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User et mésuser : Sur les logiques d’appropriation de Michel Foucault par les sciences de la communication

24 Nov, 2004

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Olivesi Stéphane, « User et mésuser : Sur les logiques d’appropriation de Michel Foucault par les sciences de la communication« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°05/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2004/varia/05-user-et-mesuser-sur-les-logiques-dappropriation-de-michel-foucault-par-les-sciences-de-la-communication

Introduction

Par la fascination qu’elle exerce sur certains lecteurs mais aussi par ses objets propres, l’oeuvre de Michel Foucault « interpelle » les chercheurs en SIC, ainsi transformés en sujets dans le désordre d’un discours dont ils deviennent des destinataires imprévus. Mais passé ce stade de la fascination ou de l’attrait, de nombreux problèmes se posent quant aux modalités d’appropriation de cette oeuvre. Comment user de Foucault, non pour ajouter une sorte de vernis intellectuel à des travaux qui en manquent parfois, mais pour féconder de nouvelles pistes de recherche, pour étendre la compréhension des phénomènes de communication, pour disposer d’outils conceptuels opératoires ? Cette question appelle d’abord une clarification des problèmes soulevés par toute « appropriation-détournement ».

Par fidélité à l’esprit foucauldien, il faut commencer par dire que ce dernier ne se vivait pas comme le propriétaire moral de ses livres et qu’il observait avec ironie et détachement le devenir du livre, loin de chercher à en régenter le champ des interprétations possibles. Concevant ses propres travaux comme des sortes de boîtes à outils afin que d’autres (acteurs sociaux, militants, chercheurs) s’en servent (Foucault, 1994, t. 2, p. 524), il développa très tôt une sorte de posture machiavélique consistant à déjouer par anticipation toute réduction à une position ou à une thèse précise. Agaçante pour le lecteur pressé, soucieux de résumer cette pensée à quelques idées convenues, cette posture peut paraître paradoxale. Il faut, pour la comprendre, rappeler l’inspiration nietzschéenne de Foucault (Foucault, 1994, t. 2, p. 550-552) qui conduit à percevoir en toute vérité un double mensonge, par son contenu positif qui ne correspond jamais au réel tel qu’il est en lui-même, mais aussi par les valeurs et la croyance qui se rattachent au concept. Déjouer toute réduction à une thèse ou à une position théorique obéit à une prudence tactique autant que logique à l’égard du contexte intellectuel de réception. Foucault se défiait surtout des proches qui, à l’usage, opèrent parfois les détournements les plus pervers. En contrepoint, cette attitude traduit aussi l’espoir ou l’ambition d’intervenir dans le social par des effets de vérité intentionnels, tactiquement agencés dans la bataille du vrai. Mais pour ce faire, le livre et le discours se doivent d’abord de déjouer toute prétention à la Vérité afin de neutraliser, comme par anticipation, toute instrumentalisation de ceux-ci qui visent à en transformer la visée initiale pour les faire fonctionner comme opérateur de normativité. Ceci dit, que retenir pour mieux élucider la question de l’appropriation de Foucault par les SIC ? Un principe simple : ne pas prétendre faire valoir une sorte de vérité du foucaldisme ou d’orthodoxie herméneutique qui serait de facto une véritable hérésie, mais essayer de dégager les usages possibles, de repérer ce qu’il y a de fécond dans cette « oeuvre » et, surtout, écarter ou neutraliser un certain type de mésusage. En d’autres termes, le bon usage n’est pas l’usage autorisé ou l’usage fidèle à une quelconque vérité du foucaldisme, mais l’usage heuristiquement fécond.

De quelques mésusages et de leurs causes

Si l’on excepte les épinglages de citations, parfois à contresens, la principale source de mésusages de Foucault consiste à opérer un détournement positiviste, à chercher à instrumentaliser des concepts, à transposer des schèmes d’analyse pour les appliquer mécaniquement à un objet. Ces opérations s’expliquent soit par la fascination du chercheur qui ne parvient pas à s’émanciper de la force quasi-hypnotique qu’exerce la rhétorique foucaldienne, soit par précipitation de celui qui croit déceler des similitudes et qui s’empresse alors de plaquer un schéma d’analyse, soit par l’incompréhension du discours foucaldien qui conduit à sélectionner un concept pour l’employer à contresens, etc. S’inspirer de l’oeuvre de Foucault, c’est se confronter à ces écueils. Pour employer une image quelque peu éculée, on pourrait résumer ce problème de la sorte : Foucault a toujours fait du « sur-mesure » contrairement à un auteur comme Bourdieu véritable promoteur d’un prêt-à-porter conceptuel, avec la notion de « champ », aisément transposable à différents univers sociaux. Aussi est-il particulièrement difficile de cerner une réalité nouvelle avec des concepts, initialement conçus pour revêtir une autre réalité. Toute appropriation de catégories foucaldiennes appelle une rectification de celles-ci afin de les rendre opérationnelles dans de nouvelles applications.

