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La contribution de l’État à la définition dominante du problème climatique

21 Déc, 2009

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Comby Jean-Baptiste, « La contribution de l’État à la définition dominante du problème climatique« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/varia/02-la-contribution-de-letat-a-la-definition-dominante-du-probleme-climatique

Introduction

Les manières dont les changements climatiques sont devenus un problème public de premier ordre en France au début des années 2000 sont fortement redevables des logiques déployées par l’administration pour s’en saisir (Comby, 2008). Les mesures incitatives instaurées pour réduire les émissions de gaz à effet de serre s’accompagnent d’une imputation de la responsabilité du problème aux comportements individuels. Ce faisant, ces mesures rendent plus nécessaires les opérations de communication et le recours aux médias afin de garantir aux gouvernés une situation d’information pure et parfaite jugée indispensable pour qu’ils adoptent des comportements énergétiques rationnels. La formalisation des enjeux doit alors relever de la « sensibilisation » et participer à l’effort collectif qui vise à encourager tout un chacun à civiliser (au sens de Norbert Elias) ses « modes de vie » sous l’égide de la contrainte écologique.
Depuis les années 1980, les analyses « cognitivistes » de l’action publique constatent que le champ administratif, à travers les politiques publiques qu’il privilégie, peut jouer un rôle important dans la mise en forme d’un problème devenant public (Padioleau, 1982). Plus récemment Sylvain Laurens insiste sur le rôle central des hauts fonctionnaires dans la fabrique des différentes formulations au prisme desquelles s’est construit le problème de l’immigration (Laurens, 2006). Bien entendu, les agents de l’Etat n’ont pas le monopole de la formalisation des questions qui comptent. Ils continuent néanmoins d’occuper une place centrale dans la définition des enjeux et des cadrages qui circulent le plus dans les médias  de grande audience.

Cet article s’intéresse aux conditions sociales de l’investissement de l’Etat dans la lutte pour l’imposition d’une vision légitime du problème climatique (1)  et interroge, en conclusion, les effets de cette contribution sur l’espace du dicible à propos de cette question. Il s’agit, à partir d’entretiens menés avec des agents et des prestataires privés de l’Etat ainsi que d’un corpus de documents hétérogènes (textes réglementaires, dossiers de presse, etc.)(2), de porter un regard sociologique sur les interdépendances entre un registre de politique publique et les codifications dominantes d’un problème. La perspective théorique s’appuie sur deux approches constructivistes, l’une de l’action publique et l’autre des problèmes publics (Neveu, 1999). Plus précisément, elle s’inscrit dans le prolongement des travaux sur « les transformations managériales de l’activité politique » (Robert, 2007). En effet, nous voudrions approfondir l’hypothèse selon laquelle les impératifs du « management public », conjugués avec d’autres logiques positionnelles et symboliques, accentuent la nécessité pour certaines administrations d’orienter, et parfois d’accélérer, la construction publique d’un problème.

L’incitation : un registre de politique publique privilégié pour des raisons structurelles

Afin de « lutter contre » les dérèglements climatiques, le ministère de l’Environnement met en place une série de dispositifs essentiellement fiscaux dont l’objectif est d’inciter les individus à revoir leurs pratiques de déplacements, d’achats, de chauffage, etc. Dans le cadre du Plan Climat officialisé le 22 juillet 2004, des crédits d’impôts ou des taxes (tels que le bonus-malus à l’achat d’un véhicule neuf) font ainsi appel aux mécanismes du marché pour tenter d’orienter autrement les comportements d’achats des consommateurs. Comme le signale Pierre Lascoumes dix ans auparavant, les institutions publiques en charge de l’environnement sont familières de ce type d’instruments de gouvernement. Ceux-ci relèvent de « ce que les Anglo-saxons nomment « a strategy of compliance », forme d’intervention qui recherche en priorité l’élaboration d’un consensus sur des objectifs et qui s’appuie principalement sur des dispositions incitatives. » (Lascoumes, 1994, pp.169-170)
Dominés dans l’espace administratif (Rumpala, 2003 ; Lavoux, 1999), les hauts fonctionnaires auxquels revient la gestion des problèmes environnementaux trouvent avec les dispositifs incitatifs une unité d’intervention – l’individu – d’autant plus pertinente qu’elle constitue une catégorie dont ils peuvent maîtriser la parole et les attentes via les sondages d’opinion. Autrement dit, là où il leur est vraisemblablement compliqué de contourner les intérêts et surtout les organisations professionnelles de l’automobile, du bâtiment, de l’agriculture ou de l’industrie, ils peuvent plus aisément se référer à une volonté – construite – des individus pour « agir pour la planète ».

