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L’épineuse question de l’appropriation : approches et méthodes d’études

13 Fév, 2009

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Ologeanu-Taddei Roxana, Staii Adrian, « L’épineuse question de l’appropriation : approches et méthodes d’études« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°09/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2009/supplement-a/09-lepineuse-question-de-lappropriation-approches-et-methodes-detudes

Bref historique du concept

L’étude de la relation entre les Tic et le social ne peut pas faire l’économie du concept d’appropriation, quel que soit le niveau (du micro au méso et au macro social) et l’axe privilégié (insertion sociale des Tic, innovation technologique, formation des usages, etc.). L’omniprésence du concept le rend extrêmement familier et son importance dans l’échafaudage de nombreuses théories semble déjà une preuve suffisante de sa force heuristique. Le revers de cet indiscutable succès intellectuel est une accumulation des significations et des niveaux d’application, qui peuvent l’enrichir mais qui peuvent également questionner sa cohérence d’ensemble.

Méthodologies et perspectives de travail – Traces de l’héritage marxiste

Dans le langage courant, le mot appropriation garde encore son sens premier : accaparer, rendre sien, prendre possession de quelque chose. Sur le plan conceptuel, on retrouve cette connotation plutôt négative dans l’emploi du terme selon la tradition marxiste où l’appropriation est envisagée avant tout comme une perte et une aliénation, résultat du processus de matérialisation du travail de l’ouvrier sous forme d’objets (Marx, 2007). L’appropriation recouvre déjà ici une double dimension, individuelle et sociale : elle traduit le fondement du rapport entre l’individu et l’objet (artefact qui matérialise les compétences humaines) et en déduit une conséquence sociale (rapport de domination d’une classe par une autre en raison de l’accaparation des compétences et de la plus-value sous-jacente, procès possible grâce à leur matérialisation sous forme d’objets). L’appropriation sous-entend donc des enjeux de pouvoir et des rapports de forces : entre les individus par le biais des rapports de domination, mais aussi entre l’individu et l’objet (car la possession sous-entend la confrontation de logiques différentes – l’appropriation serait donc le résultat d’une prise de pouvoir et d’une entreprise de soumission).

Ces significations diverses se retrouvent par la suite, sous des formes à peine modifiées ou plus nuancées, dans les différentes études qui cherchent à relier les Tic et le social. Chez certains critiques du capitalisme, comme Braverman (1974), qui analyse l’évolution de l’organisation du travail au XXe siècle, l’appropriation garde son sens marxiste premier et elle est avant tout associée à une dépossession des compétences des ouvriers, par le biais de la structuration des procès de travail mis en place pour la production industrielle ; la technologie est ainsi à la fois un facteur de productivité, de contrôle, mais aussi de domination, car elle permet d’enlever aux ouvriers ce qui fait la véritable valeur de leur travail, à savoir leurs compétences. Chez les chercheurs proches de la sociologie des usages, l’appropriation fait également référence à des oppositions (celles entre les logiques de conception et les logiques d’usages, entre les usages prescrits et les usages effectifs, Perriault, 1989 ; Jouet, 1992, etc.) et à des rapports de domination (ceux qui opposent l’individu et le système chez de Certeau, 2002 – ou ceux qui peuvent opposer les hiérarchies organisationnelles, chez Alter, 1999). Mais, dans ce courant, opposé au déterministe technique, la connotation négative de l’appropriation s’atténue au fur et à mesure que l’on met en évidence la force subversive de l’usager et sa capacité à renverser les rapports imposés. On retrouve la même spirale positive (qui traduit finalement la dialectique marxiste entre « l’aliénation » et la « prise de conscience ») chez de nombreux chercheurs qui s’intéressent avant tout à l’insertion des Tic dans les organisations : si la technologie peut être un facteur d’aliénation et de domination, l’usager, qui n’est plus une présence passive comme c’était le cas dans les approches déterministes ou dans les approches marxistes classiques, peut la détourner, s’opposer à l’instrumentalisation violente de la technologie, voire à son « esprit » (DeSanctis et Poole, 1994). L’appropriation désigne ainsi davantage le « sens » donné par l’usager à un objet technique, les modalités d’apprivoisement qui transforment l’objet étranger dans un objet familier, inséré dans le quotidien. De la connotation initiale négative qui considère l’acte d’appropriation comme une dépossession, on passe ainsi à une connotation fondamentalement positive où l’appropriation correspond à un enrichissement. Dépourvue de toute implication éthique et de tout jugement de valeur, cette bipolarité donne au concept une force heuristique considérable car il lui permet de décrire tout le spectre de la relation avec l’objet technologique : de la confrontation ouverte, à la création collaborative, de l’acception inconditionnelle, au détournement total.