L’exemple le plus probant de détournement infructueux réside certainement dans les tentatives de lire L’archéologie du savoir dans le sens d’une théorie du discours, susceptible d’applications directes. Le récent dictionnaire d’analyse du discours (Charaudeau, Maingueneau, 2002) a peut-être raison d’instituer Foucault en référence majeure, mais il ne donne guère d’exemple d’analyse de discours qui soit effectivement inspirée par le travail de Foucault. Il aurait en effet fallu regarder ailleurs que du côté des sciences du langage pour découvrir les traces d’une postérité foucauldienne en la matière. Car, si l’on regarde de près les quelques tentatives réalisées en ce sens, on constate rapidement qu’elles dénaturent totalement la pensée foucaldienne, mais aussi qu’elles se méprennent sur la signification de la plupart des concepts. Le concept d' »énoncé » concentre ces contradictions puisque, contrairement à un point de vue superficiel, il n’ouvre pas un nouvel espace positiviste consacré à l’analyse énonciative. Il invite à problématiser la nature même des discours, leurs règles de composition, d’énonciation, de production et de fonctionnement, c’est-à-dire ce qu’ils disent et ce qu’ils font, non pas au sens de la pragmatique austinienne, mais sous l’angle de leur fonctionnalité tactique à l’intérieur de dispositifs ou de champs.

Est-ce à dire qu’il n’y ait pas d’usage possible des travaux de Foucault en matière d’analyse du discours ? La réponse appelle une double précision : un tel usage doit être problématique, critique, mais surtout il doit tenir compte d’un fait. Le discours, c’est évidemment du langage, mais ce n’est pas du langage pour linguiste, du langage réduit par abstraction à la langue comme système formel ; ce sont des rapports de force matérialisés dans des stratégies énonciatives, des prises de position dans un ordre symbolique, des institutions qui font valoir leur intérêt en cherchant à se légitimer, des savoirs qui, dans la formation de leurs objets, cristallisent des enjeux sociaux, etc. (Foucault, 1994, t. 3, p. 123-124). Il faut donc répondre négativement à la précédente question : l’analyse foucaldienne du discours ouvre bien une nouvelle manière d’analyser les discours, mais le formalisme apparent de son ossature conceptuelle ne doit pas dissimuler qu’elle saisit les discours dans leur fonctionnalité pratique comme « des blocs tactiques dans le champ des rapports de force » (Foucault, 1976, p. 133-134) ou comme des lieux d’articulation du pouvoir et du savoir. Ce n’est qu’à ce prix que se révèle toute la fécondité de l’analyse foucaldienne qui permet d’appréhender des discours aussi différents que ceux qui véhiculent des savoirs nobles ou roturiers, des positions politiques, des règlements d’organisation, etc. Ce que rend possible un tel modèle, c’est par conséquent la compréhension de la circulation des énoncés, leurs règles d’énonciation, la logique des jeux de pouvoir dans lesquels ils sont pris et qui leur confère leur intelligibilité propre.

Ouvrage énigmatique, à mi-chemin d’un traité de la méthode (l’archéologie), d’un manifeste pour une nouvelle histoire de la connaissance de nature à réformer l’histoire des idées, d’une réflexion sur les discours (au sens philosophique) et leur règle d’existence, L’archéologie du savoir et, dans son sillage, la leçon inaugurale prononcée au Collège de France, proposent un modèle stratégique d’analyse du discours (Olivesi, 2004, ch. 4). Les applications de ce modèle jalonnent une grande partie de l’oeuvre de Foucault. On en trouve une application suggestive dans le Moi, Pierre Rivière, ayant égorgé ma mère, ma soeur et mon frère…. Foucault indiquait en introduction à cette étude collective : « Des documents comme ceux de l’affaire Rivière (…) permettent de déchiffrer les relations de pouvoir, de domination et de lutte, à l’intérieur desquelles les discours s’établissent et fonctionnent ; ils permettent donc une analyse du discours (et même des discours scientifiques) qui soit à la fois événementielle et politique, donc stratégique ». (Foucault, 1973 p. 13)

