue régulièrement de produire, des rapports sur la réforme de l’administration marocaine. Cette organisation porte un grand intérêt aux réformes à mener au sein des administrations concernées directement par le commerce international comme l’administration douanière et met en avant sa réussite dans les réformes entreprises. La lecture de ces rapports permet d’apprécier l’importance accordée à la refonte des systèmes d’information dans le processus de réforme. En moins d’un an, deux rapports décrivent, entre autres, comment le recours systématique à l’informatique, dans l’organisation du travail, va contribuer à assouplir, à alléger et à renforcer la maîtrise du circuit du dédouanement tout en luttant contre les fraudes commerciales. Notons, au passage, qu’au début des années 90, le FMI reprochait à cette même administration « l’absence de procédure automatisée de recoupement d’information » (Belghazi, 2004, p. 12).

La mise en ligne des services de l’administration est perçue donc comme un élément fondamental de la stratégie globale de sa reforme et de sa modernisation, un moyen « de réformer la façon dont fonctionnent les administrations publiques pour les mettre plus à l’écoute et au service des citoyens »

(OCDE, 2002, p. 2). Une telle approche s’adosse à une vision déterministe où le recours aux technologies de l’information et de la communication est présenté comme une solution pour le gouvernement permettant d’offrir « des services de haute qualité, accessibles et sécurisés ». «La modernisation » est assimilée alors à « développement » et « technologisation » à « réforme ». Un expert de l’OCDE ne peut être plus clair quand il écrit : « l’administration électronique ne vise pas à maintenir le statu quo mais devrait au contraire s’efforcer d’utiliser les Tic pour transformer les structures, les opérations et, ce qui est le plus important, la culture de l’administration » (Lau, 2004, p. 225).
Cette vision n’est pas une nouveauté en soi dans les discours des organisations internationales. Depuis les années soixante-dix, le recours aux technologies de l’information et de la communication est présenté, comme moyen pour « réduire le gap » entre pays développés et pays sous-développés (Benchenna, 2006). Certes l’accès aux nouvelles technologies peut être un facteur parmi d’autres pour favoriser le développement économique et social mais les défis concrets qui se posent aux pays sous-développés n’ont que peu à voir avec les visions utopiques de la société de l’information (Tremblay, 2008, p. 39) et la vision déterministe véhiculée par les organisations internationales.

Les conférences internationales sur la question de l’administration électronique sont des moments privilégiés pour les organisations internationales et certains pays développés pour affirmer et soutenir que « les nouvelles technologies offrent aux pays en voie de développement une opportunité unique pour entrer dans l’avenir, pour accélérer leur développement économique et social et pour bénéficier du réseau informatique global à coût faible » (ONU, 2002).

L’administration électronique devient, comme par magie, un moyen permettant au citoyen et à l’entreprise de mieux connaître les rouages de l’administration, de « mieux cerner l’organisation du Gouvernement, de ses départements ou agences, de ses services décentralisés ou déconcentrés ». L’accès électronique aux informations et aux services est présenté comme la solution pour rapprocher l’administration de ses usagers (MNSP -PNUD-ICTDAR, 2004, p.1).

Dans la même veine, un autre document émanant de l’OCDE et concernant les pays du MENA (Middle East and Nord Africa), met en avant la transformation de l’administration par la mise en ligne de ses services. Elle devient la clé pour transformer les différents départements de l’administration.
« Another innovative approach to cutting red tape is the application of ICTs tools to simplify government operations and reduce the cost of transactions. However the impact of e-government – defined by the OECD as the use of ICTs, and particularly the Internet, to achieve better government – goes beyond the simplification of administrative procedures and operations. E-government has been recognised as a key policy tool to transform government, i.e. towards a government that costs less, provides user-focused quality services and uses ICTs to better engage citizens in policy making ».

Réformer et moderniser l’administration passe également par une volonté de rationalisation. La tehnologisation trouve alors toute sa légitimé dans les discours des organisations internationales sur les avantages de l’administration électronique.

