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L’interaction médiatisée à travers le chat comme dispositif sociotechnique

15 Sep, 2008

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Grebennikova Krasautsava Irina, «L’interaction médiatisée à travers le chat comme dispositif sociotechnique», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2008/varia/03-linteraction-mediatisee-a-travers-le-chat-comme-dispositif-sociotechnique

Introduction

A l’heure d’Internet le développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication s’inscrit dans l’émergence de nouvelles formes de communications qui transforment à leur tour les modes de vie quotidiennes.  La pratique de communication par Internet, activité à la base solitaire, permet la création de liens sociaux, en temps réels et à distance, entre les participants.

Dans cet article, nous allons ainsi présenter plus profondément le chat comme dispositif sociotechnique permettant le développement des nouvelles formes de sociabilité. C’est un des services les plus utilisés sur Internet.

Le projet de notre recherche (1) porte sur les pratiques grand public des chats francophones. Nous avons analysé le chat en tant que moyen donnant accès à de nouvelles formes de communication médiatisée, étudié la spécificité de ce moyen et les types de sociabilité qui se tissent par ce biais. D’un point de vue théorique, notre travail s’appuie sur la sociologie des usages des techniques de l’information et de la communication, ce qui nous a permis d’étudier le chat comme un dispositif sociotechnique. Dans le même temps, nous avons appliqué une approche ethnométhodologique. Celle-ci nous a conduite à observer un réseau social et à analyser la place que le chat occupe dans la trame des échanges entre les différents membres du réseau. Cette perspective nous a permis de considérer le chat comme un élément du lien social qui relie les individus entre eux. Notre recherche présente l’utilisation du chat dans différents contextes : à domicile, au sein d’une institution éducative, sur le lieu de travail et au cybercafé. Cela nous a permis de montrer la diversité des pratiques du chat ainsi que la disparition des frontières entre le travail et les loisirs.

Dans le cadre de notre recherche, nous avons appliqué la méthode d’étude de cas virtuelle. Il faut préciser la différence entre cette méthode et la méthode d’étude de cas traditionnelle (Mucchielli, 1996, p.77-81). L’étude de cas dite traditionnelle suppose la présence d’une population ayant une caractéristique commune : âge, sexe, lieu de travail ou groupe social. L’étude de cas virtuelle n’exige pas de la présence de critères stricts. Les caractéristiques de la population sont floues. Elles ne sont pas concrètes ou bien déterminées. Pour notre étude d’une population « virtuelle », nous avons proposé la piste suivante : interroger les personnes qui ont répondu volontairement à notre invitation de participer à l’enquête. Nous n’avons pas exigé de caractéristiques précises et fixées par avance, nous avons interrogé toutes les personnes qui nous ont répondu. Notre échantillon présente un caractère virtuel car il a été formé par le chercheur lui-même, librement, sans donner de critères bien fixés : sexe, âge, les motifs et la fréquence d’utilisation du chat.

Le corpus sur lequel nous fondons notre analyse est constitué de deux composantes : l’une quantitative et l’autre qualitative. La phase quantitative de notre étude est fondée sur une sélection et un recrutement des répondants sur les chats et les forums de discussions francophones (Voilà, Hotmail, Wanadoo, Yahoo), qui nous a permis, dans un second temps, d’effectuer l’enquête qualitative. En parallèle, nous avons réalisé une observation d’un groupe en ligne sur le chat « Voilà ». Pour cela, nous avons enregistré intégralement tous les échanges sous la forme de verbatims. Cette observation a été complétée par une relecture des sessions enregistrées sous la forme de dialogues et par une analyse du contenu. Dans le même temps, nous avons appliqué la méthode du questionnement du texte : nous avons posé des questions au texte qui a été obtenu après relecture des sessions enregistrées. Ensuite, nous avons comparé les résultats obtenus par l’analyse de contenu et par le questionnement du texte. Nous avons complété notre étude par une observation participante en ligne sur le site francophone « Tchatche ».