C’est d’ailleurs au moment où dans son oeuvre Foucault concentre sa réflexion sur le discours (la fin des années soixante, avec successivement L’archéologie du savoir et L’ordre du discours) qu’il introduit une nouvelle thématique qui deviendra centrale au fil des années soixante-dix : le pouvoir. Thématique qu’il faut lire d’abord comme une résolution (conjoncturelle autant que structurelle) des apories précédemment rencontrées relatives à la clôture de l’ordre du discours, même si cette clôture n’a jamais été conçue comme un fait, mais comme un principe pour saisir les transformations internes du savoir en évitant les explications déterministes sommaires, de manière à requalifier une historiographie d’inspiration marxiste (Foucault, 1994, t. 2, p. 159-161 et 753). Une lecture plus attentive révèle en effet que dès l’Histoire de la folie et la Naissance de la clinique, Foucault intégrait les conditions non-verbales des discours, à savoir ce qui les rendait possibles dans le cadre d’une conjoncture historique, c’est-à-dire politique, sociale, économique. De plus, à l’intérieur même de son formalisme, L’archéologie du savoir impose un modèle stratégique qui présuppose la prévalence des jeux de pouvoir sur les formes et les modalités de production du discours et de circulation des énoncés.

La thématique du pouvoir ne suscite pas moins de malentendus. D’aucuns ont cru pouvoir résoudre quelques pseudo-problèmes relatifs au pouvoir des médias, à leur influence sur le public, au contrôle qu’ils exercent en se contentant de plaquer sans nuances le « Panoptique » de Bentham, exhumé par Foucault comme idéaltype de la prison moderne (Foucault, 1975), ou d’épingler quelques préceptes dont on peut s’autoriser à bon compte. Là encore, le détournement positiviste échoue. Foucault n’est ni Crozier, ni Bourdieu, ni Elias ; d’où les déceptions qui suivent les enchantements fugaces. On ne trouve ni zone d’incertitude, ni capital symbolique, ni interdépendance pour expliquer les conduites. Le travail de Foucault vise moins à proposer une théorie positive du pouvoir qu’à problématiser en nominaliste certaines réalités disparates que l’on range sous cette catégorie. Supposer que le « Pouvoir » n’existe pas s’entend évidemment comme une mise en garde contre toute réification de ce dernier, mais surtout comme une invitation à problématiser la réalité même de ce que l’on désigne ainsi, pour ensuite accéder à l’intelligibilité du pouvoir dans son exercice et dans ses modalités pratiques. Plus tardif, le travail opéré autour des catégories de « gouvernement », de « gouvernementalité », de « gouvernementalisation » se lit aussi comme une résolution des impasses qu’encourt toute analyse tant qu’elle maintient cette catégorie de « pouvoir » et l’imaginaire politique qui lui est consubstantiel.

On sait que Foucault développa au fil des années soixante-dix, non pas une théorie du pouvoir, mais des « analytiques ». La discipline en est la plus connue, avec complémentairement la sécurité (Foucault, 1994, t. 4, p. 188-194), suivi de l’analyse du pastorat qui le conduira à investir l’éthique pour esquisser une généalogie du sujet à partir de la problématique du gouvernement de soi. Ces analytiques ne doivent pas tromper. Si elles suggèrent la possibilité d’une analyse systématique des relations de pouvoir, elles appellent aussi l’ouverture de nouveaux champs de problématisation, modelés sur la spécificité du domaine étudié. Le levier de toute problématisation en la matière est le concept de norme, tel que Foucault a pu le faire fonctionner pour analyser la discipline (Foucault, 1975, p. 185-187) et la sécurité, en se démarquant de la pensée juridique (notamment kelsenienne) tout en s’appropriant la réflexion de Canguilhem sur le normal et le pathologique, pour en déduire que, dans nos sociétés, ce que l’on appelle par commodité « Pouvoir » ne relève ni du contrat, ni de la loi, ni même de rapports de domination intransitifs mais, pour l’essentiel, de normes immanentes à leur domaine d’application. En résumé, interroger la communication sous l’angle du pouvoir requiert préalablement une interrogation sur les catégories à partir desquelles on le saisit, mais surtout une analytique des domaines étudiés, des dispositifs qui les structurent, car les différents blocs de « communication-pouvoir » sur lesquels reposent le travail, l’éducation, la sexualité, etc. obéissent dans nos sociétés à des formes spécifiques de normalisation.