La rationalisation par la technologisation

La rationalisation des coûts engendrés par les services aux usagers est également au coeur des discours avancés par les organisations internationales pour justifier de la pertinence de l’administration électronique. Par la mise en ligne des services, une partie non négligeable du travail sera réalisée par les usagers (remplissage de formulaires pour établir une demande, paiements en ligne, etc.). C’est la logique technico-économique qui prend le dessus sur la logique du service aux usagers.
L’administration électronique est présentée comme une voie pour assurer des prestations de meilleure qualité et au moindre coût. Le recours aux Tic est présenté, en effet, comme un moyen pour rationaliser les dépenses dans l’administration et pour « renforcer l’efficacité de son intervention ». La masse salariale est la première à être visée par la réduction des coûts. Cette orientation rejoint, dans une certaine mesure, les recommandations de la Banque Mondiale et ses programmes d’ajustement structuraux où les pays du Sud sont incités à une meilleure maîtrise de « l’augmentation insoutenable de la masse salariale de la fonction publique » qui « influence d’une façon très importante le creusement du déficit budgétaire structurel ». L’objectif est de réduire et de rationaliser les dépenses publiques, en comprimant le poids de la masse salariale. Dans ce sens, le rapport de la Banque Mondiale, d’octobre 1995, a mis l’accent sur les défaillances économiques et financières de l’administration. Le Maroc était invité à compresser les salaires et à réduire la masse salariale. Il a accordé le départ volontaire anticipé à plus de 470 000 fonctionnaires (KPMG, 2004, p. 26).

Ambivalences de l’interopérabilité (2)

L’interopérabilité entre systèmes d’informations des administrations est également présentée comme un moyen permettant d’optimiser la rationalisation des coûts, aux yeux des « experts » de certaines organisations internationales. Pour l’OCDE, par exemple, la généralisation de services publics en ligne devrait permettre, à l’avenir, une amélioration de « l’efficience » grâce à la multiplication des échanges de données au sein de l’administration et entre l’administration et certains secteurs d’activité du privé. La réutilisation des données est présentée comme un moyen de réduire la nécessité de collecter plusieurs fois les mêmes données auprès du même usager, de rapprocher et de vérifier les données.

Mais ce rapprochement de données ne va pas sans poser la question de la protection des données personnelles. Certes, les organisations internationales attirent l’attention sur les problèmes qui peuvent engendrer les interconnexions et l’interopérabilité des systèmes, et plus particulièrement la protection des données personnelles et de la vie privée. Mais on peut s’interroger sur la pertinence d’une telle mise en garde, malgré son caractère louable, dans certains pays où une réglementation en la matière est absente ou peu respectée quand elle existe. Dans ce pays, par exemple, une loi relative à la protection de la vie privée n’a été votée qu’à la fin de l’année 2008. En début de 2008, le Maroc a été mis à l’index par la CNIL française du fait des manquements constatés en matière de respect de la vie privée par les sociétés de l’Offshoring installées dans les grandes villes marocaines. Selon le journal L’économiste, daté 1er février 2008, c’est le Président de la CNIL française, en personne qui serait à l’origine de la relance d’un projet de loi relatif à la protection des données personnelles, oublié depuis près de 5 ans (Journal l’économiste, 1er février 2008).

Mais derrière l’interopérabilité des systèmes d’information et le recours à l’administration électronique, il n’y a pas qu’une recherche de rationalisation et de réduction de coûts liées aux traitements des données. Il y a également et prioritairement la question sécuritaire. On peut se demander, en effet, à quel niveau se limite l’interopérabilité entre systèmes d’information. L’interopérabilité sera-t-elle circonscrite aux seuls systèmes d’informations d’un même pays ou dépassera-t-elle les frontières ? Cette question nous amène à nous poser immédiatement la question de la souveraineté nationale à l’ère du numérique. Avec les enjeux sécuritaires et la lutte contre « le terrorisme », les données sur les personnes ne seront-elles pas partagées entre systèmes d’informations de plusieurs pays ? Rien n’est moins sûr. Ce que l’on peut noter c’est que ce type de partage de données est déjà opérationnel en matière des marchandises dans les systèmes d’information douaniers. Dans son rapport « L’administration électronique : un impératif », l’OCDE fait état d’un dispositif électronique, le Corridor vert, permettant de partager des données informatisées, via Internet, entre les services de douanes scandinaves et russes (OCDE, 2004, p. 36). Traitant d’une éventuelle interopérabilité internationale entre les USA et l’Europe en matière de données personnelles, le juriste Jean-Jacques Lavenue (2006, p. 819) précise qu’il n’y a aucune garantie réelle de contrôle sur l’usage qui pourra être fait hors de l’Europe des fichiers transférés. Dans de telles conditions, on peut aisément soutenir que les pays du Sud auront encore plus de difficultés à avoir des garanties quant aux usages qui seront faits des données personnelles de leurs citoyens en dehors de leurs frontières.

L’interopérabilité est, comme nous venons de le voir, liée à la question sécuritaire. Les écrits publiés par l’Organisation Mondiale des Douanes (OMD) fournissent des éléments qui permettent d’apprécier encore mieux l’importance de cette dimension, dans la mise en place de l’administration électronique.