La majorité des participants à notre recherche utilise le chat thématique, ICQ et MSN Messenger. La plupart des enquêtés ont leurs interlocuteurs sur les mêmes chats. Pour rendre la communication encore plus pratique et agréable, les individus utilisent des moyens supplémentaires : la webcam et Skype. Quant au chat public libre, il n’a pas trouvé sa place parmi les chats préférés. Selon les participants à notre recherche, ce moyen de communication présente certaines limites : l’impossibilité d’avoir des conversations en privé et le manque d’intimité. De plus, les services proposés par le chat public sont peu nombreux : seuls les pseudonymes des participants sont accessibles. L’information sur leur âge et leur région est absente, ce qui ne favorise pas l’établissement de contacts sur le chat public. Cependant, leur opinion doit être relativisée car il s’avère que ces utilisateurs s’étaient contentés des sessions ouvertes à tout le monde et n’avaient pas découvert les autres options que propose le chat public. Nous pouvons citer, entre autres, la possibilité de choisir le sujet de la discussion et le profil d’un interlocuteur. Le chat public permet également de discuter en comité restreint, en créant un canal temporaire ou même de discuter en privé -uniquement entre deux personnes- dans une fenêtre à part.

Le chat comme dispositif sociotechnique dans le champ de la communication médiatisée

Dans le cadre de notre recherche nous avons présenté le chat en tant que dispositif sociotechnique favorisant une conversation sous forme écrite, en temps réel, avec éventuellement un grand nombre de personnes, en simultané et par l’intermédiaire du Web ou d’un logiciel adapté. Nous avons également montré que le chat est un complément et un prolongement des techniques de communication préexistantes, qui contribue à l’émergence de nouvelles formes de sociabilité.

Le chat occupe une place importante dans la sociabilité des individus. C’est un instrument de sociabilité -il constitue un sujet de discussion et d’échange entre pratiquants- et un moyen pour avoir une sociabilité particulière, d’une double nature : réelle et imaginaire dans sa fonction de communication inter-personnelle. La sociabilité de nature réelle est le fait de personnes qui se sont connues dans les conditions réelles, mais qui, pour des raisons différentes, utilisent le chat pour  rester en contact. Ces personnes ne communiquent par chat qu’avec des amis et des membres de leur famille, elles ne cherchent jamais à entrer en relation avec des inconnus. A leurs yeux, les discussions avec des inconnus ne sont pas intéressantes et elles n’ont pas envie de s’investir dans ce type de contact. La sociabilité dite imaginaire a lieu dans le cadre des relations entre des personnes inconnues qui se sont rencontrées en ligne.

L’une des spécificités particulières d’interactions sur les chats est la situation de co-présence temporelle, qui ne nécessite pas la co-présence spatiale : le chat permet d’avoir des conversations électroniques opérant un rapprochement de mondes éloignés dans le temps et dans l’espace. Grâce à ce dispositif sociotechnique, il est possible de trouver des milliers d’interlocuteurs potentiels à toute heure du jour et de la nuit, quelle que soit leur situation géographique. Au travers du chat, il est possible de communiquer avec des personnes de toutes origines : âge, apparence physique,  statut social, convictions politiques ou religieuses et niveau d’études très variés, etc. Le chat donne la possibilité d’échanges très divers : linguistiques, culturels, psychologiques.

Le chat demande la participation active des utilisateurs. Pour que la technique fonctionne, l’utilisateur doit être actif. Les acteurs n’ont pas uniquement des comportements de consommations culturelles, mais leur « participation » est modulée par une trajectoire à la fois personnelle et sociétale des pratiques qui se sont constituées progressivement et qui sont susceptibles de se modifier. Nous pouvons déterminer deux principales dimensions de la communication sur le chat : personnelle et individuelle. La dimension personnelle relève du chat qui permet d’avoir des discussions privées entre deux personnes ; la dimension individuelle va d’un individu vers la communauté, elle concerne le chat public libre, comme celui que l’on trouve sur le site « Voila », par exemple.

