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Pouvoir culturel, pouvoir esthétique. Quelle place pour l’art dans les politiques culturelles ?

23 Avr, 2007

Résumé

Cette communication se propose, d’une part, de situer les rapports entre le politique et l’esthétique et, d’autre part, d’indiquer la place de l’art dans les politiques culturelles dans une société fragmentée et éclatée, où les repères idéologiques du XXe siècle ne sont plus opérants, où le politique ne trouve plus ses marques pour accompagner et donner un sens aux transformations sociales.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Caune Jean, «Pouvoir culturel, pouvoir esthétique. Quelle place pour l’art dans les politiques culturelles ?», Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°07/2, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2006/supplement-a/13-pouvoir-culturel-pouvoir-esthetique-place-lart-politiques-culturelles

La question politique est aussi une question esthétique

Les phénomènes artistiques et culturels contribuent à tisser des relations sociales, à proposer des schèmes d’identification, à nourrir des perspectives imaginaires et sensibles. Bien qu’ils s’expriment d’abord dans des pratiques individuelles, ces phénomènes construisent un sens partagé qui s’incarne dans des normes et des espaces de légitimation. Ils s’inscrivent dans l’ordre du politique.

La construction et la reconnaissance de soi passent par le regard de l’autre, la conscience de l’autre et la relation avec lui. Tous les philosophes ont compris l’importance de ce que Kant appelle « L’insociable sociabilité » : la conjugaison et la tension entre le fait qu’on vit pour soi et le fait qu’on ne vit qu’avec les autres. C’est avec la prise de conscience de l’existence et de la cohabitation des différentes figures du sujet : l’homme sujet politique, sujet de parole, acteur de ses conditions de vie et de travail… qu’il convient d’examiner la dimension politique du jugement sensible et la https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/wp-admin/post.php?post=750&action=edit#place à accorder à l’art.

Les activités politiques et les activités artistiques partagent un point commun. Les activités véritablement politiques (actes et discours) ne peuvent être menées sans la présence d’autrui, sans un espace constitué par le collectif (Arendt, 1972). De la même façon, « les produits de l’activité artistique ont besoin de quelque espace public où apparaître et être vues ».

La modernité, sur un plan philosophique, a été l’émergence de la question de la subjectivité. La mise au centre du sujet, pour penser à la fois la représentation du monde et sa transformation, a besoin de dispositifs de représentation qui mettent en jeu le sensible. L’exemple de la perspective, et de son invention, est l’illustration du lien entre des modes de représentation sensible, ici, en l’occurrence, visuel, et une conception du monde. La perspective est l’invention d’un mode de représentation conventionnel et rationnel qui suppose un sujet spectateur qui regarde, à une certaine distance, cette représentation, à partir d’un point également fixe. La question de la perspective ouvre sur le point de vue du sujet de langage, la personne qui dit Je, que ce soit à partir du langage proprement dit ou à partir des formes expressives de l’art.

La nature politique du jugement esthétique

Au-delà, des oppositions et des constructions sociales des publics qui se réalisent en fonction de la réception des œuvres artistiques, le jugement sensible (esthétique) de goût est de nature politique.

1° Le jugement esthétique : une activité de discrimination, de discernement, de choix

Le jugement de goût (esthétique), chez Kant, se fonde sur une analytique de ce qui plaît (le beau) et procure une jouissance (un plaisir) du point de vue du spectateur. On voit bien combien cette activité psychique relève d’un processus de communication (au sens pragmatique) et dans une perspective de réception d’un objet dont la finalité est de s’adresser au sens, un objet candidat à l’évaluation.

Dans la Critique de la faculté de juger, Kant insiste sur le fait que dans le jugement, il n’est pas suffisant d’être en accord avec soi-même, ce qui est, en revanche le principe de la pensée rationnelle qui doit s’accorder avec elle-même. La faculté de juger repose sur un accord potentiel avec autrui ; il y a dans l’expression du jugement de goût, dans le « Ceci me plait » ou « Ceci ne me plaît pas », une « communication anticipée avec autrui. » (Arendt, 1972).