« Et donc il y a eu ça, il y a eu beaucoup de difficultés sur la négociation sur le bâtiment qui aboutit à presque rien, et du coup, nos interlocuteurs se sont mis à nous dire, ce qui est important, ce sont les gestes que tout le monde fait. Donc en leur apprenant les gestes, on va gagner des tonnes de CO2 (…) Oui, en sachant qu’on ne fait pas les mêmes choses et que ce ne sont pas les mêmes qui se bougent ! Parce que avoir une réglementation thermique qui soit à -25% et pas à -15% ou avoir des obligations supérieures sur le bâtiment supérieur à 1000m2, ce n’est quand même pas la même chose que de dire aux gens « éteignez la lumière ! » »
Entretien avec Dominique Dron, Ingénieur des Mines, responsable de la MIES (Mission interministérielle sur l’effet de serre) entre janvier 2002 et mars 2004 ; mars 2005.

Le développement toujours très actuel des mesures incitatives pour prendre en charge les questions environnementales s’explique donc d’abord par des rapports de force intersectoriels défavorables aux ministères de l’Environnement et à leurs agences (du moins jusqu’en 2007, année de la création d’un « grand ministère de l’Environnement » mais où s’arrête notre enquête). C’est ainsi qu’il n’existe pas réellement de politique de « lutte contre » le changement climatique. Celle-ci correspond en fait à la juxtaposition de politiques sectorielles (dans le transport, l’urbanisme, l’aménagement du territoire, etc.) au sein desquelles la réduction des émissions de gaz à effet de serre (GES) doit devenir un objectif important. Conscients de l’inadéquation des découpages ministériels avec la transversalité des enjeux climatiques, les agents de l’Etat concernés mettent en place dès 1992 une mission interministérielle sur l’effet de serre d’abord placée sous la responsabilité du Premier Ministre. Mais la perte de crédit de cette organisation – reléguée dans le giron du ministère de l’environnement en 2002 – atteste de la difficulté des intérêts sectoriels à intégrer les enjeux climatiques. Sommé par les institutions internationales et les associations environnementales de s’occuper de ces questions, le ministère de l’Environnement n’a d’autres choix que de contourner ces blocages puisqu’il ne possède pas la légitimité suffisante pour imposer ses objectifs. Faisant de nécessité vertu, il élabore des dispositifs incitatifs érigés en instruments efficaces et pertinents, en particulier pour accroître la sobriété énergétique des deux secteurs les plus problématiques : le bâtiment et les transports.
Au-delà de cette logique structurelle qui explique pour partie les usages de l’incitation par le ministère de l’Environnement, il importe d’indiquer au moins une condition indispensable à la légitimation de ce registre de politique publique.