Qu’est-ce que « problématiser » ?

L’enseignement foucaldien réside, pour l’essentiel, dans le style, non au sens littéraire des qualités formelles de la prose mais, philosophique, de la manière de penser. Ce style se résume en un mot : problématiser. Qu’entendre par ce terme ? Foucault a avancé une sorte de parabole dont on peut douter de la véracité intrinsèque si on la prend à la lettre, mais qui dit la vérité sur sa manière de concevoir la recherche. Il raconte dans un de ses nombreux entretiens qu’il commençait son travail par mettre noir sur blanc ses premières intuitions et que c’était précisément contre cela qu’il s’agissait pour lui de penser, en s’arrachant à ce pré-savoir. Peu importe que Foucault ait réellement procédé ainsi pour certains de ses livres ; en tout cas, cette attitude le situe bien dans une lignée qui, de Durkheim à Bachelard, pose comme moment premier de la connaissance un acte de rupture. Connaître, c’est d’abord aller contre les prénotions, contre un savoir antérieur, contre une vérité première qui attend toujours sa réfutation… Mais à la différence de Durkheim qui limitait l’opération de rupture épistémologique au langage courant, problématiser conduit à interroger les choses dans leur mode d’être et, pour ce faire, les catégories savantes à partir desquelles nous les percevons.

L’histoire fonctionne comme un levier de problématisation par dénaturalisation et, corrélativement, par la mise à jour de différentes déterminations. Aucun objet : la folie, la sexualité, la prison, n’échappe à cette historicisation, ni même un objet de savoir tel que le langage (Foucault, 1966). Dès son premier livre, Foucault investissait l’histoire pour s’en servir d’une manière « détournée », au sens où le passé quittait son statut de réalité à connaître pour devenir le moyen d’interroger le présent. A l’usage, la généalogie du présent s’avère tout aussi fructueuse pour l’historien de métier car ce dernier, par la relativisation des catégories qu’il mobilise, parvient à déjouer certaines illusions inhérentes à l’usage d’universaux, c’est-à-dire de catégories transhistoriques (Veyne, 1978). Ainsi, Foucault a saisi la maladie mentale, ses racines, « dans un certain rapport historiquement situé » (Foucault, 1954-1995, p. 2), contrairement à l’évidence d’une conception naturaliste qui tente d’en saisir le réel dans une métapsychologie. Contre les préjugés d’essence et les postulats naturalistes, cette première opération de décentrement historique qui se déploiera par la suite dans l’Histoire de la folie n’a cessé d’être répétée pour s’appliquer aux objets les plus divers.

Si « nous sommes voués historiquement à l’histoire » (Foucault, 1963, p. XII), comprendre ce que nous sommes, c’est-à-dire l’actuel, ne se peut qu’au prix d’un détour par l’histoire qui en conserve les clés. Contre les éternels problèmes de communication, il faut donc historiciser, non par plaisir, mais par souci de rompre avec le régime des similitudes qui en dernière instance ne renvoie qu’à l’imaginaire et aux présupposés du chercheur, pour introduire la différence historique dans l’être, en la faisant dès lors fonctionner comme principe d’intelligibilité. Pour cette raison, le repérage des discontinuités joue un rôle essentiel puisqu’il permet d’opérationnaliser la différence pour la faire signifier heuristiquement (Foucault, 1969, p. 16). A vouloir lire l’histoire avec des catégories transhistoriques, on se risque à faire l’illusoire histoire du même. Parler d’opinion publique dans l’Athènes de Périclès, croire et vouloir faire croire que l’opinion publique naît avec les Lumières, induit une double méprise : méconnaissance de la réalité historique que l’on travestit à partir d’une lecture projective ; sur-interprétation du présent à partir d’une vision mythologique du passé (Olivesi, 1995).

