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L’imaginaire des objets communicants : les objets magiques du Moyen Age, L’Age de diamant de Neal Stephenson, Kevin Warwick cyborg

15 Nov, 2007

Résumé

Article inédit faisant suite à une communication au colloque MEOTIC, à l’Institut de la Communication et des Médias (Université Stendhal), les 7 et 8 mars 2007.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Chifflet Stéphanie, «L’imaginaire des objets communicants : les objets magiques du Moyen Age, L’Age de diamant de Neal Stephenson, Kevin Warwick cyborg», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°08/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2007/supplement-a/06-limaginaire-objets-communicants-objets-magiques-moyen-age-lage-de-diamant-de-neal-stephenson-kevin-warwick-cyborg

Introduction

L’émergence et la diffusion de nouveaux objets techniques s’inscrivent dans une histoire culturelle de la longue durée. L’objet n’est pas donné en soi. Il n’a pas d’existence purement objective. Il est un lieu de projections, produit d’une culture. Son identité (son image) est construite. Quels sont les éléments constitutifs de l’imaginaire des objets communicants ?

Du mode d’existence des objets communicants.

L’essor des objets communicants est lié à l’évolution des systèmes de communication et à la technicisation toujours plus poussée de l’environnement (quotidien) de l’homme (post)moderne. Dans L’Age de diamant de Neal Stephenson (Stephenson ; 1996), le personnage de Carl présente une véritable théorie de la communication (liée à la fois aux évolutions sociales, culturelles et politiques) :

« […] réfléchis à la meilleure façon d’organiser un réseau mondial de télécommunications […]. Jusqu’à maintenant, tu as toujours pensé en termes de réseau téléphonique, celui des vieux passifs. Dans un tel système, chaque transaction a deux participants – les deux correspondants. Et ils sont connectés par un fil qui a traversé un standard téléphonique […]. Notre système médiatique actuel – celui qui nous fait vivre, toi et moi – est l’héritier du système téléphonique uniquement dans la mesure où il peut servir en gros au même usage […]. L’ancien système – et son cousin technologique, le réseau câblé de télévision – a coulé […]. Nous avons quasiment dû repartir à zéro […]. Pour commencer, nous avions besoin d’établir des interactions entre plus de deux entités ».
(Stephenson ; 1996 ; p.347-378)

Dans ce monde nouveau, imaginé, fictionnel, le réseau médiatique n’est plus limité à un système de liaisons centralisé. Tout le monde participe à son fonctionnement. L’imagesuivante choisie par le personnage fait référence à la figure des anciens messagers qui se relayaient (pensons aux messagers romains ou aux réseaux de feux, de montagne en montagne) :

« Mais une meilleure analogie serait de dire que les objets sont des gens comme nous, installés dans les divers immeubles donnant sur cette rue. Imagine qu’on veuille envoyer un message à quelqu’un résidant à Pudong. On rédige le message sur un bout de papier, on va à la porte et on le confie au premier passant en lui disant : ‘Allez porter ceci à M. Gu à Pudong’. Il file au bout de la rue sur ses patins, tombe sur un cycliste qui lui semble se diriger vers Pudong et lui dit : ‘Allez porter ceci à M.Gu’. Une minute après, ce cycliste est pris dans un embouteillage et confie le message à un piéton qui pourra plus aisément se tirer des embarras et ainsi de suite, jusqu’à ce que notre billet finisse par parvenir à M. Gu. Si ce dernier désire y répondre, il pourra nous renvoyer un message par la même méthode. De sorte qu’il n’y a pas moyen de retracer l’itinéraire emprunté par un message ». (Stephenson ; 1996 ; p.349)

Le personnage du roman parle alors de « maillage médiatique ». Cette image renvoie d’ailleurs à l’idée de « Grand tout » que Serge Brussolo a dressée dans son récit Trajets et itinéraires de l’oubli :

« Elle se coucha, se crucifia, s’écartela dans les ténèbres du grand Tout […]. Elle n’avait pas plus d’âge, plus de nom. Elle ne savait même plus où elle se trouvait ». (Brussolo ; 1981)

De plus, tout individu devient ici objet ou, inversement, tout objet est comme une personne. Chacun est un élément du vaste réseau homogène et infini, tourbillonnaire. Il n’existe plus de tracé, l’orientation est nouvelle. Un nouveau système politique émerge en même temps que se développent les nouvelles technologies de l’information et de la communication.

