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Les marques de distribution de produits culturels : des magasins au magazine

13 Mar, 2006

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Spano William, « Les marques de distribution de produits culturels : des magasins au magazine« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°06/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2005/varia/09-les-marques-de-distribution-de-produits-culturels-des-magasins-au-magazine

Introduction

Depuis les années 1990, les magazines destinés aux clients – réels ou potentiels – apparaissent comme l’un des principaux vecteurs stratégiques de la politique de marque des entreprises. Souvent articulées avec des programmes de fidélisation, ces publications correspondent au souci de forger dans la durée l’identité d’une marque à travers une notoriété, une image et une attractivité fortes.

Parallèlement à celles spécialisées dans les domaines de la décoration, du bricolage, voire de la mode et de la beauté, les revues issues de marques distribuant des produits culturels ont mis l’accent sur un fort contenu éditorial, valorisé par les critères de lisibilité de la presse traditionnelle. En effet, le principe de réalisation de ces titres consiste à calquer le dispositif discursif et symbolique de ces derniers sur celui de la presse culturelle, gage d’une certaine crédibilité. C’est le cas des trois mensuels que nous avons étudiés (Spano, 2004) entre 1999 et 2002 : Virgin Mégapresse (Virgin) paru en octobre/novembre 1994 (bimestriel jusqu’en 1997), Carrefour savoirs (Carrefour) et Epok (Fnac) parus respectivement en mai et novembre 1999. Parfois lancés à grand renfort de publicité, ces magazines de marque bénéficient de la collaboration régulière de journalistes qui ont, par ailleurs, une activité professionnelle dans un ou plusieurs titres de presse.

Nous avons souhaité comprendre par quels mécanismes discursifs ces magazines de marque tentaient de construire une relation durable avec les lecteurs/consommateurs. Nous avons ainsi examiné, d’une part, les principes selon lesquels ces revues étaient organisées et d’autre part, la manière dont la marque faisait évoluer ces formes légitimes de discours empruntées à la presse.

Stratégies éditoriales des magazines culturels de marque

Dans un contexte où les modes de consommation sont basés sur une mise en marché abondante de biens relativement similaires, la marque est rapidement apparue comme un moyen d’augmenter les chances de succès de l’entreprise. En premier lieu, les managers ont vu en elle la possibilité de faire mémoriser le produit et d’en faciliter le repérage dans les points de vente. En second lieu, ils lui ont reconnu la capacité d’attribuer à l’offre proposée un « certificat de qualité ». La marque est donc devenue un élément distinctif majeur qui s’est parallèlement détaché des produits. A présent, le marketing conçoit l’acte d’achat comme le résultat d’un processus, moins déterminé par les fonctions du produit que par ce qu’il représente. Selon cette nouvelle orientation, la communication a ainsi pour objectif de créer une culture commune dont l’objectif est d’assurer le suivi de la relation entre l’entreprise et ses clients, suivi dont l’un des éléments fondamentaux correspond au contrat de marque. Ce dernier a besoin d’une matérialisation : c’est précisément la raison d’être de ce que les professionnels appellent souvent un « consumer magazine ».

Comme un titre de presse, un magazine de marque doit ajuster sa forme et son contenu à un lectorat potentiel. Il correspond à une offre éditoriale anticipée, c’est-à-dire censée s’adapter aux préoccupations de ceux à qui il s’adresse, tout en attirant des annonceurs. En cela, une publication de marque instaure un échange structuré non pas entre les personnes réelles de la communication, mais entre les deux identités discursives que sont l’énonciateur et le destinataire. Ce « contrat de lecture » (Véron, 1984) renvoie à l’agencement énonciatif que les professionnels mettent en place au sein des magazines afin de créer un climat de confiance, voire de connivence, avec leur lectorat.

Cet échange s’établit pour chaque titre par l’intermédiaire de ce que Jean-Pierre Esquenazi nomme, en s’inspirant d’Erving Goffman, des « rites de communication » (Esquenazi, 2002, p. 109) qui sont à la fois des formes d’engagement et de reconnaissance. Ils s’appuient sur une organisation stable du discours constituant un dispositif, c’est-à-dire un « agencement à la fois matériel et symbolique qui permet à chaque média d’ordonner et de présenter l’actualité » (Esquenazi, 2002, p. 109). Parmi les procédés d’écriture/lecture qui vont inscrire dans la durée la relation entre les deux partenaires de la communication, figurent la une, le sommaire, mais aussi les rubriques c’est-à-dire les « charpentes – invisibles de l’extérieur – mais sans lesquelles l’édifice d’un journal s’effondre » (De La Haye, 1985, p. 26).

