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Communication et changements sociaux : Pour une représentation synergique et interactionniste

16 Avr, 2009

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Tjadé Eonè Michel, « Communication et changements sociaux : Pour une représentation synergique et interactionniste« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/3, , p.114 à 125, consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/supplement-a/11-communication-et-changements-sociaux-pour-une-representation-synergique-et-interactionniste

Introduction

La communication n’est pas un concept neutre. Elle est à la fois création intellectuelle et production industrielle. Elle est pensée par les uns comme le reflet de la société telle qu’elle est, tandis que pour les autres, elle est toute puissante parce que réputée nantie de capacités transformatrices.

Selon les tenants de la première vision, il y a une relation étroite entre la qualité de la communication et le niveau d’organisation et de développement socio – économique. Autrement dit, le développement des outils et des technologiques de la communication ne précède pas l’évolution de la société globale : il la suit. Le système et le statut de l’information vont donc révéler, non seulement le niveau de développement socio – économique d’un pays, mais encore la nature de l’environnement politique qui l’inspire : une démocratie ou une dictature. De cette représentation découle une conception statique de la communication, inapte au progrès.

Selon les défenseurs de la deuxième vision en revanche, celle de la communication libératrice en vue du progrès social, il y a une relation de cause à effet entre la fréquentation des médias et le progrès social. Les abstentionnistes de la communication sont aussi abstentionnistes de la participation sociale (Jean Stoetzel). De cette représentation découle une conception socio – dynamique de la communication qui contribue à accélérer l’évolution sociale. Dès lors, la communication apparaît comme l’une des variables dépendantes du développement social (Daniel Lerner).

La communication sociale se situe donc au confluent de ces deux conceptions qui s’opposent plus qu’elles ne se complètent, ce qui justifie, en guise de problématique, le questionnement ci – après : de la croissance socio – économique et du développement de la communication à la fois comme hardware et comme software, lequel des deux phénomènes est – il la cause de l’autre ?

Ce questionnement a le mérite de suggérer une réflexion sur les interactions réelles ou virtuelles entre la communication sociale et le développement national. Au delà du caractère dialectique qui paraît sous- tendre une telle réflexion, il semble opportun de privilégier, dans le cadre de la présente étude, une représentation interactionniste qui définira la communication comme la servante du développement et le développement comme l’allié de la communication sociale.

En cette ère de la globalisation néo-libérale marquée du sceau des technologies de la communication (TIC) et de la perspective du tout numérique mais surtout, après les désillusions du recours aux médias comme vecteurs de progrès social dans nombre de pays du Tiers et du Quart monde, nous osons formuler la question suivante : « La croissance des différents secteurs de la communication, de leurs outils et de leurs contenus peut-elle entraîner la croissance des autres secteurs de l’économie à la manière (si l’on veut) des effets domino ? L’aspiration à l’institution d’une synergie socio-dynamique entre la communication et les perspectives de développement est un grand sujet de préoccupation.

Pour nous frayer un chemin dans ce débat, il est essentiel de commencer par proposer une brève définition des concepts de développement et de communication, avant de réfléchir sur leurs relations réciproques. Ces concepts recouvrent deux domaines en perpétuelle mutation et qui n’offrent à l’analyse que des définitions provisoires.

Du développement national

Le terme développement n’a pas une définition standard. Cela tient au fait qu’il existe plusieurs théories souvent contradictoires et qui en tout cas s’appliquent à des situations concrètes.

Les théories économiques ont du développement une approche étroite et essentiellement quantitative. Cette approche mesure la quantité des produits, des biens et services matériels issus des progrès de l’industrie et de la technologie. Mais il convient d’avoir du développement une acception plus large reposant sur une analyse à la fois quantitative et qualitative de l’espace socio-économique. Il n’indique plus seulement la croissance en termes d’accroissement économique mais aussi, et surtout, les transformations globales de la collectivité ainsi que la qualité de la vie issue de ces transformations. Pour le sociologue en tout cas, il « englobe des processus mentaux collectifs qui sont propres à accroître le produit global du groupe social considéré ! (Cazeneuve, 1976, p.121)».

