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L’ambivalence des représentations du virtuel dans la science-fiction

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Michaud Thomas, « L’ambivalence des représentations du virtuel dans la science-fiction« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/16-lambivalence-des-representations-du-virtuel-dans-la-science-fiction

Introduction

« Nous proposons au contraire de considérer l’imagination comme une puissance majeure de la nature humaine … L’imagination, dans ses vives actions, nous détache à la fois du passé et de la réalité. Elle ouvre sur l’avenir… Comment prévoir sans imaginer? » (1)

Les technologies du virtuel constituent un secteur en expansion et mobilisent la recherche et développement de nombreuses entreprises, de télécommunication, de l’automobile et du divertissement. Les entreprises de télécommunication ont cherché depuis les années 1980 à mettre en place un réseau permettant la circulation des images et données au niveau planétaire, concevant l’infrastructure technologique nécessaire à l’émergence de programmes immersifs, produits par la convergence des technologies de l’image et de l’informatique. Le terme « réalité virtuelle » fut introduit en 1989 par Jaron Lanier, et connaît depuis un succès certain dans les milieux artistiques et industriels. La réalité virtuelle ne fut  pas inventée par Lanier, bien que ce dernier ait largement contribué à l’accélération des recherches dans ce domaine. Il désignait à l’origine un phénomène sociologique proche de l’idéologie, introduit par Lucien Goldmann en 1959 dans Recherches Dialectiques et popularisé par William Gibson dans Neuromancien à travers le concept d’ « hallucination consensuelle », la réalité virtuelle désignant l’illusion partagée par les membres d’un même groupe. C’est ce qui incite Dominique Noël à évoquer une « réalité virtuelle de la réalité virtuelle » (2) , désignant une forme d’hallucination fictionnelle englobant le processus d’innovation en réalité virtuelle. Il est ici question d’étudier les représentations d’une réalité virtuelle technologique, émanation d’une réalité virtuelle humaine. Le processus d’artificialisation de la réalité virtuelle est nommé hyperréalisation par Baudrillard (Simulacres et Simulation). La science-fiction, depuis le début des années 1980 et l’émergence du courant cyberpunk, a multiplié les représentations de mondes virtuels, si bien que cette technologie est devenue concevable par un large public et par les ingénieurs chargés de développer ces technologies. Cette présentation propose un aperçu des représentations des mondes virtuels dans la science-fiction afin d’envisager dans quelle mesure les visions de ses auteurs peuvent être considérées comme prophétiques, voir prospectives. La science-fiction est un genre artistique relativement jeune qui est né à la fin du XIXeme siècle sous l’impulsion d’auteurs comme Jules Verne en France et H. G. Wells en Angleterre, avant de connaître un véritable essor aux États-Unis à partir des années 1920. Les premiers romans narraient des aventures d’êtres artificiels, de voyages interplanétaires, mais aussi des aventures terrestres conditionnées par l’assimilation de technologies, érigés en personnages centraux des récits. Le cinéma de science-fiction était considéré comme un cinéma de série B jusque dans les années 1960, mais sortait de son ghetto à partir des années 1970. Dès lors, la science-fiction n’était plus seulement considérée comme une succession d’aventures loufoques, mais reposait sur un fond sérieux pouvant mener à des questionnements fondamentaux sur le rapport de l’homme aux technosciences (3) . La science-fiction est considérée comme une littérature philosophique dont les représentations contribuent à générer des visions du futur. Cet article s’intéresse aux représentations des technologies du virtuel dans la science-fiction en étudiant les œuvres de William Gibson (Neuromancien), Neal Stephenson (Le Samouraï virtuel), les frères Wachowski (Matrix), et Greg Egan (La cité des Permutants).

William Gibson, inventeur du cyberespace

William Gibson publia Neuromancien en 1983, récit de science-fiction qui amorça le courant cyberpunk. L’auteur décrit un univers hypertechnologique dans lequel les héros sont confrontés aux mondes virtuels et aux nouvelles technologies de télécommunication. Gibson avait perçu la révolution technologique dès le début des années 1980 et ses romans accompagnaient le développement des NTIC. Son imaginaire contribuait à forger des concepts novateurs réutilisables par les ingénieurs, capables de les concrétiser en innovations. Le cyberespace et le synthespian sont deux exemples de technologies décrites par Gibson qui ont contribué à alimenter les programmes de recherche dans le domaine des technologies du virtuel.

