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Une approche de la médiation technologique par la mise en correspondance des formes de sociabilité et des grammaires discursives

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Staii Adrian, « Une approche de la médiation technologique par la mise en correspondance des formes de sociabilité et des grammaires discursives« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/21-une-approche-de-la-mediation-technologique-par-la-mise-en-correspondance-des-formes-de-sociabilite-et-des-grammaires-discursives

Introduction : regarder l’objet pour voir au-delà

Nous partirons d’un constat simple et sans doute pas du tout original : les objets informatisés font désormais partie de notre culture, ils accompagnent nos modalités d’être dans la société et nos actions au quotidien. Nous pouvons donc bel et bien affirmer qu’ils ont modifié notre vie. Pas de tout le monde et pas au même degré, bien évidemment, mais de la plupart d’entre nous dans une certaine mesure, certainement.

Mais il est une chose de constater cette réalité, il en est une autre de comprendre comment, où exactement, sur quels points en particulier, à quel niveau, à quel degré, avec quelle épaisseur ?  Certes, les réponses ne manquent pas, tant les chercheurs en provenance des horizons les plus divers s’y sont intéressés. Cependant, ce n’est pas pour autant que la question n’a plus lieu d’être : car elle est en réalité multiple, difficile à cerner, parfois contradictoire. Toute réponse ne peut donc être que partielle, et, même pour cette seule raison, le débat mérite d’être relancé.

A ces difficultés préalables, s’ajoute une ambiguïté nouvelle et délibérée qui vient du syntagme que nous avons choisi d’employer : « objets informatisés », terme suffisamment large pour prêter à la confusion et à la polémique. Par cette appellation aux frontières imprécises nous désignons ici des réalités aussi diverses que les outils informatiques eux-mêmes (l’ordinateur, le téléphone portable, le PDA, les consoles de jeux, etc.), les outils logiciels (divers traitements de texte, outils de création multimédia, CMS, moteurs de recherche, etc.) et, bien évidemment, les contenus numériques inscrits, portés ou produits à l’aide de ces différents outils (divers documents électroniques, SMS, emails, sites Internet, blogs, jeux vidéos, etc.). Autrement dit, l’objet informatisé sera entendu ici comme une forme de matérialisation sémiotique construite avec et portée par la technologie numérique, car les différentes dimensions évoquées ci-dessus sont inséparables.

Ce qui peut être un inconvénient si l’on s’intéresse aux objets en tant que tels, devient ainsi plutôt un avantage dès lors qu’on s’intéresse aux incidences conjointes de ces objets, à leurs relations mutuelles, aux modalités souvent croisées qu’ils adoptent pour s’insérer dans la vie des individus, à leurs manières communes de faire sens et aux vertus, fonctions et usages dont nous les investissons et qui présentent de nombreuses similitudes. Pour être plus précis, ce qui nous intéresse, ce n’est pas l’objet en tant que tel, pris individuellement, mais les multiples facettes de la médiation technologique qui se construit à travers et autour de lui. L’on comprend ainsi que, tel que nous l’entendons ici, l’objet est un élément réflexif et dialogique dans la construction du sujet.

La confrontation des modalités d’être des objets informatisés et surtout des manières dont nous les faisons vivre en les intégrant dans notre propre vie sera donc notre point de départ. Cette confrontation s’organisera autour de deux axes, dont nous espérons montrer la pertinence tout au long de l’argumentation. Ces axes sont, d’une part, celui des modalités de sociabilité et de relation à soi que ces objets informatisés façonnent aujourd’hui, et, d’autre part, celui des grammaires discursives, dont l’analyse est un préalable indispensable à la compréhension des mécanismes actuels de la sémiosis sociale. Les deux questions, on s’en doute bien, sont liées et mettent en relief des problématiques communicationnelles particulièrement importantes.

Les prémices d’une culture de la simulation

Commençons loin, avec un cas particulier, mais qui est néanmoins représentatif d’une évolution générale qui nous concerne directement ici.