Ainsi, afin d’appréhender le dispositif par lequel chaque magazine culturel de marque établit un contrat de lecture spécifique avec son lectorat, nous nous sommes reporté à l’ouvrage de Brigitte Guyot intitulé L’information culturelle (Guyot, 1980) qui dresse une typologie des rubriques de la presse culturelle. L’utilisation de la grille que l’auteur propose permet alors de voir dans quelle mesure les titres de marque s’inspirent des publications de la presse écrite et selon quels procédés. Brigitte Guyot rassemble les différentes rubriques culturelles de la presse dans trois modèles de discours dominants que nous présentons ici de manière très sommaire :
– issue de la presse littéraire et artistique, la critique est la matrice de l’information culturelle et propose des articles longs basés sur une logique argumentative. Elle s’appuie sur la formulation d’opinions personnelles ou de propos privilégiant la compréhension des œuvres ;
– l’information-service exerce une fonction tantôt d' »agenda », tantôt de prescription (ou de proscription) et met à la disposition du lecteur des informations pratiques et utiles ;
– le reportage rassemble les entretiens qui tissent un rapport prétendument intime avec le lecteur et les enquêtes qui tentent de faire le point sur une question à partir de documents divers.

Cette grille de lecture n’entend pas résumer à elle seule l’ensemble de la presse culturelle, mais elle fonctionne à la manière d’un « idéal-type » au sens wébérien du terme. Elle constitue en effet une construction fictive et rationnelle à partir de laquelle nous confrontons les magazines culturels de marque. Elle propose en somme des points de repère guidant l’analyse et permettant de saisir la spécificité discursive de chaque titre.

Virgin Mégapresse, un titre de marque conçu comme un fanzine

A l’origine, Virgin Mégapresse s’adresse à un groupe de passionnés avec lesquels le partage d’expériences vécues constitue l’essentiel du contenu éditorial. Le magazine se veut ouvert et réserve souvent ses pages à des artistes ne bénéficiant pas forcément de vaste campagne de communication. Il est principalement orienté sur la musique qu’il présente sous des facettes les plus diverses d’un numéro à l’autre. Le magazine s’adresse à un cercle de connaisseurs intéressés par le parcours, les collaborations et les propos des artistes dont la démarche créative est souvent soulignée, comme le montrent les articles intitulés « Portraits » et « Interviews ». En effet, il s’avère que les références aux produits commercialisés restent relativement discrètes et constituent rarement le coeur même des articles. Ainsi, la plupart des entretiens privilégient des questions générales abordant la conception ou la démarche artistique de l’interviewé. Dans celui mené avec Christine Angot (Virgin Mégapresse n° 39) (1), sont successivement abordées les questions relatives à son rapport au lecteur, à la manière dont elle rédige ses manuscrits ou à son ambition littéraire. Dans l’entretien conduit avec Brad Mehldau (Virgin Mégapresse n° 40), les questions portent surtout sur son approche des concerts, son jeu improvisé, sa manière de jouer. Certaines interviews peuvent aussi être assez éloignées de leur mode d’administration traditionnel. La rencontre avec Eric Truffaz (Virgin Mégapresse n° 41), trompettiste de jazz, sacrifie au rituel de l’interview classique, en faisant réagir le musicien à des notions telles que « collectif », « atmosphère », « fidélité », « succès », « son », etc. En prenant ce type d’initiative, Virgin Mégapresse entend montrer au lecteur qu’il sait s’affranchir des règles d’écriture habituelles et crée ainsi un rapport de connivence avec son destinataire par lequel il donne de lui une image valorisante.