Qu’est-ce que le cyberespace ? Le mot fut inventé par Gibson :

« Le cyberespace. Une hallucination consensuelle vécue quotidiennement en toute l égalité par des dizaines de millions d’opérateurs, dans tous les pays, par des gosses auxquels on enseigne des concepts mathématiques… Une représentation graphique de données abstraites des mémoires de tous les ordinateurs du système humain. Une complexité impensable. Des traits de lumière disposés dans le non-espace de l’esprit, des amas de constellations de données. Comme les lumières de villes, dans le lointain… »(4)

L’objet est difficile à saisir, puisqu’il ressemble à un univers parallèle, utilisé par les humains mais contrôlé par les machines. Le cyberespace est l’espace cognitif contrôlé par les Intelligences Artificielles Neuromancien et Muetdhiver. L’homme regarde la télévision, utilise son ordinateur, son téléphone comme de simples outils, aveugle de l’arrière plan sensible et spirituel de ces machines. La noosphère est humaine alors que le cyberespace est l’univers mental des machines. Il faut être une machine pour y accéder. C’est en cela qu’on peut parler d’une ontologie machinique du cyberespace. La console Ono Sendaï permet aux hackers de pénétrer dans le cyberespace pour y vivre des aventures virtuelles et entrer en communication avec les intelligences artificielles. L’archétype du hackeur est fortement mobilisateur dans l’imaginaire des sociétés techniciennes dans lequel le cyberespace est présenté comme une nouvelle frontière à conquérir. Le hacker présente de nombreuses similitudes avec le cow-boy, création de l’imaginaire populaire américain. Il est un évadé de la réalité et s’est affranchi du joug de la civilisation. Grand Ouest et cyberespace ont la même fonction d’espace à coloniser pour l’humanité dans l’imaginaire américain. Le hacker s’oppose à la civilisation pour prôner un autre monde et est le support fantasmagorique des utopies technologiques plaçant au centre de leurs récits les matrices informatiques.

Le héros du roman de science-fiction établit un lien imaginaire entre le présent et le futur. Case est la reproduction de la vision prophétique de Gibson, un cyberpunk pour les adeptes de la cyberculture. Il est la production fictionnelle d’un héros d’un nouveau monde en voie de réalisation. Chaque lecteur s’imagine voyageur du cyberespace, réalise le voyage de Case quand il pénètre le réseau. Le hacker a initié le processus de développement des capacités cognitives de l’homme, par l’ordinateur, érigé en modèle cérébral. Hommes et machines sont unis comme l’un et son double, au risque de la domination de l’un sur l’autre, ou de leur fusion, vers la surhumanité et la mutation de l’espèce, vers Cybéria (5) . Neuromancien est donc une des premières oeuvres avec le film Tron (1982) qui s’interroge sur les potentialités du cyberespace, guide notre imaginaire dans son rapport avec les nouvelles technologies. Neuromancien, comme Kaïro ou Matrix sont des variations d’un même mythe fondateur, mettant en scène l’homme dans son rapport avec la machine. Neuromancien est une ode à la surhumanité, au développement nécessaire des possibilités cérébrales de l’être humain. Les valeurs véhiculées par ce mythe nourrissent les fantasmes de millions d’utilisateurs d’ordinateurs. Pekka Himmanen évoque même une « éthique du hacker » (6) .