Les travaux conduits au sein des différents projets de l’Intelligence Artificielle partagent jusqu’à un certain point, malgré les différences de principe, de postulats et de méthode (sur lesquelles nous ne nous attarderons pas ici), une ambition commune, à savoir celle de produire l’objet informatisé par excellence, c’est-à-dire d’exploiter au maximum les possibilités offertes par l’informatique pour créer un artefact idéal (CHARNIACK et McDERMOTT, 1985 ; HAUGELAND, 1987 ; SIMON, 1981). Aux débuts de ces projets, le critère de cet idéal était le comportement intelligent (MINSKY, 1968 ; NEWELL et al., 1995a ; 1995b). Les polémiques engendrées par cette direction portaient donc tout naturellement sur la définition de l’intelligence et sur la possibilité ou non de la « reproduire » automatiquement.

Dès les années 60, la discussion change d’orientation avec la modulation du critère d’intelligence proposée par Turing : ce qui compte désormais est la simulation d’un comportement qui pourrait être considéré comme étant intelligent, sans aucune considération a priori sur les modalités employées pour y parvenir (TURING, 1995). S’il ne résout pas le problème, ce changement de perspective déplace néanmoins une limite qui semblait infranchissable. En positionnant le problème sur le terrain de la simulation, cette évolution consiste à accepter d’emblée la différence de nature entre le sujet et l’objet intelligent. Le débat se retrouve ainsi vidée d’une partie importante de sa substance.

Dans les années 70, la question se repose autrement, par le biais d’un nouveau changement de critère. L’objet idéal ne saurait se résumer à un simulacre d’intelligence, il devrait posséder aussi ses propres modalités d’interaction avec le monde, qui conditionneraient d’ailleurs la possibilité même d’une simulation efficace. A cette époque, Hubert Dreyfus en arrive à conclure que les machines ne seront jamais intelligentes, non pas parce qu’elles ne possèdent pas de « cerveau », mais parce qu’elles n’ont pas de corps (DREYFUS, 1984).

Ce deuxième critère a été ensuite revisité à la lumière des progrès de la robotique qui ont abouti à la simulation conjointe d’actions et de raisonnements complexes. Enfin, vers la fin des années 90, la polémique change une fois de plus d’orientation : elle ne porte plus sur la possibilité de simuler des comportements intelligents, mais sur celle de simuler des affects. Un nouveau défi auquel les générations récentes de robots catalogués d’artefacts relationnels tentent de répondre (TURKLE et al, 2005 ; 2006 ; KIDD et al, 2006).

L’intérêt de cette anecdote n’est bien évidemment pas de discuter du bien fondé de ces différents critères, ni d’entrer dans les polémiques connexes. C’est, avant tout, de montrer que le passage d’un critère à l’autre est à chaque fois déterminé principalement par un changement d’attitude de l’humain envers l’objet et non pas par une caractéristique de l’objet lui-même. Autrement dit, l’objet s’enrichit à chaque étape des possibilités dont l’humain l’investit et lui projette en retour une image qu’il serait erroné de prendre pour sa véritable « nature », mais que l’homme intègre petit à petit dans son imaginaire et dans ses pratiques quotidiennes.

Sur un deuxième plan, il s’agit de mettre en évidence la dissémination à l’échelle sociale d’une certaine culture de la simulation, de la reproduction, du double qui traduit inévitablement une crise de l’original. Une culture qui trouve certainement ses racines ailleurs et avant le monde de l’informatique (BENJAMIN, 1991 ; ECO, 1986 ; BAUDRILLARD, 1968 ; 1981), mais qui acquiert une matérialité de plus en plus évidente avec le développement à large échelle des objets informatisés. Or, ces objets (parmi lesquels nous pouvons citer des exemples particulièrement parlants aujourd’hui comme les jeux vidéos ou d’autres modes d’exister sur la toile, comme Second Life) ont des incidences particulièrement importantes à la fois sur la construction de nouvelles formes de sociabilité et sur la morphologie des discours.