La question sécuritaire

L’exploitation et l’échange de données informatisées sont au coeur des préoccupations des administrations douanières à travers le monde et de l’OMD. Il est question d’introduire des règles automatisées pour développer des techniques d’identification « des risques élevés » (OMD Actualités, N° 60, octobre 2009, pp. 59-60).

Le programme Colombus, initié en 2006 par l’OMD (Organisation Mondiale des Douanes), met l’accent sur la modernisation des services
douaniers tout en consacrant une part importante à la lutte contre les fraudes et à la sécurité. Son objectif principal est de sécuriser les échanges et de mettre intégralement en oeuvre le dispositif SAFE (Security And Facilitation of the Environment). Il est question de partager au niveau mondial un ensemble de standards qui tendent « à l’uniformisation et la normalisation des mesures et des procédures destinées à sécuriser et à faciliter la chaîne logistique internationale ». Le recours aux Tic et à l’Internet, via des services d’administration électronique, est au centre de ce dispositif. Les opérateurs sont obligés, par exemple, à fournir des renseignements à l’avance, par voie électronique, au sujet des marchandises qu’ils souhaitent faire transiter par une douane. Pour l’OMD, de tels procédés, permettent entre autres d’évaluer les risques afin de lutter contre les menaces en matière de sécurité et d’exécuter les contrôles à l’exportation en utilisant de préférence du matériel de détection non intrusif (OMD, 2007, p. 14).

L’administration marocaine des douanes s’est engagée à mettre en oeuvre ce cadre de normes. En 2008, elle est même retenue par l’OMD comme site pilote pour servir d’exemple aux administrations de ses autres pays membres.

Le recours aux Tic pour assurer la dimension sécuritaire va de pair avec un autre enjeu : la mise à niveau des administrations des pays du sud en matière de normes internationales pour le commerce international, pour la finance et l’économie. Aux yeux des organisations internationales concernées et certains pays industrialisés, le premier n’est qu’un préalable pour rendre possible le second.

Mise aux normes internationales

La réforme de l’administration des pays du Sud est pensée et présentée par les organisations internationales et les pays industrialisés avant tout sous le prisme de l’économique et du marché. Il est question de « mettre à niveau » les départements des administrations des pays du Sud pour faire face à« la mondialisation ».

Quand le discours des organisations internationales célèbre l’administration électronique, c’est pour mettre en valeur les avantages attendus en termes de développement économique et d’attractivitééconomique future des pays du Sud. Il incite ces pays à se doter d’un ensemble cohérent de normes pour les technologies de l’information et de la communication, ouvert, interopérable et accepté mondialement, et ce pour l’obtention des meilleurs avantages pour les consommateurs, les producteurs et les gouvernements.

Les organisations internationales concernées par les secteurs de l’économie, du commerce international et de la finance incitent les pays du sud à mettre en place des informations et des services en ligne destinés aux investisseurs étrangers. La modernisation de l’administration et sa technologisation sont présentées comme des opportunités à saisir pour accroître ses chances et attirer des investissements directs étrangers (IDE). Dans un rapport de la CNUCED portant sur la politique d’investissement au Maroc, les rédacteurs sont très explicites quant à la nécessité de mettre en place de tels dispositifs techniques :
« Il est recommandé d’offrir aux investisseurs une totale transparence quant aux règles et procédures d’investissement au niveau national, grâce à l’installation du système e-régulations. Ce système présenterait en ligne toutes les formalités relatives aux différentes opérations d’investissement et donnerait un accès direct aux administrations concernées ainsi qu’aux formulaires nécessaires. Il offrait une totale transparence aux investisseurs, qui trouveront en ligne une description détaillée et actualisée de toutes les formalités pour réaliser différentes opérations d’investissement, et donnerait un accès direct aux administrations concernées ainsi qu’aux formulaires nécessaires. Il constituerait une base technique en appui aux efforts du gouvernement en matière de simplification des procédures, en permettant d’identifier les étapes inutiles et les goulots d’étranglement. Il serait aussi un instrument de promotion et de contrôle de la bonne gouvernance. Il faciliterait pour les fonctionnaires comme pour les investisseurs la connaissance des règles et établit entre eux les conditions d’un dialogue équilibré; il permettrait de détecter très facilement toute application erronée de la règle. Il constituerait également une plate-forme pour la mise en place de services de gouvernement électronique ». (CNUCED, 2007, pp. 59-60).