Nos observations nous ont permis de constater que les individus utilisent le chat pour des raisons différentes. Souvent, ils utilisent ce moyen de communication pour rencontrer quelqu’un. Certains cherchent des relations sérieuses, d’autres de simples aventures. Les utilisateurs viennent sur le chat pour avoir différents renseignements : sur un sujet précis, pour demander de l’aide dans le cadre personnel ou professionnel, trouver une solution à un problème ou même faire des devoirs. Cette possibilité de trouver des renseignements de tous genres par le chat est nouvelle car, dans ce cas, l’information a une double médiation : par la technique et par la personne. Les gens viennent également sur le chat pour partager leur joie avec tout le monde. Les raisons peuvent être différentes, après l’achat d’une voiture, par exemple. Le chat en tant que moyen de communication peut aider les gens à établir des nouvelles relations et même, à surmonter certaines barrières (timidité, etc.).

On trouve de plus en plus d’applications pédagogiques du chat. L’activité sociale informelle et le chat ont une place dans chaque type d’enseignement collectif en ligne. Le chat possède de nombreux avantages dans ce domaine, il permet notamment :

  • Rapide échange d’idées et d’expériences,
  • Jeux de rôle et simulations,
  • Discussions en petit groupe,
  • Apprentissage d’une langue étrangère,
  • Assistance et conseils,
  • Questions pratiques : horaires d’accueil de l’enseignant et discussions d’évaluation.

Dans le même temps les utilisateurs soulignent un certain nombre de difficultés rencontrées qui ne facilitent pas la communication : les différences culturelles et linguistiques entre les étudiants qui viennent de nombreux pays du monde et les différentes interprétations des termes par les étudiants ayant le même statut ethnoculturel. De plus, les enquêtés déclarent perdre beaucoup de temps pour comprendre les exercices à faire. Les personnes qui suivaient la formation à distance proposent d’utiliser également le courrier électronique pour que le travail sur le chat soit plus efficace et agréable.

Il est à noter que les sujets de conversations des personnes qui viennent sur le chat sont très variés. Les discussions ne se limitent pas à une simple prise de contact, mais permettent de découvrir une autre culture, d’élargir ses connaissances sur les traditions et les modes de vie des habitants de   différents pays. Dans le cadre de nos observations, nous avons constaté un grand nombre de discussions liées aux histoires personnelles des chatteurs. Les histoires dites personnelles peuvent à leur tour être très diverses: la personne peut parler de son état psychologique, de sa vie sentimentale ou professionnelle, discuter d’un évènement marquant, demander un conseil sur tel ou tel problème, etc.

Dans le cadre de notre recherche nous avons montré que l’utilisation du chat a conduit à des changements du mode de vie de nombreux individus. Pour beaucoup d’interviewés, le chat change leur manière de communiquer. Il permet d’élargir les contacts, rencontrer des gens intéressants et avoir des échanges rapides. Le chat aide à construire et à entretenir des liens interpersonnels distants. Dans le cas de l’entretien des liens, le chat diminue la distance et aide à rétablir une proximité relationnelle menacée par la séparation géographique. Ce dispositif sociotechnique peut être à l’origine de la construction de liens forts, sans nécessairement que les personnes ne se rencontrent (espace géographique différent). Dans le cadre des échanges électroniques, les chatteurs manifestent leurs sentiments de compassion, de solidarité et de soutien. Les participants du chat sont prêts à écouter et faire preuve de compréhension face aux problèmes des autres. Le chat contribue à la diversification des échanges dans la sphère tant personnelle que professionnelle. Les personnes interrogées utilisent les nouvelles techniques de communication pour rendre leur travail plus rationnel, plus rapide, plus intéressant et plus efficace.

