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La production des biens culturels en URSS, une « autre » industrie culturelle : Les enjeux de la transformation actuelle

2 Nov, 2004

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Kiriya Ilya, « La production des biens culturels en URSS, une « autre » industrie culturelle : Les enjeux de la transformation actuelle« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°05/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2004/varia/04-la-production-des-biens-culturels-en-urss-une-autre-industrie-culturelle-les-enjeux-de-la-transformation-actuelle

Introduction

Pendant longtemps, la recherche en sciences humaines et sociales a négligé le projet soviétique en lui accordant beaucoup de spécificités et, par la suite, en fermant les yeux sur les processus similaires à la logique occidentale qui se déroulaient sur ce territoire pourtant bien protégé et gardé. Cet article se propose d’envisager une partie de la vie sociale de l’URSS – plus précisément, la production et les pratiques culturelles, dans la continuité d’un processus bien connu en Occident, celui de l’industrialisation de la culture. Dans ce sens, nous pouvons parler du fait que la culture soviétique était aussi industrielle et même parfois plus industrialisée qu’en Occident, sa seule spécificité consistant en une « mise en équivalence » des mécanismes économiques marchands et non-marchands.

Dans cet article nous allons voir que ce n’est pas le système industriel de production des produits culturels qui était spécifique en URSS (au contraire, son organisation ressemblait à celle de l’industrie culturelle occidentale), mais les modes de consommation et les habitudes des usagers. De ce constat découle notre principale hypothèse : les incapacités économiques actuelles du secteur médiatique russe ne sont pas à chercher dans la structure économique mais dans les habitudes des usagers et leurs modes de consommation des produits de contenu, modes qui influencent tout le secteur actuel. L’actualité de cette approche est aujourd’hui incontestable à l’heure où une grande partie des chercheurs dans le domaine de l’information et communication notamment – en ne regardant que les structures économiques superficielles – suivent le discours politique en affirmant que la Russie se dirige vers le marché libre et l’économie marchande.

Dans cet article, nous allons définir les spécificités des industries culturelles soviétiques, lesquelles vont ensuite nous donner des pistes de réflexion pour analyser la situation actuelle.

Une « autre » industrie culturelle : genèse du terme

Le projet soviétique a été fondé sur l’une des approches de l’esthétique marxiste qui consistait à considérer comme valeur essentielle d’une œuvre l’expression d’une prise de position politique sans ambiguïté. Cette orientation, issue des écrits de Lénine et codifiée par Jdanov au premier congrès des écrivains soviétiques en 1934, s’oppose à un deuxième courant qui, s’inspirant des travaux de Engels sur l’Art, accordait moins d’importance aux intentions politiques du créateur qu’à la signification sociale intrinsèque de l’œuvre (une approche qualifiée de « bourgeoise ») (Jay, 1977, p. 205).

Cette façon d’exprimer une position a été omniprésente dans la culture soviétique qui devait servir aux besoins idéologiques du parti comme moyen de propagande et « d’éducation de la société ». Nous souhaiterions bien souligner dès le début de cet article que l’instrumentalisation de ces besoins idéologiques ne signifie pas que les produits culturels soviétiques n’avaient aucune valeur esthétique. Souvent, l’idéologisation d’une œuvre donnée se passait de façon inconsciente au moment de sa création artistique puisque les artistes (auteurs de livres, musiciens, réalisateurs) partageaient souvent de tout cœur (comme d’ailleurs une bonne partie de la population soviétique) les dogmes idéologiques communistes. Dans ce sens, la création d’une œuvre n’était pas toujours un processus d’idéologisation artificiel (et donc spécifiquement planifié) imposé par le système mais un véritable acte d’expression esthétique, lequel souvent se concrétisait par la création d’un chef d’œuvre. Edgar Morin a d’ailleurs noté que même l’industrie culturelle capitaliste produit parfois des œuvres résistants à la standardisation qu’elle véhicule (Morin, 1982).

Pourtant, l’idéologisation forcée (laquelle souvent dénaturait une œuvre en brisant les idées de départ de l’auteur) se passait souvent avant la diffusion de l’œuvre et sa pratique culturelle (ce qu’influençait beaucoup la pratique culturelle même). C’est à partir de ce stade-là que se développe l’industrie culturelle soviétique car la censure s’intègre à toutes les phases de la conception et de la production d’œuvres littéraires, cinématographiques et musicales, assurant alors précisément la même fonction d’édition que dans les industries culturelles classiques. « L’éducation culturelle de la société » n’aurait pu être assurée sans l’organisation d’un système de production des biens culturels suffisamment productif et centralisé, c’est à dire un système industriel qui suppose à la fois un niveau de production élevé et une organisation spécifique du travail (utilisation de procédés techniques et concentration de la main d’œuvre).