Assurant confidentialité et sécurité, le « maillage médiatique », dans L’Age de diamant, permet aux usagers de l’utiliser pour des échanges d’argent. Ainsi, l’essor de ce système médiatique a signé la fin des Etats-Nations (les transactions financières ont échappé à la mainmise des gouvernements, le système de collecte des impôts s’est enrayé). L’Age de diamant montre à quel point les technologies de l’information et de la communication sont étroitement liées aux enjeux politiques. Dans le roman, le pouvoir d’un système politique va effectivement moins se mesurer, finalement, à son étendue géographique au sens traditionnel du terme (conquête de territoires), qu’à la diffusion de sa pensée, et donc à la maîtrise des systèmes d’information et de communication. Le Meilleur des mondes d’Aldous Huxley en est un exemple. La communication y est maîtrisée par un système totalitaire. L’Age de diamant évoque cette mutation, notamment en défendant l’importance de l’éducation :

« La technologie de l’information a libéré les cultures de la nécessité de posséder des territoires spécifiques pour se propager : aujourd’hui, nous pouvons vivre n’importe où ». (Stephenson ; 1996 ; p.410)

Toute société a son système médiatique propre. Toute innovation technique émerge dans un environnement culturel précis.

L’interaction de plus en plus étroite entre l’homme et son environnement se fait bien-sûr par le biais de la technique. Selon le mot de Michel Serres, les nouvelles technologies sont même du « vivant externalisé » (Serres ; 2005). C’est-à-dire que les objets techniques deviennent le nouveaux supports d’organes et de facultés humaines (notamment des facultés cognitives : mémoire, raison, imagination).

Les objets communicants ne sont pas seulement des objets communiquant entre eux (on parle d’ « intelligence ambiante ») ; ils ouvrent aussi un dialogue avec l’homme. Le contexte culturel préside aux rapports que l’homme entretient avec les objets techniques. Les différences constatées entre les pays vis-à-vis de la technique sont de l’ordre du culturel. En effet, l’héritage religieux (monothéiste ou animiste) préside au rapport que l’homme (autant homo faber qu’homo symbolicus) entretient avec le monde technique. Les cultures de traditions animistes (comme le Japon par exemple) ont un rapport moins « problématique » à la technique. Ceci explique en partie la popularité des robots dans la société japonaise.

Au-delà des traditions, les changements subis par les objets techniques modifient néanmoins les concepts connus jusqu’alors. L’incorporation des objets techniques redessine en effet la frontière entre nature et artifice. La matière devient programmable et les éléments, interchangeables. L’homme est dès lors constitué de « pièces détachées » (Packard ; 1978). L’imaginaire des objets communicants se fonde en partie sur l’imaginaire de la cybernétique (où précisément la matière est programmable, les éléments interchangeables, les êtres hybrides). Un nouvel objet technique émerge dans un contexte technique (« produit de son temps ») mais il s’inscrit également dans une « lignée » (généalogique ?) où les symboles et fantasmes perdurent, actualisés. En effet, à l’étude de l’imaginaire des objets communicants en Occident, nous constatons que la perception de ces objets innovants est héritée de l’image des objets merveilleux de la littérature médiévale. Il existe un lien « de parenté » entre les objets communicants et les objets magiques.

Dans les œuvres médiévales (notamment les premiers romans arthuriens), les héros se voient attribuer des objets magiques au pouvoir étrange. Il existe par exemple une catégorie d’objets qui contrôle et dépasse la volonté de celui qui les porte. Ces objets (anneau, corde ou ceinture) expriment en définitive la peur (humaine) de perdre toute maîtrise sur ce qui se passe et se dit. Est-ce la même peur qui se manifeste face aux objets magiques et face aux objets techniques modernes ?