Intitulé Que faire ? Un autre développement, le Rapport de la Fondation Dag Hamm0arskjöld publié en 1975 propose des perspectives encore plus précises :

« Développement de tous les hommes et de toutes les femmes, de tout homme et de toute femme, et non seulement mise en valeur des choses, laquelle n’est qu’un moyen. Développement axé sur la satisfaction des besoins, à commencer par les besoins élémentaires des pauvres qui constituent la majorité de la population mondiale. En même temps, développement pour assurer l’humanisation de l’homme par la satisfaction de ses besoins d’expression, de création, de convivialité, de détermination de son destin… (1) »

Il s’agit donc d’un processus de transformations globales devant améliorer autant les capacités technologiques, industrielles et économiques que culturelles et psychologiques de l’homme. Ce processus de transformation procède d’effets cumulatifs qui peuvent découler des influences diverses – profondes ou superficielles, durables ou éphémères – et au premier rang desquelles se trouvent celles qu’exerce la communication.

De la communication sociale

L’on ne s’attarde pas ici sur l’historicité de la communication, phénomène social aussi vieux que le monde des vivants. En effet, la communication est intimement liée à la vie. Le groupe social n’existe que par l’échange, et la communication en constitue l’énergie. Il s’agit d’un échange polymorphe, car « les hommes ne parlent pas seulement avec les mots, mais aussi avec leur (corps, avec les objets, avec leur organisation de l’espace et du temps » (Durand, 1981, p. 5-6).

Différente de l’information qui est simple transmission unidirectionnelle et magistrale d’un émetteur actif vers un récepteur passif, la communication induit un processus interactif d’échange, qui privilégie une représentation interactionniste, dans lequel le récepteur devient émetteur et vice-versa.

Quelle soit interpersonnelle ou de masse, qu’elle utilise la médiation de supports anciens ou nouveaux, la communication revêt une dimension sociale importante puisqu’elle favorise l’harmonie du groupe social et le soude autour d’idéaux communs. Il faudrait alors souligner la capacité de la communication à socialiser et à adapter les individus à leur propre environnement socioculturel.

Par le procédé d’échange qu’elle rend possible, elle met en scène des hommes et des femmes qui s’enrichissent mutuellement en mettant en commun leur capital d’expériences et de connaissances. En définitive, elle favorise le partage des savoirs, donc du pouvoir, et peut, de cette manière, créer un climat dans lequel les changements sont désormais probables, d’où une relation positive avec le développement national qui, lui-même, est à la fois cause et conséquence de changements sociaux pertinentes.

Cadre théorique d’une représentation interactionniste

De nombreux travaux de sociologues ont, depuis plus d’un quart de siècle, essayé de fixer les interactions entre le développement national et la communication sociale. Le discours élaboré à partir de ces travaux tente de montrer que la communication peut soutenir et promouvoir le développement et vice-versa. Quelques-unes des conclusions parmi les plus significatives méritent d’être soulignées.

Les variables dépendantes de Lerner (1980)

En 1958, Daniel Lerner, sociologue américain eut l’idée de mettre en corrélation avec le niveau d’alphabétisation, plusieurs indices dans le domaine de la diffusion collective. Cette recherche menée grâce aux données de l’UNESCO, propose une théorie du développement conjoint de l’économie et de la participation à la vie sociale. Il considère le développement comme un phénomène global auquel participe ce qu’il appel les « variables dépendantes ». Il en détermine quatre : l’urbanisation, l’alphabétisation, la participation politique et la participation aux médias. Il affecte à chacune des quatre variables un coefficient de corrélation ainsi qu’il apparaît dans le tableau ci-dessous.

  Variables dépendantes Coefficient de corrélation
1 Alphabétisation 0.91
2 Participation aux médias 0.84
3 Participation politique 0.82
4 Urbanisation 0.61

Source: Daniel Lerner, The passing of traditionnal Society. Modernizing the Middle East, Glencoe, the Free Press, 1958.

Selon ce tableau, la participation aux médias, donc à la communication, représente la deuxième plus forte corrélation après l’alphabétisation. En effet, selon Lerner, l’alphabétisation est la pierre angulaire du développement national.