Notons à ce niveau, que le plan Emergence 2009-2015, dont l’objectif est « d’accroître la compétitivité économique du Maroc » affiche des ambitions qui vont également dans ce sens. Orienté essentiellement vers l’international et vers l’économie mondiale libérale, ce plan ambitionne, entre autres, le développement « des métiers mondiaux du Maroc » orientés vers les investissements directs étrangers (offshoring, automobile, aéronautique et spatial, électronique) et les métiers traditionnels que sont l’agroalimentaire et textile et cuir. La mise en place d’infrastructures informationnelles destinées aux investisseurs étrangers est présentée comme un outil pour la réussite de ce plan.

La lecture de documents relatifs à l’accord d’association avec l’Union européenne et le Maroc, d’une part et l’accord de libre-échange signé avec les Etats-Unis, d’autre part, nous fournit également des éléments d’appréciation qui conforte cette analyse. Le recours aux technologies nouvelles est perçu comme un élément essentiel pour moderniser l’administration marocaine afin qu’elle puisse répondre aux exigences en matière de normes du commerce international. Ainsi, peut-on lire à propos du premier que L’UE et le Maroc s’engagent à coopérer en matière « de modernisation des procédures d’administration et de gestion (y compris, organismes certificateurs, développement des nouvelles technologies, nouvelles formes de passation) » (Commission des communautés européennes, 2004, p. 18).

Dans un document plus récent, la Commission note les avancées en matière de modernisation de l’administration douanière et des impôts indirects. Elle affiche avec satisfaction les avancées technologiques et organisationnelles liées à la mise en place de plateformes électroniques : « En 2008 les travaux ont continué pour la création d’une plate-forme informatique unique qui devrait englober tout le traitement au niveau portuaire des containers à l’import et à l’export (guichet unique électronique pour le commerce international). Pendant la période de référence, l’ADII
(Administration des douanes et des impôts indirects ) a progressé dans la préparation de la deuxième phase du système de dédouanement des marchandises BADR (Base Automatisée des Douanes en Réseau) qui doit permettre la dématérialisation des procédures, la sélectivité automatique des contrôles et garantir une meilleure information des opérateurs sur les procédures et documents exigés. » (Commission économique européenne, 2009, pp. 10-11).

Indiquons par ailleurs que la Commission européenne a des orientations dans le domaine du gouvernement électronique s’inscrivant dans les objectifs fixés à Lisbonne pour 2010. Le gouvernement électronique est présenté comme un des principaux piliers du plan d’action eEurope 2005 avec l’ambition de moderniser, de mettre en ligne les services de l’administration, de déployer le commerce électronique et de sécuriser les infrastructures informatiques (Bradier, 2004, p. 337). Le Maroc en tant que partenaire économique privilégié ne peut que s’inscrire dans les orientations et les exigences européennes en matière de commerce et de sécurité. Les enjeux sont multiples, outre le commerce, il y a également, les questions de « la sécurité régionale », « la lutte contre le terrorisme » et « la régulation des flux migratoires » (Ministère des Affaires étrangères et de la coopération, mars 2008, p. 11).

Dans le cadre de l’accord de libre-échange (ALE) avec le Maroc, les Etats-Unis, de leur côté, ciblent leur assistance technique en matière commerciale pour préparer le Maroc à « appliquer les engagements qu’il prendra » dans ledit accord. Il est question d’« identifier les besoins du Maroc en matière de commerce international ». Dans un document préparatoire à l’ALE, il est clairement noté que la bonne exécution des obligations de l’accord implique des changements dans plusieurs domaines de l’administration marocaine. Il est question de réformer et de moderniser plus particulièrement les départements des douanes et de la justice dans le secteur commercial. Le chapitre VI du texte de l’ALE, consacré à l’administration douanière est clair sur la nécessité : à la fois « d’utiliser des technologies de l’information permettant d’accélérer les procédures d’importation des marchandises » et de tenir « compte des normes internationales dans le choix des technologies de l’information à utiliser à cet effet » (Article 6.3). L’article 6.7 du même chapitre incite les deux parties à adopter ou à maintenir « des procédures qui permettront de soumettre, par voie électronique, les informations requises pour le dédouanement des cargaisons expédiées en express ». L’informatisation de l’administration des douanes et la mise en ligne de ses services sont présentées alors comme un préalable à la concrétisation et la mise en oeuvre de l’ALE.