Le scandale d’une histoire de la vérité, politique qui plus est, en découle (Foucault, 1976, p. 81). Le commentaire consacré à la généalogie chez Nietzsche éclaire la consubstantialité de l’histoire et de la politique dans la problématisation du présent. « Que des hommes dominent d’autres hommes, et c’est ainsi que naît la différenciation des valeurs ; que des classes dominent d’autres classes, et c’est ainsi que naît l’idée de liberté ; que des hommes s’emparent des choses dont ils ont besoin pour vivre, qu’ils leur imposent une durée qu’elles n’ont pas, ou qu’ils les assimilent de force, et c’est la naissance de la logique. » (Foucault, 1994, t. 2, p. 145) La généalogie interroge les apparences pour déceler derrière les figures du vrai et du juste, les rapports de forces qui les fondent. Critique, elle l’est par conséquent non pas simplement au sens où elle contribue à mettre au jour les déterminants des phénomènes conditionnant ainsi leur mise en intelligibilité, mais aussi parce qu’elle porte le fer contre toutes les mystifications que l’exercice de la domination ne manque jamais de requérir.

Problématiser, c’est donc se transformer en même temps que l’on transforme son regard sur l’objet. Car l’opération de construction de l’objet de la recherche ne se dissocie pas d’un travail sur les cadres intellectuels à partir desquels on l’appréhende. Problématiser consiste à « penser autrement » en un double sens : contre ce que l’on pense spontanément sous l’emprise de ses propres préjugés, par rapport aux approches convenues, aux chemins balisés et routiniers de la recherche, pour tenter de réformer son regard, mais aussi pour cerner jusqu’à quel point il est possible de penser différemment (Foucault, 1984, p. 14).

Enfin, problématiser correspond à un choix méthodologique consistant à prendre pour objet des problématisations, c’est-à-dire les manifestations dans « lesquelles l’être se donne comme pouvant et devant être pensé, et les pratiques à partir desquelles elles se forment » (Foucault, 1984, p. 17). Les problématisations se présentent sous la forme de discours et de savoirs indissociables d’enjeux de société et de domaines de pratiques auxquels ils sont intrinsèquement liés. Un tel objet déjoue à la fois les découpages disciplinaires, souvent arbitraires, et les schémas simplistes qui opposent représentations et réalité, discours et pratiques. Il invite à saisir les articulations entre ces dimensions pour mieux dénouer la structure des expériences corrélant « domaines de savoir, types de normativité et formes de subjectivité » (Foucault, 1984, p. 10). Là encore, on mesure la fécondité de tout travail sur les problématisations pour les sciences de la communication. S’il est vrai que leurs objets sont des construits, même à l’état pratique, il est plus vrai encore que toute communication sociale mobilise des savoirs, plus ou moins élaborés, engagés dans la rationalisation des pratiques, et qu’elle implique des manières d’être-sujet requises en pratique pour satisfaire aux normes sociales.

La communication dans le jeu des savoirs et du pouvoir

Le prisme « savoir-pouvoir » présente l’intérêt d’articuler ces deux dimensions co-présentes dans toute communication. Les savoirs impliqués dans les pratiques fonctionnent comme des outils de rationalisation, participant de la sorte à l’exercice du pouvoir. Quant au pouvoir mis en jeu dans toute communication sociale, il s’appuie en grande partie sur des formes préalables de connaissances dont dépendent son intensité et ses modalités d’exercice. Faire du pouvoir le principe d’intelligibilité de la communication suppose que l’on élabore une conception spécifique qui ne fasse pas de ce dernier un épouvantail théorique lié à l’oppression, à la violence, à la force brute par opposition à la raison et à la vérité. « Par pouvoir, il me semble qu’il faut comprendre d’abord la multiplicité des rapports de force qui sont immanents au domaine où ils s’exercent, et sont constitutifs de leur organisation ; le jeu qui par voie de luttes et d’affrontements incessants les transforme, les renforce, les inverse ; les appuis que ces rapports de force trouvent les uns dans les autres, de manière à former chaîne ou système (…) ; les stratégies enfin dans lesquelles ils prennent effet, et dont le dessein général ou la cristallisation institutionnelle prennent corps dans les appareils étatiques, dans la formulation de la loi, dans les hégémonies sociales. (…) Il faut sans doute être nominaliste : le pouvoir, ce n’est pas une institution, et ce n’est pas une structure, ce n’est pas une certaine puissance dont certains seraient dotés : c’est le nom qu’on prête à une situation stratégique complexe dans une société donnée. » (Foucault, 1976, p. 122-123) Une telle conception doit se lire comparativement pour bien saisir l’originalité de la pensée de Foucault et son intérêt sous l’angle de l’analyse de la communication.