Une anecdote rapportée par Sherry Turkle éclaire bien cette tendance (TURKLE, 2006a). Turkle commente les réactions des jeunes visiteurs d’un parc animalier de la compagnie Walt Disney qui se déclaraient déçus du comportement des animaux en chair et en os par rapport à celui des personnages de synthèse et des robots. Paradoxalement, les enfants et les adolescents trouvaient que ces derniers étaient « plus vivants », qu’ils parvenaient beaucoup mieux à représenter l’essence même de l’animal que l’être vivant, et d’ailleurs, la distinction entre naturel et artificiel n’était plus à leurs yeux une valeur en soi, elle ne reposait plus sur un critère de nature mais sur un critère d’utilité. Dans ses nombreuses études destinées à la perception des objets informatisés notamment par les enfants depuis la fin des années 70 (TURKLE, 1995 ; 2005 ; 2006b), Turkle a mis ainsi en évidence un changement important dans les représentations dominantes qui va dans le sens de l’acceptation de la simulation et de son intégration dans la sphère la plus intime : celle des affects, des sentiments, des relations d’amitié.

Le simulacre n’est certes pas confondu avec le réel, mais il est accepté, d’abord comme élément de projection de soi, ensuite, et de plus en plus, comme substitut et image de l’autre ou comme partenaire dans la construction d’une identité propre. Nous faisons désormais confiance à ces objets (combien de fois n’a-t-on pas entendu dire : c’est l’ordinateur qui le dit, il ne peut pas se tromper !), nous investissons des émotions et du sens dans nos relations avec eux et nous attendons en retour qu’ils nous fournissent des émotions et du sens. L’objet assume ainsi des fonctions qui étaient autrefois réservées aux relations interhumaines ; la médiation technologique n’est pas uniquement une communication médiatisée entre sujets mais également un rapport de sens et d’échange avec l’objet même.

Sur un autre plan, les questions qui sont soulevées ici ne se résument pas à celle des possibilités matérielles, des fonctionnalités et des usages de l’objet en tant que tel (dont l’importance sociale est par ailleurs considérable), ni même à celle des relations immédiates que l’individu peut entretenir avec ces objets. Il s’agit, plus profondément, de la manière dont les projections dont sont investis ces objets contribuent à faire évoluer le rapport de l’individu au monde :

« La question ici n’est pas si les enfants vont aimer leurs robots plus que leurs animaux réels ou même plus que leurs parents, mais plutôt qu’est-ce qu’aimer voudra bien dire ? » (TURKLE, 2006a).

Nouvelles formes de sociabilité et grammaires de l’identité

On peut bien sûr nuancer ces affirmations sur les mutations effectives favorisées par cette culture de la simulation. Car, son épaisseur actuelle, ses manifestations concrètes et surtout son ancrage dans des tendances antérieures nous interdisent d’en exagérer la singularité ou la portée. Mais, il serait tout aussi erroné de nier ses particularités et de ne pas voir que cette culture participe d’une tendance forte qui consiste en la banalisation de l’informatique, à la fois en tant qu’univers d’objets et en tant qu’univers de représentations.

Nous assistons ainsi à l’heure actuelle à une évolution globale des formes de sociabilité et des modalités de représentation de soi sous-tendues par une progression diffuse de « l’univers informatique », dont les objets ne sont que la partie visible. La conjugaison des deux aspects produit un effet d’accélération que Josiane Jouët remarquait déjà au début des années 90 (JOUET, 1992) et qui n’a cessé de se confirmer depuis. Cette culture informatique, faite à la fois de représentations collectives, de compétences plus ou moins diffuses (qui vont de la simple utilisation des fonctions intuitives des objets informatisés jusqu’au développement des applications maison et de la programmation personnelle) et de la banalisation d’un vocabulaire autrefois spécialisé (qui, comme nous le verrons plus loin, n’est pas nécessairement synonyme de l’appropriation d’un savoir sous-jacent) facilite l’insertion des objets, élargit l’horizon des usages (prescrits ou pas, « légitimes » ou pas) et pénètre les pratiques sociales au-delà des cercles immédiats de l’interaction avec l’objet.