Malgré sa corrélation la plus faible, l’urbanisation marque cependant la première phase de modernisation, la ville constituant ce que les économistes appellent « un pôle de croissance ». Le développement des villes induit ensuite celui des médias et de l’instruction. L’évolution conjointe des quatre variables constitue l’indice de ce que l’on pourrait considérer, pour une société donnée, comme son aptitude à la participation sociale, donc au développement.

En 1951, Jean Stoetzel avait déjà souligné cette corrélation très significative entre le développement et la communication, entre la fréquentation des médias et la participation sociale. Selon ce sociologue français, la lecture régulière et fidèle des journaux est un indice de participation sociale et politique. Autrement dit, les abstentionnistes de la communication sont aussi abstentionnistes de la vie sociale. (Jean Stoetzel, Les fonctions de la presse « à coté de l’information»). A l’inverse, la fréquentation régulière des médias est un indice de participation sociale. Cette corrélation est au cœur d’un programme tel que l’Initiative Spéciale des Nations Unies pour l’Afrique, en vue de la mobilisation de ressources pour son développement.

C’est dans cet esprit que « Les Assises de l’Afrique » réunion internationale tenue du 06 au 10 février 1995 à Paris, sous les auspices de l’UNESCO , ont recommandé d’élever la communication au « rang d’une priorité absolue » , convaincues qu’elle doit jouer un « rôle vital » dans le développement des zones rurales. Les Assisses de l’Afrique considèrent que le secteur rural doit être élevé au rang d’une priorité absolue dans tous les domaines tant il est vrai qu’il ne peut y avoir de développement véritable dans les zones rurales, sans une stratégie de communication menée avec intelligence et efficacité.

Les préalables catégoriques de Rostow

Auteur en 1960 des Étapes de la croissance économique, Walt Whitman Rostow parle des « conditions préalables au décollage ». Cette formule dont il est le créateur s’apparente à la première phase identifiée par Lerner dans ce qu’il appelle « le processus séculaire de changement vers un système social de participation ». En effet, selon Rostow, l’urbanisation crée les conditions minimales nécessaires au « décollage » vers une participation sociale plus étendue. Seules, les villes, même si leur importance ne dépasse pas 50 000 habitants, sont capables de produire, entre autres choses, des écoles, des journaux, des réseaux radiophoniques et des salles de cinéma.

Une seconde phase s’amorce, lorsque l’alphabétisation atteint un certain seuil. Ce seuil « une fois atteint, le « système des médias » peut alors être mis en place et agir comme un  multiplicateur » du développement économique et social.

Les recommandations de Schramm

Exposées dans son livre sur L’information et le développement national (Schramm, 1966), les théories de Wilbur Schramm, sociologue américain, alors directeur de l’Institut de recherche sur la communication de l’Université Stanford aux États-Unis, ont diversement inspiré les pays sous‑développés et les organisations internationales. Le sociologue américain y définit les médias comme des « multiplicateurs « des ressources didactiques en vue du développement. Son livre s’achève sur une série de recommandations faites dans le but de briser le cercle vicieux de la sous‑information et donc du sous‑développement. Deux de ces recommandations demandent aux pays non développés de procéder à l’évaluation minutieuse et impartiale de la circulation de l’information à l’intérieur du pays considéré et de planifier la croissance équilibrée et mesurée des moyens d’information afin de permettre leur soutien réciproque. Pour Schramm, la communication est à la fois « la servante et l’alliée du développement national dans tous ses aspects ».

Les observations au ras du sol de Rao et de Doob

La question reste posée de savoir si la croissance économique précède l’expansion des médias ou si au contraire ce sont les médias qui impulsent le développement.

Pour y répondre, le sociologue indien Y.V. Lakshamana Rao tente une observation au ras du sol dans deux villages indiens, Kothuru et Pathuru, inégalement engagés dans le processus de transformation. De ses observations minutieuses, il publie les résultats en 1966. Il estime que la route joue un rôle essentiel dans le développement, mais plus fondamentalement, il lui a semblé, dans l’un des cas au moins (Kothuru), que le changement ait découlé essentiellement de l’exposition massive et durable des habitants aux médias.