Cette originalité se lit d’abord dans la relation à Marx et aux marxismes. Foucault poussa souvent la provocation jusqu’à se décréter le seul véritable héritier de Marx, contrairement à toutes les gloses prétendument orthodoxes. Il faut sur ce point relire les pages de Surveiller et punir dans lesquelles, explicitement, Foucault positionne ses analyses dans le sillage de Marx, dialoguant avec les différents marxismes, se réappropriant certains schèmes et postulats (tel que celui d’une division de la société en classes à partir de laquelle s’opère la différenciation des illégalismes), s’opposant aussi aux lectures économiques de ce prédécesseur, fondateur de discursivité (Foucault, 1975, p. 30-33, 35, 89, 278-282). C’est d’ailleurs dans le livre II du Capital qu’il indiquera avoir puisé certaines de ses intuitions fondatrices telles que la discipline et l’existence non pas d’Un pouvoir central, mais d’une diversité de formes locales de domination, de sujétion, de rapports de forces qui, par agrégation et convergence de leurs effets, définissent l’unité étatique (Foucault, 1994, t. 4, p. 186-187).

Appréhendée comme secteur d’activité à part entière ou comme ensemble de pratiques structurant des activités, la communication s’analyse en terme de foyer de pouvoir localisé, mais aussi comme moyen d’exercice du pouvoir. Plus précisément, l’émergence et le développement de la communication dans différents secteurs d’activités se lit dans le sens, non pas d’une disparition des rapports de force et des luttes sociales, mais d’une pacification de ceux-ci corrélative d’une extension et d’une intensification des jeux de pouvoir. Car loin de s’opposer à la communication, le pouvoir en constitue le moteur, le producteur, l’incitateur ; quant à la communication, elle en est la condition matérielle d’exercice puisqu’à la différence de la force pure ou de la violence physique, le pouvoir la requiert pour s’exercer. Les relations de pouvoir s’avèrent immanentes aux rapports de communication et non pas extérieures à ceux-ci : « Les rapports de communication impliquent des activités finalisées (…) et, sur le seul fait qu’ils modifient le champ informatif des partenaires, ils induisent des effets de pouvoir. Quant aux relations de pouvoir elles-mêmes, elles s’exercent pour une part extrêmement importante à travers la production et l’échange de signes » (Foucault, 1994, t. 4, p. 234). C’est dire leur intrication au point de retenir comme préalable à la connaissance des phénomènes de communication, une analyse des relations de pouvoir qui en sont au principe.

Là où les sociologues (par exemple Pierre Bourdieu, mais aussi Norbert Elias ou Michel Crozier) ne considèrent le pouvoir que sous l’angle de ressources individuelles et de leur mise en jeu dans des situations de la vie sociale, Foucault élargit donc la compréhension des phénomènes de pouvoir en objectivant ce dernier tel qu’il se déploie dans des procédures, traverse des institutions, structure des champs de pratiques, modèle des comportements, etc. N’encourait-il pas dès lors le risque d’exclure ou de sous-estimer le rôle des individus, sujets, agents ou acteurs, dans ces phénomènes ? Foucault dépassait l’opposition scolastique du déterminisme et de la liberté d’action, de plusieurs manières : tout d’abord par sa conception du pouvoir dont l’originalité consiste en grande partie à montrer que, contrairement à un présupposé largement répandu, le pouvoir ne s’oppose pas à la liberté mais, à l’inverse, la complète et la renforce puisque, plus il y a de liberté ou de jeu possible, plus le pouvoir est amené à s’étendre, s’intensifier, se complexifier pour y faire face ; ensuite, par le déploiement d’une réflexion de plus en plus approfondie qui part de l’exercice externe de la norme sur les corps pour se prolonger par le pastorat et finir par le gouvernement de soi. Mais ce travail est surtout solidaire d’une conception plus « macro-sociologique » du pouvoir, ne serait-ce que pour appréhender les formes générales de domination et d’étatisation qui résultent de la multiplicité de foyers localisés. Si l’exercice du pouvoir s’appréhende pour Foucault en termes de normes, il est une catégorie qui concentre sa conception. C’est celle de « dispositif ». Le binôme « norme/dispositif » permet ainsi de problématiser la communication et les jeux de pouvoir qui lui sont co-extensifs dans divers domaines : l’espace public médiatique, le monde du travail, la sexualité, etc. Cette catégorie, comme celles de champ ou de configuration, engage plus qu’un simple découpage phénoménal ou une modélisation. Elle implique une conception du monde social, une manière de le percevoir qui nous en livre la trame et la logique (Olivesi, 2004, p. 86-94).