Cette peur est aujourd’hui sans doute en grande partie liée au phénomène de miniaturisation des objets techniques. L’invisibilité d’un objet nourrit les fantasmes et les craintes. Comment représenter quelque chose qu’on ne voit pas ? Comment le garder sous contrôle ? C’est d’ailleurs l’un des arguments premiers des opposants aux micro- et nanotechnologies. Le scénario de la « gelée grise » évoqué par l’ingénieur Eric Drexler (Drexler ; 2005) et popularisé par le roman La Proie de Michael Crichton (Crichton ; 2003) en témoigne. Le même scénario est adopté et réadapté. Que signifient en effet le récit de Frankenstein, l’île du Dr Moreau, la « gelée grise », si ce n’est la même peur d’être menacé par sa propre création, par une créature inhumaine, artificielle, « façonnée » (2) à l’aide des connaissances et des outils techniques (savoir et savoir-faire techniques) ?

En outre, la miniaturisation et l’invisibilité sont deux thèmes ambivalents. L’homme redoute ces différences d’échelle (de mesure). Le narrateur de L’Age de diamant est à ce propos explicite : « Nell [se sentit] bizarrement nostalgique d’un temps révolu où le danger était une fonction du volume et de la masse » (Stephenson ; 1996 ; p.500). L’homme n’est pas seulement apeuré par ce qui le « dépasse » (par ce qui est plus grand, plus vaste, plus impressionnant). Les mystères de « l’infiniment petit » est tout autant source de peurs. Le scénario de la « gelée grise » évoque ainsi l’autonomisation de nanorobots (auto-réplicants).

Cependant, l’homme n’a jamais de position radicale face à ce qui l’entoure. Etre paradoxal par excellence, il est fasciné par ce qui lui fait peur. Il n’a ainsi de cesse d’imaginer, de représenter et d’explorer le monde miniature. Il est habité par cette « rêverie miniaturisante » que Gaston Bachelard avait esquissée (Bachelard ; 1957). La popularité d’œuvres comme Les Voyages de Gulliver deJonathan Swift ou Le Voyage fantastique d’Isaac Asimov le prouve. Cela se confirme avec le succès actuel de l’image du « nanomonde ».

Les nouvelles technologies de communication apportent également de nouvelles formes de communication. L’Age de diamant en donne quelques exemples intéressants :

Exemple où les objets communicants créent un nouveau mode d’expression, musical et lumineux :

« Miranda se retourna pour voir les danseurs sur la piste. Tous avaient un regard lointain, étrangement concentré. Les libellules à leur revers s’étaient mises à clignoter avec frénésie, émettant une pulse cohérente de lumière blanche éclatante sur chaque temps de la musique. Miranda réalisa que les broches devaient être connectées par un moyen quelconque au système nerveux de leur porteur et qu’elles dialoguaient entre elles, créant collectivement de la musique ».
(Stephenson ; 1996 ; p.387)

Courrier instantané et interactif avec « stylo magique » et « papier intelligent » (Stephenson ; 1996 ; p.273). Il y a une interaction entre le lecteur et le livre.

L’intrigue du roman se fonde sur le rôle majeur que joue un « livre magique », intitulé Manuel illustré d’éducation pour jeunes filles, auprès d’une petite fille. La notion de « livre magique » renvoie une nouvelle fois aux objets féeriques du Moyen Age et à l’univers des contes (formes privilégiées dans la production littéraire des XVIIe et XVIIIe siècle). Dans L’Age de diamant tout comme dans les œuvres merveilleuses du Moyen Age,le jeune héros (ou héroïne), au cours de son initiation, est doté d’un attribut magique qui lui était destiné. Le livre magique reconnaît la personne à qui il doit appartenir. C’est précisément le cas dans L’Age de diamant. Le livre doit être la propriété d’une petite fille :

« [le livre] recherche un jeune être de sexe féminin. Qu’une petite fille le saisisse et pour la première fois en rabatte la couverture, aussitôt le visage et l’empreinte vocale de cette enfant se graveront dans sa mémoire ».
(Stephenson ; 1996 ; p.141)

L’histoire des techniques a donc partie liée avec l’histoire culturelle. Les nouveaux objets techniques sont une nouvelle déclinaison, matérialisée et actualisée, d’une même idée (rêve). La posture rationnelle des scientifiques et ingénieurs n’écarte pas la dimension magique et mythique (héritage) de leur démarche.