« Kothuru reads more newspapers, periodicals, and books, listens in larger numbers to the radio, and goes to the movies oftener than Pathuru [.] Attitude differences seem to make the residents of Kothuru more curious in specific areas. These attitudes also help them to increase their knowledge. (Rao, 1966:54) »

Toutefois, le sociologue indien s’abstient de conclure péremptoire­ment que les médias sont la « cause première « du développement. A la vérité, ils en constituent aussi l’effet. Il y a donc interaction. Selon lui, « il est vain de présenter cette interaction entre l’infor­mation et le développement économique comme une relation cau­sale et de distinguer la cause de l’effet: l’interaction, est constante et cumulative. » (2)

Les thèses de Rao confirment celles de Leonard Doob, formulées quatre ans plus tôt, après qu’il ait examiné les transformations d’un village africain sous l’influence de techniques modernes de diffusion collective. Après avoir souligné la fascination exercée auprès des villageois par des réunions publiques autour des images venues de la ville et diffusées par le ciné‑bus, l’auteur recommande toutefois d’adapter les contenus des médias « à la culture locale et à ses symboles » (Doob, 1961)

Un état d’esprit selon Cazeneuve

Pour Jean Cazeneuve, le sous‑développement est un enchevêtrement de phénomènes sociaux, culturels ou économiques divers. Il se caractérise aujourd’hui par « une prise de conscience de cette situation qui le rend plus difficilement supportable et crée une aspiration au développement » (3). Cette aspiration au développement mobilise plusieurs apports dont les plus importants sont assurément d’ordre technologique et économique. Mais selon le sociologue français, ceux‑ci ne peuvent être féconds que si la mentalité de la société réceptrice est elle‑même transformée. Bien des exemples ont montré qu’il ne suffit pas de donner de l’argent à un pays du Tiers-monde pour le faire sortir du sous‑développement. De nombreuses machines importées à grands frais des pays industrialisés se sont souvent révélées, selon la remarque pertinente de l’historien burkinabé Joseph Ki‑Zerbo, « des pièces rapportées et surimposées, des prothèses qui ne tiennent pas. » (Ki-Zerbo, 1970) La simple consommation de techniques étrangères est sans effet durable si elle ne s’accompagne ni de leur insertion adéquate dans un système de valeurs, ni de changements qui relèvent de la psychologie collective et d’un état d’esprit pour le progrès.

Les travaux rappelés ci-dessus ont clairement conclu à une interaction dynamique entre la communication et le développement national. Celui‑ci procède, à l’évidence de « variables antécédentes «, c’est‑à‑dire l’instruction, l’élévation de vie et la satisfaction de besoins élémentaires (se nourrir, se loger, s’habiller, se soigner) pour la majorité des citoyens. Cependant, l’expansion des moyens de communication est de nature à entraîner des « variables conséquentes », c’est‑à-dire des modifications sociales de type qualitatif qui sont, entre autres, l’esprit novateur ouvert à la modernité, l’adaptation aux changements, la participation à la vie collective … La libre circulation de la pensée et la mobilité des idées ainsi libérées, grâce à la médiation des moyens de communication, peuvent inciter à la créativité. Elles peuvent transformer l’individu et son milieu et substituer l’esprit de progrès à une mentalité archaïque et magique, inapte à l’innovation.

L’on comprend alors le bénéfice que l’Afrique tout entière tirerait à long terme du développement d’un système de communication adapté à ses besoins.

Revue sommaire d’expériences porteuses ou non de changements sociaux

Les expériences asiatiques

Des expériences pertinentes ont été conduites ici et là dans le monde et l’Asie du Sud-Est apparaît comme le laboratoire le plus fécond, celui qui offre le meilleur exemple d’une appropriation réussie de la communication comme vecteur de progrès et de développement. Une telle réussite est illustrée dans les quatre pays suivants : Singapour, Indonésie, Sri Lanka et Philippines.

