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Le débat public : entre médiation et mise en scène. Retour sur le débat public « gestion des déchets radioactifs »

26 Jan, 2010

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Weill Agnès, « Le débat public : entre médiation et mise en scène. Retour sur le débat public « gestion des déchets radioactifs »« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°10/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/dossier/05-le-debat-public-entre-mediation-et-mise-en-scene-retour-sur-le-debat-public-gestion-des-dechets-radioactifs

Introduction

L’essor du débat public contemporain, en France, est à replacer dans un contexte qui interroge la place du citoyen dans l’élaboration des politiques publiques, à une période – les années 1980 et 1990 – marquée par les mouvements sociaux et les conflits, qui se développent particulièrement dans les secteurs des transports, de l’aménagement, l’urbanisme et l’environnement. C’est notamment autour des programmes routiers et ferroviaires (avec les chantiers des TGV Atlantique et Méditerranée), que se cristallisent les conflits avec une ampleur médiatique sans précédent. Peu à peu, la remise en question du modèle français des politiques publiques et de leur mode de régulation va mettre en évidence la nécessité d’introduire le dialogue et la concertation avec les citoyens, afin de rendre toute leur légitimité aux décisions publiques.
C’est alors que sont esquissés les principes du débat public en amont de la décision, préconisés par la mission Carrière en 1992, première version du débat public réglementée par la circulaire ministérielle Bianco, qui viendra mettre un terme au conflit du TGV Méditerranée. Ce début d’institutionnalisation du débat public se poursuivra avec la création de la Commission nationale du débat public (CNDP), en une tentative de réponse à la crise de l’intérêt général et de la légitimité des décisions publiques. Cette dernière affecte tous les acteurs décisionnels, qu’ils soient politiques, administratifs et scientifiques, dans un contexte global fait d’incertitudes, voire de risques de toutes natures, alimentant le scepticisme des citoyens à l’égard d’acteurs autrefois considérés comme infaillibles : savants, experts, ingénieurs, politiques…

De ce fait, cette notion d’irrévocabilité est de plus en plus contestée, tant dans le domaine des choix politiques que dans celui des choix scientifiques et techniques, ce qui les rend, par essence, discutables puisqu’incertains et permet d’en débattre, pour s’accorder sur ce qui deviendra l’intérêt commun, pour reprendre l’un des thèmes des auteurs d’Agir dans un monde incertain (2001). C’est précisément dans ce cadre que le frottement entre débat public, sciences et société est questionné dans cet article, à l’aune du débat public sur « la gestion des déchets radioactifs », mis en œuvre par une commission particulière émanant de la CNDP, entre l’automne 2005 et l’hiver 2006. Nous développerons ici l’idée que cette commission particulière s’apparente à un outil de médiation spécifique, en même temps qu’à un dispositif de communication axé sur la valeur performative et institutionnelle de la procédure. On soulignera ainsi le double sens que prend le débat public, entre procédure de délibération, inspirée de l’éthique de la démocratie délibérative habermassienne et dispositif communicationnel, faisant l’objet d’une mise en scène.