Le mot synthespian apparaît dans l’œuvre de Gibson, mais fut introduit par Jeff Kleiser qui créa le premier acteur digital pour son film Nestor Sextone for President, sorti en 1998. Le film Final Fantasy est presque entièrement peuplé d’acteurs digitaux. Le robot en métal liquide dans Terminator II en est un autre exemple. Le terme synthespian combine synthétique et thespian (acteur). Le concept fut inventé par la science-fiction et s’est diffusé dans l’imaginaire des ingénieurs, de plus en plus capables de mener ce type de projet à terme. Le synthespian idéal serait une intelligence artificielle à l’apparence robotique ou un avatar tridimensionnel. Ce type de nouvelles créatures se trouve dans de nombreux romans de science-fiction cyberpunk et constitue un archétype de l’imaginaire des nouvelles technologies. D’autres termes utilisés sont cyberhumains ou vactor (pour virtual actors). Selon certains prospectivistes, les acteurs humains devraient être remplacés par des descendants des synthespians. Mieux, les synthespians permettront de réaliser des scénarii de science-fiction qui proposent des situations plus qu’improbables. A terme, les synthespians sortiront des écrans pour coloniser le réel et devenir des entités communicantes à part entière, selon la science-fiction cyberpunk. La science-fiction de William Gibson est dense en concepts relatifs aux technologies de télécommunication, et en particulier aux technologies du virtuel. L’auteur n’hésite pas à extrapoler des scénarii mythologiques à partir de techniques encore à l’état de prototypes, révélant les potentialités technologiques de nos sociétés. Pourtant, il ne considère pas ses récits comme prophétiques, ou ayant pour fonction d’anticiper le futur. Il les inscrit dans le présent, contribuant à élaborer une mythologie technologique.

Neal Stephenson et le métavers

Le métavers est décrit dans les premières pages du roman comme un lieu alternatif à la réalité auquel l’utilisateur se connecte grâce à des lunettes. La description de Stephenson est suffisamment réaliste pour suggérer aux concepteurs une vision de ville virtuelle utopique. Le récit fut considéré à la fin de la décennie 1990 comme un modèle imaginaire orientant les recherches en réalité virtuelle. C’est la raison pour laquelle l’étude des descriptions principales du métavers est intéressante pour évaluer les trajectoires innovantes de ce domaine technologique.

« Les lunettes projettent dans sa vision une brume légère et fumeuse qui reflète une vue déformée au grand-angle d’un boulevard brillamment éclairé dont l’extrémité se perd dans le noir de l’infini. Ce boulevard n’existe pas dans la réalité. Il s’agit de la vision définie par ordinateur d’un lieu imaginaire » (7).

L’imaginaire humain est projeté grâce à un procédé technologique dans un espace cybernétique. La description de Stephenson fait référence au cyberespace de Gibson, mais envisage cet espace comme potentiellement localisable. Le cyberespace était l’espace de l’abstraction pure dans lequel seuls quelques précurseurs pouvaient pénétrer, alors que le métavers est peuplé par des millions d’humains, qui peuvent choisir d’y accéder et de se déconnecter selon leur volonté. Le métavers est le lieu d’une utopie cybernétique. Pourtant, il ne s’agit pas d’un non lieu, mais d’une réalité seconde générée par des ordinateurs. L’utopie de la réalité seconde permet d’insérer le métavers dans un projet imaginaire global visant à sublimer l’utopie par le potentiel créatif des nouvelles technologies informatiques. La description de Stephenson utilise des techniques déjà existantes à l’époque de la rédaction de son roman. L’immersion dans le métavers repose sur la capacité à générer des images en trois dimensions, qui prennent la place de la réalité et transportent l’utilisateur dans un espace d’illusion. Mais cette illusion permet l’interaction, à l’inverse des autres médias qui reposaient sur la passivité de l’utilisateur. La connexion permet un tel réalisme des situations que les individus peuvent vivre des aventures dans le métavers, à l’instar de leur vie dans la réalité. Dans les romans cyberpunks, la vie dans la réalité est devenue insupportable pour des humains qui ont pour les plus riches choisi l’exil dans la virtualité pour connaître les joies de relations humaines pacifiées. Le métavers fait office de lieu de ralliement pour des individus privilégiés souhaitant recréer les conditions de vie d’une nouvelle fondation, permise par les technologies informatiques. Le métavers est un monde en construction qui évolue au grès des nouvelles connexions et qui bénéficie de l’apport quotidien de ses membres. L’univers du métavers est en constante évolution et tend à reproduire dans la virtualité une réalité sublimée.