Nuances terminologiques

Ce bref point historique nous a permis d’avoir déjà un aperçu de l’étendue du champ de ce concept. Cette diversité devient encore plus évidente lorsqu’on passe en revue les autres termes associés (et parfois substitués) au terme d’appropriation. En effet, alors que dans la littérature francophone le terme d’appropriation semble faire l’unanimité, dans la littérature anglophone il existe une diversité terminologique qui permet de faire ressortir des nuances particulières ; si l’on perd peut-être ainsi en force conceptuelle, en éclatant les sens, on peut gagner en revanche en opérationnalité.

Le tableau ci-dessous (modifié d’après Beaudry et Pinsonneault, 2005) donne un aperçu sommaire des différents termes attestés dans la littérature anglophone et des significations particulières qu’ils permettent de préciser.

Auteurs
Terme utilisé
Définition
Rice et Rogers (1980)
Réinvention
Modifications subies par la technologie durant son adoption et son implémentation.
Ives et Olson (1984)
Adaptation
Ajustement ou altération de la technologie de manière à ce qu’elle s’adapte aux besoins des usagers.
Clark (1987)
Appropriation
Processus durant lequel l’usager commence par reconnaître la valeur potentielle d’une technologie et par essayer de réduire l’écart entre les contraintes de la technologie et ses propres capacités limitées ; l’usager tente ensuite de modifier, d’affiner, et d’utiliser la technologie conformément à ses besoins. L’appropriation implique donc la modification continuelle, cumulative et incrémentale de l’innovation sous tous ses aspects.
Leonard-Barton (1988)
Réinvention
L’altération d’une innovation (technologique) initiale à mesure que les utilisateurs la modifient en fonction de leurs besoins ou de leurs usages, d’une manière non prévue par les concepteurs.
Leonard-Barton (1988)
Adaptation
La réinvention d’une technologie nécessite son adaptation simultanée à différents niveaux dans l’organisation.
L’adaptation d’une technologie consiste dans un cycle de non alignements, suivis par des alignements, suivis par des non alignements plus nombreux mais plus réduits ; l’ensemble forme un processus continu qui évolue graduellement vers un stade où la technologie, les pratiques de travail et les critères de performance sont alignés.
Majchrzak et Cotton (1988)
Ajustement
Procès qui comprend quatre aspects : changements dans la satisfaction au travail, l’engagement dans le travail, résolution des problèmes psychologiques et la qualité de vie perçue.
Sokol (1994)
Adaptation
Les modifications apportées à la technologie compte tenu de l’environnement, des routines sociales, et des attentes des acteurs.
Tyre et Orlikowski (1994)
Adaptation
Les ajustements et changements qui accompagnent l’introduction des TIC. Ils peuvent concerner les aspects physiques de la technologie, mais également les procédures, les croyances, les connaissances ou les relations entre les usagers. Le processus est discontinu ; il existe seulement des fenêtres d’opportunité où la technologie peut être modifiée.
Orlikowski (1996)
Appropriation
Les ajustements continus, progressifs et réciproques, les adaptations et les improvisations entre la technologie et les usagers
Majchrzak et al. (2000)
Adaptation
Processus évolutif, parfois graduel, parfois discontinu, selon les aléas externes ou les politiques de management. L’adaptation subit les contraintes des structures préexistantes de l’organisation ainsi que celles des tâches et de la dynamique de groupe.
Beaudry et Pinsonneault (2005)
« Coping »
Comportements d’adaptation par lesquels les utilisateurs font face aux conséquences perçues de l’introduction d’une nouvelle technologie ou de la modification d’une technologie existante, cette introduction étant envisagée comme un événement perturbateur.
Poole et DeSanctis (1988, 1990, 1994)
Appropriation
La modalité dont un groupe utilise, adapte et reproduit les structures de la technologie (de manière « fidèle » ou pas à son « esprit »).

Une analyse sommaire des définitions associées aux termes listés ci-dessus nous permet de compléter les significations historiques avec quelques nuances particulières. Tout d’abord, on remarque que la plupart des auteurs mettent beaucoup d’accent sur l’action de l’usager dans l’appropriation qui est ainsi considérée comme un processus dialogique, continuel ou pas, où la technologie subit des modifications et les usagers font des efforts d’adaptation. Il nous faut remarquer ensuite l’importance accordée aux dynamiques de groupe, ainsi qu’à l’environnement organisationnel : si cette caractéristique s’explique notamment par le fait que la plupart des auteurs cités ci-dessus se sont intéressés avant tout aux phénomènes d’appropriation au sein des organisations, elle ne saurait se limiter à ce contexte particulier car les technologies qui nous intéressent ici sont également (sinon avant tout !) des technologies de communication qui permettent à l’individu d’interagir et de s’insérer dans des groupes ou des communautés. Un autre axe important est celui qui met en avant la complexité des processus psychologiques liés à l’appropriation où se mêlent des représentations collectives, des perceptions individuelles et des mécanismes de réponse et d’adaptation permettant aux individus de gérer les situations complexes et les contraintes. Enfin, il nous faut également retenir le rôle joué par la notion associée de « structure » dans la description des procès d’appropriation ; si elle reste tributaire d’un cadre conceptuel particulier (que nous présenterons ci-après), l’intérêt de cette notion est avant tout de permettre l’identification d’éléments récurrents et de renforcer ainsi le potentiel opérationnel du concept.