Un outil de médiation politique cadré par la loi, mais au caractère évolutif

La procédure du débat public CNDP est solidement ancrée dans le droit français, depuis la circulaire Bianco de 1993, jusqu’à la loi « relative à la démocratie de proximité » de 2002, qui révise la loi fondatrice de 1995, en diversifiant et en renforçant les attributions de la CNDP et en lui conférant le statut d’Autorité administrative indépendante. Il est à noter que c’est l’un des rares dispositifs de démocratie participative à disposer de fondements juridiques, contrairement, par exemple, à d’autres dispositifs, tels que les conseils de quartiers, les conférences de citoyens, ou encore les sondages délibératifs. D’ailleurs, la prise en compte des questions environnementales, ouvertes à l’information et à la participation du public, relève d’une prise de conscience internationale, puisqu’ une quarantaine de pays ont signé la Convention d’Aarhus en 1998, inscrivant le principe de participation du public au processus décisionnel et son droit à la justice en matière d’environnement. Cet équipement juridique témoigne de la reconnaissance institutionnelle d’une nouvelle forme de participation politique, qui va constituer un support d’expérimentations fondatrices, dans l’élaboration d’une pratique renouvelée de délibération démocratique (1), organisant la participation des citoyens à la discussion des choix publics. Mais il est vrai que la polysémie du terme « débattre » nous renvoie à diverses significations, que peuvent traduire aussi bien la discussion, la délibération ou la négociation. Le législateur a orienté le débat public vers la discussion ouverte au plus grand nombre, mais la CNDP a fait évoluer la pratique et la méthodologie. Celle-ci va d’ailleurs s’étoffer, au cours de ces douze années d’expérience de débats, organisés par les commissions particulières, à l’aune des évolutions des textes juridiques, mais aussi sur la base empirique de cahiers méthodologiques constitués au fur et à mesure des débats.

Une construction pragmatique

Précisément, le débat sur la gestion des déchets radioactifs marque, à cet égard, une nouvelle évolution dans la construction du débat public : d’abord, parce que c’est la première fois que la CNDP débat d’une politique publique (il s’agit d’un débat d’orientation générale préalable à une loi) et non à propos d’un projet d’équipement ou d’aménagement, comme c’était le cas jusque-là. C’est donc un premier débat du genre, portant sur la problématique des déchets nucléaires et des enjeux liés à leur gestion, tant socio-économiques qu’environnementaux. D’où une responsabilité nouvelle pour la commission particulière, dont les membres ont décidé, après une étape préparatoire aux débats, d’élargir le périmètre initial à l’ensemble des matières et déchets radioactifs, pour répondre aux attentes du public à propos de nombreuses questions liées à la santé et la sécurité. Ce recadrage de l’objet du débat a bien été décidé par la commission et non par le maître d’ouvrage, l’État. Par ailleurs, l’accent a fortement été mis sur la méthodologie, en tant que support et processus cadrant minutieusement l’organisation et le déroulement du débat, dont l’objet (le nucléaire) était par nature conflictuel et stratégique. Les outils méthodologiques ont ainsi constitué une sorte de corpus fixant les règles du jeu pour les acteurs : outre les rencontres informelles lors de la phase préparatoire, deux types de réunions publiques ont été organisées selon un format spécifique et accompagnées du système de questions-réponses, les contributions d’acteurs ont été collectées (cahiers d’acteurs), un site internet dédié au débat, tandis que les cahiers méthodologiques détaillent le cadre et les processus de gestion du débat public.
Sans doute, l’alchimie du débat n’était-elle pas gagnée d’avance, puisque le thème se prêtait peu – jusque-là – à la transparence du discours et à la construction d’un consensus. Aussi, la stratégie de la commission, qui devait donc construire sa légitimité le plus en amont possible, a-t-elle consisté à anticiper d’éventuels conflits entre acteurs et à balayer le périmètre du débat initial au plus large, à l’aune des nombreux questionnements du public sondé lors de rencontres informelles pendant la phase préparatoire. C’est lors de cette période aussi qu’elle a commandité des analyses contradictoires auprès d’experts indépendants, spécialistes de questions énergétiques et nucléaires, pour alimenter les différents argumentaires à débattre.