Le jugement de goût est une pensée élargie, une pensée qui est soumise au jugement des autres qui jugent en fonction de leur propre subjectivité. Contrairement à l’opinion reçue, les jugements de goût sont soumis à la discussion puisque « nous espérons que le même plaisir est partagé par autrui ». Le pouvoir de juger est une faculté spécifiquement politique. Bien entendu ce pouvoir est à acquérir, voir à conquérir.

2° Réception des objets artistiques et positions sociales

Les conflits liés à la réception des œuvres artistiques sont chargés d’une violence qui n’est pas seulement symbolique ; ils mettent en jeu des positions affectives et intellectuelles ainsi que des postures sociales. Les manifestations artistiques provoquent aussi bien fusion que séparation, connivence que rejet. Dans le refus des formes qui surprennent la sensibilité, se joue le maintien d’une identité construite sur la base de perceptions et de goûts considérés comme indiscutables. Le jugement artistique, celui qui vise les objets qui s’adressent à la sensibilité, sélectionne nos activités de loisirs, filtre nos perceptions des choses de la vie et par conséquent construit nos choix affectifs, nos « affinités électives », pour reprendre le titre d’un roman de Goethe. Plus précisément, si la réception de l’art est largement orientée par l’éducation sensible et les valeurs culturelles, la première comme les secondes dépendent aussi des appartenances sociales. La disposition esthétique met en jeu des dimensions subjectives qui doivent autant à l’histoire personnelle, à la structure de la personnalité qu’aux déterminismes sociaux.

Les industries culturelles et la culture de masse

L’opposition culture cultivée/culture de masse s’est substituée à l’opposition sociologique, culture élitaire/culture populaire. Cette substitution, pourtant, ne conduit pas à une opposition de même nature :

  1. La première distingue les objets et les formes ; alors que la seconde concerne les publics.
  2. Par ailleurs, la culture de masse n’est pas l’actualisation de la culture populaire ; cette dernière a-t-elle d’ailleurs encore une réalité, si on doit la rapporter à un ensemble de pratiques sensibles développées dans des milieux sociaux homogènes ?

1° Une opposition idéologique

La culture de masse affecte l’ensemble des couches sociales. Elle a été définie d’une manière très substantielle : ses caractéristiques lui sont attribuées par les supports matériels de diffusion que sont les médias de masse.

Sa définition comporte une composante idéologique. La culture de masse été affectée d’une valeur mineure qui l’oppose à la valeur noble de la culture classique, telle qu’elle est transmise par la tradition.

Cette évaluation doit être examinée sur trois plans.

– Le premier est celui de l’évolution historique de la société. L’apparition d’une sphère publique au XVIIIe siècle permet à un public cultivé de se constituer en un ensemble d’individus réunis autour d’une opinion collective. La presse, les salons, et plus généralement les Lumières favorisent la diffusion et la discussion d’une culture qui est celle d’individus ou de groupes dont les conditions de vie et de travail ouvrent à la possession du savoir.

– Le second plan est celui des pratiques culturelles. Le mouvement historique et politique qui conduit à la société de masse se réalise dans la conjonction, d’une part, du développement économique et industriel et, d’autre part, de la démocratie. La culture, dans un sens restreint, apparaît comme un des moyens les mieux adaptés pour se situer et progresser dans l’échelle sociale.

– Enfin, la société de masse, avec le développement des technologies de communication, a ouvert un nouveau marché : celui des loisirs et des industries culturelles. La culture diffusée par les médias de masse est devenue un bien de consommation et cette transformation a été rendue possible par la libération d’un temps de loisir et par l’extension des couches moyennes.

2° Une critique esthétique de la culture de masse

La critique de la culture de masse du point de vue du jugement esthétique est conduite, dans les années 1930, par Adorno. Sa philosophie, qui repose sur les ruines des deux grands systèmes, ceux de Kant et Hegel, est une « dialectique négative » qui cherche à sauver la part d’utopie et de liberté présente dans l’homme. Aux yeux d’Adorno, l’art moderne authentique est abstrait parce qu’il est supposé ne pas adhérer à la réalité concrète. Les produits des industries culturelles déterminés par les progrès des techniques sont le lieu d’une substitution dans laquelle la valeur d’usage, donnée par la délectation et l’exercice du goût, est remplacée par la valeur d’échange, celle qui se manifeste par les signes d’appartenance.