Faire ainsi du pouvoir un opérateur d’intelligibilité de la communication conduit simultanément à focaliser les analyses sur les savoirs impliqués dans la rationalisation des pratiques. Tous les secteurs de la communication s’accompagnent du déploiement de savoirs de toutes natures qui entretiennent des liens structurels avec les pratiques parce que, dans leur contenu, ils portent sur celles-ci, mais aussi parce que leur existence même les présuppose. La volonté de savoir exprime toujours des stratégies de pouvoir. La généalogie des savoirs réactive la mémoire des luttes qui les sous-tendent et, dans certains cas, elle renoue avec des savoirs marginaux, périphériques, assujettis rappelant indirectement que les luttes sociales se jouent d’abord dans l’instance symbolique du savoir. Par le prisme « pouvoir-savoir », Foucault a ainsi initié une nouvelle manière d’interroger les savoirs depuis de simples savoir-faire jusqu’à des connaissances formalisées, voire des sciences, dès lors que celles-ci entrent dans un jeu quelconque d’instrumentalisation. D’où l’intérêt de ses analyses en matière de communication, du moins si l’on s’accorde à reconnaître que, contrairement à une vision naturaliste, il n’existe aucune forme de communication qui ne se supporte de technologies de savoir. L’enjeu pour les sciences de la communication consisterait donc à prendre pour objet ces savoirs, plus que ne le font les autres sciences sociales et, par conséquent, à opter pour une position critique, réflexive, intégrant la connaissance comme donnée première dans l’objet même de la connaissance.

L’interprétation et la subjectivation : deux questions de communication

L’intérêt de Foucault pour la littérature, mais aussi pour la peinture, ne résume pas sa réflexion sur les questions du signe, du sens et de la manifestation du vrai. Une grande partie de Naissance de la clinique porte, par exemple, sur la constitution de ce qu’il a appelé « le regard médical ». En quelques pages denses, Foucault analyse la transformation du statut du symptôme et des signes de la maladie. Il montre qu’à la fin du XVIIIème siècle, le pathologique se plie à une nouvelle grammaire du regard. Le symptôme n’est plus un indicateur souverain sur lequel ou contre lequel il faut agir ; il devient un signifiant dont le regard médical doit cerner le signifié. La clinique apparaît d’abord comme une sémiologie du regard qui transforme les symptômes en signes pour rendre la maladie intelligible (Foucault, 1963, p. 90-95).

Contemporaine de ce travail d’histoire des sciences, la réflexion de Foucault sur la littérature croise cette thématique des signes et du sens, mais selon une autre visée qui radicalise l’investigation. Il ne s’agit pas simplement de reproduire ou de transposer des analyses d’inspiration saussurienne pour les appliquer aux œuvres, mais d’interroger l’être même du langage. S’ouvre ainsi un espace de réflexion sur le signe qui déjoue l’enfermement sémiologique sur des systèmes formels (dont la langue saussurienne reste la figure paradigmatique), pour renouer avec des thématiques plus classiques sur la nature même du signe, sur ce qui fait sens, sur la représentativité de la représentation, sur les rapports entre signes naturels et signes langagiers, etc. Dans toutes ses analyses, les œuvres littéraires (mais aussi picturales et scientifiques) apparaissent soit comme les symptômes d’une histoire qui les dépasse parce que le langage qu’elles empruntent et qu’elles portent à une perfection expressive appartient au sol épistémique de leur époque, soit comme des manifestations exemplaires qui révèlent les limites même du langage et de la pensée. Il en ressort une nouvelle manière d’appréhender « l’œuvre » et « l’auteur » (Olivesi, 2003), autrement dit de saisir toutes les formes instituées de lecture et d’interprétation des produits culturels à partir d’une problématisation des catégories qui fondent la communication. C’est plus généralement l’espace des conditions de production et de réception de tout système de représentations qui fait ainsi l’objet d’une investigation élargissant notre compréhension du visible et du dicible pour une culture donnée.