Comme l’a montré Claude Lévi-Strauss, entre autres, « l’homme a toujours pensé aussi bien ». La pensée magique et la pensée scientifique sont deux modes de pensée parallèles, tous deux nécessaires et même inhérents à la pensée humaine :

« Au lieu, donc, d’opposer magie et science, il vaudrait mieux les mettre en parallèle, comme deux modes de connaissance, inégaux quant aux résultats théoriques et pratiques […], mais non par le genre d’opérations mentales qu’elles supposent toutes deux, et qui diffèrent moins en nature qu’en fonction des types de phénomènes auxquels elles s’appliquent ».
(Lévi-Strauss ; 1962 ; p.26)

L’homme est aussi un homme irrationnel et son rapport aux choses et au monde est de l’ordre de l’affectif et du symbolique. Il n’a pas de prise directe sur le réel. Ainsi, c’est à travers un prisme culturel qu’il perçoit les objets qui l’entourent. L’image d’un objet technique est connotée. Les objets communicants n’ont pas uniquement une fonctionnalité. Ils véhiculent également du sens, un sens à saisir dans son contexte culturel originel.

Selon l’Américain David Noble, il existerait une « religion de la technologie » (Noble ; 1999). Le religieux est réintroduit dans la technologie (nous assisterions donc à un processus de sacralisation). La technique devient un moyen d’accéder à des pouvoirs qui ont pu être caractérisés comme « sur-humains », voire divins. La technologie tend vers la transcendance (3).

Le processus d’innovation n’est donc pas qu’une démarche rationnelle. Il convoque des images et des fantasmes qui composent l’imaginaire d’une culture.

Imaginaire et innovation

L’homme ne crée pas s’il ne désire pas. C’est à travers la lecture d’œuvres d’époques et de cultures différentes que nous percevons à quel point la littérature reste un lieu privilégié pour l’expression des peurs et des fantasmes humains. La littérature modélise les innovations techniques : c’est ici que sont parfois imaginés les futures objets techniques. Pensons aux œuvres de Jules Verne, par exemple, qui ont été le point de départ de nombre de vocations scientifiques. De la même façon, remonter encore plus loin dans le temps et étudier les œuvres médiévales (en particulier la littérature arthurienne), permet de situer les objets communicants (et les interrogations qu’ils soulèvent) dans une temporalité plus grande. Les innovations techniques ne sont pas un phénomène soudain, sans passé et strictement de l’ordre de l’utilitaire immédiat. Elles sont le produit d’une construction, où fantasmes inconscients (hérités) et progrès scientifique et technique cohabitent.

Ainsi, comme je l’ai brièvement signalé auparavant, les objets communicants trouvent leurs « ancêtres » dans la littérature médiévale. En effet, que sont ces objets magiques (anneau, épée, ceinture, corde) si ce n’est  l’expression (à travers donc un objet) d’une crainte profonde de l’homme : ne plus maîtriser sa parole, ses actes, sa pensée ? Se manifeste-t-il ici la même peur d’être soumis à un pouvoir supérieur (auparavant de l’ordre de la magie et de la féerie ; aujourd’hui de l’ordre de la technologie, de l’ingénierie) ? Bien plus : comment l’homme réagit-il face à un objet qui peut donner des informations à son insu ?

« Chacune [des particules] est un réceptacle contenant quelques circuits logiques en barrettes et un peu de mémoire […]. Quand deux particules viennent à se rencontrer, in vivo ou in vitro, elles s’arriment l’une à l’autre et échangent des données pendant un laps de temps limité. En général, elles se désengagent ensuite pour poursuivre chacune leur route ».
(Stephenson ; 1996 ; p.432-433)

Un personnage va même jusqu’à déclarer que « l’esprit ne vous appartient plus ».

Chez les Celtes il existait une sorte de parole magique puissante qui permettait d’émettre une forme d’injonction (de l’ordre de l’obligation ou de l’interdit) : la geis (pluriel geasa). Dans les romans arthuriens, on retrouve cette geis lorsque un étranger entre dans la cour du roi Arthur et lui demande un service dangereux, lui donne un ordre, le met au défi. Parmi ces lanceurs de geasa se trouve par exemple le Chevalier vert, dans Sir Gauvain et le Chevalier Vert, qui pénètre dans la cour d’Arthur et qui lance le geis (« jeu-parti », défi) suivant : le roi Arthur doit trancher la tête du Chevalier Vert (c’est un géant) ce jour et, un an plus tard, ce sera au tour du géant de trancher la tête d’Arthur. Ce sera finalement le chevalier Gauvain qui relèvera le défi.