Le chat met en évidence une interactivité simultanée et renforce un sens de communauté entre les participants. Les individus qui viennent sur les chats depuis plusieurs mois commencent à prendre des habitudes, à se familiariser à celles de leurs interlocuteurs, et donc à s’identifier à ce groupe. Les utilisateurs actifs en viennent à connaitre et partager certaines règles et valeurs. Plusieurs participants connectés sur un même espace peuvent se centrer sur un thème ou suivre des dialogues parallèles, créant ainsi des complicités thématiques ou sous-bavardages. Les communautés virtuelles peuvent être de plusieurs natures. En effet, il est à noter que des utilisateurs développent des liens dans diverses communautés. Par exemple, sur les chats de rencontres, la formation de communautés virtuelles est peu probable et ne constitue pas la pratique la plus courante.

La grande majorité des participants à notre recherchetient un discours positif sur ce moyen de communication. Toutefois, nous disposons de quelques opinions négatives sur le mode de fonctionnement et les services proposés par le chat. La majorité des participants citent la virtualité comme l’une des caractéristiques négatives du chat.Les personnes interviewées regrettent de ne pas avoir la possibilité d’exprimer leurs émotions et de voir celles de leurs interlocuteurs. Selon eux, cela pourrait faciliter la communication, éviter des malentendus et des incompréhensions. La possibilité de communiquer à plusieurs en simultané peut aussi devenir un inconvénient car certaines personnes se sentent ennuyées par les nombreux contacts qui arrivent en même temps. Un autre point négatif est la nécessité de taper rapidement, ce qui engendre immanquablement des fautes de frappe. Certains utilisateurs citent également l’obligation d’apprendre l’utilisation des chats (nétiquette, pseudonyme, lexique, etc.), d’autres encore trouvent que les abréviations compliquent les conversations en direct.

Les résultats de notre recherche montrent aussi que le chat est un moyen de communication de nature contradictoire. En effet, d’une part, ce moyen permet de discuter avec un grand nombre de personnes en simultané, facilite la prise de contacts entre les gens et le recueil d’informations très variées. D’autre part, la possibilité de discuter avec un grand nombre de personnes augmente la quantité d’informations obtenues mais, dans le même temps, diminue sa qualité car l’information obtenue est mal structurée et non vérifiée. Il est nécessaire de dire que la communication électronique est moins personnalisée que la conversation en face à face car la connaissance d’un interlocuteur est moins profonde. Cela peut être expliqué par l’absence de contact visuel, l’impossibilité d’exprimer pleinement les sentiments et les émotions, ainsi que par les spécificités personnelles et culturelles des individus. Ces facteurs peuvent provoquer l’incompréhension entre les interlocuteurs. Il est important de citer le manque des compétences techniques, qui à son tour ne favorise pas la compréhension entre les individus. L’anonymat et la possibilité de changer d’identité remettent en question la qualité et la fiabilité des échanges entre les individus. En utilisant des pseudonymes qui peuvent cacher la vraie identité, il est possible de présenter n’importe quelle information. La communication sous « le masque » ne suscite pas la confiance entre les individus. Enfin, le chat peut paraître comme un moyen qui contribue à la solitude car la personne reste seule chez elle devant son ordinateur.

Nous avons constaté que le chat est un moyen de communication supplémentaire qui permet à ses utilisateurs d’améliorer les recherches d’informations, d’approfondir leur expérience socioculturelle, d’élargir leurs contacts professionnels et amicaux, etc. Le chat peut aider à établir des relations, mais il faut le prendre comme un moyen complémentaire et non pas comme un moyen essentiel. Dans notre recherche, nous avons relevé des opinions qui montrent que, si la communication par chat est globalement satisfaisante, il serait préférable de recourir à d’autres moyens de communication, comme le téléphone, par exemple, pour la rendre encore plus performante.

La culture du chat

Dans le cadre de discussions sur les chats, nous pouvons observer la présence d’une certaine culture. Nous allons voir par-là l’existence d’un ensemble de normes et de comportements en usage sur le chat. Cette culture du chat demande un apprentissage qui développe des compétences de communication. Les fondateurs et les utilisateurs des chats essaient d’adopter certaines règles suivies dans la vie réelle : le chat est un dispositif qui permet d’avoir une discussion ouverte à tous, il permet d’échanger des propos comme on le ferait par d’autres outils de communication. En effet, comme dans la vie réelle, les chatteurs se plient aux normes du bon comportement et, comme lors d’un échange de vive voix, il n’est pas rare d’assister à des manifestations d’agressivité et de non-respect de la nétiquette. Les chatteurs, cependant, n’acceptent pas ces propos vulgaires et agressifs et essaient de neutraliser cette violence verbale, de calmer la situation.