De ce survol en forme de rappel ressort l’intérêt d’une réappropriation du questionnement foucaldien sur le signe et les systèmes de signe pour mieux comprendre les logiques pratiques du sens. On songe évidemment à des applications aux discours des médias, à leurs variations historiques et leurs déterminations socio-économiques qui s’expriment dans les formes de l’énonciation et les régimes de visibilité. Mais ces analyses révèlent aussi une toute autre portée pour cerner comment les pratiques s’ordonnent, se trouvent investies d’une signification, font l’objet d’une mise en commun. Tous les systèmes de signes qui accompagnent les pratiques sociales définissent un ordre symbolique qui est au fondement même de la communication. Sur ce point, les analyses de Foucault témoignent d’une attention permanente à toutes les productions signifiantes qui modèlent l’espace social de la communication. L’architecture, mais aussi les règlements d’organisation, les correspondances administratives ou privées, les représentations de toutes natures forment des sortes d’archives de la communication qui éclairent à la fois les logiques du sens et les pratiques sociales.

D’autres enseignements encore peuvent être tirés des derniers travaux de Foucault sur la thématique du sujet. Pour comprendre celle-ci, il faut d’abord partir d’un fait. Son apparition dans le cadre des analyses consacrées au pastorat, puis ses prolongements dans les analyses de L’usage des plaisirs et de Le souci de soi résultent d’un constat établi par l’auteur lui-même lors d’entretiens (Foucault, 1994, t. 4). Une compréhension plus fine de la manière dont les individus vivaient leur rapport au pouvoir lui faisait défaut. D’où sa généalogie du sujet qui se lit dans le sens d’une histoire politique des processus de subjectivation, c’est-à-dire de la manière dont les individus sont amenés à se vivre comme sujets dans divers domaines à partir de leur assujettissement sous l’effet de normes sociales qu’ils intériorisent non sans déployer des tactiques de transgression, d’ajustement, de résistance. Les manières d’être sujet dans l’ordre du discours, mais aussi dans la sexualité, dans le travail, relèvent de processus de subjectivation répondant à des normes dont le seul contact implique une transformation de celui qui entre dans leur jeu, même pour s’y opposer.

Sur ce point encore, les analyses du dernier Foucault peuvent nourrir les recherches en communication. Les formes de normalisations inhérentes aux processus de subjectivation opèrent toutes un modelage des manières d’être et de penser qui conditionne ensuite les relations de l’individu à lui-même ainsi qu’aux autres. De là, une nécessaire attention aux formes de subjectivité requises par certains univers sociaux ou par certains domaines d’activité, mais aussi aux formes de communication sociale et aux implications subjectives de celles-ci. Les manières d’être-sujet, de se vivre comme sujet d’une sexualité, d’une morale, d’une activité, etc. découlent de processus de subjectivation et de la relation assujettissante que l’individu noue à lui-même au contact de normes, en d’autres termes de formes instituées de communication. C’est la raison pour laquelle « l’éthique du souci de soi » s’impose « comme pratique de liberté » (Foucault, 1994, t. 4, p. 708-729). Elle vise à la fois une émancipation de l’individu à l’égard des formes de conduites normatives qu’il intériorise et une appropriation de soi par l’exercice d’interprétation de sa propre réalité, c’est-à-dire par une modification du rapport aux formes coercitives du vrai.

Références bibliographiques

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Veyne, Paul, 1971, Comment on écrit l’histoire, Paris, Seuil, 1979.

Auteur

Stéphane Olivesi

.: Stéphane Olivesi est professeur en sciences de la communication à l’université Lyon 2 où il dirige l’Institut de la Communication. Ses travaux de recherche successifs se sont soldés par la parution d’articles et de livres : Histoire politique de la télévision, L’Harmattan, 1998 ; La communication au travail. Une critique des nouvelles formes de pouvoir dans les entreprises, PUG, 2002 ; Questions de méthodes. Une critique de la connaissance pour les sciences de la communication, L’Harmattan, 2004. Ces travaux portent l’empreinte de la pensée critique de Michel Foucault. Leur dénominateur réside dans un questionnement sur les enjeux de la communication qui se concentre sur les thématiques du pouvoir et des savoirs. En tant que chercheur, il est actuellement rattaché à la JE (Jeune équipe de recherche) 2419 de l’École normale supérieure – Lettres et Sciences Humaines.