Des fonctionnalités hétérogènes parviennent ainsi à être fédérées au sein d’objets hybrides, dont les usages deviennent tout naturellement polyphoniques ; les mêmes fonctionnalités se retrouvent également déclinées (et parfois éclatées) dans des objets différents, mais elles sont souvent accompagnées de la réitération des mêmes discours, des mêmes codes sémiotiques, de l’appel aux mêmes compétences diffuses. L’univers des objets informatisés, qui, vu de l’extérieur, semble à première vue éclaté, ambigu, sans véritable structure, sinon celle de l’ubiquité (QUERE, 1992), se présente en revanche à l’usager averti des générations nouvelles comme un espace familier parce que déjà approprié dans sa substance.

Et pourtant, cette tension entre différenciation et convergence, que les usagers semblent accepter tout naturellement (car ils en sont en partie les artisans), n’est pas anodine pour la vie sociale car elle s’apparente à une crise des repères sociaux. Une fois de plus, ces évolutions favorisées par l’objet informatisé s’inscrivent en continuité  de tendances antérieures : celles d’individuation des pratiques sociales dans leur ensemble (que Patrice Flichy analyse par exemple en rapport avec les technologies de l’information et de la communication – FLICHY, 1991), d’autonomisation des individus (avec toutes les conséquences que l’on peut en tirer sur la reconfiguration de la vie privée, EHRENBERG, 1999 ; 2000), ou bien des évolutions culturelles de fonds qui ont abouti lentement à l’établissement de nouveaux rapports aux discours, au corps, au savoir, à la vie publique ou aux institutions.

Mais, encore une fois, ces mutations sont aujourd’hui accélérées et, dans nombre de cas, cristallisées par la banalisation des objets informatisés dans la vie quotidienne. Ces derniers jouent à la fois un rôle catalyseur et structurant : car, à travers eux, l’individu cherche un nouvel équilibre, tant sur le plan privé (construction de l’identité) et sur le plan social (recherche de nouvelles normes). Loin d’isoler l’individu dans une bulle personnelle, comme certains ont pu le craindre avec la généralisation des nouvelles technologies, la diffusion des objets informatisés communicants élargit les formes de connectivité et favorise ainsi la possibilité d’une communication continuelle où, paradoxalement, l’individu peut devenir plus proche des autres que de lui-même car il doit désormais faire des efforts pour être seul. Or, cette possibilité engendre de nouvelles modalités de socialisation et favorise l’apparition d’une sociabilité nouvelle.

Pour prendre un exemple, l’un des éléments les plus visibles de ces restructurations est la reconfiguration (largement discutée aujourd’hui) de la dichotomie public/privé. Dans une analyse remarquable des nouvelles formes de sociabilité rendues possibles par les technologies informatiques, Sherry Turkle note (TURKLE, à paraître) :

« La véritable connectivité est déterminée par la distance qui nous sépare des technologies de communication disponibles. Ce que les gens attendent de plus en plus des espaces publics est qu’ils offrent des endroits où l’on puisse créer une relation privée grâce aux technologies relationnelles […] En fait, les espaces eux-mêmes deviennent liminaux, pas entièrement publics, pas entièrement privés ».

La contrepartie est que l’espace autrefois entièrement privé et relativement fermé de la maison, destiné aux relations rapprochées, au face-à-face, devient de plus en plus un espace virtuellement ouvert à des relations hétérogènes. Celles avec ses proches, bien évidemment, mais aussi celles avec le monde du travail, et celles des rencontres avec d’autres individualités réelles ou bien virtuelles. Et, à travers ces formes nouvelles de sociabilité, se joue en fin de compte dans ces espaces de la communication médiatisée une reconfiguration de la relation de l’individu avec lui-même : une redéfinition de l’identité qui passe par la reconsidération de la corporalité.