Le chat a des modes d’écriture spécifiques, fonctionnant avec des normes propres (écriture en phonétique, abréviations, règles orthographiques malmenées), des rythmes spécifiques et des codes d’interactions précis. Dans les espaces de conversation en temps réel, les délais entre la lecture et l’écriture sont très courts. Grâce au dispositif technique, nous pouvons voir le processus d’écriture dans son déroulement : les caractères s’afficher un à un, les retours en arrière, etc. Cette possibilité rapproche le dispositif de la conversation traditionnelle où l’écoute s’ajuste à l’oralisation. Pendant que l’un parle, l’autre écoute, pendant que l’un écrit, l’autre lit : le principe du dialogue reste de mise. Comme en situation de face à face, l’absence de réponse à un énoncé adressé suscite une relance quasi immédiate. A défaut de la présence des corps, l’enjeu de l’interaction porte sur la co-présence temporelle qui doit toujours être confirmée (Velkovska, 2002, p. 193-213).

L’interaction entre les participants des chats est très focalisée, la production, la réception des messages ainsi que la réaction des participants sont synchrones. Les textes qui ont été créés sur le chat ont une spécificité très particulière : ils sont rédigés avec la rapidité qu’impose le maintien du rythme de la conversation. Les échanges sur le chat, dans les espaces en co-présence, ont des effets différents sur les types d’écriture : on ne fait pas attention à la qualité du contenu échangé, mais les échanges visent plutôt à valider les liens.  La conversation électronique maintient la symétrie entre les alternances de prise de parole. Par contre, l’écriture prend du temps et rend moins fluide le passage d’un tour de parole à un autre (Beaudouin, 2002, p.214). Le rythme de l’échange est une autre caractéristique importante des écrits d’écran. Pour un bon fonctionnement du chat, il est indispensable de respecter une vitesse d’échanges raisonnable : ni trop lente, ni trop rapide. Le rythme détermine le nombre de participants, à peu près équivalent sur tous les chats.

Il est parfois difficile de saisir la logique et de reconstruire le sens d’un dialogue sur le chat car les phrases s’entrecroisent et se mélangent. Les messages sont affichés sur l’écran dans l’ordre d’envoi et il n’est pas possible de dissocier le fil d’une discussion particulière du reste des autres conversations. Cela demanderait un travail de tri très important, et le dispositif ne propose pas  ce service. Lors de l’analyse des sessions enregistrées sur le chat, nous avons rencontré quelques difficultés. Une conversation électronique se caractérise par un grand nombre de participants en simultané et donc par une grande fréquence de changements de l’information, ce qui produit un grand nombre de dialogues en parallèle.  Et il n’est pas rare qu’une même personne communique en parallèle avec plusieurs personnes sur différents sujets. La difficulté s’accroît encore lorsqu’un participant passif intervient soudainement dans la discussion menée par d’autres participants. Une autre difficulté provient du changement du nombre de participants du salon. Dans la plupart des cas, ce nombre de participants est stable, mais il arrive qu’un individu quitte le salon et qu’un autre y entre. Tous ces facteurs rendent l’analyse des données recueillies assez difficile.