Virgin Mégapresse est conçu comme un « fanzine », caractérisé par une ligne éditoriale composée de rendez-vous fixes (comme des entretiens par exemple) s’affranchissant de certains codes de rédaction et qui tissent une complicité avec le lectorat ; et d’autres plus irréguliers (certaines rubriques n’apparaissent que dans un seul numéro), conférant au titre une certaine originalité. Le contrat de lecture est basé sur l’échange au sein d’une communauté, présentée comme dotée d’un esprit de liberté et de découverte. Alors peu répandu en 1994 – du moins en France -, ce support de marque correspond à l’époque à une initiative relativement rare, s’inscrivant dans la stratégie de Virgin, caractérisée par l’anticonformisme. Toute la politique de Virgin est en effet bâtie sur sa vocation de « challenger », comme l’illustre le cas de Virgin Cola, lancé en 1997 sur un marché considéré comme totalement saturé. Quels que soient les domaines investis (la musique, les boissons gazeuses, les transports aériens…), la marque britannique, créée par le très médiatique Richard Branson, se positionne comme une marque à « contre-courant » qui brise les monopoles. Virgin parvient à susciter chez ses clients un fort sentiment d’appartenance, lui permettant ainsi de se diversifier hors de son métier initial. Comme l’indique Georges Lewi, ce type de stratégie est celle d’une « marque de coeur de cible », non d’une « marque leader […] destinée à toutes les cibles » (Lewi, 1999, p. 76). L’originalité de la marque ne réside pas dans ses produits, mais dans des caractéristiques immatérielles telles que la jeunesse, l’humour, l’impertinence voire la provocation. En cela, Virgin Mégapresse traduit bien la communication globale de la marque.

Carrefour savoirs, le porte-voix des magasins

La stratégie de Carrefour n’a guère évolué depuis l’apparition, en 1975, de ses « produits libres » que la publicité présente à l’époque comme « aussi bons et moins chers ». Cette initiative repose non seulement sur un discours consumériste soulignant que les concurrents profitent de leur position dominante pour pratiquer des prix élevés, mais aussi sur une démarche qui se veut transparente et fiable. Misant en particulier sur un emballage blanc et dépouillé, les « produits libres » évoquent une forme de « pureté » et « d’honnêteté », censée accompagner l’acte d’achat. Carrefour se dote alors de valeurs telles que l' »optimisme » et la « sérénité », qu’elle ne cessera jamais d’exprimer, comme l’illustre sa campagne de communication « Je positive » de 1988.

A la fin des années quatre-vingt dix, la stratégie de Carrefour est incarnée par une campagne basée sur la notion de confiance. La marque affirme prendre en charge le contrôle des produits, de manière à procurer à son client l’assurance d’un confort psychologique. Présenté comme un magazine de consommation, le Journal de Carrefour incarne bien le discours de la marque en termes de qualité, de sécurité et de bien-être. C’est dans ce même contexte que Carrefour savoirs est lancé en mai 1999. Indiquant que l’enseigne ne distribue pas seulement des produits de grande consommation, ce titre de marque est spécialisé dans les domaines culturels qui étaient exclus des pages de son premier mensuel.

Carrefour savoirs établit sa ligne éditoriale à partir de réussites, annoncées ou confirmées, d’artistes dits « de variété ». S’adressant à un large lectorat que l’on peut assimiler au « grand public », la publication instaure un contrat de lecture basé sur le registre de la famille dont chacun des membres peut trouver son compte : l’enfant découvrant les bandes dessinées, l’adolescente « groupie » collectionnant les articles de vedettes, les parents appréciant le visionnage de nouveaux films vidéo sur leur lecteur DVD… A la différence des autres titres de marque considérés, Carrefour a lancé un support qui évite d’aborder des thèmes culturels génériques (de type « La rentrée littéraire », « La chanson française »…) et préfère proposer une palette large de sorties de livres, de disques, de jeux vidéo, etc. Le recours massif à des interviews toujours très brèves, ainsi qu’à des articles d’annonce inscrit le titre dans une dimension de service répondant aux demandes supposées des lecteurs/consommateurs. La publication présente à longueur de pages des « Brèves », des « Nouveautés » et des « Sélections », parfois signées par les responsables de l’enseigne eux-mêmes. Les rubriques d’information-service mettent en lumière le prolongement manifeste entre le magazine et les magasins. Parmi de nombreux exemples, citons cet article intitulé « La bonne cuisine des provinces de France » (Carrefour savoirs n° 4), issu des pages « Livres » et portant sur la publication alors récente d’un ouvrage de cuisine. Construit à partir de quelques phrases laudatives, l’article est mis en valeur par des procédés visuels tels qu’une photographie illustrant les arts de la table en fond de page (de type « nature morte »), la présentation de la couverture du livre et l’extrait d’une recette de cuisine dans un encadré. Enfin, la mention « En exclusivité dans votre magasin Carrefour » vient créer, de manière évidente, une passerelle avec l’univers des centres d’achat. Ainsi, le titre est considéré non seulement comme un support commercial mais aussi, et surtout, comme le porte-voix de l’enseigne.