La tendance à la décorporalisation de la communication n’est peut-être pas sans lien avec cette culture actuelle qui, à force d’idéaliser le corps, de le sacraliser, finit par l’abstractiser et par le rendre intouchable (LIPOVETSKY, 1983). L’omniprésence iconique du corps n’est ainsi pas du tout contradictoire avec la décorporalisation de la communication. Au contraire, cette dernière, à travers la possibilité d’être quelque part sans vraiment y être, de modifier à volonté son apparence, d’assumer des existences multiples, donne à l’individu la possibilité d’expérimenter à la marge les modèles que les discours sociaux lui proposent, d’être dans la culture dominante, et de se socialiser ainsi.

Ces nouvelles représentations corporelles participent d’un processus plus large de redéfinition de soi, rendu possible par ce véritable laboratoire de l’identité que les objets communicants ouvrent à chacun (il n’est pas étonnant de constater l’emprise que les divers services du web2 tels les chats, les blogs, le p2p, le podcast, etc. exercent sur les adolescents). Une identité où le besoin de co-présence, de partage et la mise en avant de l’émotionnel favorisés par la possibilité d’une communication instantanée prennent une place de plus en plus importante. Si la tendance sociale est à l’autonomisation des individus, la construction identitaire favorisée par la possibilité permanente et instantanée de la co-présence et du « toujours en contact » met en avant les relations de dépendance.

« La validation d’une émotion déjà ressentie et l’autorisation d’une émotion qui ne peut pas être ressentie sans validation externe deviennent un lieu commun et ne sont plus les signes d’un comportement infantile ou pathologique. On évolue de ‘Je ressens une émotion/passez-moi un ami [à qui parler]’ à ‘Je veux ressentir une émotion/passez-moi un ami’ » (TURKLE, à paraître).

Mais cette dépendance est doublement gratifiante : par le réconfort immédiat qu’elle procure, et par l’estime de soi dérivée de sa répétition. L’épaisseur du carnet d’adresses, le nombre de coups de fil et des emails envoyés et reçus, sont, indépendamment de leur contenu, de nouveaux éléments de valorisation, tout aussi gratifiants que le prestige anonyme qu’on peu acquérir grâce à un jeu en ligne, à un mot d’esprit lancé sur un forum ou à la qualité de son blog.

Dans cette logique d’accumulation, qui, une fois de plus, n’est pas dictée par la technologie, mais par la quête de soi, il n’est pas rare d’avoir l’impression qu’on est dépassé par sa propre vie, qu’on ne peut plus tenir le pas. Avec qui ? Là est toute la question : pas vraiment avec son double, pas vraiment avec les autres, pas vraiment avec soi-même… Mais plutôt avec l’univers des possibilités de communication socialement validées et ouvertes à l’expérimentation individuelle.

Une fois de plus, la question n’est pas entièrement nouvelle… Car le renforcement des relations de dépendance à travers la possibilité d’une communication continuelle vient se greffer sur une crise historique des normes sociales :

« Nous sommes devenus de purs individus, au sens où aucune loi morale ni aucune tradition ne nous indiquent du dehors qui nous devons être et comment nous devons nous conduire. Le partage entre le permis et le défendu décline au profit d’un déchirement entre le possible et l’impossible » (EHRENBERG, 2000, p.14).

Les nouvelles formes de sociabilité qui se construisent autour des objets informatisés empruntent ainsi des caractéristiques associés à certains médias traditionnels (presse à scandale, néo-télévision, etc.). En parlant du « déballage public de l’intimité » qui contamine les médias de masse, André Vitalis (VITALIS, 2002) mettait bien en évidence l’ancrage de ce phénomène dans la crise historique des normes sociales : celui qui expose son intimité dans l’espace public cherche ainsi à valider une identité incertaine ; celui qui regarde cherche une norme qui le réconforte ou l’aide à échapper à son incertitude.