Cette discussion met finalement en évidence l’étendue du champ du concept, utilisé à la fois pour rendre compte des processus en œuvre au niveau individuel, des dynamiques de groupe et des mouvements sociaux. Comme nous allons le montrer dans la section suivante, l’intérêt majeur du concept d’appropriation peut venir justement du fait qu’il permettrait une compréhension plus fine de l’ancrage du micro et du macro social, même si ce travail a été rarement mené de manière conjointe par les théories existantes.

Théories et champs d’application

Si l’on se penche sur les différentes théories de l’appropriation, l’on peut effectivement les classer en deux catégories : celles qui sont focalisées sur les procès d’appropriation au niveau du groupe, et celles qui analysent l’appropriation dans le contexte plus global de la formation des usages sociaux.

L’approche structurationniste

Dans la littérature anglo-saxonne, l’appropriation est un concept clé de la théorie de la structuration adaptative (Adaptative Structuration Theory – AST), qui reprend et adapte la théorie de la structuration de Giddens (1984) pour l’appliquer aux technologies de l’information (Poole et al., 1985). Cette théorie critique le déterminisme technique et postule que les structures sociales, dont les structures incorporées dans les technologies, sont produites et reproduites par les individus membres d’un groupe, en mobilisant et en adaptant des règles et des ressources au fil des interactions. Les tenants de cette théorie s’intéressent notamment aux petits groupes et aux processus de décision au sein du groupe.

Le cadre épistémologique est celui de l’interactionnisme et du constructivisme social. Pour ces auteurs, les structures sociales sont des structures de et dans l’interaction, celle des individus dans un groupe. Dans ce cadre théorique, le concept d’appropriation se lit à la lumière de deux phénomènes clés : la structuration et l’adaptation. Largement connue et utilisée pour étudier les usages des Tic dans les organisations, cette théorie, et notamment l’approche particulière de l’appropriation, mérite une présentation plus détaillée.

Les sources structurelles de la technologie : les fonctionnalités et l’esprit

Ce sont DeSanctis et Poole (1994) qui ont élaboré une véritable approche de l’appropriation dans l’optique de la théorie de la structuration adaptative. L’objectif de cette théorie est de comprendre les relations mutuelles entre les procès technologiques et les dynamiques sociales. Entre autres, cette théorie cherche ainsi à éclaircir l’un des paradoxes fondamentaux de l’approche structurelle, à savoir le fait que des technologies identiques peuvent produire des dynamiques similaires et pourtant aboutir à des conséquences structurelles différentes.
Pour cela, les auteurs proposent une caractérisation des Tic en termes de structures sociales, qui peuvent être de deux types : les caractéristiques structurelles de la technologie, et l’esprit de cet ensemble de caractéristiques. Par caractéristiques structurelles on entend le type de règles, de ressources, de possibilités d’utilisation, etc. offertes par le dispositif technique. Ces caractéristiques sont déterminées par une combinatoire de plusieurs critères dont les plus importants seraient :

    • le degré de fermeture (qui détermine l’étendue des possibilités d’action que la technologie donne à l’usager)
    • le degré de sophistication (ou le degré de complexité de la technologie qui détermine la variété et la richesse des fonctionnalités offertes à l’usager)
    • la facilité de compréhension (un système facile à comprendre augmente les chances d’appropriation des fonctionnalités proposées).

L’esprit de la technologie fait référence à l’orientation générale du dispositif, il synthétise les valeurs et les objectifs que les caractéristiques structurelles permettent de mettre en œuvre. C’est « la ligne officielle que la technologie présente aux usagers », qui indique « la façon d’agir durant l’utilisation, comment interpréter les caractéristiques et comment  combler les lacunes de la procédure lorsqu’elle n’est pas spécifiée de manière explicite » (DeSanctis and Poole,1994, p. 126). L’esprit est également l’élément qui légitime la technologie (dans le sens donné par Giddens), en fournissant un cadre normatif et en suggérant des comportements adéquats. Par ailleurs, l’esprit d’une Tic aide les utilisateurs à comprendre et à interpréter le sens de la technologie. Il peut également participer aux procès de domination, parce qu’il indique les types de dynamiques d’influence compatibles avec la technologie en usage, ce qui peut privilégier certains usagers ou certaines approches au détriment des autres. L’esprit est une propriété de la technologie, telle qu’elle apparaît aux usagers. Il ne s’agit pas des intentions des concepteurs stricto sensu – celles-ci sont reflétées dans l’esprit, mais il n’est pas leur copie conforme, car toutes ces intentions ne peuvent pas se matérialiser telles quelles. D’autre part, l’esprit de la technologie ne doit pas être confondu non plus avec les perceptions ou les interprétations subjectives des usagers, telles qu’elles peuvent être recueillies par l’observateur – celles-ci nous donnent des indications sur l’esprit, mais elles ne représentent que des aspects limités.