De plus, Carrefour savoirs recourt aux illustrations issues des documents envoyés par les maisons de production et les agences de communication, reprenant ainsi ouvertement les « codes » décidés par les services officiant aux côtés des artistes (les unes sont toujours tirées de la série de photos ayant servi à illustrer la pochette d’un disque ou l’affiche d’un film). Mais pour le titre, l’essentiel est d’être toujours prêt à satisfaire le lecteur, de lui donner à voir ce qui inévitablement « va être vu, lu, entendu ». Il amplifie les parutions de disques, de livres, de films sur support vidéo et apparaît surtout comme un soutien à la consommation.

Epok et l’inspiration critique

Comme il l’indique en couverture, Epok s’affiche comme le magazine « [d]es cultures d’aujourd’hui et [d]es technologies de demain ». Il affirme d’abord traiter des cultures actuelles, celles qui caractérisent l’époque contemporaine, tout en veillant à en montrer l’abondance et la diversité par l’emploi du pluriel. Cet aspect se retrouve de manière très nette au sein même du titre grâce à des intitulés de rubriques qui changent sans cesse. En effet, un sujet est rarement présenté de manière identique deux fois de suite dans le magazine. Epok se présente comme un espace ouvert, où l’absence de dénomination fixe accrédite l’idée d’un foisonnement culturel. En réalité, les thèmes abordés changent peu (lors de chaque parution, nous retrouvons en particulier la musique, la littérature, le cinéma, la photographie et le voyage) mais par une apparente absence de rubriquage, le magazine indique au lecteur que c’est l’actualité elle-même, toujours en perpétuel renouvellement, qui décide de son contenu. De plus, Epok entend ensuite devancer les évolutions techniques et revendique sa compétence à repérer les plus décisives d’entre elles. Il s’affiche donc comme un journal moderne, c’est-à-dire à la fois de son temps et en avance sur lui.

Le magazine de la marque Fnac est articulé en trois parties distinctes à partir desquelles il traite de la culture et des équipements techniques. Il se compose d’abord de « brèves » d’information-service réunies dans une partie nommée « Notre Epok », puis d’articles relevant du reportage réunis dans « Le magazine ». Enfin, une troisième partie intitulée « Guide » propose une sélection de produits sur un mode prescriptif. Ces trois volets distincts sont néanmoins reliés entre eux par la critique. Le contrat de lecture s’appuie donc sur la tradition historique de la presse culturelle, en faisant de l’indépendance d’esprit et du regard critique, la référence discursive majeure. Cette dernière a l’avantage de s’adapter aux annonces de spectacles, aux conseils d’achat ou aux articles de reportage. Epok a donc tendance à se présenter comme une sorte de « guide des consciences » s’exprimant sur des sujets qu’il présente toujours comme abondants et variés.

Le positionnement du magazine n’est pas sans rappeler la stratégie de la Fnac qui s’est toujours attribuée un rôle d' »agitateur culturel », à la fois exigeant et critique. En effet, au fur et à mesure que cette entreprise variait ses activités (initialement spécialisée dans le matériel photo, la Fnac intervient peu à peu dans les domaines du disque, du livre, du matériel vidéo et de la micro-informatique), elle a veillé à multiplier des actions attestant l’idée d’une participation active de l’enseigne à la vie culturelle. De la tenue d’expositions photographiques à la promotion de jeunes talents, en passant par l’organisation de rencontres avec des artistes, l’entreprise créée en 1954 par André Essel et Max Théret, s’est finalement toujours efforcée de faire oublier qu’elle n’est qu’un simple distributeur de produits culturels. Rares sont les enseignes ayant réussi à développer un tel ancrage de leur identité de marque (pour une approche plus complète de la stratégie de la Fnac, consulter : Cavelier-Croissant et alii, 2005).