Ces considérations nous amènent à nous interroger sur la configuration actuelle des discours sociaux, car nous voyons bien que la recherche d’une nouvelle norme ne fait pas qu’exploiter les outils de communication disponibles ; la légitimité même de la norme est de nature discursive, elle se construit à travers les processus de communication.

Mélange des genres discursifs et nouvelles conditions de la sémiosis sociale

Le premier lien entre l’axe de la sociabilité et celui des discours réside donc dans ce processus de constitution de nouvelles normes : les discours ne se limitent plus à les porter, à les faire circuler, mais contribuent largement à les construire. On peut dire ainsi que la norme acquiert une légitimité communicationnelle.

Un deuxième lien vient du fait, déjà rappelé, que les nouvelles formes de sociabilité sont portées par les objets informatisés communicants en tant que discours. Comme tout objet signifiant, un forum, un blog ou un wiki représentent à la fois un moyen de socialisation, en tant que lieu de rencontre, et une marque, une trace de la sociabilité construite et matérialisée sous la forme d’un objet signifiant (qui raconte une histoire, véhicule des valeurs, permet la cristallisation des normes, impose des codes, etc.).

On comprend donc tout l’intérêt de la mise en relation des formes de sociabilité et des formes de discours, car la lecture des objets informatisés permet, à travers l’analyse de leurs procès constitutifs, une lecture de leur cadre social de production (VERON, 1988).

Cependant, cette reconstitution de la sémiosis sociale se heurte à des difficultés majeures qui s’imposent presque comme des évidences.
Commençons par dresser une liste de constats en relatif désordre.

Tout d’abord, les objets informatisés favorisent la circulation et le mélange de nouveaux vocabulaires : des vocabulaires « technologiques » dont la maîtrise devient nécessaire pour le développement des usages à la fois « prescrits » et « braconnés » et qui renforce la dissémination diffuse d’une certaine culture « technologique » ; des vocabulaires de socialisation qui facilitent l’insertion dans certaines communautés  et qui finissent par prescrire un code/mode d’emploi de certains outils (cas du langage SMS) ; des vocabulaires « idéologiques » qui sous-tendent la prise de parole publique (vocabulaire de l’écologie, des droits citoyens, de la « lutte des classes », des idéologies marchandes, etc.).

Or, une tendance qui nous paraît particulièrement intéressante et qui est portée par les objets informatisés est que ces vocabulaires n’indiquent pas systématiquement l’appropriation d’un savoir sous-jacent, ni l’acceptation d’une idéologie particulière au moment de l’interprétation. Tout comme la mise en œuvre d’un vocabulaire particulier au moment de la production ne renvoie pas nécessairement à une signification sociale homogène.

En deuxième lieu, l’on constate que les objets informatisés ouvrent les espaces de communication, comme ils ouvrent les espaces de vie. Ils permettent une interpénétration des paroles privée, professionnelle et publique mais, surtout, ils facilitent leur co-présence sur les mêmes supports, à l’intérieur des mêmes objets. Ainsi, le téléphone portable et l’email permettent des communications professionnelles dans l’espace privé et vice-versa, alors que les objets d’Internet (sites, blogs, forums ou moteurs de recherche) permettent la co-présence des discours.

Ce qui nous paraît particulièrement important ici est la constitution de discours hybrides qui favorise le mélange des genres (sur un blog on peut avoir des informations d’ordre privé, des informations de type « journalistique », des témoignages personnels, des extraits de textes fictionnels, etc. – chacun de ces éléments pouvant être exprimé à travers des langages très divers).