La communication médiatisée par chat peut être très variée. L’autre caractéristique principale du chat est l’anonymat et la possibilité d’utiliser les pseudonymes. Il est important de préciser que les   communications sur le chat sont parfaitement anonymes, les utilisateurs étant identifiés par des  pseudonymes et il est possible de changer son pseudonyme pour ne plus être reconnu. Cette spécificité permet aux usagers d’élaborer une nouvelle forme d’échange social car, dans la situation d’anonymat, on se libère des normes et des codes sociaux. Dans le sens traditionnel, nous pouvons considérer l’anonymat comme la communication dans un milieu d’inconnus (Queré, 1982, p. 52). Dans le contexte du chat, cette définition prend une dimension complémentaire. L’anonymat sur le chat est une notion constante : les chatteurs viennent dans ce milieu sous un pseudonyme qui ne nous permet pas de découvrir l’identité réelle des participants. Nous pouvons connaître les chatteurs actifs, qui constituent le noeud de telle ou telle communauté en ligne, garder des contacts avec eux, discuter, échanger des informations diverses, mais nous ne pourrons pas découvrir la face réelle  qui se cache derrière le masque de chaque chatteur.

La construction d’identité

La communication en ligne est un espace de communication artificielle qui autorise le jeu avec soi-même et avec les autres, hors des conventions et des interdits. La première chose que l’on crée sur le chat, c’est une identité. Sur le chat, chacun serait seul avec d’autres individus seuls, chacun se trouvant complètement détaché de son réseau personnel réel, de son identité statutaire et de son inscription dans un espace géographique donné et, en fin de compte, seule la langue subsisterait comme facteur pouvant limiter les possibilités d’entrer en relation (Pastinelli, 2002, p. 235-253). La construction d’identité est l’une des caractéristiques principales des chats. Cette spécificité provient de la nature éphémère du média. Pour faire partie d’une communauté électronique, il faut d’abord être présent, visible dans l’espace des réseaux. Sur le chat, nous pouvons trouver plusieurs manières de se présenter. Cette diversité peut dépendre des catégories de chat (public ou privé). La présence sur le chat est une composante d’identité qui peut ne pas être toujours stable. Un chatteur peut changer son identité à tout moment et ainsi ne plus être reconnu. Le chat constitue un espace de sociabilité réunissant des individus qui peuvent se construire un autre moi, un moi fictif qui s’exprime déjà par le choix du pseudonyme. Par ailleurs, les utilisateurs peuvent choisir leurs interlocuteurs et décider de leur attitude à l’égard des autres.

Quelles sont les caractéristiques de la présentation de soi sur les chats ? La manière de se présenter va dépendre des catégories de chats. Nous pouvons distinguer deux grandes catégories : les chats publics libres, et des chats spécialisés, ayant un thème ou un sujet précis. Par exemple, sur un chat de rencontres, nous allons voir les sujets de conversation qui correspondent à ce milieu : les questions très personnelles, voire même intimes. Les seuils de sociabilité sont très bas dans ce contexte. En revanche, sur les chats thématiques (par exemple, sur un salon où l’on discute de plongée sous-marine), le seuil de sociabilité peut être très élevé. Les caractéristiques objectives des partenaires, ainsi que les sujets «trop intimement personnels », sont exclus de ces domaines (Simmel, 1981, p.126). La construction d’identité dépend donc du choix de catégorie et du sujet des chats.

Sur le chat, les utilisateurs peuvent simuler une ou plusieurs personnalités différentes.  Pour les utilisateurs des chats, dans des conditions normales, ce dispositif sert à se rapprocher des autres. Parallèlement, ses modes dépersonnalisés de communication servent à favoriser des relations très personnelles. Mais l’authenticité des rapports peut toujours être mise en doute dans le cyberespace, à cause des masques et de la distinction. Les masques et l’autoexhibition font partie de la grammaire du cyberespace, comme les séquences chocs et les images fortes font partie de la grammaire de la télévision (Rheingold, 1995, p. 151). Cette grammaire de la télématique selon H.Rheingold développe une syntaxe du jeu sur l’identité : identités nouvelles, fausses identités, identités multiples, identités de test sont toutes disponibles sous différentes formes dans le cyberespace. Sur le chat, l’utilisateur peut choisir d’être un homme ou une femme.