A Singapour

Il est indéniable que la communication a contribué au développement rapide de Singapour qui connaît un brillant essor économique. Ce pays a su construire un modèle de développement sachant impliquer les médias nationaux comme vecteurs et régulateurs de progrès social. Le socle de son message, articulé autour des objectifs d’unité nationale, culturelle et de progrès économique a constamment émaillé le contenu de médias nationaux dans une perspective d’évaluation critique, en veillant à ce qu’aucun message discordant n’émane de ces médias nationaux ou de l’étranger. A ce propos, Carlos A. Arnaldo, responsable en 1993 de la section Développement de la Communication à la division Communication de l’UNESCO à Paris, révèle que : « l’exemple de Singapour montre qu’une stratégie de communication bien conçue, associée à une base solide d’éducation et un sens de l’unité et de la loyauté, peut contribuer au développement économique et social. » (Arnaldo, 1993, p.79)

En Indonésie

Cette assertion s’est aussi vérifiée en Indonésie. Dans cet Etat insulaire (plus de 13.000 îles), le développement découle en grande partie d’une politique de communication qui depuis 1960, a su mobiliser les médias nationaux autour d’une philosophie nationale dénommée la « Pancasila ». Cette philosophie repose sur 5 principes : 1) la foi en un seul Dieu ; 2) une communauté juste et civilisée, 3) l’unité nationale, 4) une démocratie dirigée par la sagesse d’un consensus et 5) une justice sociale pour tout le peuple indonésien. Avec la « Pancasila » pour philosophie de base régissant les médias et l’ensemble de la politique de la communication sociale, le pays a maintenu un rythme régulier de développement économique, bien que le revenu brut annuel, par habitant ne dépasse pas encore 550 dollars et que le désastre causé par le Tsunami consécutif au terrible séisme survenu au mois de décembre 2004 ait considérablement fragilisé le pays.

Au Sri Lanka

Au Sri Lanka, autre Etat insulaire d’Asie méridionale, les programmes radio ont toujours permis d’enseigner certains moyens d’obtenir des revenus supplémentaires (vente de cassettes de musique traditionnelle, élevage de poissons rouges) et de donner des conseils pratiques (construction d’enclos pour les animaux domestiques). Au début du projet de cette radio com­munautaire, la majeure partie de cet Etat n’était faite que de champs et de cabanes. En 1993 l’on y avait déjà implanté un centre commercial très actif. Grâce à un travail d’équipe concerté, la radio communautaire y a amélioré la vie sociale et économique.

Aux Philippines

Aux Philippines, la radio communautaire s’est avant tout axée sur l’organisation de la communauté. Grâce à la radio et à un journal appelé « Abot-Tanaw », la ville rurale de Laurel est devenue propre. Le journal a fait paraître des articles sur le potentiel touristique. Il a permis aux talents poétiques et littéraires de s’exprimer librement. La station de radio « Radyo Bayuyungan» (petit sac de riz) pour sa part, a jeté son dévolu sur la reconstruction de la ville qui repose sur la pisciculture, la riziculture et le prolongement de la route.

Les responsables de ces médias ont élaboré un schéma décrivant comment le manque d’information a conduit a un recours très rare aux facilités de prêt, à une ignorance de la façon d’utiliser les engrais et des avantages que présente la coopération en matière de commercialisation, à une connaissance insuffisante des programmes de développement et à une utilisation inadéquate des aptitudes et des talents disponibles.

L’équipe dirigeante a par la suite, pris le contre-pied positif de ce schéma. Elle a tracé certaines lignes d’action afin que l’information parvienne, au travers des médias locaux, à diffuser les connaissances quant à l’existence de prêts et des programmes, à mettre en évidence la valeur sociale du travail en coopération et à contribuer au développement socio‑économique de la communauté. La plateforme ainsi développée devait servir de base à la création de huit stations de radio dans le cadre d’un projet UNESCO/DANIDA baptisé Tambuli Community Radio. Voir le schéma ci‑dessous.

Schéma : L’information des médias en tant que catalyseur du développement (schéma établi par l’équipe de gestion du projet Tambuli)


Source : Carlos A. Arnaldo (1993), « Communication et Développement » in Le courrier, n°139, mai-juin, p.79.