Dès leur lancement, ces trois magazines de marque possèdent donc des stratégies éditoriales spécifiques. Néanmoins avec le temps, ceux-ci connaissent des évolutions qui viennent renforcer, modifier ou inverser le contrat de lecture initial.

Des évolutions ambivalentes

Au cours de notre travail, il nous est apparu que le développement des magazines culturels de marque s’effectuait généralement selon deux principes non pas contradictoires mais concurrents. D’une part, les titres peuvent correspondre à une vocation commerciale, faisant explicitement référence à la promotion des produits ; d’autre part, ils peuvent recourir à un agencement énonciatif privilégiant une relation de long terme avec les lecteurs/consommateurs et impliquant alors une minimisation des actes d’achat. Le magazine de marque paraît donc tiraillé entre deux orientations : l’une consiste à faire fructifier le contrat de lecture afin d’obtenir une maximisation des ventes, l’autre, plus structurante, consiste à entretenir des liens apparemment désintéressés avec le lectorat.

La volonté d’orienter le contenu du magazine selon des prérogatives commerciales concerne surtout l’évolution de Virgin Mégapresse qui se recentre progressivement selon une logique d’incitation à l’achat. Ainsi, à partir d’octobre 2000, le titre réserve une place beaucoup plus importante aux magasins. Cette orientation, traduite d’ailleurs par la couverture qui indique que le support est « le magazine des Virgin Mégastore », est visible en particulier par certains messages qui se déplacent des annonces publicitaires aux espaces rédactionnels. En effet, dans ses premières années d’existence, le titre présentait par le biais d’encarts de publicité la liste des magasins Virgin en France et leurs animations (dédicaces, concerts, etc.). Désormais, ces messages apparaissent dans l’espace rédactionnel du magazine grâce à une nouvelle rubrique « phare » intitulée « Evénements Virgin Mégastore ». Le principe est alors de relier l’annonce des productions du moment aux « événements » soi-disant exceptionnels ayant lieu en magasin. Cette rubrique, composée de courts articles et de larges illustrations, a une fonction d’alerte qui renvoie aux magasins (« Mégastore ») plutôt qu’au magazine (« Mégapresse »). Un rapprochement très net se crée entre le titre et les espaces de vente. Le magazine devient alors un moyen potentiel d’augmenter la fréquentation et les parts de ventes des boutiques Virgin Mégastore. Ainsi, les sorties de disques, films ou livres ne font plus référence aux actualités musicale, cinématographique ou littéraire en général, mais explicitement à l’actualité des magasins.

De la même manière, des correspondances entre les annonces publicitaires en faveur de certains produits culturels, et leur traitement dans la sélection de disques, livres, films sur support vidéo que Virgin Mégapresse présente chaque mois, renforcent la présence des magasins. Ainsi, dans le n° 39, le titre fait plusieurs fois allusion à la sortie d’un nouvel album de bandes dessinées grâce en premier lieu à un encart publicitaire, en second lieu à un article d’information-service particulièrement enthousiaste et, en dernier lieu, à l’invitation à une séance de dédicace en magasin avec l’un des auteurs. Le prolongement entre le magazine et le magasin est donc également repérable à travers les liens que tissent les espaces rédactionnel et publicitaire.

Le souci d’accroître les ventes va se renforcer dans ce titre dès l’automne 2000 et jusqu’à la fin de sa parution en août 2003. Le domaine de la vente s’impose progressivement dans l’ensemble du titre et gomme la « fibre passionnelle » que la marque suscitait chez son destinataire. En fait, cette évolution modifie le contrat de lecture instauré avec lui, en le plaçant davantage dans un rôle de consommateur. Virgin Mégapresse s’adresse de moins en moins à un lectorat restreint composé d’amateurs assidus et semble vouloir élargir le nombre de ses lecteurs.