Nous pouvons noter que, d’une part, la parole du géant est magique car elle est performative et, d’autre part, que la cour est obligée de répondre à la geis par une obéissance quasi totale. L’acte communicationnel est ici très particulier, empreinte d’implicites et de magie. Cette parole magique est la parole d’Ogma, c’est la parole « qui lie » (nous trouvons beaucoup de représentations de ces liens puissants qui existent entre la bouche d’Ogma/Ogmios/Héraclès et les oreilles des victimes, matérialisés par des cordes ou des chaînes). Or cette parole s’accompagne souvent d’un objet : une bague ou une ceinture par exemple. Dans Sire Gauvain, la femme du Chevalier vert offre à Gauvain une ceinture verte qui le rend invincible et le lie en même temps à elle (et au Chevalier Vert lui-même). Il en est de même pour l’anneau unique chez Tolkien. En acceptant l’anneau, Frodon se charge de lourdes responsabilités. Il se sent toujours attiré (en lien) avec le Mordor et Sauron. Les romans arthuriens sont peuplés d’objets magiques  de ce type qui sont des matérialisations du lien verbal (lancé grâce aux geasa). Nous sommes face à des situations où l’homme ne maîtrise plus l’objet.

Ainsi, l’objet dans les romans arthuriens n’est jamais anodin. Il a toujours une portée symbolique. Chaque objet (symbolisant) renvoie à un symbolisé. Il dépasse donc sa condition d’objet et approche en quelque sorte le langage. Il devient de fait communicant.

Ces objets, de par leur nature féerique, contiennent une sorte de « concentré » de pouvoir magique, dépassant les capacités « normales » (4) , ordinaires de  l’homme du Moyen Age. Ils sont en en définitive des objets « animés ». La conception des objets techniques est la matérialisation de fantasmes anciens. L’histoire de l’avion en est une preuve formelle. Le mot « avion », en français, vient du latin avis signifiant « oiseau ». L’image de l’avion et le mythe du vol magique ont présidé à la conception de l’avion. L’image précède l’objet. Même s’il peut matérialiser un rêve inhérent à l’homme (sorte de rêve primordial, collectif), un objet naît dans un contexte précis. Le concept d’ « horizons d’attente » (développé par l’Esthétique de la Réception à l’Ecole de Constance dans les années 1970, et notamment par Hans Robert Jauss), montre que toute production (que ce soit une production culturelle comme une œuvre artistique, ou une production technologique comme les objets communicants), s’inscrit dans une culture, et que son succès dépend de sa connivence avec les « horizons d’attente » de la culture dans laquelle elle émerge (Jauss ; 1978). C’est-à-dire qu’un objet technique est bien reçu s’il répond aux attentes d’une culture à une époque donnée.
Avec les objets communicants, l’homme moderne aspire à accroître ses performances.

Le rapport américain « Converging Technologies for improving performances » de la National Science Foundation vise à créer « an interacting brain ». Dans la même perspective, Natasha Vita-More, qui se définit comme une artiste transhumaniste (5), conceptualise le « metabrain » de l’homme du futur. La même idée se retrouve chez Neal Stephenson :

« Il distinguait les nanosites inclus dans son épiderme. Mais pour autant qu’il sache, il pouvait tout aussi bien en avoir un million d’autres dans le cerveau, chevauchant axones (prolongement constant, unique, de la cellule de révolution) et dendrites (ramification arborescente du neurone qui conduit l’influx nerveux vers l’intérieur des cellules), échangeant des données dans des flashes de lumière. Un second cerveau confondu avec le sien ».
(Stephenson ; 1996 ; p.323)

Les nouvelles technologies émergent dans un contexte où les notions d’hybridation et de cybernétique deviennent primordiales.