Une telle critique représente une opération intellectuelle de purification qui isole activité sensible et intelligible de toute autre forme de pratique sociale. Adorno n’envisage l’autonomie de l’art que dans une sphère protégée, distincte de l‘expérience ordinaire.

Une condamnation élitaire des industries culturelles

Une autre perspective concernant la critique de la culture de masse se place sur le plan du rapport entre la culture et la société ; plus précisément sur la tâche qui est confiée à la culture contemporaine de dissoudre les anciennes croyances et les liens traditionnels aux institutions d’autorité. Cette perspective rejette la distinction oppositive entre le monde de la culture, identifié aux œuvres artistiques, et celui des relations sociales (le monde humain) qui passe par la médiation des choses techniques.

Cette démarche s’ouvre sur la nécessité de prolonger la démocratie politique par la démocratisation culturelle, forme moderne de l’éducation des masses et condition de l’émancipation individuelle et collective. Dans les années 1960, la réhabilitation de la culture de masse s’est manifestée, en particulier, à travers l’usage des nouvelles technologies de l’information et de la communication, qui fournissaient le support de diffusion et qui allaient bientôt participer au processus de production.

1° Une contre-culture ?

Dans les années 1960, émerge l’idée d’une contre-culture, d’une culture jeune, portée par les fractions les plus avancées des nouvelles classes moyennes. Ce terme de contre-culture, forgé par Theodore Roszak, en 1969, se référait à un mouvement protestataire qui, sans refuser l’industrialisation urbaine, dénonçait l’orthodoxie conservatrice en matière culturelle et cherchait à provoquer des états de conscience et de perception sensibles, susceptibles d’indiquer la voie d’entrée dans le futur post-industriel.

Ce mouvement de pensée s’oppose au rejet de la culture de masse, tel qu’il pouvait se développer dans les années 1940 et 1950 aux États-Unis. Ce refus ne prenait pas en compte les réceptions très différenciées des médias de masse ; il négligeait les résistances et les détournements que le public pouvait opposer aux manipulations psychologiques exercées par les médias.

2° Les effets de la culture de masse

Herbert Gans, un des représentants les plus significatifs du courant de gauche, refuse l’approche idéologique et déterministe de cette critique qui attribue aux médias de masse un effet pavlovien. Son point de vue peut être rapproché de la théorie des effets des médias de masse de Lazarsfeld et Merton qui critique l’idée déterministe, exprimée par la métaphore de la « seringue hypodermique ». Lazarsfeld valorisait l’attitude subjective de la personne et l’influence exercée par les “leaders” des groupes avec lesquels la personne est en contact.

De la même manière, Gans fait le pari de l’autonomie de la personne contre la toute puissance des médias de masse. Il conteste l’idée que la culture de masse conduise à l’abaissement du goût populaire et du niveau culturel ; il avance l’argument du libre choix du consommateur et de la nécessité pour une société démocratique de prendre en compte la diversité des goûts. Ce débat a été relancé aux États-Unis et en France, dans les années 1980, à propos de la marchandisation de la culture. La dénonciation de la culture de masse réitère le constat de l’assimilation des industries culturelles aux exigences du marché, ce qui est indiscutable. Pourtant, la dénonciation du marketing dans le domaine des biens culturels est insuffisante si elle ne s’accompagne pas d’une analyse du comportement esthétique des récepteurs. Le marketing prédétermine l’objet et oriente l’acte d’achat mais l’attitude et le comportement esthétiques du récepteur sont loin d’être surdéterminés par les modes de production.

Ce débat conduit à s’interroger sur les multiples voies qui s’offrent à la réception des objets artistiques et à prendre en compte le cadre de références qui conditionne les attentes de la réception. La question fondamentale demeure : Qu’en est-il de la liaison entre démocratie politique et démocratie culturelle ?