Le métavers repose sur une infrastructure technologique fondée sur un réseau mondial de fibres optiques. La mise en place du réseau Internet a exigé une telle technologie pour devenir accessible à un maximum d’utilisateurs, et l’amélioration de ces technologies concentre l’attention des grandes entreprises de télécommunication. L’auteur ne fait pas référence aux entreprises fondatrices de ce système de réalité virtuelle, mais suggère que la création de programmes permettant d’alimenter la croissance du métavers est assurée par de grands groupes. Un système économique d’expansion du métavers est suggéré par l’auteur. Une fois l’infrastructure mise en place, probablement par de grandes entreprises de télécommunication, les contenus sont créés et les images commercialisées au sein du métavers. Les utilisateurs se connectent et consomment des biens immatériels à l’intérieur du monde virtuel. Les individus du métavers peuvent communiquer par avatars interposés. L’avatar est un terme popularisé par Stephenson pour désigner des programmes qui prennent la place du corps physique des utilisateurs et permettent l’interaction avec l’univers virtuel. Le terme est entré dans le jargon technique des concepteurs de jeux vidéo dans les années 1980, puis chez les ingénieurs en virtuelle depuis la fin des années 1990 (8). Les joueurs peuvent consommer grâce à une monnaie virtuelle. C’est en cela que le métavers peut être considéré comme la métaphore d’un Internet utopique, de réalité virtuelle immersive. Pratiquement, il s’agirait de jouer à Second life avec un casque immersif. Stephenson propose une vision à long terme d’un réseau de réalité virtuelle en trois dimensions, qui repose sur une connaissance des modalités économiques qui ont généré Internet. Vision futuriste et considérations pragmatiques confèrent au récit de Stephenson un réalisme susceptible d’orienter les réalisations des ingénieurs en réalité virtuelle. Ce dernier estime d’ailleurs que ses récits permettent aux ingénieurs d’avoir une vision du futur commune, une « hallucination consensuelle » de l’évolution technologique pour paraphraser Gibson.

La Cité des Permutants (Greg Egan) et le cosmoplexe

Greg Egan est un auteur australien, mathématicien de formation et informaticien de métier qui a développé une des visions des mondes virtuels les plus originales de ces dernières années. Son site Internet sous-entend qu’il pourrait n’être qu’un programme informatique, démontrant le grand secret qui entoure cet auteur de hard science. Egan a développé son œuvre dans les années 1990 autour des nouvelles technologies en développement, et en particulier les nanotechnologies et la réalité virtuelle. Sa formation scientifique lui permet une investigation en profondeur des thèmes relatifs à l’informatique, à la biologie et à la physique, ce qui donne à ses romans une forme de véracité dans la spéculation. Il explique que les sentiments et les émotions ne sont que le résultat chimique du déplacement de quelques molécules dans le cerveau et développe des extrapolations science-fictionnelles à partir de ces données issues des neurosciences.

Dans La Cité des Permutants, Egan s’interroge sur le fondement de la réalité en s’appuyant sur des univers virtuels bâtis sur une « théorie de la poussière » issue des travaux sur le calcul distribué. En 2045, Paul Durham met la cité des permutants à la disposition de seize milliardaires tentés pas l’immortalité. Les milliardaires sont des copies numérisées de financiers, vivant jusque là dans une réalité virtuelle sur mesure. Durham leur propose l’immortalité au cœur d’une éternité privative, un univers porté par les calculs d’un méta-ordinateur. Il ne s’agit pas seulement de réalité virtuelle et d’environnements programmés mais d’un cosmos à part entière sous-tendu par les lois d’une physique s’ordonnant autour d’une authentique interactivité cellulaire. La Cité des Permutants décrit un système de réalité virtuelle utopique aux antipodes de la dystopie de Matrix, puisque la vie rêvée se situe dans ces univers. Dans le roman, les individus ont la possibilité d’être téléchargés à l’intérieur d’un ordinateur par un procédé de numérisation. Leur âme peut ainsi survivre à l’intérieur de programmes informatiques et ne pas succomber à la mort de l’enveloppe corporelle. Les personnes en fin de vie choisissent ce procédé pour échapper à la mort et rares sont les individus qui préfèrent la numérisation à la vie physique. Les raisons de ce choix sont dans le roman liées à quelques carences de l’environnement artificiel accueillant les esprits numérisés. Mais la décision de créer le cosmoplexe fait changer d’avis les plus réticents sur la possibilité d’une vie idéale dans les systèmes de réalité virtuelle. Les environnements proposés aux esprits numérisés sont totalement épurés des imperfections du monde réel, au point d’en devenir difficilement vivables pour des esprits habitués au chaos de la normalité. La rationalisation programmatique de la vie en système virtuel est présentée par l’auteur comme totalement hygiénique :