Les expériences africaines

L’Afrique, la grande invalide de notre village-monde est l’une des régions les plus mal développées de la planète. C’est ici « que nous avons les taux de mortalité générale et infantile les plus élevés, l’espérance de vie la plus basse, le taux de croissance le plus faible de la planète, le revenu par tête d’habitant le plus bas, la croissance démographique la plus forte. On note également dans notre continent des taux de scolarisation extrêmement faibles et d’analphabétisme particulièrement élevés, un sous-développement technique considérable, un développement embryonnaire des moyens de communications » (4)

C’est ce contexte d’extrême pauvreté qui justifie le recours à la communication comme facilitateur et source d’impulsion du progrès national. Plusieurs expériences ont été tentées dans cette perspective par le biais des médias imprimés et audiovisuels. Mais les résultats jusqu’ici se font attendre.

Par exemple, les journaux ruraux sont une innovation récente en Afrique. Il y a quelques années, l’expression « presse rurale» n’était qu’un néologisme. Les premiers journaux ont fait leur apparition au Libéria en 1963 et au Niger en 1964, sous la forme de bulletins reprographiés destinés à appuyer les programmes d’alphabétisation. Aujourd’hui, de nombreux journaux ruraux sont devenus pour leurs lecteurs des moyens efficaces de s’instruire et de s’informer.

Au cours des dernières années, un ou plusieurs journaux ruraux ont été créés au Burkina Faso, aux Comores, au Ghana, au Libéria, à Madagascar, au Rwanda, en République‑Unie de Tanzanie, au Togo et au Mali.

Ce dernier pays a créé un journal rural en suivant les conseils formulés par les spécialistes de la communication et du développement. Kibaru, journal publié en langue bambara, a été lancé en mars 1972, sous la direction de l’Agence nationale d’information du Mali (ANIM) et du quotidien L’Essor.

L’expérience malienne du journalisme rural a encouragé d’autres pays africains à s’engager dans cette voie. En septembre 1972, Game Su était publié au Togo sous le double patronage du Ministère des affaires sociales et du Ministère de l’information, avec l’aide de l’Unesco.

De multiples expériences de journaux ruraux ont été réalisées en Zambie sous les auspices de l’école de journalisme de l’Université de ce pays. Dans presque tous les pays d’Afrique, les journaux ruraux sont publiés par l’État ou par des organismes publics. Ce patronage a, dans une grande mesure, permis de définir nettement la contribution qu’ils doivent apporter au développement. Les premiers journaux visaient presque tous à promouvoir l’alphabétisation et à apporter de la lecture aux nouveaux alphabètes, mais par la suite, bon nombre d’entre eux ont élargi leur action de manière à atteindre un ou plusieurs des objectifs suivants:

  • assurer l’éducation permanente de la population rurale;
  • informer régulièrement la population rurale des événe­ments locaux, régionaux et nationaux;
  • fournir aux lecteurs des informations pratiques pour les aider à améliorer les techniques de culture, l’hygiène, les conditions économiques et sociales;
  • encourager l’habitude de lire les journaux;
  • amorcer la mise en place d’une presse locale décentrali­sée et aider les populations rurales à apprendre à s’exprimer dans cette presse;
  • garantir la participation des lecteurs au processus de développement économique et social;
  • servir d’instrument de dialogue entre l’administration et les populations rurales.

La plupart de ces journaux ruraux paraissent une fois par mois ou par semaine, quoique rarement à date fixe. Leur tirage va de 1000 à 10 000 exemplaires, voire plus dans certains cas.

Les premiers journaux avaient au début pour objectif la post-alphabétisation, mais au fil des ans ils se sont progressivement fixés des objectifs plus ambitieux en matière de développement. La plupart des journaux ne possèdent pas leurs propres moyens d’impression, mais ils sont autorisés à utiliser des presses offset en vertu d’accords ou de contrats de sous‑traitance. A I’heure actuelle, aucun de ces journaux n’est autofinancé.

La création de journaux ruraux continuera d’avoir un effet important et durable, car ils ajoutent une dimension considérable à la « libre circulation de l’information» et au « libre accès aux médias» dans la région africaine.