Il est donc naturel de se demander pourquoi les gens éprouvent le besoin de changer leur identité et de se présenter masqués. Plusieurs raisons peuvent être évoquées. La protection d’identité peut s’avérer nécessaire dans l‘espace électronique peu sécurisé. Mais on peut aussi changer d’identité pour se comporter plus librement : masqués, certains arrivent à s’exprimer plus pleinement et se construisent un nouveau moi, sans rapport avec le moi réel. Ce processus peut être également expliqué par le changement des valeurs traditionnelles dans la société contemporaine. Le changement d’identité peut être lié à la personne elle-même, mais aussi à autrui. Car l’autre se cache, lui aussi, derrière une identité empruntée et l’on va implicitement chercher à la mettre à jour. Des enquêtés confient changer également de pseudonyme pour ne plus être reconnus par certaines personnes avec lesquelles ils étaient en contact : souvent, les gens proposent à leurs interlocuteurs une rencontre bien réelle. Après le rendez-vous, la personne comprend que l’individu ne correspond pas à ses attentes, aussi, pour ne plus avoir de contacts et pour pouvoir continuer à communiquer sur le même chat, les individus optent pour un changement de pseudonyme. Dans notre recherche,  nous  avons constaté que les utilisateurs peuvent changer leur identité ainsi que leur pseudonyme juste pour se divertir. Dans ce contexte, le chat peut être considéré comme un jeu. Il permet le jeu de rôles et l’emprunt d’identités multiples. Ce phénomène peut s’expliquer par la recherche de sa propre identité.

Le chat comme un carnaval

Nous pouvons donc présenter le chat comme un carnaval. En effet, dans l’interprétation de M. Bakhtine, « pendant le carnaval, l’élimination provisoire de toutes les différences et barrières hiérarchiques entre les individus, l’abolition de certaines règles et tabous en vigueur dans la vie normale créent un type particulier de communication, à la fois idéale et réelle entre les gens, impossible en temps ordinaire; c’est un contact familier et sans contrainte entre les individus qu’aucune distance ne sépare plus » (Bakhtine, 1994, p. 24).

Le chat a le caractère du carnaval car il n’accepte ni la vie réelle, ni les statuts réels, ni les normes de la conversation « ordinaire », ni finalement de personnes réelles. Le chat est un jeu. Pendant le carnaval, c’est la vie même qui joue et, pendant un certain temps, le jeu se transforme en vie même. Voilà la nature spécifique du carnaval, un mode particulier d’existence (Bakhtine, ibid., p. 16).

Nous pouvons donc interpréter le chat comme une sorte de jeu mi-réel, mi-symbolique, avec les symboles du pouvoir, de l’élection, du couronnement, de la cérémonie ; des forces historiques réelles jouent la comédie symbolique de leurs rapports hiérarchiques, et dans ce spectacle royal sans rampe, il est impossible de tracer une frontière nette entre la réalité et le symbole (Bakhtine, ibid., p. 245). Le carnaval ignore toute distinction entre acteurs et spectateurs. Les spectateurs n’assistent pas au carnaval, ils le vivent tous, parce que, de par son idée même, il est fait pour l’ensemble du peuple. Pendant toute la durée du carnaval, personne ne connaît d’autre vie que celle du carnaval. Impossible d’y échapper, le carnaval n’a aucune frontière spatiale. Tout au long de la fête, on ne peut vivre que conformément à ses lois, c’est à dire selon les lois de la liberté (Bakhtine, ibid., p. 15).

Le motif du masque revêt plus d’importance encore. C’est le motif le plus complexe, le plus chargé de sens de la culture populaire. Le masque traduit la joie des alternances et des réincarnations, la joyeuse relativité, la joyeuse négation de l’identité et du sens unique, la négation de la coïncidence stupide avec soi-même; le masque est l’expression des transferts, des métamorphoses, des violations des frontières naturelles, de la ridiculisation, des sobriquets ; le masque incarne le principe du jeu de la vie. On trouve à sa base le rapport mutuel de la réalité et de l’image, tout à fait particulier, et qui caractérise les formes les plus anciennes de rites et de spectacles. Il est évidemment impossible d’épuiser le symbolisme extrêmement compliqué et significatif des masques (Bakhtine, ibid., p. 49).