Quelles conclusions pouvons-nous tirer de ces développements ? Tout au long de cette première partie, nous avons cherché à identifier les finalités des organisations internationales et des pays industrialisés à inciter les pays du Sud à se lancer dans des projets d’informatisation de leurs
administrations et à rendre accessible via Internet un ensemble de services aux usagers. Tout en
illustrant nos propos par des incitations en direction du Maroc, nous avons pu identifier plusieurs enjeux :

-Réforme et modernisation de l’administration par la mise en avant de la logique de rationalisation faisant appel, à son tour, à la technlogisation et au recours aux TIC ;
-Interopérabilité entre systèmes tant au niveau national qu’international pour la mise aux normes internationales en matière de sécurité et commerce international.

Telles sont les raisons principales qui amènent les organisations internationales et les pays industrialisés à exiger des pays du sud un recours à l’administration électronique. La question qui se pose à ce niveau est la suivante : dans quel contexte ces dispositifs sont-ils mis en place au Maroc ? Pour quels usages et surtout pour quels usagers ?

La technocratie marocaine conquise par l’administration électronique

Dans cette seconde partie, nous tenterons de montrer que la demande sociale de service en ligne, au niveau marocain, n’est pas encore au rendez-vous. Il ne s’agit nullement de procéder à une évaluation des orientations politiques en matière de mise en place de l’administration électronique au Maroc mais d’identifier des éléments de contextualisation nous permettant d’appuyer notre argumentation. Ceux-ci résident entre autres :

-dans les caractéristiques propres à l’administration marocaine ;

-dans les rapports ancestraux qu’entretiennent les différentes catégories d’usagers avec cette administration ;

-dans les disparités sociales et géographiques en matière d’accès aux Tic ;

-dans la vision techniciste que les porteurs des différents projets administration électronique ont de leur entreprise.

Idarati : Un projet techniciste

Le Maroc s’est lancé dès le début des années 2000, dans un programme intitulé Idarati (mon administration), touchant la totalité des départements administratifs (douane, justice, etc.). Il s’agit en réalité de refonte ou tout simplement de lancement des premiers projets d’informatisation de certaines administrations. Ces projets bénéficient d’une avancée technologique où la dimension d’accès à distance aux services est favorisée par les développements de la technologie web. Les objectifs déclarés sont de :

-faire entrer « l’administration par la grande porte et avoir accès à l’ère des technologies de l’information et de la modernité » -véhiculer le sens « d’appartenance de l’administration au citoyen et le sentiment de ce dernier que l’administration est à son service ».
-moderniser l’administration marocaine et améliorer les outils de gestion aussi bien au niveau central qu’au niveau territorial

Notons au passage que la question de la modernisation et de la réforme de l’administration marocaine n’est pas une préoccupation nouvelle pour les pouvoirs publics. Dès 1978, une direction est créée à cet effet. Rattachée au ministère des affaires administratives, elle est chargée de réformer les structures et les procédés et de moderniser les méthodes (El Yaagoubi, 2001, p. 125).

Les promoteurs du projet Idarati ne font en réalité que reprendre à leur compte un discours techniciste « qui donne à penser que le perfectionnement des dispositifs engendrerait automatiquement des effets de transparence sociale » (Miège, 2007, p. 199). Il est assez frappant de noter, par exemple, que ces projets sont le plus souvent pilotés par des ingénieurs en informatique ou en télécommunications où seule la faisabilité technique est prise en compte. Une double absence serait à l’origine, entre autres, de cette prédominance du discours techniciste :

-l’absence d’une prise de conscience politique de la question de l’intégration des Tic dans la société. Notons, à ce niveau, qu’une grande majorité des élus parlementaires, censés être à la source de prises de décisions politiques, par le vote de lois, pour favoriser une meilleure intégration des Tic, ont le plus souvent un niveau d’études bas et ont peu de visibilité quant aux enjeux de ces technologies dans la société.

-L’absence d’une offre de formations dans l’enseignement supérieur où les questions outre que techniques sont abordées (questions liées aux politiques publiques en matière des Tic, les dimensions socio-économiques, juridiques, les enjeux politiques voire géopolitiques, etc.).

Devant de telles faiblesses, la voie reste toute libre aux discours technicistes. Ceci se traduit à la fois dans les documents publiés au sujet de l’administration électronique, dans les interventions de
responsables de plusieurs ministères, dans différentes manifestations (conférences nationales ou internationales, forums, etc.). Leurs contenus restent le plus souvent centrés sur la dimension technique. Les usages et les processus d’appropriation, par exemple, sont supposés aller de soi. Deux illustrations :

-En juin 2007, une étude, consacrée à l’analyse des portails ministériels et réalisée par la société Kalyopsis, s’intéresse à la mesure d’un ensemble d’indicateurs « qualité » sans aborder la question des usages et des usagers de ces portails.