L’individualisation statistique des causes du problème

Les politiques incitatives, qui bénéficient également du crédit des instances internationales (notamment le Groupe intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) qui recommande aux Etats de les développer, cf. infra), impliquent que les comportements individuels soient définis comme étant responsables du surplus d’émissions de GES. La justification des mesures « phares » du Plan Climat dépend donc de la capacité des agents de l’Etat à faire reconnaître la responsabilité des individus. Ce travail symbolique s’efforce de prendre appui sur des chiffres ce qui a pour effet de fragiliser et de rendre plus compliquées des responsabilisations alternatives. Il divise également les causes du problème selon un découpage sectoriel devenu familier. Il est ainsi admis qu’en France, 50% des émissions de GES sont imputables aux comportements individuels « puisque » 18% proviennent du secteur du bâtiment, 27% du transport (3)  et 3% des déchets. Cette traduction (des émissions du bâtiment et du transport en consommation énergétique liée aux pratiques individuelles), dont nous avons pu vérifier qu’elle était partagée par l’ensemble des « définisseurs » du problème, s’est « si complètement imposée dans la réalité et dans les esprits que les possibilités initialement écartées paraissent totalement impensables » (Bourdieu, 1993). Si on considère par exemple que ce sont non plus les comportements des individus qui sont responsables du problème (via des consommations trop importantes d’énergie), mais les structures qui suscitent et favorisent de telles pratiques alors, c’est tout un système de production économique (celui qui produit ces infra-structures) qui se trouve remis en cause (problèmes des réglementations de l’isolation, de la climatisation, des transports en commun, de l’aménagement des territoires, des possibilités d’achat de certains produits comme les chauffe-eau solaires, etc.). Le développement des éco-quartiers montre que les efforts peuvent se situer à une autre échelle que celle de l’individu. Créé en 2000, le quartier écologique londonien BedZed (Beddington Zero Energy (fossil) Development) continue d’être un exemple européen en matière d’aménagement écologique. Il illustre de quelle manière les pouvoirs publics peuvent orienter l’aménagement des structures pour que leurs usagers, quels que soient leurs comportements, soient respectueux de l’environnement « au quotidien ». La philosophie des éco-quartiers consiste en effet à proposer aux habitants des installations qui génèrent des modes de vie compatibles avec les enjeux environnementaux. Sans rentrer dans le détail et donc en se gardant de prévaloir de la justesse de ces initiatives, cet exemple permet de rappeler qu’il existe d’autres façons de voir et différents niveaux d’appréhension du problème que celles qui se situent au niveau des comportements individuels.

Les enjeux marchands de la « sensibilisation » aux enjeux énergétiques

Les dispositifs incitatifs et leur rhétorique de la responsabilité individuelle ne se montrent guère discutables et rencontrent peu de résistances, sans doute parce que non seulement ils froissent peu d’intérêts organisés (cf. supra), mais encore parce qu’ils correspondent aux manières de faire et de penser des agents de l’Etat disposés à inscrire l’action publique dans les logiques du marché. L’incitation repose en effet sur « ce principe d’accountability (qui) participe à la marchandisation de l’action publique, conçue comme offre de services proposée à des citoyens/consommateurs, informés, exigeants et responsables » (Allam, Godard, 2007, p.5).

« Les campagnes d’information, l’étiquetage environnemental, le marketing écologique, seuls ou combinés avec des incitations financières, sont de plus en plus mobilisés pour informer et façonner les comportements des consommateurs et des producteurs ».
GIEC, Groupe III, Summary for Policy Maker, 2001, p. 12
« La maîtrise des émissions de gaz à effet de serre suppose (…) une utilisation pragmatique des instruments économiques les plus efficients (la suppression des distorsions fiscales, la taxation des pollutions, l’instauration des marchés de permis), des subventions ciblées et des réglementations simples, mais bien appliquées ; de l’autre, l’information, l’adhésion et la mobilisation de l’ensemble des citoyens. »
Lepeltier (Serge), « Maîtriser les émissions de gaz à effet de serre : Quels instruments économiques ? », rapport d’information à la délégation du Sénat pour la planification, 1999