Lorsqu’une technologie est nouvelle, son esprit est en cours de définition. Les concepteurs indiquent comment la technologie devrait être utilisée, mais l’adoption de cette technologie en façonne également l’esprit. Avec le temps, l’esprit est moins ouvert à des interprétations contradictoires et devient plus rigide dès lors que la technologie est stabilisée et utilisée selon des routines. Cette conception de l’innovation technique s’approche ainsi de celle défendue, à une échelle plus large, par Patrice Flichy (Flichy, 1995).

Les fonctionnalités structurelles et l’esprit des Tic forment son potentiel structurel, que le groupe exploite pour générer des structures sociales selon le contexte et les interactions à l’oeuvre. Approchées sous cet angle, les technologies seraient ainsi fondamentalement des sources de structures sociales au même titre que la tâche, l’environnement organisationnel (qui favorise certains types de projets au détriment des autres), l’information dans l’entreprise, l’historique des réalisations de la tâche, les croyances culturelles, etc. L’utilisation et la réutilisation des structures technologiques mènent à terme à leur institutionnalisation.

Dimensions et étapes de l’appropriation

Dans ce continuum qui va des usages balbutiants aux usages institutionnalisés, l’appropriation serait la partie émergente, visible du processus de structuration (Ollman, 1971). L’appropriation serait ainsi avant tout l’indicateur que des structures profondes sont en train d’être générées, et, sur le plan de la recherche, l’élément qui permet de comprendre comment une règle, une ressource, une caractéristique de la technologie se transforment en structures sociales.

Dans cette optique, si l’appropriation est le fait d’individus, elle n’en reste pas moins un processus collectif : la structure mise en évidence par l’appropriation est ainsi le résultat d’un choix collectif et elle dépend donc fortement des caractéristiques et du contexte du groupe. Afin de caractériser les différentes configurations que l’on peut rencontrer en pratique, DeSanctis et Poole proposent d’utiliser une grille de lecture qui met à contribution quatre dimensions de l’appropriation :

    • les modes d’appropriation (utilisation directe ou pas des structures de la technologie ; combinaison de ces structures avec d’autres, interprétation des structures en cours d’utilisation, évaluation des structures – par exemple le fait d’affirmer ou de nier leur utilité).
    • la fidélité de l’appropriation (le degré de fidélité à l’esprit de la technologie ou aux propriétés structurelles, telles qu’elles sont proposées initialement : les appropriations « fidèles » sont celles qui concordent avec l’esprit ; les appropriations « infidèles »  représentent une déviation par rapport à cet esprit initial)
    • l’orientation de l’instrumentalisation (les objectifs/ buts explicites, ou le sens, que le groupe assigne la technologie à mesure qu’il l’utilise)
    • les attitudes du groupe à l’égard de la technologie, développées à mesure que  les structures de la technologie sont appropriées (il s’agit par exemple du degré de confort associé à l’utilisation de la technologie, du degré de respect pour la technologie, qui croît à mesure que les usagers prennent conscience de son utilité pour leur travail, etc.).

Dans une optique prescriptive, les auteurs précisent également les critères qui doivent être réunis pour augmenter les chances d’appropriation réussie (la fidélité de l’appropriation à l’esprit, le nombre élevé et la diversité des modes d’appropriation, les utilisations instrumentales orientées processus ou tâche, préférables à l’utilisation exploratoire, l’existence d’attitudes positives, etc.).