Certains pays ont réalisé des expériences visant à développer l’accès des communautés à la radio. Au Kenya, la station radio communautaire pilote de Homa Bay a été exploitée de 1982 à 1984. Elle utilisait un émetteur à ondes métriques de conception simple et de faible puissance pour diffuser, principalement en langues locales des émissions axées sur le développement national.

Pendant la période 1964 ‑1965, le Ghana, s’inspirant d’une expérience canadienne, a organisé des tribunes radiophoniques pour les agriculteurs. En Gambie, entre 1982 et 1984, un projet visant à encourager la réhy­dratation orale utilisait comme moyens d’action la radio, les affiches et les contacts individuels. Au Mali, un réseau de sonothèques rurales a commencé à fonctionner en 1980. Les cassettes, enregistrées dans les langues locales, ont permis aux populations rurales de se familiariser avec leur histoire et leurs traditions, les soins de santé primaires et les techniques agricoles. Au Congo, la radio rurale anime des campagnes sanitaires, des colloques de femmes et la formation des agriculteurs.

Au Cameroun, plusieurs localités rurales et enclavées, par exemple Lolodorf (province du Sud), Fotouni, (province de l’Ouest), Oku /Banso (province du Nord-Ouest), Kembong (province du Sud-Ouest) sont depuis 1998 ouvertes à l’expérience de radios rurales communautaires, à la faveur de la libéralisation en cours.

Bien que ces radios sont d’installation récente et qu’aucune étude n’a encore été menée pour en mesurer l’impact, on constate, à mi-parcours, un engouement certain des populations cibles. Cet engouement touche les populations locales qui s’en servent déjà pour éduquer les masses sur la protection de l’environnement par exemple. Les programmes en langues locales portent sur l’élevage, l’agriculture, les projets de développement, la santé….Ils sont très écoutés. Et l’on a commencé à enregistrer des changements au niveau des mentalités et du rendement des plantations.

La conviction est donc faite que la communication peut jouer un rôle « vital » dans le développement des zones rurales. A cet égard, des recommandations concrètes ont été formulées par Les Assises de l’Afrique qui tendent à « intensifier les efforts en vue de créer davantage de journaux et de radios communautaires en zone rurale ». Dans la même perspective, un projet spécial dénommé « Des femmes parlent aux femmes : une radio communautaire rurale de femmes dans les pays moins avancés » a été mis en œuvre par l’UNESCO. Ce projet a pour objet de donner aux femmes des moyens d’action au niveau des communautés de base à travers la mise en place de radios communautaires conçues et gérées par et pour les femmes. Des projets pilotes ont ainsi vu le jour au Malawi, au Cap-Vert, au Cameroun (Radio Femmes/FM à Mbalmayo)…

C’est à dessein que, nous avons pris le parti de privilégier une approche libératrice et optimiste de la communication. Ce faisant, nous n’avons nullement entendu ignorer les courants de pensée sceptiques voire ouvertement opposés à l’utilisation de la communication pour le développement et qui vont jusqu’à accuser les médias d’être des vecteurs de manipulation, d’aliénation culturelle et d’uniformisation de la pensée. En dépit de ses outrances, cette charge n’est pas sans fondement et le débat qu’elle induit n’est pas clos.

Toutefois, la capacité de la communication, lorsqu’elle est bien capturée et maîtrisée, à stimuler, à socialiser et à éveiller les consciences pour le progrès et en vue du développement durable, ne doit être ni ignorée, ni sous-estimée. Elle peut être à la fois objet d’éducation et lieu d’inculcation des savoirs et des savoir-faire. Pour cela, il faut qu’elle soit une communication-participation qui sache associer ses cibles à son élaboration et à son auto-évaluation. A la vérité, la communication est puissante, convenons-en, mais elle n’est pas toute-puissante. Elle ne peut, à elle seule, susciter le développement. Mais d’un autre côté, une absence totale de politiques et de stratégies de communi­cation rend le développement aléatoire. Les deux phénomènes se conseillent et se complètent si heureusement qu’il faudrait suivre Wilbur Schramm qui considère la communication comme à la fois « la servante et l’alliée du développement dans tous ses aspects ».