Un dispositif de médiation original

Le débat public CNDP s’apparente, à divers titres, à un outil de médiation : les cahiers méthodologiques, constitués au fur et à mesure des débats successifs, soulignent bien l’évolution du processus, passant de la facilitation et de la modération des discussions vers un processus de négociation mené par un tiers, la commission. Elle emprunte ici la posture du garant, à qui revient la charge d’organiser et de mettre en œuvre la mise en discussion et la publicisation de l’objet du débat. Son statut d’Autorité administrative indépendante la conforte d’ailleurs dans ce rôle, depuis 2002. La philosophie générale ayant guidé le législateur, concernant la création de la CNDP, correspond aux principes de la théorie délibérative inspirée par la conception de Jürgen Habermas (1987). Aussi, les valeurs de transparence des informations, d’équivalence des propos, quel qu’en soit l’auteur, mais aussi d’argumentation étayant les positions, représentent-elles la base de l’éthique qui a inspiré le législateur. Toutefois, la situation idéale décrite par Jürgen Habermas, au cours de laquelle les acteurs débattraient en toute équité et rationalité, sans rapport de domination et dans l’unique objectif de l’intérêt commun pour parvenir à un consensus, reste éloignée de la réalité du débat public. Ici, la démarche s’apparente plus à une négociation, au cours de laquelle les divergences d’intérêts, la pluralité des conceptions, amènent les débatteurs vers des concessions mutuelles. Si la recherche conjointe de solutions est traitée collectivement, il n’en reste pas moins que demeurent des tensions, que se développent des controverses, qui sont inévitables. C’est à la commission d’organiser les échanges. Dans cette perspective, elle s’est donné comme objectif de faire le tour des arguments, en une sorte d’état des lieux. La déontologie du débat public consistant à éviter d’opérer une hiérarchie de valeur entre les arguments énoncés et à éclairer une prise de décision ultérieure.
Au regard de cette CPDP « déchets radioactifs », la posture médiatrice de la commission s’est appuyée sur deux critères essentiels : la gestion des conflits, d’une part et la capacité à maîtriser les interactions entre le public et le maître d’ouvrage, dans une position s’apparentant à celle de tiers garant de sa neutralité.

La capacité à gérer les conflits

Dépasser les luttes de position en permettant les échanges d’arguments entre protagonistes, relève de la mission de la commission, mais il n’est pas systématique de déboucher sur un accord entre parties, les termes de la concertation n’étant pas naturellement consensuels. Ainsi, les réunions publiques en Région Lorraine notamment (Bar-Le-Duc, Nancy), au cours des premières semaines du processus, ont-elles été accompagnées par des manifestations d’opposants au stockage des déchets radioactifs en couche géologique profonde, prévu près du site du laboratoire de recherche de l’ANDRA à Bure et la colère de certains participants à l’audition du public est prégnante : l’interpellation adressée avec vigueur aux décideurs présents auprès des membres de la commission : « Comment voulez-vous qu’on vous croie ? »(2) est restée à l’esprit de chacun, tout au long des débats. L’autorité du président de la commission, Georges Mercadal réussit rapidement à rétablir le bon déroulement de l’ordre des débats, en affirmant la légitimité de la commission à garantir le fonctionnement de ceux-ci : « nul ici, sauf la commission elle-même, n’est légitime à fixer le cadre du débat » (3). D’ailleurs, Greenpeace et quelques autres associations écologistes (4)ont choisi de se retirer de la participation au débat, pour marquer leur opposition sur la controverse apparue simultanément sur le secret-défense, lors du second débat sur le nucléaire : le débat public « EPR » (5). Mais les manifestations ont été « négociées » pour rester cantonnées à l’extérieur des lieux du débat et les détracteurs ont été invités à rédiger chacun un « cahier d’acteurs » versé en partie dans le dossier officiel du débat public. Les treize réunions publiques ont toutes pu se tenir en quatre séquences distinctes (6), totalisant 3000 personnes (souvent les mêmes), soixante heures de discussion, dans un esprit d’ouverture et avec l’attention soutenue et vigilante des participants. Le principe du tour des arguments pris pour leur valeur propre a fait ressortir des préoccupations essentielles, avec la question du partage de l’information, de l’expertise plurielle et du principe de rendez-vous ultérieurs de débat assurant un suivi du projet de loi et de son application.
Gérer et anticiper les situations conflictuelles va de pair avec la capacité à maîtriser les interactions entre acteurs, notamment entre le public et le maître d’ouvrage, fonction particulièrement investie par cette CPDP.