Le renforcement des préoccupations commerciales n’est toutefois pas commun à l’ensemble des titres de marque. En effet, Carrefour savoirs et Epok tendent, au contraire, à contenir les allusions à la vente des biens et services, et tiennent un discours plus général, exprimé certes à partir des produits, mais portant principalement sur le partage d’idées et d’émotions avec le public.

Ainsi, Carrefour savoirs tente de mettre à distance une logique promotionnelle trop visible (sans la faire disparaître complètement). Tout d’abord, certains articles d’information-service s’écartent de la description stricto sensu qui dominait jusque-là, en affichant des prises de position en faveur de quelques productions. Donnant le sentiment au lecteur qu’il est un « juge impartial », le titre envisage les qualités et défauts éventuels du bien concerné, apporte des nuances, puis en donne une vision qui se veut objective. Citons par exemple l’article portant sur le disque d’André Rieu (Carrefour savoirs n° 16), un interprète revisitant la musique classique pour en faire des standards de variété. Le texte, assez long, indique quelques éléments biographiques de cette personnalité, ainsi que son itinéraire professionnel, et défend surtout son travail en le qualifiant de grand vulgarisateur de la musique classique. En l’espèce, Carrefour savoirs ne présente pas un artiste peu connu ne possédant qu’une audience restreinte, il met en lumière un interprète qui a bâti sa carrière sur son désir de plaire au plus grand nombre et dont il épouse le discours. Toutefois, nous notons une volonté du journal de ne plus s’en tenir à des textes brefs, ou construits uniquement à partir de citations, mais de montrer qu’il fait le choix de soutenir un artiste. Ensuite, de nouvelles rubriques témoignent d’une volonté de donner une place plus importante à des informations toujours bienveillantes. Ainsi, le cahier « Carrefour savoirs Jeunesse » accueille des personnalités connues (souvent des écrivains) qui interviennent sur les loisirs voire le développement des enfants. Faisant office de cautions morales, elles affichent la prétention « pédagogique » du titre par le biais d’entretiens plus longs que par le passé. Enfin, la rubrique intitulée « Nouveaux Talents Carrefour savoirs » met en avant un chanteur peu connu que le titre propose de découvrir. Il revient alors sur son parcours et sur les signes d’une réussite annoncée. Les préoccupations commerciales restent cependant présentes : un code-barres et la liste des magasins Carrefour disposant de bornes munies d’un lecteur optique permet au lecteur/consommateur d’écouter le disque. Ce procédé incarne de manière explicite le lien entre le magazine et les magasins. Le premier indique sans détour les portes des seconds. Néanmoins, Carrefour savoirs concilie cet impératif marchand avec le souhait affiché de soutenir un chanteur parfois débutant, en s’inspirant de la critique « avant-gardiste » capable de déceler les artistes de talent.

L’analyse du titre montre les limites de ce type de magazine lorsqu’il est fondé comme un simple relais promotionnel. Son évolution indique qu’il ne peut durablement se résumer à faire état des opérations commerciales réalisées par l’enseigne. Au fil du temps, le contrat de lecture s’écarte des rubriques d’information-service pour recourir à un ancrage discursif plus diversifié, impliquant un retrait de l’univers des magasins.

Epok est présenté, dès l’origine, comme un outil détaché des préoccupations commerciales. Même si la couverture l’annonce comme « le magazine de la Fnac », les allusions à cette dernière au sein des pages intérieures sont extrêmement rares et surtout peu durables. Cette tentation a existé comme en attestent deux rubriques intitulées « l’avis du disquaire » et « l’avis du libraire » donnant la parole aux vendeurs, mais celles-ci ont rapidement disparu. Photographié sur le lieu de vente et vêtu de son gilet jaune et vert très distinctif, le « spécialiste » explique les raisons qui font de tel disque ou de tel ouvrage, une réussite. Son propos est accompagné de cette précision de la part du magazine : « Il aime » ; ce qui ne laisse aucun doute sur les intentions du support avec ce procédé. Mais moins d’un an après la création du magazine, ces rubriques disparaissent au profit d’articles plus longs et détaillés sur les interprètes et écrivains à l’honneur chaque mois. Epok a choisi d’orienter son discours, non pas sur la vente des produits culturels, mais sur la valorisation de leur contenu. Il privilégie un spectre assez large de domaines culturels qu’il aborde de toutes les manières possibles (articles courts et impertinents, articles longs et mettant un sujet en perspective, critiques de disques, de livres ou de nouvelles techniques…). Le magazine évite au maximum d’aborder l’acte d’achat. Se voulant à l’affût de tout, Epok souhaite « donner envie » et « faire découvrir », mais refuse de donner le sentiment d’être concerné par le domaine de la vente. Tout est mis en oeuvre pour contourner ce type d’allusion.