En troisième lieu, le type de matérialité des objets renforce les possibilités d’imprégnation du contexte de production (ou mieux, des contextes de production, car ce contexte est lui-même multiple : celui immédiat d’un acteur-auteur, mais aussi celui plus large de la technologie qu’il utilise ou des modalités d’écriture validées socialement et qui rappellent autant de normes communicationnelles privées, professionnelles, sociales). Le copier-coller, la capture d’écran, les masques prédéfinis, les outils incorporés de formatage, les menus pré-construits, les métadonnées automatiques ou manuelles, les outils conviviaux de type CMS, les formulations types, les formulaires automatisés, etc. sont les exemples les plus visibles de ce type de matérialité qui associe au discours présent des couches successives de signes et de contextes, dont la signification est loin d’être neutre, mais dont l’interprétation est loin d’être évidente.

Car, en même temps, ce même type de matérialité facilite l’itération du texte (au sens large), son déplacement, sa « copie » (au détriment de sa citation, pour reprendre le vieux débat entre Searle et Derrida – DERRIDA, 1990) et décontextualise en fin de compte le message. L’objet se construit par la sédimentation de couches successives de contextes et d’architextes (JEANNERET et SOUCHIER, 1999) dont l’interprétation devient extrêmement difficile. Il charge ainsi le discours d’un poids considérable de significations potentielles qui lui donnent un caractère extrêmement hétérogène.

Enfin, la posture parasitaire (AUSTIN, 1970) de l’acte de langage se banalise et concurrence les actes « normaux ». Lorsqu’on voit par exemple un lien publicitaire inséré dans la liste des réponses fournies par un moteur de recherche, ou lorsqu’on lit un blog qui compile des articles de presse, des textes de fiction et des échanges entre amis nous sommes certes en présence de signes qui indiquent la co-présence des discours, mais que l’usager n’interprète pas toujours en tant que tels (ce qui ne signifie pas nécessairement qu’il n’en a pas conscience) ; il accepte parfois ces signes « pour eux-mêmes » (en leur accordant une valeur esthétique) ou bien il les investit de significations nouvelles. Et, ce faisant, il fait circuler des codes (et bien sûr des significations) mais très souvent en parallèle.

Qu’en est-il alors des possibilités d’interprétation ? Au niveau individuel, c’est par un processus de sélection, d’omission, d’appropriation et d’ajout que l’interprétation opère et parvient à redonner au discours une certaine cohérence ; mais, ce processus présuppose en même temps une acceptation des marques initiales comprises dans le discours, pour elles-mêmes, en tant que composantes esthétiques et pas forcément en tant que marques de quelque chose (autrement dit, l’interprétation n’est pas nécessairement une herméneutique, même si elle peut l’être). Cette interprétation se fait bien entendu en fonction de la culture de l’individu, de ses motivations et de ses représentations, mais elle peut s’appuyer également sur des codes et des normes communicationnelles que l’usager peut emprunter à des communautés diverses. L’hétérogénéité des discours est ainsi à la fois le résultat et le vecteur de la circulation de l’individu dans des espaces multiples, une circulation fortement accélérée par la pratique de plus en plus assidue des outils de communication informatisés.

Ces différentes considérations, qui approchent les discours à des niveaux très différents, situent le désordre discursif actuel à la fois au sein de sa production et au sein de son interprétation et le rapportent sans cesse aux mutations des formes de sociabilité.

Elles soulèvent également deux difficultés méthodologiques majeures : d’une part, l’identification des genres devient de plus en plus difficile (car les marques sont de plus en plus hétérogènes) ; d’autre part, la confrontation de ces marques avec les critères discriminants de l’interdiscours n’est plus nécessairement pertinente pour déterminer les genres (parce que les marques n’ont pas de signification homogène). Plus généralement, la présence de plus en plus massive de ces discours hybrides renforce la crise des critères discriminants de l’interdiscours (FOUCAULT, 1994 ; 1996) déjà entamée par les mutations sociales et culturelles. Une fois de plus, on voit que les objets informatisés sont un facteur catalyseur d’une histoire beaucoup plus longue.