-En juillet 2009, une étude publiée par le ministère de la modernisation des secteurs publics (MMSP, juillet 2009), dresse un état des lieux en termes de ressources et d’infrastructures informatiques disponibles au sein des administrations et de services proposés aux usagers via l’Internet (e-services) sans faire référence à aucun moment ni à la question des usages, ni à celles des usagers des services proposés via le Net.

« Améliorer la productivité de l’Administration » ; « moderniser la vie publique » ; « accroître la transparence » ; « garantir une bonne gouvernance de l’administration ». ; « viser un large public : citoyens, entreprises et administrations », tels sont les objectifs affichés pour la mise en place de l’administration électronique dans le cadre du projet Idarati. Décontextualisés, ces objectifs font abstraction de la réalité dans laquelle ce dispositif technique va s’insérer. Pourtant, le bilan rendu public de l’état de l’administration, de son fonctionnement, depuis l’indépendance, et des relations qu’elle entretient avec les usagers laisse sceptique quant aux vertus attendues du recours à cette innovation. On peut se demander comment les Tic peuvent pallier un ensemble de dysfonctionnements identifiés par une série d’études et de recherches sur l’administration marocaine. La synthèse du colloque portant sur la réforme de l’administration, organisé en mai 2002 par le ministère de la Fonction Publique et de la Réforme Administrative, nous fournit des éléments d’appréciation quant aux caractéristiques de la relation qui lie l’administration à ses usagers. Ce document fait état d’une série de problèmes organisationnels, institutionnels et juridiques dont souffre cette institution, « peu ouverte sur son environnement social ». En voici quelques-uns :

– « Faible capacité des administrations à fournir des données exactes, complètes et précises sur les prestations de services fournis aux usagers » ;

– « Peu d’intérêt accordé aux demandes de renseignements exprimés par les citoyens » ;

– « La méfiance que nourrit le citoyen à l’égard de l’administration » ;

– « Très faible prise de conscience de l’importance des plaintes et des griefs dans la mise en oeuvre des programmes de modernisation de l’administration ».

Mais les rapports qu’entretient l’administration avec ses usagers, identifiés dans ce document, ne sont pas les seuls éléments contextuels qui nous mettent dans un état de scepticisme quant au recours à l’administration électronique au Maroc. Les caractéristiques des publics et des usagers, tant sur le plan géographique que socio-économique, sont également à prendre en compte. Elles permettent d’identifier des formes de domination qui risquent, à notre sens, d’être renforcées et confortées par l’accès aux télé-services. Celles-ci se manifestent à la fois dans des disparités ancrées dans la société marocaine :

-en termes géographiques entre ruraux et urbains ;

-entre les alphabètes et les analphabètes ;

-entre les usagers face à l’administration ;

-en matière d’accès aux technologies de l’information et de la communication.

Usagers de l’administration : vers un renforcement de la domination ?

Le faible taux d’équipement en lignes téléphoniques fixes (3,1 millions de lignes) et en PC, dû au faible pouvoir d’achat des ménages, le coût d’abonnement à l’Internet élevé, conjugué à l’absence d’utilité pour une grande frange de la population sont autant de figures à prendre en compte dans les disparité en matière d’accès aux Tic au Maroc. Notons à cet égard, que le nombre d’abonnés à l’Internet, en 2009, est estimé seulement à 835.000 abonnés (Source ANRT – 2009) pour une population totale avoisinant les trente millions. Mais, ces inégalités d’accès aux Tic dissimulent également des phénomènes de domination qui permettent de les conforter, de les acquérir ou de les renforcer (Bernard Miège, 2007, p. 67).

Les inégalités en matière d’accès aux Tic n’expliquent pas à elles seules les formes de dominations déjà existantes et qui risquent, à notre sens, de se renforcer à terme avec ces innovations technologiques. Il y a également de fortes disparités liées à la nature des relations que les Marocains entretiennent avec l’administration. Tous les Marocains, en effet, ne sont pas égaux devant l’administration. Il existe une véritable hiérarchisation des usagers de l’administration qu’elle soit locale ou nationale. Ali Sedraji (1993) distingue quatre catégories d’usagers du service public au Maroc :

– Usagers occasionnels : Les catégories marginales de la société. Celles qui entretiennent peu de contacts avec l’administration et dont les demandes se limitent à des prestations primaires (état civil, certificat de résidence, etc.).