La maîtrise des échanges entre public et acteurs du nucléaire

Les premières réunions ont permis de légitimer, pour la durée du processus, la commission dans sa capacité à faire émerger la controverse, tout en appliquant une logique de contrôle de débats. En effet, grâce aux différentes contributions des experts de divers horizons et au travail du Ministère de l’Industrie, représentant de l’État, la commission a réussi à ré-ouvrir les perspectives techniques du projet d’enfouissement des déchets radioactifs, en mettant en lumière la nécessité de poursuivre les recherches de l’axe du stockage en profondeur et en remettant en selle la solution alternative de l’entreposage en subsurface.
Ce travail important de recadrage de la discussion s’accompagne, en même temps, de l’encadrement des échanges entre public et acteurs du nucléaire, au travers d’un dispositif instauré et arbitré par les membres de la commission : ainsi le public avait-il possibilité d’interpeller les membres et les différents acteurs du nucléaire présents sur la tribune (EDF, AREVA, CEA et ministère de l’Industrie, notamment) lors des quatre premières réunions qualifiées d’audition du public. La plupart des réponses aux questions posées étaient prévues lors des réunions sous forme de tables rondes, sur le thème scientifique et technique, à Paris. Ce sont essentiellement des échanges entre experts, professionnels et scientifiques qui eurent lieu, le grand public ayant peu participé à ces deux réunions. Le souci de la commission consistait ici à cerner l’ensemble des arguments techniques et scientifiques dans l’exposition des choix futurs possibles, de manière à en faire une restitution la plus fidèle et synthétique possible auprès du public, notamment via les comptes rendus en ligne systématiques et presque simultanés. La pratique des questions écrites par le public, ensuite, notamment lors des réunions sur la thématique « démocratie et déchets », imposait une organisation planifiée et coordonnée de la commission, qui traitait les questions selon leur ordre d’arrivée, souvent cinq par cinq, ce qui limitait considérablement la spontanéité des interventions et l’éventualité de débats contradictoires. Encore une fois, son objectif consistait à dresser l’état le plus large des questions et positions du public, en laissant entre parenthèses les points déjà évoqués ou questions déjà relatées, renvoyant au besoin aux réponses données dans les précédents comptes rendus en ligne. Le dialogue n’était donc pas direct, l’échange peu développé, dans la perspective globale de réaliser un inventaire le plus complet possible des arguments, mais sans laisser de place à des débordements éventuels.

Pour résumer cette posture, on peut évoquer la contradiction inévitable entre l’institution « débat public », dont la vocation de participation délibérative est soumise aux principes d’une éthique de la discussion, selon la vision de Jürgen Habermas, et l’espace polémique qu’il ouvre aux différents groupes d’acteurs, où s’affrontent intérêts et positions, qui n’excluent pas des tentatives de domination. Aussi pourrait-on en conclure (Lavelle, 2007 : 354) que le débat public fait la démonstration d’une combinaison, alliant l’art du discours et de l’argument avec l’art de la manœuvre, dans un contexte démocratique soumis à l’incertitude…

Un outil de communication valorisant la mise en scène du débat

Le déroulement du débat public, dont on ne peut que remarquer le caractère protéiforme des espaces de dialogue, des publics, des outils de communication, etc., souligne les divers enjeux liés à la mise en scène du débat. Celui de la présence du public figure parmi les plus importants, pour donner à voir le succès de la prestation mise en œuvre et réglée par la commission. La préparation minutieuse au débat, de la part du maître d’ouvrage et des opérateurs du nucléaire, laisse apparaître le souci de maîtriser et cadrer les échanges, au travers d’un argumentaire technique largement rôdé en amont, de façon à anticiper les questions du public et à en préparer les réponses. Aussi, la phase préparatoire a-t-elle constitué une période essentielle au déroulement du processus, pour les divers acteurs participants et les membres de la commission, pour lesquels l’obligation de résultat résidait dans la construction d’une légitimité à travers la réussite de la conduite des débats. La scénarisation répond, en quelque sorte, à la gageure à relever : asseoir la reconnaissance de tiers garant de la bonne conduite des débats, sur un sujet sensible et stratégique, le nucléaire, tout en appréhendant l’aspect politique et plus seulement technique de la question de la gestion des matières et déchets radioactifs, pour la première fois dans l’histoire de la CNDP.
Or, l’accent a été mis, tant sur le plan normatif de la procédure et de la méthode, que sur celui du dispositif de communication déployé.