De plus, le rêve de télépathie préside également à la conception des objets communicants. Un chercheur anglais en cybernétique tente même d’expérimenter une sorte de « télépathie » avec sa femme. Kevin Warwick, aime à se présenter comme étant le premier cyborg (Warwick ; 2002). En effet, en 1998, une puce RFID a été implantée dans son avant-bras. En 2002, on lui a implanté une puce plus complexe, relié cette fois-ci à son système nerveux. Puis l’expérience a gravi un nouvel échelon puisque la femme de Warwick possède désormais elle aussi un implant dans son corps. Le but est de mettre au point une sorte de télépathie (utilisant Internet pour communiquer le signal de loin). Il s’agit de communiquer par la pensée.

Comme nombre d’autres nouveaux savants, et ce dans le contexte de la convergence NBIC, Kevin Warwick met en scène son corps dans une stratégie de communication précise. La convergence NBIC (convergence des nanotechnologies, biotechnologies, technologies de l’information et des sciences cognitives) est un terme apparu pour la première fois en 2002 dans un rapport officiel de la National Science Foundation américaine « Converging Technologies for Improving Human Performance » (Bainbridge&Roco ; 2002). La convergence NBIC vise donc explicitement à l’accroissement des performances humaines. Les rapports américain et européen sur la convergence NBIC sont de véritables projets de société aux enjeux politiques forts. Dans ces conditions, nombre de scientifiques et d’ingénieurs intègrent les nouvelles règles du jeu et comprennent qu’il faut se mettre en scène et jouer sur « l’image » pour continuer leur recherche. Dès lors, sciences, technique, communication et marché ont donc parties liées. Le corps des « techno-savants » devient lieu d’incarnation, d’expérimentation, d’enchantement, mais sa mise en scène est aussi un moyen d’obtenir des crédits financiers. Lorsque Emilio Mordini, médecin et professeur de bioéthique italien, évoque la nécessité d’utiliser le miracle comme moyen d’emporter le soutien populaire, nous voyons bien comment l’imaginaire est aussi au cœur des enjeux de pouvoir :

« Il me semble d’ailleurs que nos décideurs politique ne devraient pas s’abstenir de jouer sur ce ressort de la fascination pour le miracle…Autrefois, la mise en scène du miracle était une technique de pouvoir éprouvée – il n’est qu’à évoquer le lever du Roi Louis XIV, resplendissant ainsi chaque matin. Les Américains ont repris cette stratégie au moment des programmes Apollo. Chacun convient qu’il n’y avait aucune raison scientifique d’aller sur la Lune, mais que ces voyages ont permis d’acquérir des données très importantes. Cela n’aurait pas été possible si l’opinion, fascinée par la dimension mythique du projet, n’en avait accepté le coût faramineux ».
(Mordini ; 2005 ; p.11)

Instrumentalisé, l’imaginaire devient un système de communication efficace.

Une différence semble ici se dessiner entre les Etats-Unis et l’Europe. Les Etats-Unis sont beaucoup plus enclins à construire une culture en même temps qu’ils créent une nouvelle technologie. Les « horizons d’attente » d’une société se fondent aussi sur des aspects culturels, symboliques, en bref sur un système de valeurs. Ainsi, en même temps qu’ils créent un objet technique, les Américains créent le système de valeurs qui va avec. Comme ils l’avaient fait avec le programme Apollo, ils jouent sur la fascination et la dimension mythique de leurs projets pour obtenir l’approbation du public.

L’Europe, en revanche, semble beaucoup plus fébrile. Le recours au rêve et à l’utopie est plus problématique. Il est d’ailleurs intéressant de noter que la ville, dans L’Age de diamant, se nomme « Nouvelle-Atlantis ». Le mythe de la Nouvelle Atlantide est  omniprésent dans les réflexions menées sur le progrès. S’interroger sur le sens et les enjeux des nouvelles technologies amène inévitablement à se confronter à la notion d’utopie.