« La rue était exclusivement conçue pour servir de papier peint tridimensionnel; lorsque les copies interagissaient les unes avec les autres, elles utilisaient souvent des environnements enregistrés à bas prix, pleins de foules purement décoratives. Places, jardins publics, cafés en plein air; rien que de très rassurant, sans aucun doute, quand on luttait contre l’isolement et la claustrophobie. Les copies ne pouvaient recevoir de visiteurs extérieurs réalistes que si elles avaient des parents ou amis disposés à réduire d’un facteur dix-sept la vitesse de leurs processus mentaux » (9) .

Dans le système d’Egan, l’immortalité cognitive se paie au prix de l’isolement quasi-total. Le cosmoplexe, produit par l’interconnexion de milliers d’ordinateurs, fut créé dans l’histoire par Max Lambert, qui avait passé la plus grande partie de sa vie à mettre au point des automates cellulaires et des formes de vie artificielle, répondant à une demande de fans de plus en plus accrocs à cette utopie de la numérisation en environnements artificiels. La biochimie du cosmoplexe est différente du monde réel, à tel point qu’une science de la physique du cosmoplexe était envisagée, pour en décrypter les phénomènes principaux. La vie artificielle s’y était développée à un tel niveau que ce monde n’a presque rien de commun avec le monde réel duquel il était issu. Egan décrit la distinction entre réalité et cosmoplexe à travers une métaphore :

« Le cosmoplexe était un univers « jouet », un modèle informatique qui obéissait à ses propres « lois physiques » simplifiées, des lois bien plus faciles à aborder mathématiquement que les équations de la mécanique quantique du monde réel. Des atomes pouvaient exister dans cet univers stylisé, mais ils étaient subtilement différents de leurs homologues du monde réel; le cosmoplexe n’était pas plus qu’une simulation fidèle du monde réel que le jeu d’échecs n’était une simulation fidèle des combats médiévaux » (10) .

Egan tente une prospective du statut politique de ces formes de vie artificielle, envisageant de décloisonner les copies de leur enfermement. Il estime que ce système permettrait à l’humanité de résoudre le problème de la mort physique, dans la mesure où les copies numérisées, en prenant possession d’un univers virtuel, ne seraient pas totalement coupées de la réalité, pouvant interagir par téléprésence. L’égalité entre les copies et les êtres biologiques pose cependant de nombreux problèmes éthiques, mais pas insurmontables :

« La civilisation n’aurait pas déserté la réalité, elle aurait simplement transcendé la biologie » (11) .

L’humanité aurait la possibilité de suivre une double vie, la numérisation n’étant qu’une forme de décorporalisation. Dès lors, les opinions louèrent l’immortalité et souhaitèrent la migration vers la réalité virtuelle et la désertion du monde physique, à quoi les psychologues répliquèrent que les consciences simulées étaient incapables de reproduire une vie intérieure associée à une existence réelle normale (12) . Les physiciens renforçaient cette crainte en estimant que le cosmoplexe ne prenait pas en compte l’indétermination de la mécanique quantique régissant le monde réel et qu’elle était « dépourvue de cet influx vital « d’imprévisibilité authentique » » (13) . Les êtres artificiels posent de nombreux problèmes aux sciences cognitives, notamment autour de la question de la dynamique réflexive d’une entité artificielle. La science-fiction reflète les problématiques d’une science cognitive portée vers son artificialisation, en postulant que l’émergence d’esprits artificiels est possible, notamment à travers la figure du biomorphe. Le roman d’Egan suggère qu’après avoir réalisé le réseau de réalité virtuelle immersif, les ingénieurs devront réaliser les artificial lifes décrites par Langton.