Enfin, nous pouvons voir à travers ces citations comment le registre de l’incitation est solidaire de celui de la « sensibilisation », soit des pratiques de communication. La mise en place des mesures du plan climat s’accompagne d’un effort assez inédit de ces administrations pour intéresser les médias à la question climatique. Cela se traduit en pratique par une réorganisation significative de l’Agence de l’environnement et de la maîtrise de l’énergie (ADEME) – à laquelle le ministère délègue la réalisation du Plan Climat – en 2003. Michèle Pappallardo, familière de l’univers médiatique (4), prend alors la direction de l’institution. Elle rationalise et professionnalise sa communication, revalorisée en dépit des incompréhensions des ingénieurs relativement tenus à l’écart de cette dynamique. Dirigé par deux anciens journalistes(5), le département de la communication bénéficie de moyens inhabituels. Une campagne est planifiée sur trois ans (au lieu des six mois ordinaires) afin d’accroître la visibilité de l’institution et des enjeux qu’elle promeut. Les médias dits « grand public » constituent une cible nouvelle pour l’agence : elle coopère avec la Fondation Nicolas Hulot pour lancer le « Défi pour la terre » soutenu par un panel de célébrités et produit des enquêtes de perception devant convaincre les professionnels de l’information qu’il existe une attente soutenue de leurs publics sur ces thématiques.
Dans un contexte où les marges de manœuvre en termes de politiques publiques sont restreintes, le recours aux médias, et à travers eux à l’opinion publique, constitue une stratégie visant à revaloriser, au sein du champ politique, les enjeux environnementaux et climatiques. Autrement dit, les rendements symboliques élevés de l’incitation contribuent également à expliquer son usage par des administrations qui souhaitent se repositionner plus haut dans la structure gouvernementale.
Administrations dominées mais contraintes d’agir, conformité avec les exigences et les mécanismes du marché, crédit international, quantification des responsabilités (individuelles) et donc des objectifs, quête de crédits symboliques, on retrouve bien là des caractéristiques de l’activité politique managérialisée. Il paraît donc utile de resituer les politiques incitatives dans les logiques de la managérialisation du travail gouvernemental. Elles en sont en effet à la fois un résultat et un révélateur.

L’incitation : un registre de politique publique ajusté aux logiques managériales

La managérialisation de l’action publique, qui est plastique et protéiforme (Robert, 2007), correspond à l’importation progressive au sein des administrations publiques des savoirs, des manières de faire et des modes de gestion, élaborés par et pour les entreprises privées. À l’œuvre depuis une vingtaine d’années, cette emprise du management sur la définition des politiques publiques semble avoir franchi un cap au début des années 2000, notamment avec en août 2001 la promulgation de la Loi organique relative aux lois de finances (LOLF) et depuis juillet 2007 l’organisation de la Révision générale des politiques publiques (RGPP). L’une et l’autre renforcent les impératifs de rationalisation de l’action publique davantage contrainte d’entretenir une image de modernité et d’efficacité, dans un cadre où l’allocation des ressources n’obéit plus à une logique de moyens mais d’objectifs (Ogien, 2008).

Ces transformations du fonctionnement du champ bureaucratique s’enracinent dans des dispositions qui privilégient certains dispositifs à la faveur de certaines conditions. Ainsi, ces évolutions expliquent pourquoi les registres(6) discursifs et pratiques mobilisés par les administrations pour prendre en charge les questions climatiques se trouvent réévalués à la hausse.

Des dispositions favorables à une représentation homogénéisante du monde social

Pour être lisible et légitimée par le plus grand nombre, l’incitation draine une représentation particulièrement simplifiée de ses destinataires. Il ne suffit pas en effet de désigner les individus comme responsables ; il faut également faire admettre qu’il est possible de modifier leurs comportements. Pour cela, deux types de schèmes, solidaires les uns des autres, portés par des professionnels de la communication et des experts issus des sciences sociales rencontrent auprès des fonctionnaires de l’environnement des conditions de réception favorables.
Le premier concentre les regards sur un individu en apesanteur sociale. Colporté et légitimé par des psychologues du changement social (courant dit de « l’engagement »), le succès rencontré par ce schème doit être relié à des évolutions plus profondes des sociétés capitalistes toujours plus différenciées. Ces dernières naturalisent les supports de l’identité individuelle (Le Bart, 2009), valorisent les explications d’ordre psychologiques (Mehl, 2003) et déprécient les identités collectives exprimées sur le mode du « nous » au profit d’une pathologie du « je » (Elias, 1991).
Les mesures incitatives s’acclimatent bien de ces évolutions plus profondes auxquelles elles participent. Ainsi, les justifications de la politique de « sensibilisation » (versant symbolique de l’incitation) de l’ADEME illustrent de quelles manières la psychologisation du monde social imprègne des pratiques administratives. Elles puisent volontiers dans les modèles du psychosociologue Robert-Vincent Joule qui plaide pour une « communication engageante » et développe des théories mécanistes telle que la « soumission librement consentie » ou le « coup de pied dans la porte » (Joule, Beauvois 2002) :