Dès lors, les discours sur les utilisations des moyens de communication comme vecteurs de changements en vue du développement national doivent évoluer. Les thèses de Jürgen Habermas, malgré leur apparente obscurité, peuvent, de ce point de vue, être particulièrement éclairantes notamment lorsqu’il parle de la « légitimation par la discussion publique ». Pour ce philosophe allemand, rattaché à l’Ecole de Francfort, la légitimation par la discussion publique apparaît comme une source de stimulation de compétences qui permet aux citoyens de faire un usage public du raisonnement logique. (Jürgen Habermas, l’Espace public, Payot, Paris, 1976). Appliquée au contexte social africain, cette proposition habermassienne appelle assurément une transformation qualitative de l’espace médiatique public de manière à en faire un lieu de prise de parole plurielle, une agora des temps modernes.

La première approche du développement par les décideurs poli­tiques africains a, pendant longtemps en effet, utilisé les moyens de diffusion collective que sont les médias comme des instruments d’une information à sens unique, destinés à divulguer des messages d’essence dogmatique, des gouvernants vers les gouvernés et à instruire les masses sur les « sacrifices « qu’implique le développe­ment et les « bénéfices « qu’il promet. Ce diffusionnisme stérile de mots d’ordre s’est révélé contraire au développement, puisqu’au lieu d’éveiller les réflexes d’une participation collective, il a endormi les consciences et créé chez les citoyens une atti­tude d’indifférence et d’inertie.

Hier porteurs d’une information verticale et unidirectionnelle, les médias africains doivent devenir des supports d’une communication interactive. Le décollage en Afrique, de notre point de vue, ne peut se faire que dans un environnement ouvert à une communication pluraliste où chacun puisse parler tout en écoutant les autres, dans une perspective d’enrichissement mutuel des gouvernants et des gouvernés, grâce à la médiation socio-dynamique des supports de communication, aptes à former une opinion publique de discernement et de participation. Dès lors, il faudrait déconstruire la routine diffusionniste qui a prévalu jusqu’ici pour repenser et reconstruire la communication en Afrique. En effet, la communication doit devenir un élément fondateur et un lubrifiant de changements sociaux, un vecteur de parti­cipation de tous à la Res publica, un lieu d’échange qui permette aux idées de circuler librement et aux connaissances ainsi libérées de féconder le génie collectif en vue d’un auto-développement durable.

Notes

(1) Cité dans Voix multiples, un seul monde. Communication et société aujourd’hui et demain, (Rapport Sean MacBride), Paris, NEA/UNESCO, 1980, p.254.

(2) «The process has, by now, become so cumulative that it would be impossible to talk of communication, economics, politics, or social changes as disparate and isolable facts in the total development process. Each aids the other and each, in turn, is aided by the other » (Rao, ibid. p.114)

(3) Jean Caseneuve, op. Cit. p.123.

(4) Les Assises de l’Afrique. Le développement social ; les priorités de l’Afrique, (Rapport final), UNESCO, Paris, 6-10 février 1995, p.3

Références bibliographiques

Arnaldo, Carlos A. (1993), « Communication et Développement » in Le Courrier, n°139.

Cazeneuve, Jean (dir.) (1976), les communications de masse. Guide alphabétique, Paris : Denoel/Gonthier.

Doob, Leonard W. (1961), Communication in Africa, a Search for Boundaries, New Haven, Yale University Press.

Durand, Jacques (1981), Les formes de la communication, Paris : Dunod.

Ki-Zerbo, Joseph (1970), préface du livre de Hervé Bourges et Claude Wauthier, Les 50 Afriques, Paris : Seuil.

Lerner, Daniel (1958), The Passing of Traditional Society: Modernizing the Middle East, Glencoe, Ill., The Free Press, 1958. Lire Francis Balle, Médias et société, Paris, Ed. Montchrestien, 1980, p.399-400

Rao, Y.V. Lakshamana (1966), Communication and Development. A Study of two Indian Villages, Minneapolis: University of Minnesota press.

Schramm, Wilbur (1966), L’information et le développement national, Paris : UNESCO.

Auteur

Michel Tjadé Eonè

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