Matrix, une fable sur la virtualisation de l’humanité

Matrix est sans contexte le film de science-fiction qui a le plus marqué les esprits depuis Star Wars, de 1999, date du premier film, à 2003, date de sortie du dernier opus. Il radicalise le discours sur le virtuel en proposant une vision d’un système de réalité virtuelle total. Le film met en scène un hacker, Néo, qui découvre que le monde dans lequel il vivait est une simulation neuro-interactive contrôlée par les machines qui exploitent l’énergie des humains connectés à la matrice, vaste réseau reposant sur la connexion des esprits. Il y a eu une guerre entre les hommes et les machines, gagnée par les machines. Les hommes ont alors obscurci le ciel pour priver les machines de leur source d’énergie, ce qui a poussé les machines à créer le logiciel matrice, auquel sont connectés tous les humains. Le chef des résistants humains, Morpheus, pense que Néo est l’élu qui peut libérer les hommes de l’emprise de la matrice. Les thèmes du film font des références aux œuvres cyberpunks et notamment à Tron, Terminator ou Ghost in the Shell. L’idée de vie dans un monde de simulacre électronique est, omniprésente dans la cyberculture, comme dans Passé virtuel (14) , film sorti juste avant Matrix, ou dans Existenz. La notion d’univers mental généré par ordinateur fut pour la première fois évoquée par Philippe K. Dick, dans Ubik, en 1969.

Le film, rapidement résumé, fut le sujet de nombreuses problématisations et d’interprétations depuis sa diffusion, mettant en jeu des réflexions philosophiques, faisant remonter la réflexion sur l’illusion potentielle du monde à des philosophes comme Platon, Hume, ou Berkeley et son idéalisme absolu, aussi nommé immatérialisme. Certains critiques (15) à la recherche des influences philosophiques de Matrix se sont penchés sur le bouddhisme, les sagesses orientales et l’esthétique des mangas, et l’on peut définir le film comme le résultat d’une conjonction d’influences culturelles multiples, ce qui contribua à son succès planétaire. Si les hommes vivent dans un monde apparemment parfait dans la matrice, il est possible de penser que ce monde, reproduction à l’identique de la civilisation du XXème siècle, est une utopie apparente. Mais les hommes sont aussi les esclaves d’un ordre machinique caché qui exploite leurs corps. Il s’agit aussi d’une dystopie. Ce monde est présenté comme une utopie reproduite par les machines pour garantir un équilibre mental aux humains connectés à la matrice. La civilisation de la matrice est dépourvue d’évolution et donc d’histoire, l’objectif des machines étant d’éviter toute velléité subversive de ses membres. Les consciences connectées sont immergées dans un monde d’une stabilité inébranlable, garantissant un sommeil paisible aux humains. Matrix présente une lutte politique entre les humains, les machines, et un être viral, explorant des thèmes de l’esclavage des humains par les machines, de l’impérialisme, et de la révolte au sein de la matrice, révélant les thèmes cruciaux et mobilisateurs pour le public. C’est sur ces thèmes que se structure l’idéalisme de Matrix, selon lequel il y aurait un complot qui, une fois révélé, montrerait que le monde n’est qu’une illusion, relayant les thèmes abordés par Michael Talbot selon lequel l’univers pourrait être un hologramme, ce qui expliquerait la télépathie, le voyage astral et le dialogue avec l’au-delà. Cette théorie est inspirée par la nouvelle l’Aleph de Borges, fondatrice de la cyberculture, puisque Talbot estime que chaque point de l’univers contient l’univers tout entier. Le solipsisme est une philosophie centrale dans la science-fiction cyberpunk et donne lieu à de nombreuses extrapolations sur la structure de l’univers, permettant même d’envisager que l’univers serait généré par un superordinateur.