L’approche par les usages

L’approche de DeSanctis et Poole (1994) met en évidence les appropriations, c’est-à-dire les différentes voies d’utilisation de la technologie durant le processus d’adoption. Sa portée heuristique se révèle dans l’étude des changements et des évolutions au niveau micro-social. Cependant, bien que cette approche permette de décrire également le processus d’émergence de nouvelles structures sociales, son parti pris épistémologique selon lequel ces structures sont directement le résultat des interactions de groupe ne permet pas de distinguer entre structures plus stables et structures « éphémères », dépendantes des caractéristiques particulières du groupe observé. Certes, ces auteurs prennent en compte l’émergence de structures stables, mais uniquement dans l’interaction de groupe. Cette « stabilité » des structures est principalement liée au caractère constant de l’appropriation, donc à leur reproduction à chaque fois similaire. Cependant, aucune étude se réclamant de cette approche n’a mis en évidence des structures stables, selon la définition de l’appropriation donnée par DeSanctis et Poole. Ces auteurs indiquent par ailleurs que la reproduction des structures n’est pas leur réplication ; comme faire alors la distinction entre appropriations « inconstantes » et la reproduction des structures ? Par ailleurs, comment identifier les appropriations constantes, plus générales, transversales aux groupes et aux organisations particulières, sans faire pour autant table rase de l’importance du contexte ? Cette question rejoint celle de la distinction entre innovation radicale et innovation incrémentale, de même que celle du lien, difficile à saisir empiriquement, entre les procès micro-sociaux et les tendances sociales de fonds.

Dans un autre courant de recherche développé dans l’espace francophone et notamment dans le champ de la sociologie des techniques et des usages, ainsi que dans celui des sciences de l’information et de la communication, l’appropriation est surtout liée à l’émergence des usages et des pratiques sociales, parfois en tant que processus d’innovation sociale.

Lacroix et al. (1992) par exemple définissent les usages comme « des modes d’utilisation se manifestant avec suffisamment de récurrence, sous la forme d’habitudes relativement intégrées dans la quotidienneté, pour être capables de se reproduire et éventuellement de résister en tant que pratiques spécifiques ou de s’imposer aux pratiques culturelles préexistantes » (1992, p. 244). Dans une acception proche, Docq et Daele (2001) définissent les usages « comme un ensemble de pratiques, une façon particulière d’utiliser quelque chose, un ensemble de règles partagées socialement par un groupe de référence et construites dans le temps ». Dans cette optique, « la période d’appropriation est finalement celle qui sépare deux périodes caractérisées chacune par la stabilité de leurs routines. […] Le processus d’appropriation prend fin lorsque des routines stabilisées incluant (l’outil) sont formées » (Houzé, 2001).

Dans cette tradition de recherche, on insiste beaucoup sur la stabilité des usages sociaux et sur leur inscription dans des mouvements longs, car ils sont sous-tendus par des logiques sociales (Miège, 1996), ou par des logiques stratégiques d’acteurs, si l’on prend le cas d’une organisation (Crozier et Friedberg, 1977). L’étude de ce phénomène doit dès lors s’inscrire elle-même dans la durée et suivre l’évolution des réalités sociales. C’est d’ailleurs pour cette raison que l’analyse des usages sociaux, sous-tendus par des logiques sociales, a été généralement conduite dans une perspective historique, a posteriori.
Jacques Perriault (1989) avance que la logique du concepteur d’une technologie est de proposer un cadre et de prescrire des usages alors que la logique de l’usager, en tant qu’acteur autonome, est d’inventer ses propres usages, en fonction de ses représentations, de ses valeurs ou de ses objectifs. L’appropriation est donc avant tout un processus de détournement de l’objet qui s’accompagne d’un double mouvement de diversification et de stabilisation des usages dans le temps. Jacques Perriault s’inspire ainsi de l’approche de Michel de Certeau (2002), selon lequel l’usage est une « invention du quotidien », une activité de « bricolage » et de « création » à partir des produits imposés, au travers de « ruses », et d’opérations de « braconnage » qui permettent à des logiques fondamentalement différentes de coexister.
S’intéressant à l’innovation socio-technique, Patrice Flichy (Flichy, 1995) illustre a posteriori ce processus par l’exemple de différentes techniques. La radio, par exemple, a été conçue pour la communication de point à point alors qu’elle est devenue un média de masse. Cet exemple présente également un intérêt méthodologique, en montrant les limites des études focalisées sur le court terme (par exemple, l’étude des pratiques des groupes de radioamateurs ne permettait pas de saisir l’émergence des usages sociaux qui allaient imposer la radio comme un média de masse).
Cependant, si elle a le mérite de décrire la stabilisation des usages comme aboutissement du processus d’innovation socio-technique, cette approche accorde une place trop importante à la logique d’usage (Perriault, 1989), et elle néglige souvent ou minimise les « trajectoires d’appropriation » (Proulx, 1988) ou les « chaînes d’appropriation » (Gléonnec, 2004). Par ailleurs, la question d’une méthodologie adéquate pour saisir les usages en train d’émerger reste ouverte.
Dans cette tradition théorique, l’appropriation serait le processus qui stabilise l’usage, qui lui donne sens en le reliant au quotidien (Jouet, 1992, 1994). Serge Proulx définit l’appropriation d’une technologie comme « …la maîtrise cognitive et technique d’un minimum de savoirs et de savoir-faire permettant éventuellement une intégration significative et créatrice de cette technologie dans la vie quotidienne de l’individu ou de la collectivité » (Proulx, 2001, p.142). Il distingue démarche d’appropriation individuelle et démarche d’appropriation collective (Proulx, 1988, p. 159). La première est centrée sur l’acquisition individuelle de connaissances et de compétences, alors que la démarche collective renvoie à des « stratégies collectives d’appropriation sociale » formulées et réalisées par des acteurs sociaux (un groupe, une catégorie sociale ou la société dans son ensemble). Serge Proulx insiste ici sur la dimension sociale et politique du phénomène d’appropriation. Selon lui, l’appropriation « sociale et collective des connaissances informatiques par un groupe ou une catégorie sociale » implique « la mise en œuvre de nouveaux outils et de nouveaux savoirs [et] contribue à la transformation du mode de gestion des connaissances propres au groupe ou à la catégorie sociale qui s’approprie l’outil » (Proulx., 1988, p. 14). L’auteur met en évidence le caractère processuel de l’appropriation en parlant de « trajectoires d’usage ».