« La théorie « du pied dans la porte » chère à notre directeur de la com’, c’est vraiment, on rentre par n’importe quels moyens pour suggérer à un acteur grand public ou citoyen de faire un geste ou de s’intéresser à quelque chose, et derrière, on peut dérouler nos actions »,
Entretien avec Boris Bailly, responsable du volet partenarial de la campagne « économies d’énergie, faisons vite, ça chauffe » ; docteur en économie, janvier 2005

L’intégration par la communication publique  des savoirs psychologiques n’est pas nouvelle. On en retrouve par exemple des traces en 1993 chez Michel Le Net qui, dans Communication publique, pratique des campagnes d’information, consacre un chapitre à la  «psychologie de la communication publique » devant « éclairer la compréhension psychologique de l’homme et de la foule » (Le Net, 1993). Mais il est vraisemblable que la rationalisation plus récente de ce secteur des administrations, qui à la faveur des transformations managériales des activités politiques, voit ses finalités se diversifier, accentue le poids de ces visions. « La nouvelle vulgate communicationnelle confirme sa capacité à dissoudre le politique, à dépolitiser les tensions de la société » (Neveu, 1994). Pour être efficace, la communication publique s’adresse moins à des groupes qu’à des individus isolés. Elle a un intérêt à la propagation des schèmes individualistes et œuvre donc à mettre en forme voire en théorie des lectures psychologisantes du monde social.
En complément de ce premier de type de schème, un second dispose à concevoir le monde social comme un ensemble uniforme sur lequel l’incitation peut agir efficacement. Il est entretenu par des professionnels de l’opinion qui exercent tantôt dans le secteur du marketing, tantôt dans l’univers académique. Ceux-ci donnent du poids à une vision des individus ou des ménages dépossédés des caractéristiques sociales qui les distinguent. Sont ainsi rendus possibles des raisonnements mécaniques qui soutiennent que les comportements changent ou peuvent changer. Dans un contexte où les résultats doivent être chiffrés et évalués simplement, peu importe de savoir qui change, dans quelles proportions, etc. Face à l’impératif d’efficacité (Ogien, 2007), l’enjeu se réduit à quantifier un changement dont le contenu peut rester flou.
Dans les coulisses des actions de sensibilisation et d’incitation, les technologies sociales qui assoient des conceptions homogénéisantes de la société se rencontrent constamment. Elles se condensent néanmoins dans une étape centrale de la préparation des actions de communication qui consiste à exposer « l’état de l’opinion » (équivalent fonctionnel dans l’administration du « planning stratégique » des professionnels du marketing). En l’occurrence, cela se concrétise par une appréhension indifférenciée du « grand public » dont les connaissances et les points de vue sont saisis en permanence par de nombreuses « enquêtes d’opinions » (sondages, mais aussi, baromètres, études de représentations, etc.).
Pour le compte de l’ADEME, celles-ci sont menées par Daniel Boy, chercheur au CEVIPOF et consultant indépendant. Les sondages qu’il réalise chaque année sur les représentations de l’effet de serre servent surtout à produire quelques constats simples, qui ont avec eux la force du chiffre et de la statistique pour garantir la nécessité de communiquer (et cela, quel que soit finalement le sens du constat chiffré : soit il est « bon » et cela montre que la communication est utile; soit il est mauvais et il faut donc davantage communiquer). Mais ces données qui se soucient peu de pointer des différences sociales, alimentent des taxinomies génériques (les « Français », les « ménages », les « citoyens », etc.) et redoublent l’égalisation des responsabilités qui procède également d’un artefact statistique.
En effet, les capacités techniques ne permettent pas d’isoler socialement les populations qui émettent des GES tant ces derniers relèvent du fonctionnement ordinaire de divers champs sociaux (logement, transport, industrie, agriculture etc.) n’ayant que peu d’intérêt à prendre en charge ces questions. La manière dont sont répertoriées les émissions de GES en France aboutit à des données agglomérées incapables d’indiquer d’une quelconque façon comment ces émissions se distribuent entre les différents groupes sociaux. Toutefois, plus les individus sont dotés en ressources économiques, plus ils consomment et donc plus ils ont de propension à émettre des GES. Mais ces raisonnements, susceptibles de complexifier la rhétorique de la responsabilité individuelle, ne résistent pas à la force symbolique des représentations désociologisées et conformes avec l’illusio politique de l’intérêt général. Au total, l’égalisation des responsabilités se révèle bien être le produit d’une opération de quantification, au sens de mise en nombre du réel (Desrosières, 2005), qui modifie la réalité sociale qu’elle est supposée décrire.
Au final, divers agents opèrent les uns à côté des autres  – mais sans nécessairement avoir conscience des effets convergents de leurs prestations – pour accréditer l’idée que la communication et les mécanismes de marché ont le pouvoir de corriger les comportements responsables d’émissions trop importantes de GES. Ils nourrissent des dispositions dans un contexte propice à leur développement (différenciation continue des sociétés favorable à des visions indifférenciées, managérialisation du politique, domination des acteurs de l’environnement). Ces dispositions à concevoir les destinataires de l’action publique comme un et indivisible participent des conditions de légitimation de dispositifs incitatifs. Ces derniers trouvent leur pertinence et leur sens dans un rapport aux gouvernés définis comme rationnels, également capables de modifier leurs habitudes, également exposés aux messages, et homogènes dans leur réception (présupposée docile) de ces messages.