Les scènes de débat, médias et publics

Le débat ne se limite pas aux seules réunions publiques (en présentiel), mais se joue sur différentes scènes simultanément : outre les supports d’information classiques (presse écrite, radios et chaînes de télévision), qui captent un public quelque peu distancié et concernent des espaces qui échappent au contrôle de la commission, l’internet est largement utilisé par la CPDP, tant comme mode alternatif au débat présentiel, que comme outil d’information. Lieu de débat à part entière, touchant un public plus large et plus jeune que celui des séances publiques, le web révèle un mode d’expression toutefois moins contestataire qu’en réunion publique (Monnoyer-Smith, 2007 : 155 – 166), où les controverses se donnent à voir et à entendre à travers le jeu et le positionnement des acteurs en présence. Ici, la commission se doit de se situer à égale distance entre le public, le maître d’ouvrage et les opérateurs, en tenant compte du rapport de force entre toutes ces composantes et dans une vision socialisée du public. Ce dernier est compris comme une pluralité de groupes sociaux porteurs d’arguments ou d’intérêts sondés auparavant, lors d’une phase d’écoute préalable, dans la perspective éventuelle de corriger des conditions inéquitables d’échanges entre les participants. Or, les différentes séances publiques laissent apparaître que l’organisation spatiale et temporelle des échanges (mesure du temps de parole, contenu des échanges, etc.), participe à une répartition entre premiers et seconds rôles, voire en rôle de figuration pour certains (Lefébure, 2007 : 167-177). Il existerait ainsi un processus de légitimation des acteurs, à travers le discours, constitutif de l’argumentation, ce qui se vérifie particulièrement lors des interventions de l’ensemble des opérateurs du nucléaire, très présents sur la scène discursive du débat public.

Des outils de communication au service d’une image institutionnelle forte

En quelques années, la CNDP et les commissions particulières ont acquis une réelle expertise en matière de communication, en développant à la fois des outils d’information du public et des outils favorisant son expression. Mais la communication institutionnelle de la CNDP est largement utilisée, pour apporter et conforter une image forte et cohérente de cette Autorité dans l’espace public. Sa visibilité se traduit par une communication prévue par la loi, à savoir un rapport annuel d’activité, en premier lieu destiné aux membres du Gouvernement et du Parlement, mais largement diffusé pour expliciter les missions et la nature du débat public orchestré par la commission. Ses actions de communication dépassent donc largement le cadre obligatoire pour se déployer vers le grand public, notamment par le biais du site internet officiel mis en place dès 2003, mais entièrement transformé en 2005, pour accroître la consultation des internautes rapidement et très sensiblement. Le parti pris de mises à jour immédiates, selon l’actualité des actions de la commission, en fait un outil de documentation et d’information opérationnel, complété par des pages de l’historique des débats, des saisines déposées et des décisions de la commission. L’obligation de publicisation est d’ailleurs opératoire à divers stades du processus : la décision d’organiser un débat public fait l’objet d’une publication au Journal Officiel et les responsables du projet doivent informer la presse nationale et locale de l’existence du projet, en précisant les lieux où le public peut consulter les documents ; le compte rendu et le bilan de chaque débat adressé au maître d’ouvrage sont mis en ligne simultanément, ce qui les rend publics automatiquement.
En outre, chaque commission particulière développe ses propres outils de communication. La CPDP « déchets radioactifs » a décliné plusieurs outils, que l’on peut regrouper selon trois types :