Il devient dès lors possible d’identifier trois niveaux d’appropriation (Proulx, 2001a) : un niveau minimal de maîtrise cognitive et technique de l’objet technologique, un niveau intermédiaire qui correspond à l’intégration de la signification sociale de l’usage de la technologie dans la vie quotidienne, et un dernier niveau où la technologie apporte une nouveauté dans la vie de l’usager et donne lieu à une utilisation originale.

Cette conception des usages rejoint celle de François-Xavier De Vaujany (2000), qui distingue deux degrés d’appropriation :

  • celui des finalités de la technologie (dans quels buts elle est utilisée, individuellement ou collectivement.) Desanctis et Poole (1992,1994) proposent un certain nombre de dimensions afin d’évaluer ce niveau d’appropriation : le mode d’appropriation (qui correspond au degré d’originalité des usages),  l’attitude envers la technologie, le sens attribué à la technologie, le degré de fidélité à l’esprit de l’outil.
  • celui des mécanismes stabilisés de production et de reproduction des structures sociales ou techniques via les usages. Selon les adeptes de cette théorie, les usages reproduisent dans un premier temps des structures existantes, avant que de nouvelles structures, conventions ou genres spécifiques émergent, dans un second temps.

Selon François-Xavier de Vaujany, l’appropriation est un processus long qui commence avant même l’étape d’utilisation et continue après la première étape de stabilisation des routines (De Vaujany 2005, p 33). Les niveaux d’appropriation identifiés par Serge Proulx et les degrés d’appropriation proposés par François-Xavier De Vaujany peuvent être envisagés comme des distinctions entre les appropriations ou les utilisations d’une technologie (ou encore les trajectoires d’appropriations ou les chaînes d’appropriations) et ses usages stabilisés.

Méthodologies et perspectives de travail

Apports et limites des théories dominantes

Les différentes approches présentées ci-dessous diffèrent notamment sur le niveau d’analyse privilégié et la profondeur du changement observé : dans le cas des théories structurationnistes, il s’agit de changements directement visibles, repérables à travers l’étude des comportements individuels et des dynamiques de groupe, ou de changements plus profonds, enregistrés au niveau des logiques stratégiques d’acteurs, mais qui se produisent sur le court ou le moyen terme. Dans le cas des théories des usages sociaux, les processus sont nécessairement longs, difficiles à cerner à un moment donné et surtout ancrés dans un maillage d’autres mouvements sociaux qui rendent leur analyse ponctuelle encore plus délicate. Le schéma ci-dessous résume cette différence de positionnement et insiste sur la difficulté théorique à harmoniser les deux approches :

Les approches inspirées par la théorie de la structuration sociale permettent de saisir les actions de bricolage, de détournement, d’invention, de création, etc. mises en œuvre, intentionnellement ou non, par les usagers à un moment donné. Cependant, elles ont du mal à saisir la rupture représentée par l’émergence de nouveaux usages sociaux, en tant que routines et habitudes quotidiennes partagées à l’échelle sociale. Lorsque ces approches s’intéressent à l’utilisation, à l’appropriation et à l’adaptation d’une technologie dans les organisations, surtout dans un contexte professionnel, elles partent de l’idée que la technologie est nécessairement implémentée par le management, dans une démarche top-down. Par conséquent, l’appropriation et l’adaptation sont envisagées comme des opérations d’alignement. Or, ce type d’approche ne peut saisir l’hybridation des technologies, les pratiques de « papillonnage » et la constitution de « mosaïques » mélangeant les technologies imposées par le management et celles mises en place par les employés, ou simplement celles utilisées dans le cadre du travail et celles émanant de l’espace privé. Elle risque aussi de passer à côté des processus de « conception par l’usage » (Lin et Cornford, 2001) et de ne pas saisir les contradictions et les tensions entre logiques ou pratiques différentes (par exemple, entre celles mises en place dans l’entreprise et celles « privées »).