Conclusion

Le développement des objets communicants est accompagné d’un imaginaire propre. Ils s’inscrivent dans une histoire de la longue durée (en tant que matérialisation de craintes et de fantasmes anciens présents dans l’inconscient collectif) et sont à la fois le produit d’une culture. Nous inscrivons ainsi notre réflexion dans la perspective bachelardienne selon laquelle « rien n’est donné, tout est construit ». La mise en perspective, dans une approche comparative (que ce se soit à travers des textes littéraires ou des textes scientifiques) d’objets d’époques différentes permet en outre de souligner les permanences symboliques qui caractérisent le rapport de l’homme à la technique. La comparaison entre les objets communicants et les objets magiques de la littérature médiévale s’opère au niveau de leur fonction. Il n’est pas ici question de leur fonction technique (fonctionnalité) mais de leur fonction (symbolique) dans l’univers mental de l’homme occidental. Ils sont des lieux de projection (de cristallisation) de mêmes peurs et de mêmes fantasmes profonds. C’est donc dans leur statut même (entre autres en tant qu’objet qui communique) que le rapprochement de ces différents objets s’avère le plus pertinent.

Notes

(1) Je tiens ici à remercier Nicolas Schunadel pour son aide précieuse

(2) Les récits portant sur la technique empruntent fréquemment leur terminologie aux mythes anthropogoniques, où le premier homme a été « pétri », « sculpté », « façonné », « forgé » (voir par exemple Platon, la Genèse biblique ou encore le Pop Wuh des Mayas Quichés).

(3) Les deux grandes parties de l’ouvrage de David Noble sont d’ailleurs : « Technology and transcendence » et « Technology of transcendence ».

(4) A propos de la notion de « norme », voir notamment les travaux d’Erving Goffman.

(5) Le transhumanisme est un mouvement philosophique, proche du posthumanisme, qui préconise l’utilisation des sciences et de la technique pour augmenter nos performances et accélérer notre transition de l’état humain à la transhumanité.

Références bibliographiques

BACHELARD, Gaston (1957), La Poétique de l’espace. Paris : PUF.

BAINBRIDGE, William, ROCO, Mihail (2002), Converging Technologies for Improving Human Performance. Arlington, Virginia : National Science Foundation.

BRUSSOLO, Serge (1981), Trajets et itinéraires de l’oubli. Paris : Gallimard.

CRICHTON, Michael (2003), La Proie. Traduit de l’américain par Patrick Berthon. Paris : Robert Laffont, « Pocket », 2003 (édition originale, New York, HarperCollins Publishers, 2002).

DREXLER, Eric (2005), Engins de création. L’avènement des nanotechnologies. Traduit de l’américain par Marc Macé. Paris : Vuibert (édition originale, New York, Anchor Books, Random House Inc., 1986).

JAUSS, Hans Robert (1978). Pour une esthétique de la réception. Traduit de l’allemand par Claude Maillard. Paris : Gallimard (« Bibliothèque des idées »).

LEVI-STRAUSS, Claude (1962), La Pensée sauvage. Paris : Plon (« Agora »).

NOBLE, David F. (1999), The Religion of Technology. The divinity of man and the spirit of invention. New York : Penguin Books (édition originale, Alfred A. Knopf, Inc., 1997).

PACKARD, Vance (1978), L’Homme remodelé. Traduit de l’américain par Alain Caillé. Paris : Calmann-Lévy.

MORDINI, Emilio (2005), « Le miracle et l’infini » , RDT Info, n°47, p.11.

Sire Gauvain et le Chevalier Vert (1993). Traduction par Juliette Dor. Paris : Union générale d’éditions.

STEPHENSON, Neal (1996), L’Age de diamant ou Le Manuel illustré d’éducation pour jeunes filles. Traduit de l’américain par Jean Bonnefoy. Paris : Le Livre de Poche, « Science Fiction », (édition originale, 1995).

SERRES, Michel. « Les nouvelles technologies, que nous apportent-elles ? ». Conférence donnée à l’Ecole Polytechnique, 01/12/05. Disponible sur Internet depuis le 06/01/06: http://interstices.info/display.jsp?id=c_15918).

WARWICK, Kevin (2002), I, cyborg. Century, 2002.

Auteur

Stéphanie Chifflet

.: Doctorante au Centre de Recherche sur l’Imaginaire de l’Université Stendhal-Grenoble III et à MINATEC IDEAs Laboratory®. Thèse intitulée « La Convergence NBIC : vers une nouvelle cosmogonie ? », effectuée sous la direction de M. Philippe Walter, et intégrée dans le cadre du Cluster 14 de la Région Rhône-Alpes : « Enjeux et représentations de la science, de la technologie et de leurs usages »