Des dispositifs révélateurs d’une appréhension marchande de l’action publique

Avant de revenir sur les traits managériaux des dispositifs incitatifs, précisons que leur affichage important ne doit pas faire oublier que des mesures davantage structurelles sont également instaurées. Mais celles-ci s’inscrivent dans des temporalités plus longues (par exemple définition des schémas nationaux de déplacement) et sont moins dépendantes de leur visibilité pour se développer. Si bien que même si elles n’ont pas le monopole des politiques devant permettre la réduction des émissions de GES, les actions incitatives sont les seules sur lesquelles l’Etat communique. Elles profitent ainsi d’une valorisation symbolique qui s’explique par le sentiment qu’il faut agir vite et qu’elles se présentent comme des solutions optimales à court terme. Comme pour les politiques de l’emploi ou de la santé alimentaire décortiquée par Thomas Alam et Jérôme Godard, l’urgence incline à promouvoir des actions qui s’appuient sur les mécanismes jugés efficaces du marché (Alam, Godard, 2007).
Car les mesures incitatives se caractérisent notamment par leur « conformité avec les nouveaux canons marchands de la modernité » (Alam, Godard, 2007, p.86). Il convient donc de remarquer la considération nouvelle d’un registre de politiques publiques déjà ancien. On peut ainsi interpréter l’affichage insistant de la fiscalité verte par les administrations en charge de l’environnement comme un ajustement à la revalorisation de ce label dans un contexte de managérialisation plus fort de l’activité bureaucratique. Comme le constate Luc Boltanski, ces mesures participent sans doute de l’ennoblissement de ceux qui les initient : « cette façon d’opérer, empruntée au néo-management et formalisée dans un cadre microéconomique néo-classique, a pour caractéristique de se présenter, chaque fois que cela est possible sur un mode libéral de l’incitation, assortie d’avantages pour ceux qui s’y conformeront » (Boltanski, 2008).
Outre cette « économisation » des politiques environnementales (Rumpala, 2003), les dispositifs incitatifs mettent en avant leur transparence et se présentent comme des services rendus, dans l’intérêt général, aux particuliers. De la sorte, ils enrôlent sans difficulté un nombre important de partenaires issus d’univers diversifiés. Que ce soit aux niveaux locaux, nationaux, supranationaux, dans le public, l’associatif ou le privé, l’incitation mobilise et peut se prévaloir d’une assise partenariale solide. Ce qui pourrait être perçu comme un retrait de l’Etat constitue plus exactement une redéfinition des modes d’action de l’Etat dans le sens d’une « politisation qui dépolitise » (Comby, 2008). Il reste que ces logiques partenariales qui actualisent les principes de la transparence et de la proximité et qui assurent le consensus et la participation de tous à la réussite de cette politique publique, lui confère un goût de modernité très valorisé dans le champ politique.
Indices de la marchandisation de l’action publique, ces dispositifs incitatifs pourraient également se lire comme un prolongement des formes de biopouvoir telles que suggérées par Michel Foucault. Comme le constate Caroline Ollivier-Yaniv, ce dernier s’étend peu sur les outils de la biopolitique. Elle relève toutefois une référence à « des mécanismes beaucoup plus subtils, économiquement beaucoup plus rationnels que la grosse assistance, à la fois massive et lacunaire, qui était essentiellement rattachée à l’église. On va avoir des mécanismes plus subtils, plus rationnels, d’assurance, d’épargne individuelle et collective, de sécurité, etc. » (Foucault, 1997 ; cité par Ollivier-Yaniv, 2008, p. 108). Il paraît donc assez raisonnable d’inscrire le développement des politiques incitatives dans la veine des techniques de gouvernement des conduites propres à la biopolitique. L’incitation et les stratégies multiformes de « sensibilisation » participent en effet du souhait d’organiser la modération des pratiques individuelles. Comme sur le problème de la sécurité routière, « on observe que la vision centrée sur l’individu et les erreurs qu’il commet s’est imposée et a imprégné l’institutionnalisation du secteur.» (Reigner, 2005). Il devient ainsi pertinent de se demander dans quelles mesures la managérialisation de l’activité politique, et la redéfinition des critères de l’excellence administrative qui en résulte, renforce le recours à ces technologies du pouvoir qui visent à réguler les comportements(7).