D’autres chercheurs ont par ailleurs relevé un inconvénient important des approches micro-sociales ou managériales élaborées en sociologie ou en sciences de gestion. Celles-ci s’appuient souvent sur la méthode des cas pour suivre l’appropriation d’une application informatique dans une organisation particulière, ce qui donne l’impression d’un système autonome et fermé (Carton et al., 2005), sans parler du fait que la généralisation des résultats reste problématique.

A l’autre extrême, les études centrées sur les usages sociaux permettent d’approcher l’innovation sociale et les logiques sociales, sans parvenir à les saisir à travers des études empiriques au moment même de leur émergence. Alors que la question posée est très souvent : quelles peuvent être les nouvelles structures sociales en train de se forger et comment peut-on les saisir ?

Dimensions et méthodologies opérationnelles

Malgré leurs insuffisances, les différentes théories que nous avons présentées ci-dessus (ou que nous nous sommes contentés d’évoquer) nous permettent de tenter une caractérisation opérationnelle de l’appropriation. L’objectif serait ici d’identifier des dimensions suffisamment stables pour garantir une certaine généralité et suffisamment précises pour envisager une traduction opérationnelle et procéder à une confrontation empirique à travers des méthodologies adaptées :

Source
Dimension
Orlikowski (1996)
Les ajustements mutuels, continus et progressifs entre la technologie et les usagers.
DeSanctis et Poole (1994)
Appropriations de la technologie : actions visibles et immédiates qui mettent en évidence des processus de structuration profonde
Proulx (1988, 2001)
Trois niveaux :
1. Maîtrise cognitive et technique minimale
2. Intégration de la signification sociale de l’usage de la technologie dans la vie quotidienne
3. Utilisation originale de la technologie qui apporte une nouveauté dans la vie de l’usager.
Beaudry et Pinsonneault (1999)
Intégration d’une TIC dans son travail (dans la tâche)
Intégration d’une TIC dans les habitudes et les routines.
Alter (1999)
La phase d’appropriation est une phase intermédiaire dans le processus d’apprentissage (et d’innovation), succédant à la phase d’incitation à l’innovation et précédant la phase d’institutionnalisation de l’innovation.
Elle se caractérise par le fait que les directions « laissent faire » les innovateurs donner du sens au projet initial, en le déformant.
De Vaujany (2000 ; 2005)
Deux degrés d’appropriation :
– celui des finalités de la technologie (dans quels buts elle est utilisée, individuellement ou collectivement).
– celui des mécanismes stabilisés de production et de – reproduction des structures sociales ou techniques par le biais des usages stabilisés (de Vaujany, 2000).

A partir de ce tableau synthétique et des analyses préalables, nous pouvons proposer, à titre exploratoire, une grille de lecture des processus d’appropriation qui associe des caractéristiques profondes et des « indices » pouvant faire l’objet d’observations empiriques (nous préférons ici le terme d’indices au celui d’indicateurs, car toute traduction opérationnelle des caractéristiques indiquées est forcément contextuelle et donc non déterministe).

Caractéristique
« Indices »
Processus dialogique d’adaptation réciproque entre les usagers et la technologie
La technologie subit des modifications au fur et à mesure qu’elle est utilisée et elle modifie en retour les activités des usagers (les indicateurs opérationnels peuvent être ceux décrits pour analyser l’adéquation à l’esprit et aux fonctionnalités, selon l’approche structurelle)
Maîtrise des dimensions techniques et valorisation à travers une utilisation régulière et stable
Degré de connaissance et de maîtrise des fonctionnalités de la technologie, réflexes d’utilisation stables et partagés, capacité à détourner la technologie en fonction de ses propres habitudes et besoins.
Evolution des dimensions cognitive et psychologique
Assimilation des connaissances nécessaires à l’utilisation de la technologie, réduction des freins psychologiques liés à l’utilisation de la technologie, projections d’attitudes qui sont petit à petit associées à la technologie
Evolution de la dimension langagière
Assimilation du vocabulaire de la technologie (celui des fonctionnalités, mais également celui lié à son utilisation dans le cadre d’un groupe ou celui nécessaire pour se faire accepter dans une communauté par exemple).
Intégration de la technologie dans les pratiques quotidiennes
Acceptation de la technologie et utilisation prioritaire pour certaines tâches, capacité à positionner la technologie par rapport aux autres technologies du quotidien et à l’utiliser à bon escient.
Compréhension et exploitation de la dimension collective de la technologie
Capacité à synchroniser ses propres usages avec les usages développés par le groupe ou la communauté ; compréhension des enjeux collectifs de la technologie (dans le cas d’une organisation, ces enjeux peuvent être ceux de la performance collective, de la synchronisation, des stratégies d’acteurs et des rapports de forces, etc.)
Evolution des rapports organisationnels
Impact de la technologie sur les structures de l’organisation (à évaluer en fonction des changements engendrés) et impact des structures sur la technologie (à évaluer en fonction des modifications apportées)
Utilisation de la technologie comme « modèle »
Capacité à dégager des modèles et des règles d’utilisation applicables à d’autres technologies ou situations similaires
Hybridation et transfert de compétences
Capacité à utiliser la technologie de manière conjointe avec d’autres technologies, à hybrider leurs fonctions, à opérer un transfert de compétences
Compréhension et exploitation de la signification sociale de la technologie
Capacité à comprendre la place de la technologie dans la société et à situer ses usages par rapport aux usages sociaux.
Evolution de la dimension « symbolique » de la technologie
Compréhension et exploitation des valeurs et de l’imaginaire véhiculé par la technologie