– Usagers primaires : Prolongement de la catégorie précédente, sauf qu’ils « ont une conscience de leurs conditions sociales. Ils entretiennent avec l’administration des relations superficielles »

– Usagers secondaires : Leurs rapports sont fréquents et plus étroits. Ce sont eux qui constituent les acteurs locaux du pouvoir central.
-Usagers potentiels : Ce sont les interlocuteurs privilégiés de l’administration parce qu’ils disposent d’une connaissance parfois assez exhaustive du phénomène administratif.

Partant de cette différenciation entre usagers devant l’administration, nous pouvons nous demander à quelle catégorie d’usagers peuvent finalement bénéficier les télé-services ? Nous sommes tenté de penser que, dans l’immédiat, ils profiteront plus aux usagers qui ont déjà des liens étroits avec l’administration, des usagers qui connaissent ses rouages, son fonctionnement et son langage.

Il est assez intéressant de constater que nos interlocuteurs, lors du travail empirique que nous avons réalisé, sont très disposés à mettre en avant les développements enregistrés, depuis moins de dix ans, en matière de services en ligne et le nombre fort important de ces services. Ils restent cependant très discrets quant à la fréquence d’utilisation de ces systèmes depuis qu’ils sont mis en place. Dans un rapport émanant du ministère de la Modernisation des Secteurs Publics, publié en juillet 2009, consacré à la cartographie des Tic dans les secteurs publics, plusieurs aspects sont abordés à l’exception des caractéristiques des usages qui sont faits des services proposés en ligne. Si ce document fait état de 286 téléservices, proposés par 256 entités du secteur public, il ne fournit aucune information quant à la fréquentation de ces services par les usagers. Très peu d’information est rendue publique sur les usagers. Dans un autre document émanant du ministère de l’industrie et des technologies d’information, en 2008, moins de 1% des entreprises (avec un chiffre d’affaires supérieur à 20 millions de DH) utilise les télé-services de type transactionnels proposé par les départements de l’administration marocaine. De telles informations mettent à mal les discours technicistes mentionnés plus haut.

Un autre élément de contextualisation est également à prendre en compte. Le taux d’analphabétisme officiellement estimé à plus de 42% des Marocains, est un indice qui exclue de facto l’accès aux services en ligne d’une partie non négligeable des Marocains, du moins pour le moment.

Une succession de plans pour répondre aux exigences internationales ?

Depuis le nouveau règne, la stratégie gouvernementale en matière de Tic est ponctuée d’une succession de plans qui ressemblent les uns aux autres. Le dernier en date est intitulé Maroc Numeric 2009-2013. Il fait suite à l’abandon d’un autre plan connu sous le nom Stratégie eMaroc 2010, lancé en 2005.

Structuré autour de quatre priorités stratégiques, Maroc Numeric 2013 met l’accent, entre autres, sur le rapprochement de « l’administration des besoins de l’usager à travers un ambitieux programme d’e-gouvernement » à côté de trois autres priorités celles de « rendre accessible aux citoyens l’Internet haut débit », « inciter à l’informatisation des PME » et « développer la filière locale des TI » (Ministère de l’industrie, du commerce et des technologies de l’information, 2009, p. 21). Cette focalisation sur l’administration électronique, nous la trouvons également dans le plan eMaroc 2010. La question qui se pose est celle d’identifier comment les différents projets d’administration électronique ont évolué depuis leurs lancements. Quelle logique préside-t-elle à la définition des projets prioritaires en la matière ? Malgré la présence d’une documentation abondante, accessible en ligne, sous forme de rapports, d’études ou de présentations dans des manifestations nationales ou internationales, il est très difficile de répondre à ces deux questions de façon précise. Nos interlocuteurs esquivent ces questions. Il serait donc hâtif d’apporter des réponses systématiques aux questions que nous nous posons. Une analyse plus poussée et détaillée est nécessaire pour y voir plus clair. Cependant, le croisement de plusieurs documents consacrés aux différents projets d’administration électronique laisse à penser que ce sont les télé-services directement liés à l’économie, à la finance, au commerce international et aux questions sécuritaires qui sont les plus prioritaires. Nous illustrerons ce point, dans ce qui suit, par trois exemples. Ils concernant tous, les entreprises et le milieu professionnel :

– Le premier d’entre est celui de l’administration des douanes et des impôts indirects qui relève du ministère de la Finance. Souvent présentée comme le projet pionnier, l’application web badr.douane.gov.ma/ est généralisée depuis début 2009. Considérée par les organisations internationales (Banque Mondiale, Organisation mondiale des douanes) comme une réussite, elle est présentée aux autres pays du Sud comme l’exemple à suivre. Nous avons essayé, plus haut, de mettre en exergue un ensemble d’enjeux liés à cette application : sécuritaires, commerciaux, financiers et économiques.