Le rôle du Politique

Le fondement d’une politique culturelle

La dimension sensible de la culture demeure encore largement ignorée dans l’éducation traditionnelle, et cette carence est l’une des raisons qui maintiennent l’art en marge de la vie.

1° La construction de l’homme esthétique

A la fin du XVIIIe, le philosophe et dramaturge Schiller demandait à son Prince de promouvoir la formation de cet « homme esthétique » qui conjuguerait sensibilité et rationalité (Schiller,1992). L’état de raison ne pouvait être possible qu’à condition d’une transformation des caractères de l’homme par le développement du jugement sensible. Selon lui, il incombait à l’État de permettre l’intégration de l’homme dans la Cité ; cette participation ne pouvant se réaliser qu’à la condition de dépasser les spécialisations de l’individu nécessaires au fonctionnement de la société. La conjugaison de l’entendement intuitif (la sensibilité) et l’entendement spéculatif (la raison).

Les politiques de démocratisation culturelle ne se sont que très rarement préoccupées d’intervenir sur les conditions d’usage et d’appropriation des phénomènes artistiques. La question de l’éducation artistique demeure le chaînon manquant entre la transmission des savoirs et la diffusion des œuvres. Lorsque cette question est abordée, elle l’est, le plus souvent, par le biais réducteur de la connaissance des œuvres ou celui de l’histoire de l’art.

Loin d’assister à une démocratisation culturelle, nous avons été les témoins impuissants d’une diffusion des objets de culture soumise aux exigences de l’audimat et de l’image. Les productions artistiques sont d’abord évaluées en fonction de leur utilité sociale immédiate.
Les objets culturels ne sont pas des objets comme les autres. La rationalité des relations aux objets culturels n’est pas une rationalité marchande. Les objets culturels relèvent de l’échange, d’un échange sensible, d’un échange symbolique : de l’échange résultant d’un sens partagé et de la jouissance d’être en accord avec les autres récepteurs et en résonance avec l’objet artistique. La fonctionnalité de cet échange n’est pas de l’ordre d’une utilité immédiate.

2° L’espace clos de la démocratisation culturelle

La plupart des expressions et des actions artistiques et culturelles du XXe siècle se sont confrontées à la question de la réception et de la valeur d’usage des œuvres. L’accessibilité de l’œuvre n’est pas seulement déterminée par les conditions de l’offre.

Il n’est pas inutile de noter, comme le fait Jean-Marie Schaeffer, que les sociétés les plus égalitaires, pour ce qui est de la répartition du travail, produisent en général des cultures esthétiques accessibles et, de ce fait, plus facilement partagées (Schaeffer, 2001). Cette remarque permet de poser autrement la question de la démocratisation de la culture. Celle-ci ne relève pas du seul processus de diffusion artistique, et son avènement ne peut advenir par le seul processus de l’extension de l’offre à des publics potentiels. La démocratisation culturelle doit être examinée dans son rapport aux stratifications sociales. Fortement hiérarchisées, ces dernières s’accompagnent d’une polarisation des conduites esthétiques : élitistes dans les classes dominantes ; sous-développées dans les couches sociales vouées au travail répétitif ou condamnées au travail précaire (Danto, 2000).

Les limites de la démocratisation culturelle

Les politiques publiques ont cherché leur visibilité et leur justification en intervenant sur trois secteurs : l’aide à la création artistique professionnelle ; la production culturelle comme moyen de rayonnement et de prestige et enfin la circulation des objets artistiques par l’extension du champ de diffusion et la tentative d’élargissement des publics. Les autres modalités de l’intervention publique culturelle (éducation artistique, expression des groupes, diversification des espaces de diffusion, etc.) étaient négligées. En dehors du rapport à l’objet, aucune autre voie d’accès à l’art n’était envisagée.