L’exploitation de ces indices lors d’une recherche empirique peut se faire à travers la mobilisation d’un ensemble d’outils méthodologiques combinant l’observation, les enquêtes quantitatives et qualitatives, l’analyse de discours, la comparaison de cas parallèles et l’exploitation de données statistiques d’envergure. S’agissant d’un processus, il est particulièrement important, comme le soulignent DeSanctis et Poole (1994) de procéder à des études synchroniques parallèles et à des études diachroniques. Ils insistent sur ce dernier type d’étude, en soulignant que « l’analyse diachronique est particulièrement cruciale pour comprendre le processus d’adaptation par lequel les structures de la technologie sont incorporées dans l’action » (p. 132-133). Les études réalisées par Majchrzak et al. (2000) confirment également l’intérêt de procéder par vagues d’enquêtes.

Notons également l’intérêt de l’analyse de discours, mis en évidence à travers les études de DeSanctis et Poole (1994). Pour ces auteurs, le discours, ou, plus exactement, les discussions, les documents et toute autre forme de trace écrite et orale, représentent l’objet central d’étude. A titre d’exemple, pour analyser l’appropriation de « l’esprit » de la technologie, DeSanctis et Poole (1994) proposent de se pencher sur des éléments tels :

    • la métaphore sous-jacente au système, celle qui est proposée par le concepteur (par exemple « tableau noir », « agenda », etc.)
    • les fonctionnalités incorporées, leurs dénominations et leur présentation
    • la nature de l’interface utilisateur
    • les documents ou manuels de formation et d’aide on-line,
    • autres aides ou formations fournies par le système.

Un autre exemple de méthode qui pourrait s’avérer utile, au moins à titre exploratoire, est l’étude de cas longitudinale. Chez Majchrzak et al. (2000), l’étude de cas repose sur des entretiens effectués à plusieurs reprises, ainsi que sur l’analyse de documents et sur une observation détaillée des réunions d’une équipe virtuelle durant plusieurs mois. Cette méthode a l’avantage de retracer plus finement les évolutions du processus et de les rattacher aux changements du contexte organisationnel, même si sa portée reste exploratoire et les résultats obtenus difficiles à généraliser.

Il va de soi que les méthodes classiques, comme les questionnaires, les entretiens en profondeurs et l’observation ne sauraient être négligées. Selon le type de terrain, elles doivent être complétées également avec des données statistiques issues d’enquêtes de grande ampleur ; celles-ci peuvent s’avérer nécessaires à la fois pour positionner ses propres résultats par rapport à des tendances de fonds, mais aussi pour permettre l’analyse de certaines dimensions présentes dans tout processus d’appropriation (notamment celles qui permettent d’identifier des appropriations déviantes, des hybridations ou des évolutions dans les usages sociaux pouvant indiquer des pratiques émergentes – un exemple étant l’étude réalisée par Josiane Jouet sur les différences d’appropriation des outils informatiques chez les hommes et les femmes – Jouet, 2007).

Références bibliographiques

Placer ici les références bibliographiques

Auteurs

Roxana Ologeanu-Taddei

.: Roxana Ologeanu-Taddei est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication au GRESEC et au Centre de Recherche sur la Gestion des Organisations (CREGOR), Université Montpellier 2. Ses recherches portent sur le management et les usages des technologies de l’information et de la communication, dans les organisations éducatives en particulier.

Adrian Staii

.: Adrian Staii est Maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’Université Pierre Mendès France et membre du GRESEC. Ses recherches portent notamment sur les pratiques informationnelles spécialisées, sur les médiations technologiques et sur l’appropriation de la technologie. Depuis 2005 il participe aux travaux de l’ERTe pilotée par le GRESEC dans le domaine de la production et des usages des dispositifs numériques éducatifs.