En réalité, Epok évite d’aborder le domaine de la vente des produits culturels jusque dans ses encarts publicitaires. En effet, contrairement aux autres titres étudiés, le magazine propose majoritairement des annonces portant sur les filières de l’habillement et des boissons alcoolisées. Situées dans les premières et dernières pages du magazine, ces messages de publicité permettent de mettre en valeur les articles de reportage qui constituent la vitrine du titre. Parallèlement, Epok veille à limiter les apparitions publicitaires de la Fnac en lui consacrant soit des pages reléguées en fin de magazine, soit des encarts publicitaires par l’intermédiaire desquels l’enseigne est placée sur le même plan que les autres annonceurs. Ceci renforce l’idée selon laquelle la marque ne bénéficie d’aucun traitement de faveur. L’ensemble de ces choix traduit la volonté de dissocier au maximum les espaces publicitaire et rédactionnel, comme si ces derniers fonctionnaient de manière autonome. Toute évocation commerciale, mettant en présence tantôt les annonceurs, tantôt la marque elle-même, tend à paraître suspecte.

Le développement d’Epok ne peut totalement se comprendre sans intégrer l’existence du journal Contact, lancé avant même l’ouverture de son premier magasin parisien en 1957. Adressé à ses premiers clients, celui-ci s’est affirmé comme « le magazine des adhérents de la Fnac », en fournissant un aperçu des nouveaux produits et quelques explications sur des sujets touchant aux domaines de la culture et de l’équipement technique. Depuis la fin des années 1990, Contact ne propose plus que des offres promotionnelles, des produits disponibles dans les rayons, ainsi qu’un large éventail de spectacles et de manifestations en magasin (conférences, dédicaces, concerts…). Il donne droit à un ensemble de réductions de prix continuellement valorisées, incarnant par conséquent la relation privilégiée que l’enseigne entretient avec ses adhérents. Son développement s’est alors fait dans une perspective de stricte consommation, écartant les articles un peu plus « denses », tels que les mises au point techniques, les sujets sur la rentrée littéraire ou certains styles musicaux et ce, au profit d’Epok. Ainsi, envoyé par courrier seulement aux adhérents, Contact permet à Epok, qui s’adresse lui à tous les clients – même les non-adhérents -, de se dispenser d’allusions trop marquées au domaine de la consommation et de se présenter, ainsi, d’une manière plus désintéressée que ne le font Carrefour savoirs et Virgin Mégapresse.

D’une manière générale, nous remarquons que l’information-service, qui apparaît comme le registre discursif le plus commode à utiliser et le plus proche des intérêts commerciaux de la marque, ne peut être le seul axe de développement du titre. Dans la mesure où ce registre de discours reste relativement élémentaire, le magazine peut difficilement trouver une approche éditoriale originale. Les formes les plus « nobles » de l’information culturelle que sont l’entretien, l’enquête et surtout la critique sont les registres discursifs par lesquels la marque peut entretenir une relation spécifique avec ses clients.

Conclusion

L’étude des discours des magazines montre à quel point l’emploi durable des modalités de discours propres à l’information culturelle est indispensable à la marque pour construire son contrat de lecture. Créer, maintenir et renforcer ce contrat permettent d’espérer le développement de liens de confiance et de fidélité. Chaque magazine tente alors de concilier plusieurs impératifs permettant de tisser un rapport solide avec ses lecteurs : il veille non seulement à mettre en avant la fiabilité des jugements exprimés, mais aussi à susciter l’intérêt pour les produits culturels et à souligner le plaisir lié à leur consommation. C’est la raison pour laquelle le discours des titres n’est donc pas tant orienté sur les caractéristiques marchandes des produits culturels, que sur le sens que ces derniers peuvent avoir pour les clients des enseignes.