L’idéologie de la science-fiction et l’utopie du virtuel

Deux systèmes de représentations se distinguent dans le corpus étudié. D’une part, les représentations utopiques, majoritaires, présentent le virtuel comme le lieu d’une mutation de l’humanité dans les mondes informatiques. L’utopie est définie selon cinq critères par Lucien Sfez dans La Santé Parfaite, le lieu isolé, la toute puissance du narrateur, les règles de vie hygiénique, l’imaginaire technique et le retour à l’origine. Il est possible d’établir une analogie entre les représentations du virtuel dans la science-fiction et ces cinq critères Il s’agit d’un imaginaire technologique dans lequel les univers sont très rationalisés, et où l’artificialité ne permet pas la moindre erreur. Le cyberespace est aussi une forme de lieu isolé car il se situe dans un espace parallèle, à l’écart de la réalité. Seule la toute puissance du narrateur n’est pas présente dans tous les récits. Il n’en reste pas moins que des films comme Tron ou des romans comme Le Samouraï Virtuel ou La Cité des Permutants ont contribué à constituer une utopie du virtuel et de l’artificial life, visant à créer des êtres artificiels dans les matrices informatiques. D’autre part, les représentations des mondes virtuels dans la science-fiction peuvent être dystopiques, comme dans Matrix. Les mondes virtuels sont alors présentés comme des lieux de perdition pouvant occasionner la perte des repères de l’individu. A la fin d’Existenz, les utilisateurs du monde virtuel ne savent plus s’ils sont dans le jeu ou dans la réalité. La critique psychologique est associée à une critique politique puisque les cyberpunks contestent la désertification du réel pour promouvoir l’exode vers les mondes virtuels. Les représentations des mondes virtuels sont ambivalentes, présentant à la fois cette technologie comme une utopie technologique et comme un élément de critique psychologique et politique d’une société orientée vers l’équipement de son territoire en NTIC. Les représentations des mondes virtuels dans la science-fiction constituent un courant artistique à part entière qui révèle la densité des interrogations philosophiques et technologiques qui accompagnent la virtualisation. La science-fiction est une littérature philosophique, imaginaire et mythologique capable de projeter dans le futur des technologies innovantes. Elle décrit des mondes possibles en extrapolant à partir de données techniques partielles, et bon nombre d’auteurs de science-fiction sont dotés d’une formation scientifique. Les technologies du virtuel décrites par la science-fiction cyberpunk se sont partiellement réalisées, mais constituèrent aussi une métaphore du développement du réseau Internet. L’imaginaire de la science-fiction est métaphorique et révèle au moins autant les caractéristiques des sociétés desquelles il émerge que de leur futur technologique. La science-fiction cyberpunk serait, selon Pierre Musso, le résultat d’une réactualisation des thèmes de l’utopie technologique réticulaire établie par les Saint-Simoniens au XIXeme siècle (16) . Les inventions de la littérature cyberpunk se sont largement diffusées, à l’image des membres artificiels, des circuits implantés, de la chirurgie esthétique, de l’altération génétique, des interfaces cerveau-ordinateur, de l’intelligence artificielle, des nanotechnologies, de la neurochimie et des réseaux informatiques, ce qui permet d’affirmer qu’il existe une idéologie de la science-fiction, entendue comme instrumentalisation de cet imaginaire par les scientifiques et les industriels. La notion avait déjà été théorisée par Gérard Klein (17) en 1968, puis par Bozzetto, Castells ou Schultz. La science-fiction a contribué à structurer l’imagination scientifique des ingénieurs chargés du développement des nouvelles technologies de l’information et de la communication. Elle constitue aussi une subculture participant au processus d’innovation en fournissant des images de technologies potentiellement réalisables. Si la science-fiction s’inspire des découvertes scientifiques pour élaborer ses récits depuis Jules Verne et diffuser auprès du plus grand nombre les potentialités techniques issues de la science, elle contribue aussi au renouvellement des problématiques scientifiques en proposant de nouvelles frontières imaginaires. Science et imaginaire coordonnent leurs efforts pour impulser une dynamique créative à l’ère technoscientifique. Les nombreuses réalisations issues de la prophétie cyberpunk poussent le père fondateur du courant à affirmer :

« Les futurs imaginaires deviennent obsolètes en permanence, c’est l’un des charmes involontaires de la SF » (18) .