– Le secteur de la justice constitue également une priorité dans la stratégie egouvernement marocaine. Il concerne plus particulièrement les services liés au tribunal de commerce. Cette focalisation sur l’aspect commercial serait justifiée, entre autres, par les exigences des Etats-Unis avec l’ALE. Parmi les « recommandations » mentionnées dans un document relatif à cet accord, le Maroc est invité à « Renforcer la capacité des tribunaux de commerce à réviser les lois commerciales et à améliorer l’administration de la justice dans le domaine du commerce ». L’USAID a d’ailleurs joué un rôle important dans ce processus parce qu’elle a assisté techniquement et financièrement le ministère de Justice dans la modernisation de son administration, dès 2000.

– www.damancom.ma est un ensemble de télé-services destiné aux entreprises. Il est considéré
également comme un des projets les plus avancés de l’administration électronique marocaine.
L’objectif d’une telle application est double. Il s’agit de déclarer et de payer par voie
électronique les charges sociales et de lutter contre l’emploi informel. Il s’inscrirait également dans le cadre des réformes menées par le Maroc pour satisfaire les exigences, de l’accord d’association avec l’UE, relatives à la couverture sociale. Le texte de l’accord prévoit d’assurer aux travailleurs européens exerçant sur le sol marocain une couverture sociale au même titre que celle dont bénéficient les Marocains exerçant dans les pays de la communauté et les membres de leur famille (Titre VI – chapitre 1 – articles 65 ; 66 ; 67 et 68). On peut se demander si ce dispositif technique n’est pas un des moyens prévus pour assurer « les garanties de gestion et de contrôle nécessaires pour l’application des dispositions » visées par cet accord ? La question reste entière.

Ce que nous pouvons noter, pour finir, c’est que dans un bilan sur les avancées de projets d’administration électronique, daté de juillet 2009, une répartition des télé-services déjà en exploitation montre clairement une prédominance de ceux destinés aux entreprises, à l’économie, aux finances et aux questions sécuritaires. Plus particulièrement c’est le secteur de la finance (douane, etc.) qui se taille la plus grande part avec 40 télé-services. Suivent les télé-déclarations pour les charges sociales avec 29 et la justice avec 27. Les télé-services destinés aux particuliers comme la santé ou les services communaux en proposent, pour le moment, seulement 4 ou encore 3 pour le développement social.

Conclusion

Le déploiement de projets d’administration électronique dans les pays du Sud trouve son origine dans les discours et les actions menées par des organisations internationales appuyées par les pays industrialisés. Ces projets ne sont pas issus d’une demande sociale intérieure à ces pays mais sont le résultat d’exigences de ces organisations et des pays industrialisés.

Ces dispositifs techniques ont une visée plus large. Ils s’inscrivent dans des processus de réforme et de modernisation des administrations et des services publics. Les enjeux économiques, financiers et sécuritaires sont au coeur des préoccupations de leurs initiateurs.

Appuyés financièrement et logistiquement par les pays industrialisés, dans le cadre d’accords de coopération, les projets d’administration électronique profitent, pour le moment, aux acteurs économiques concernés directement par ces accords.

En partant du cas du Maroc, nous avons essayé de montrer que les discours sur les vertus de l’administration électronique pour les citoyens, sont mis à mal quand ils sont confrontés aux réalités socio-économiques, politiques et institutionnelles. Plusieurs facteurs laissent à penser que ces dispositifs risquent, à terme, de renforcer une domination déjà existante du fait des rapports que l’administration entretient avec ses usagers, d’une part et des disparités existantes dans l’accès aux techniques de l’information et de la communication, d’autre part.

Notes

(1) Nous retenons ici la définition proposée par l’OCDE : « L’expression administration électronique vise l’application des nouvelles technologies de l’information et de la communication (Tic) à l’ensemble des fonctions des pouvoirs publics. En particulier, les possibilités de mise en réseau qu’offrent l’Internet et les technologies associées peuvent transformer les structures et le fonctionnement des pouvoirs publics » (OCDE, 2001, p. 2)

(2) Deux systèmes sont considérés comme interopérables quand ils respectent une ou plusieurs normes externes leur permettant d’être compatibles entre eux et pouvoir échanger des données.

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Auteur

Abdelfettah Benchenna

.: Abdelfettah Benchenna est maître de conférences en information-communication à l’Université Paris 13. Il est membre du Labsic et de la MSH Paris Nord. Ses recherches portent, entre autres, sur les rapports Nord/Sud à l’ère du numérique. Université Paris 13-Labsic – MSH Paris Nord