En effet, la question du sens des produits culturels pour les consommateurs est essentielle. Au delà d’une vision instrumentale et réductrice d’un contrat de lecture renvoyé à la construction d’une relation visant l’acte d’achat, nous pouvons avancer que le magazine de marque a pour but de mettre en avant davantage la culture que la marque elle-même. Dans les titres étudiés, la tendance n’est pas de valoriser ostensiblement les activités de la marque mais, au contraire, de « laisser la culture s’exprimer » et de faire du journal le lieu de cette expression. Il est alors un lieu de présentation des artistes et de leurs productions, lesquels deviennent autant de sujets de découverte et de discussion.

Finalement, l’objectif des magazines de marque est moins d’être un espace de vente qu’un espace de pratiques. Les différents produits culturels présentés au fil des pages sont en effet moins des objets de consommation que des supports de pratiques sociales et culturelles. A l’image des changements opérés par Epok au cours de l’année 2000 et par Carrefours savoirs en 2004 qui n’intitulent plus leurs rubriques par les termes « Livres », « Musique », « Spectacles », mais par les verbes « Lire », « Ecouter » ou « Sortir », la culture n’est pas envisagée comme un ensemble de produits, mais comme des façons d’agir. La culture ne s’achèterait plus mais s’écouterait, se verrait, se discuterait…

Nous pouvons nous inspirer des propos de Michel De Certeau qui distinguait, dans son ouvrage L’invention du quotidien, le lieu de l’espace. « L’espace est un lieu pratiqué » écrivait-il afin d’insister sur la différence entre le lieu géographique et son appropriation physique et interprétative par des acteurs sociaux (De Certeau, 1990, p. 173) (2). Selon nous, le but du magazine de marque est de faire du lieu « magasin », un espace, c’est-à-dire non plus une surface de vente mais un lieu de pratiques, un lieu dédié aux pratiquants culturels plus qu’aux consommateurs.

Le passage du consommateur au pratiquant culturel s’opère grâce au magazine qui permet à l’enseigne de diffuser des valeurs moins fondées sur le prestige de la marque ou la qualité des produits, que sur le partage de représentations communes. Chaque numéro publié est alors l’occasion de réactiver ces valeurs et de réaffirmer leur mise en partage.

Notes

(1) Les exemples que nous citons dans cet article servent à illustrer notre propos, mais ils ne résument pas l’ensemble du travail empirique que nous avons mené sur chaque magazine.

(2) Ce passage, et en particulier, cette référence à Michel de Certeau nous ont été inspirés par Cécile Bando, maître de conférences à l’université de Nancy 2, que nous remercions vivement.

Références bibliographiques

Cavelier-Croissant Valérie, Rebillard Franck, Spano William et Touboul Annelise, « De la culture comme image de marque aux marques journalistiques de la culture : Epok, le consumer magazine de la Fnac », dans Utard Jean-Michel et Ringoot Roselyne (sous la direction de), Le Journalisme en invention. Nouvelles pratiques, nouveaux acteurs, Presses Universitaires de Rennes, 2005

De Certeau Michel, L’Invention du quotidien : Arts de faire, Gallimard, Paris, 1990

De La Haye Yves, Journalisme, mode d’emploi. Des manières d’écrire l’actualité, La Pensée Sauvage, Ellug, Grenoble, 1985

Esquenazi Jean-Pierre, L’Ecriture de l’actualité. Pour une sociologie du discours médiatique, PUG, Coll. « La communication en plus », Grenoble, 2002

Guyot Brigitte, L’Information culturelle, Publications de l’Université des Langues et Lettres de Grenoble, Grenoble, 1980

Lewi Georges, La Marque, Vuibert, Paris, 1999

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Spano William, Des Marques à la page. Enjeux des pratiques journalistiques à travers l’étude des magazines culturels de marque, sous la direction de Bernard Miège, Université Stendhal, Grenoble 3, novembre 2004

Auteur

William Spano

.: William Spano est maître de conférences à l’Institut de la Communication de l’université de Lyon 2. Dans le prolongement de sa thèse effectuée au sein du Gresec sous la direction de Bernard Miège, ses recherches portent principalement sur l’analyse des dispositifs communicationnels impliquant dans leur réalisation des professionnels du journalisme.