C’est aussi ce qui permet au courant d’être un acteur méconnu du processus d’innovation.

Notes

(1) Bachelard, La poétique de l’espace, Paris, PUF, 2004, p. 17

(2) Noël Dominique, « La réalité virtuelle de la réalité virtuelle », Traitement du signal, Volume 16, n°1, Spécial 1999, p. 85-90

(3) Hottois Gilbert, Philosophie et science-fiction, Vrin, 2000

(4) Gibson William, Neuromancien, La Découverte, 1985, p.64

(5) Leary Timothy, Chaos et cyberculture, Ed. du Lézard, 1995

(6) Himanen Pekka, L’éthique hacker et l’esprit de l’ère de l’information, Exils Editeur, 2001

(7) Stephenson Neal, Le Samouraï  virtuel, Lgf, 2000, p. 32

(8) Le terme avatar vient du sanskrit avatara qui signifie descente. Dans l’hindouisme, l’avatara désigne la descente d’un dieu sur terre, c’est-à-dire son incarnation provisoire dans un corps. Le terme est passé en français au XIXeme siècle pour signifier « transformation, métamorphose ».

(9) Egan Greg, La cité des Permutants, Robert Laffont, 1996, p. 44

(10) Ibid, p. 62

(11) Ibid, p. 77

(12) Ibid, p. 89

(13) Ibid, p. 108

(14) Dans Passé virtuel, film de science-fiction germano-américain de 1999, réalisé par Josef Rusnak. Hammon Huller, génie de l’informatique, est parvenu à recréer le monde des années 30, dans lequel il peut se projeter. Il peut ainsi faire des voyages dans le temps virtuels.

(15) Matrix, machine philosophique, Ellipses editions, 2003

(16) Musso Pierre, Le cyberspace, figure de l’utopie technologique réticulaire, in Sociologie et société,  vol. XXXII., 2000, p. 31-56

(17) Klein Gérard, « Philip José Farmer ou comment devenir un petit dieu », Fiction, 174 & 175, Mai et Juin 1968 : « L’idéologie de la science-fiction n’est pas distincte de celle de la science. En paraphrasant la terminologie positiviste, on peut dire que la science-fiction en est à l’ère de la religion – la religion de la science évidemment. La grande majorité des héros est alors composée de savants ».

(18) “Interview de William Gibson”, Galaxies, n°22, Automne 2001, p. 138

Références bibliographiques

Bachelard Gaston, La poétique de l’espace, Paris, Quadrige, 2004

Bachelard Gaston, La formation de l’esprit scientifique, Paris, Librairie philosophie J. Vrin, 1993

Baudrillard Jean, Simulacres et simulation, Paris, Galilée, 1981

Bukatman Scott, Terminal identity, the virtual subject in postmodern science fiction, Durham and London, Duke University Press, 1993

Dery Mark, Vitesse virtuelle, la cyberculture aujourd’hui, Paris, Ed. Abbeville, 1997

Egan Greg, La Cité des Permutants, Paris, Robert Laffont, 1996

Gibson William, Neuromancien, Paris, La Découverte, 1985

Gibson William, Idoru, Paris, La Découverte, 1988

Musso Pierre, Ponthou Laurent, Seulliet Eric, Fabriquer le futur, Paris, Pearson Education France, 2005

Musso Pierre, Télécommunications et philosophie des réseaux, Paris, PUF, 1997

Sfez Lucien, La Santé Parfaite, critique d’une nouvelle utopie, Paris, Seuil, 1995

Stephenson Neal, Le Samouraï Virtuel, Paris, Robert Laffont, 1996

Ville Sandrine, « Les imaginaires inspirés par les nouvelles technologies », Consommations & Sociétés n°4, 2004

Auteur

Thomas Michaud

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