  • Les outils de préparation du débat d’abord, avec le dossier de présentation officiel (préparé par les ministères de l’Industrie, de la Recherche et de l’Environnement ; les organismes de recherche ; les industriels du nucléaire ; la Commission nationale d’évaluation ; les expertises contradictoires). Également, les cahiers d’acteurs, contributions des associations du secteur environnemental, majoritairement opposées au stockage des déchets nucléaires, voire anti-nucléaires.
  • Les outils simultanés du débat, avec les comptes-rendus rapidement mis en ligne des réunions publiques, tables-rondes et auditions, de même que le forum des questions/réponses accessible aux participants.
  • Enfin, les outils consécutifs au débat, avec le compte rendu officiel et le bilan final du débat, complété par le dossier des suites du débat public.

L’ensemble de ces documents est téléchargeable sur le site spécifiquement dédié à ce débat, ce qui fait de l’outil internet le média complet et interactif incontournable du débat.

Une forte implication dans la construction d’un cadre méthodologique

Sur le plan de la méthodologie du débat, les efforts de la commission à maîtriser les cadres thématiques, géographiques et temporels du débat sont à noter : audition des publics dans les régions concernées par la question du stockage des déchets nucléaires ; réunions tables-rondes sur deux grandes thématiques : « science et technique » à Paris, « démocratie et déchets » en régions ; réunions de synthèse et de clôture en régions. Le protocole retenu consiste donc à développer les échanges avec le public seulement pendant la première phase du processus, durant les quatre séances d’audition du 12 au 19 septembre 2005, puis à procéder par le biais des questions écrites, lues chronologiquement ou bien tirées au sort, ou encore renvoyées à d’autres séances. Ce qui a pour conséquences de mettre l’accent sur la procédure administrative, avec une mise en ordre des arguments et des propos, plutôt que sur la dynamique des échanges contradictoires et spontanés. En tout état de cause, l’ensemble des quinze réunions organisées et gérées par la commission sur les quatre derniers mois de 2005, donnent à voir une arène construite et temporisée dans les rapports de force entre les parties prenantes, qui a accordé une légitimité à la commission, en tant qu’autorité administrative, garante et neutre. Pour autant, peut-on en conclure la performativité du débat sur le plan de la participation et du rôle du public sur la scène du débat ? Rien n’est moins certain, la question du public restant, de loin, la plus problématique, au regard de la logique de contrôle des échanges, qui reste très présente dans ce débat public. Mais les efforts de la commission se concentrent sur la construction du caractère discutable des options débattues : il s’agit de transformer le dossier initial du débat pour mieux en souligner le versant « controverse socio-technique », touchant à des enjeux de société. C’était vraisemblablement l’objectif principal qu’elle s’était assigné et qui apparaît nettement dans le déroulé du débat.

Conclusion

Il reste que le débat public institutionnalisé, du type CNDP, ne peut avoir comme objectif de rassembler un échantillon représentatif de l’ensemble du public, ce qui représente une gageure impossible, mais plutôt, comme le rappelait le président de la CPDP « déchets radioactifs », de faire le tour des arguments, en une sorte d’inventaire le plus complet et fidèle possible. Pour autant, les ressources discursives existantes semblent encore inégales et imparfaites dans leur efficience à impliquer le public dans les échanges et contribuent à évacuer toute spontanéité et réactivité des propos entre les parties prenantes. La notion de participation reste encore très floue dans sa définition et dans les objectifs visés et il importe, comme le souligne Pierre Lascoumes, (Callon et alii, 2001 : 311) « de ne pas confondre communication, diffusion d’informations, organisation de débats publics et participation aux décisions. Il s’agit d’activités bien distinctes mais beaucoup de flou opportuniste est entretenu entre elles, le moins laissant croire au plus ».