Conclusion : médiation et objets informatisés

Nous avons voulu montrer que la pratique des objets informatisés conduit à de nouvelles modalités de sociabilité et favorise en même temps un certain désordre discursif. Quelles sont donc les similitudes, les tendances transversales et les implications conjointes des éléments analysés jusqu’ici ?

Nous constatons tout d’abord que ces phénomènes participent d’une tendance à l’hybridation qui est désormais une caractéristique importante du cadre socio-technique de dissémination des objets informatisés. Elle se manifeste, sous des formes différentes, à la fois :

    1. au niveau des fonctionnalités techniques et des usages
    2. au niveau des modalités de socialisation et de construction de l’identité (à travers l’émerge d’espaces hybrides privé-professionnel-public, mais aussi à travers la symbolique associée aux objets : outils de travail, objets de loisir, catalyseurs de l’estime de soi, signes d’appartenance à un groupe, symboles d’une norme)
    3. au niveau des discours et de leur matérialisation sous forme d’objets sémiotiques (mélange des genres).

Nous pouvons noter également la présence transversale de certaines caractéristiques de ce que nous avons appelé culture de la simulation, dont notamment le positionnement utilitaire et la prééminence de la dimension esthétique. On retrouve ce positionnement utilitaire aussi bien dans les rapports quotidiens au réel et aux objets-discours (et, par delà les discours, dans les rapports aux idéologies, aux savoirs et aux institutions).

Dans le rapport du sujet au réel, le positionnement utilitaire valorise l’artefact au même titre que l’objet naturel. Au niveau des discours, il suffit de penser à la dissolution de la notion d’auteur et d’original (qui n’est pas sans lien culturel avec les pratiques de piratage, par ailleurs) que l’objet informatisé n’introduit pas mais qu’il contribue largement à renforcer.

Paradoxalement, la dimension esthétique de la relation avec l’objet est également privilégiée, d’abord parce que l’artefact est désormais considéré comme étant digne d’interaction (y compris affective), ensuite parce que les objets informatiques privilégient de plus en plus le contact direct (manipulation graphique, voire tactile). Au niveau des discours, cette dimension esthétique se traduit par la prééminence des fonctions poétique (design, mise en page, recherche d’effets visuels, etc.) et phatique (le signe n’a parfois d’autre fonction que celle de dire : regardez-moi, je suis là – le cas des icônes, smiles et autres raccourcis visuels étant à cet égard éloquent).

Enfin, dernier rapprochement transversal : la crise des repères normatifs nécessaires pour structurer la vie sociale favorise des formes de légitimation discursives. Construite autour d’un espace de communication, la norme devient de plus en plus contextuelle, elle s’apparente davantage à une illustration, à un modèle et non pas à un impératif. Ces normes peuvent être de niveau très différent : celles, éthiques, qui permettent à l’individu de se positionner par rapport aux autres et de se construire soi-même, celles directement communicationnelles qui lui permettent de construire des espaces communs d’échange et de signification, celles, langagières, qui permettent de marquer son entrée dans un groupe, de prouver la maîtrise des codes exigés, etc.

Si les objets informatisés ne sont donc, comme nous l’avons montré, ni la source de ces mutations, ni leur dépositaire exclusif, ils sont en revanche un objet d’étude particulièrement intéressant car fédérateur de tendances culturelles lourdes. Malgré les difficultés méthodologiques discutées ici, ils permettent une visualisation en miniature de tensions plus profondes et, à travers la lecture des procès qu’ils portent, une certaine reconstitution de la configuration du cadre de production, à savoir de la société dans laquelle nous vivons.

Références bibliographiques

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Auteur

Adrian Staii

.: Maître de conférences, Sciences de l’information et de la communication
IUT2, Grenoble2 & GRESEC, Grenoble