Le caractère du carnaval se retrouve sur le chat grâce aux possibilités uniques qu’il offre. Ces possibilités ont un caractère ambigu : d’une part, le chat diminue la richesse de la conversation ordinaire, mais, dans le même temps, il permet d’échapper aux obstacles d’une communication de la vie réelle. Le chat est un environnement culturel avec sa structure spécifique. L’espace virtuel ne recopie pas le monde réel, mais propose aux utilisateurs des possibilités uniques qui n’existent pas dans la vie réelle. Grâce à ces possibilités, l’individu trouve une autre existence, qui est l’existence virtuelle.

Conclusion

L’analyse du chat comme dispositif sociotechnique est un thème peu exploré. Ce phénomène ayant une dimension sociale et culturelle peut être pris en tant que champ d’étude. En ce sens, la réalisation de cette recherche présente une importance, tant pour la construction d’un cadre théorique que pour la définition d’une méthodologie d’analyse. Notre travail, s’appuyant sur la sociologie des usages des techniques de l’information et de la communication, nous a permis de comprendre le processus d’appropriation du chat comme une technique avec une vision principalement sociale, axée sur le rôle central de l’utilisateur et la diversité des pratiques sociales, culturelles et communicationnelles.

Les résultats de notre recherche montrent, que grâce au chat, il est possible de créer des liens sociaux avec différentes personnes. Ce dispositif sociotechnique occupe une place importante dans la trame des échanges entre les différents membres du réseau et contribue à l’émergence de nouvelles formes de sociabilité qu’on ne peut avoir que par le chat. La communication médiatisée par chat donne la possibilité de dialoguer en simultané avec un grand nombre de personnes. Elle favorise la création des liens sociaux, l’élargissement des contacts et supprime les différences démographiques, sociales et professionnelles. La communication par chat permet aux gens de s’adresser aux inconnus pour parler de leur vie privée et de montrer leurs vrais sentiments et émotions, sans avoir peur d’être jugés. Le chat donne la possibilité d’échanges très divers : rencontrer quelqu’un, se renseigner, obtenir de l’aide sur un sujet précis, collaborer avec des collègues étrangers, faire des rencontres avec des personnes de différents endroits du monde. Ce moyen de communication est simple et pratique à utiliser.

Notre recherche, qui représente une recherche d’un phénomène peu connu, permet de découvrir des questions et des problèmes qui peuvent servir de base aux futures recherches dans ce domaine. Il serait intéressant d’appliquer une approche systémique, complexe et interdisciplinaire. Cette approche permettrait d’analyser l’environnement du chat, le chat lui-même, à partir de ses frontières et ses composants internes en système. Dans le cadre de l’étude en ligne, il serait préférable d’appliquer la combinaison de différentes méthodes (interview, analyse de contenu, observation d’un groupe en ligne, …) pour augmenter la qualité des informations obtenues. Cette approche contribue en effet à la détermination des nuances du phénomène étudié. Elle permet également d’obtenir des conclusions plus pointues et concrètes. Le chat peut être un objet d’étude pour différentes disciplines : linguistique, psychologie, sociologie, sciences de l’information et de la communication. L’approche interdisciplinaire permettrait donc d’étudier les différents aspects du chat : le langage électronique, les genres de discussions, la psychologie de la communication, le profil des utilisateurs, les pratiques sociales, culturelles et communicationnelles.

Note

(1) Irina Grebennikova Krasautsava, « Internet et les nouvelles formes de sociabilité à travers les chats« , Thèse de doctorat soutenue le 8 fevrier 2007, sous la direction de Bernard Miège, (Université Stendhal, Grenoble 3).

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Auteur

Irina Grebennikova Krasautsava

.: Irina Krasautsava est docteur en sciences de l’information et de la communication, membre associé du Gresec. L’article présenté ici retrace certains éléments de sa thèse de doctorat effectuée à l’université Stendhal-Grenoble 3 sous la direction du Professeur émérite Bernard Miège.