Dans la mesure où l’activité générée par le débat public vise à organiser des échanges productifs, en vue d’une prise de décision ultérieure sur un projet, elle peut s’apparenter à une action de médiation, cadrée par des normes spécifiques à la CNDP, comme on l’a vu, notamment au regard de la gestion des conflits éventuels, du cadrage des débats et de la maîtrise des échanges entre participants. Mais en filigrane de ce dispositif, émerge la fonction de reconnaissance et de légitimation de la commission dans sa capacité à faire émerger la controverse et à réaliser le tour des arguments. L’utilité du débat public est à la mesure de l’évaluation et des pistes de réflexion que sa pratique a ouvertes depuis quelque temps déjà. Constitue-t-il l’expression d’une critique sociale au travers de l’exercice d’intelligence collective, comme le suggère Georges Mercadal (2007 : 336) ? Ou bien correspond-il à un moment de délibération privilégié et valorisé par une mise en scène des acteurs du débat et du contenu des échanges ? Il reste que la question de l’après-débat est essentielle, pour donner un sens et une suite à la scène construite sur un temps donné. En définitive, on aura surtout remarqué la capacité à produire de la légitimité dans le débat public institutionnalisé, à travers un dispositif de communication institutionnelle original. Pour autant, le débat public n’a pas forcément besoin, pour exister, que des institutions publiques viennent l’organiser. Il se développe spontanément, sous des formes diverses : prises de paroles, forums sur le web, manifestations de rues, grèves, controverses, etc. Aussi ambitieux que soit le dispositif du débat public CNDP, il n’en constitue pas moins un fragment seulement de l’ensemble des débats publics de la vie politique française. Reste que cette institution continue son évolution, à l’aune d’un pragmatisme constant. La réflexion en cours concerne le fonctionnement et l’évolution de l’ensemble des processus de décision sur les projets publics, au nombre desquels le débat public CNDP.

Notes

(1) En effet, le législateur de la loi de 2002 est resté flou sur les modalités concrètes d’organisation du débat public, en dehors des conditions de saisine de la CNDP : ses présidents et ceux des commissions particulières ont, peu à peu, élaboré une méthodologie du débat qui en constitue les bases actuellement.

(2) In CNDP, 2006, Compte-rendu résumé du débat public sur la gestion des déchets radioactifs, p 1.

(3) Ibid.

(4) Notamment le Réseau Sortir du Nucléaire et le Collectif contre l’enfouissement des déchets radioactifs.

(5)Au cours du débat public « EPR » (octobre 2005-février 2006), organisé presque à la même période que celui des « déchets radioactifs », Greenpeace a lancé une campagne sur l’Internet, diffusant un document classé « secret-défense », mettant en doute la sécurité des réacteurs nucléaires type EPR, en cas d’attaque terroriste. Interpellé par la DST et placé en garde à vue, le porte-parole du Réseau Sortir du Nucléaire, soupçonné de détenir un document classé « confidentiel-défense », s’est élevé contre l’absence d’information du public dans le domaine nucléaire.

(6) Les auditions des publics concernés par les installations liées aux axes de recherche (Bar-Le-Duc, Saint-Dizier, Pont-du-Gard, Cherbourg) ; le thème des choix scientifiques et techniques, à la Cité des Sciences et de l’Industrie à Paris ; le thème « démocratie et déchets » (Joinville, Caen, Nancy et Marseille) ; la synthèse des débats (Marseille, Dunkerque et Lyon).

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Auteur

Agnès Weill

.: Agnès Weill est docteure en SIC, ATER à l’Université de Nancy 2. Ses activités de recherche sont axées sur les nouvelles formes de débat public autour de la question du rapport entre sciences et société. Son sujet de thèse était consacré à la thématique « débat public et déchets radioactifs : pour une amélioration du processus démocratique entre participation et décision ? ». Elle a occupé différents postes, en tant que professionnelle de la communication, dans le secteur public, le secteur privé et le secteur associatif.