La diffusion de l’œuvre d’art trouvait sa visibilité dans un espace institutionnel : celui qui s’inscrit dans une tradition pour la transmettre, la prolonger ou la ressusciter. Aujourd’hui, l’art se déploie aussi en dehors de l’enceinte définie par des limites institutionnelles. Les décideurs et leurs experts n’accordent une dimension artistique qu’à l’objet destiné à circuler dans un marché ou dans les institutions de diffusion.

La contamination du domaine institutionnel de la culture administrée par la logique marchande n’est pas sans conséquence.

  1. Elle projette une logique quantitative sur un domaine qui est celui d’un rapport sensible aux objets.
  2. Elle privilégie l’efficacité à court terme et oublie qu’en première, et dernière instance, la finalité de l’économie de marché demeure, en dépit de tous les discours, la recherche du profit.

Que peut alors signifier une démocratisation culturelle essentiellement envisagée comme l’extension des publics de l’œuvre d’art ?

1° Les présupposés esthétiques de la démocratisation culturelle

L’expérience esthétique n’est envisagée qu’en fonction de la confrontation à l’œuvre. Cette conception réductrice a eu pour premier effet de circonscrire les politiques culturelles autour des formes déjà reconnues par les institutions. Les politiques publiques contribuent à maintenir les ségrégations et les échelles normatives de valeur. De plus, le processus de démocratisation se développant dans un champ où l’objet d’art est une marchandise, ce processus s’évalue selon des logiques quantitatives de diffusion.

L’autre effet de cette assimilation est un effet d’aveuglement. Les politiques culturelles demeurent enfermées dans un point de vue sur l’art qui ne retient de l’esthétique kantienne que ses éléments les plus contestables : en premier lieu, la réduction du jugement esthétique au jugement de goût sur les œuvres, en second lieu, l’illusion de la dimension universelle de l’exercice de cette faculté. Les critères d’évaluation de l’œuvre sont restés dans les limites d’une histoire de l’art qui n’a pris en compte, ni le destin de l’œuvre d’art à « l’ère de la reproductibilité technique » (Benjamin, 2000, III), ni les modifications de la production et de la réception esthétique.

2° La distinction culturel, socioculturel

La politique et la conception de l’art défendues par Malraux ont institué une séparation administrative entre activités de loisir et activités culturelles. Cette distinction n’a plus aujourd’hui de grande pertinence dans les comportements sociaux. Le loisir, comme activité de temps libre et la culture, comme activité d’expression ou de réception artistique, doivent être réévalués à partir de l’expérience qu’ils contribuent à former dans la construction de soi. Si l’on reconnaît généralement que la qualité des loisirs est déterminée par leurs conditions sociales et matérielles, l’on oublie, en revanche, qu’elle est davantage déterminée par celle de l’activité de travail qui induit le besoin de loisirs.

Si la révolution technologique fait peser une menace sur la stabilité de la haute culture, elle est également une chance, par les innovations qu’elle favorise, pour les pratiques du loisir orientées vers le développement personnel. Le processus esthétique peut alors occuper une place centrale dans l’aménagement du temps, qui n’est plus seulement consacré à récupérer la force de travail mais qui peut être employé à des expériences sensibles et relationnelles. Il faut penser à nouveau le loisir comme une activité susceptible de produire une jouissance liée à la construction de la personne dans son rapport à l’autre. Ne faut-il pas redonner sens aux propos d’Aristote, dans sa Politique, qui fait du loisir une fin et le principe de toutes nos actions ? « Le loisir qui semble contenir en lui-même le plaisir, le bonheur et la félicité de vivre. »

Il est également nécessaire de noter qu’une partie de la dimension de la démarche artistique contemporaine, depuis les années 1970, ne donne pas lieu à une œuvre, mais à des installations ou des événements. L’art ne s’incarne plus nécessairement dans un objet : il peut se manifester comme un processus ou comme transaction sensible qui se saisit à travers une relation.