L’incitation : un registre de politique publique qui a des effets sur la construction publique du problème

Pour conclure, il convient de revenir sur la problématique soulevée en introduction. Dans quelle mesure l’Etat participe-t-il, sous contrainte managériale, au cadrage dominant du problème climatique dans les espaces publics qui s’en saisissent ?
Définir une politique publique, consiste en une double opération de décodage-recodage d’un problème, « donc d’abord à construire une représentation, une image de la réalité sur laquelle on veut intervenir » (Muller, 2003). Dans cette perspective, le recours à des dispositifs incitatifs s’accompagne d’un travail symbolique qui consiste à rendre difficilement contestable l’imputation de responsabilité aux comportements individuels. Dès lors, les définitions du problème favorisées partagent le souci de « sensibiliser », au double sens de rendre sensible et de faire prendre conscience. Or, cela n’est pas neutre sur la structuration de l’espace du dicible à propos des enjeux climatiques.
Il a déjà été souligné que l’impératif de sensibilisation des individus passe par une marginalisation des discours qui avancent que les solutions aux changements climatiques relèvent d’abord de choix collectifs. Ces points de vue existent, mais ceux qui les portent n’ont pas les ressources pour les imposer ou bien préfèrent les faire passer après les discours qui pointent les responsabilités de chacun.
Selon une logique similaire, les enjeux liés à l’adaptation aux changements climatiques ne sont pas mis en avant par les « définisseurs » du problème climatique. Ceux-ci s’accordent sur l’idée que s’adapter, ce n’est déjà plus « lutter contre ».

« On ne veut pas en parler parce que l’adaptation, et moi-même, je ne souhaitais pas qu’on en parle trop, parce que l’adaptation ça veut dire qu’on considère le changement climatique comme inéluctable et au fond ça veut dire, « ben ne prenons pas tellement de mesures pour lutter contre le changement climatique, parce qu’il vaut mieux s’adapter », et ça je trouve que dans la communication, il y a un vrai risque »
Entretien avec Serge Lepeltier, Février 2006

Outre le fait que cet extrait témoigne de la réussite des représentations centrées sur la psychologie des destinataires, il montre aussi les effets symboliques de l’incitation. Le message doit être univoque pour que tout le monde puisse prendre conscience et agir. Il serait possible de citer d’autres types d’enjeux, de cadrages ou de discours qui, comme les controverses ou les polémiques sur l’organisation de l’expertise scientifique et ses résultats, demeurent aux marges de l’espace du dicible sur le problème climatique.

Il reste que cette hiérarchisation et cette sélection de ce qu’il est souhaitable de dire renvoie à une configuration sociale au sein de laquelle les positions se sont stabilisées autour de cette construction dominante. Cela signifie d’une part que celle-ci peut évoluer en fonction de la modification des rapports de force, et d’autre part que l’Etat n’a pas imposé seul cette définition du problème la plus accessible. Il y aurait ainsi encore beaucoup à dire sur les intérêts et les propensions diverses des scientifiques, des associations, des acteurs économiques privés ou bien des journalistes spécialisés, à relayer, selon leurs logiques propres, les mécanismes et les discours de l’incitation.

Notes

(1) Quelles contraintes et ressources caractérisent les agents de l’Etat en charge de ces questions ? Comment sont-ils conduits à appréhender les enjeux climatiques, en fonction de leurs trajectoires, de leurs intérêts et des relations qu’ils entretiennent avec d’autres agents dans et en dehors du champ administratif ?

(2) Sur la constitution de corpus hétérogènes pour étudier des discours institutionnels, voir : Caroline Ollivier-Yaniv et Claire Oger, 2007.

(3) Indice parmi d’autres du caractère artefactuel de ce postulat, les 27%  liés aux transports ne distinguent pas les transports par route des particuliers (14%) des autres transports professionnels ou de marchandises (13%) ; ces données sont produites par le Centre interprofessionnel technique d’études de la pollution atmosphérique. Source : http://www.citepa.org/publications/index.php3.

(4) Magistrate à la cour des comptes en 1981, après être passée par l’IEP de Paris et l’ENA, elle conseille en 1987 et 1988 le président de Télédiffusion de France. Sa première expérience dans l’environnement intervient au moment où elle dirige le cabinet de Michel Barnier au ministère de l’Environnement entre 1993 et 1995. Pendant trois ans, elle devient directrice générale de France 2 et préside la chaîne Mezzo en 1998. Chargée de mission auprès des cabinets de Roselyne Bachelot et Tokia Saïffi (secrétaire d’Etat au Développement durable), elle prend la tête du conseil d’administration de l’ADEME en 2003.

(5) En charge des relations presse, Yves Leers travaillait à l’AFP et dirigeait l’AJE. Patrice Joly, directeur de la communication, commence comme journaliste dans des revues spécialisées dans le bois.

(6) Par « registre » nous entendons un ensemble de manières de dire et de faire relativement homogènes et concourant aux mêmes objectifs, au-delà des formes différentes qu’elles peuvent prendre.

(7) Il serait aussi pertinent de mobiliser les travaux de Norbert Elias, notamment pour expliquer les effets sociaux de ces politiques qui diffusent de nouvelles normes (Elias, 1974). En effet, les capacités des différents groupes sociaux à s’approprier ces injonctions à maîtriser ses consommations énergétiques varient. Ces normes peuvent alors servir à certains pour se distinguer en faisant valoir un rapport civique à ces enjeux, là où d’autres sont condamnés à nourrir un rapport pratique à ceux-ci (Comby, 2008).

Références bibliographiques

Allam, Thomas, Godard, Jérôme (2007), « Réformes sectorielles et monstration de la modernité. Les usages des savoirs managériaux dans les politiques de l’emploi et de l’alimentation », Politix, n°79, pp.77-100.

Boltanski, Luc (2008), Rendre la réalité inacceptable. A propos de « La production de l’idéologie dominante », Paris : Demopolis.

Bourdieu, Pierre (1993), « Esprits d’Etat. Genèse et structure du champ bureaucratique », Actes de la recherche en sciences sociales, n°96-97, p.49-62.

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Auteur

Jean-Baptiste Comby

.: Docteur en sciences de l’information et de la communication, chercheur rattaché au Centre d’Analyse et de Recherche Interdisciplinaire sur les Médias (Paris II), Jean-Baptiste Comby mène des recherches en sociologie politique. Il s’intéresse particulièrement à la construction publique des problèmes environnementaux ainsi qu’à la formation et à la distribution sociale des rapports que les individus entretiennent avec ces problèmes.