3° Le monde de l’art

Par sa permanence relative, l’objet d’art représente emblématiquement l’objet culturel. Il est pour le moins surprenant que les réflexions philosophiques et sociologiques sur le concept d’art qui ont traversé les « Mondes de l’art » n’aient pas modifié les fondements de l’intervention de l’État dans le domaine culturel (Becker, 1988 : Le sociologue Howard Becker appelle « Mondes de l’art » les multiples réseaux imbriqués dans lesquels des acteurs sociaux participent à la création artistique, l’accompagnent et la diffusent). Si la conscience de soi caractérise la modernité et si, plus précisément, comme le développe le grand critique américain, Clement Greenberg, l’art d’inspiration moderniste s’interroge foncièrement sur lui-même (Greenberg, 1988), comment comprendre que les politiques culturelles, depuis quarante ans, en soient restées à une conception figée de l’œuvre d’art et de ses critères d’évaluation ? « Le modernisme est l’âge de l’autocritique, que ce soit dans le domaine de la peinture, de la science, de la philosophie ou de la morale » (Danto, 2000, 113).

Une certaine histoire de l’art est finie et le concept d’art – tel qu’il a pu être élaboré à partir des productions de l’art moderne – n’est plus opératoire. Il n’est plus possible d’examiner les attentes sociales relatives aux politiques culturelles sans prendre en compte les transformations profondes qui se sont produites dans le domaine politique et idéologique et sans examiner le travail critique de la philosophie sur la pensée de l’art et de la culture. La notion d’œuvre artistique n’est plus suffisante pour saisir l’art qui est autant objet qu’action. L’art qui renoncerait à s’interroger sur ses propres opérations, et les effets qui lui sont spécifiques, serait prisonnier d’une vision fondée sur une essence et incapable de penser le fonctionnement sensible et symbolique de l’objet qui se réclame de lui.

Cette perspective critique ne concerne pas seulement le domaine de l’art. Elle s’applique à la totalité culturelle.

La culture existe par la manifestation d’une expérience individuelle, dans laquelle se combinent psychisme et corporéité, signes et comportements, valeurs et normes. La culture se présente comme un ordre social qui fait plus appel à l’attente qu’à la contrainte ; elle modèle l’univers de significations que chacun peut se construire à la faveur des ses relations avec autrui ; elle organise les pratiques interpersonnelles par la médiation de supports matériels et de techniques. La problématique de l’être doit devenir partie prenante de la réflexion sur la culture : cette problématique ouvre sur le sujet de parole et d’action. C’est par l’acte d’énonciation – celui par lequel la personne dit Je – que se construisent la relation et l’interaction. Par l’acte de parole, l’individu se reconnaît comme sujet et est reconnu par autrui. La finalité de l’être n’est plus l’accumulation des biens ou des signes de distinction mais le projet de « faire de sa vie une œuvre » à travers le « métier de vivre ». Dans cette problématique de l’être, le sujet se pose dans son rapport à l’Autre et se construit à la fois dans sa singularité et dans son appartenance à un Nous constitué par un partage de valeurs et de sensibilités.

Références bibliographiques

Adorno, Theodor. W. (1989), Théorie esthétique, tr. de l’allemand, Paris : Klincksieck.

Arendt, Hannah (1972), La crise de la culture, tr. de l’allemand, Paris : Gallimard.

Benjamin, Walter (2000), « L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique », dans Œuvres III, Paris : Gallimard (coll. Folio).

Caune, Jean (2006), La démocratisation culturelle, une médiation à bout de souffle, Grenoble : PUG.

Danto, Arthur (2000), L’art contemporain et la clôture de l’histoire, tr. de l’anglais, Paris : Seuil.

Greenberg, Clement (1988), Art et culture, tr. de l’anglais, Paris : Macula.

Kant, Emmanuel (1985), Critique de la faculté de juger, Paris : Gallimard.

Rancière, Jaques (2000), Le partage du sensible, esthétique et politique, Paris : La fabrique éditions.

Schaeffer, Jean-Marie (2000), Adieu à l’esthétique, Paris : PUF, Collège international de philosophie.

Schiller, Friedrich (1992), Lettres sur l’éducation esthétique de l’homme, tr. de l’allemand, Paris : Aubier.

Auteur

Jean Caune

.: Membre du Gresec, Jean Caune est Professeur émerite des Universités.