De la même façon qu’en Occident, toute une mécanique de managers, de concepteurs et de créateurs artistiques était mise en marche, en URSS à peu près la même mécanique avec d’autres objectifs a été organisée ; ce qui nous conduit à dire que la production de biens culturels, en URSS, constituait « une autre industrie culturelle ».

L' »autre » industrie culturelle comme instrument de contrôle communicationnel : la gestion centralisée du contenu culturel

Pour comprendre les buts de l’industrie culturelle soviétique, il nous semble nécessaire d’évoquer brièvement l’idée de contrôle communicationnel que nous avons déjà décrite dans d’autres travaux (Kiriya, 2003). Ce contrôle consistait à isoler les classes sociales ainsi que les différentes ethnies dans leurs localités et même leurs républiques.

Dans le projet soviétique, la doctrine cosmopolite et détachée de la réalité territoriale visant la révolution mondiale (inscrite dans les travaux théoriques de Marx et Engels) s’est retrouvée confrontée à la nécessité de préserver une partie du territoire bien définie et peuplée de diverses ethnies. C’est pourquoi, comme le note Manuel Castells, l’URSS a été construite d’après un principe de double identité : identités nationales/ethniques et identité soviétique comme base d’une nouvelle culture et d’une nouvelle société (Castells, 1999, p. 57). Les cultures nationales ont dû véhiculer non seulement le patrimoine national de chaque nation, mais aussi un patrimoine nouveau : le socialisme (Carrère d’Encausse, 1978, p. 24). C’est pourquoi la culture centralisée véhiculée par l’État-Parti servait aux besoins idéologiques parmi lesquels le plus important était la construction d’une nouvelle identité culturelle.

Comme le note Yves de la Haye, « contrairement au point de vue bourgeois sur les origines de la communication, représenté par La Galaxie Gutenberg et Pour comprendre les médias de Marshall MacLuhan, la succession des différents modes de communication ne peut pas être comprise indépendamment des besoins économiques déterminants de nouveaux modes d’échange » (De la Haye, 1980, p. 46). Dans le système capitaliste, un de ces besoins fondamentaux était la mobilité des forces ouvrières. Pourtant, cette mobilité n’était pas du tout utile dans le système soviétique, où l’État décidait seul combien de travailleurs devaient être utilisés dans tel ou tel secteur. Ainsi, l’URSS oppose à la doctrine capitaliste de mobilité des travailleurs, la doctrine d’enfermement des groupes sociaux dans des territoires délimités. Dans ce sens, le contrôle communicationnel était aussi un enjeu économique.

Pour assurer l’enfermement des ethnies ainsi que des classes sociales dans leur localité, tous les moyens de communication ont été limités. Les déplacements (surtout sur de grandes distances) étaient limités, le taux d’équipement en téléphone, notamment dans les zones rurales, était très faible, la communication téléphonique interurbaine était très peu développée, le service postal mal assuré, etc. Ainsi, dans le système organisationnel soviétique, il n’y avait pas de place pour la communication point-point (interpersonnelle) car un citoyen soviétique n’avait pas besoin de communiquer librement. C’est l’État qui pensait pour le citoyen et certaines procédures considérées comme « normales » en Occident, n’étaient pas nécessaires pour les soviétiques (recherche d’emploi, déclaration d’impôts, consultation auprès d’un conseiller financier). Pourtant la communication point-masses s’est très bien développée car c’est elle qui jouait le rôle d’idéologisation et de création de l’identité soviétique.

La communication territoriale de l’idéologie soviétique a été d’abord assurée par les médias de masses. Les journaux ont été directement mis en possession du PCUS (Parti communiste de l’Union Soviétique). Pourtant, dans le pays où une grande partie de population n’était pas lettrée, la plus grande force constructive de l’identité soviétique était la radio. Pour assurer constamment le contrôle idéologique centralisé dans le pays et à la fois garantir à tout le monde un accès à la radio, l’URSS choisit une solution technique adéquate : le câble. La radio en URSS, comme structure centralisée, a été câblée. Vers la fin des années 1960, le réseau radiophonique couvrait entièrement le territoire soviétique. Bien sûr, la radio sur les ondes moyennes et courtes existait aussi, mais dans les milieux ruraux, dans les régions à l’est de l’Oural, loin des grandes villes, elle s’est peu répandue. Le contrôle de la radio a été assuré par le Comité soviétique de la radio qui dépendait directement du PCUS. En 1936, l’URSS a créé la rédaction générale des programmes radiophoniques, qui préparait les émissions de radio pour les stations locales.

Quant à la télévision, la formule de diffusion centralisée des programmes sur onze fuseaux horaires du pays a été mise en place. Le pays a été partagé en trois zones de diffusion, chacune de ces zones disposant des programmes de télévision moscovite à un horaire adéquat. Les présentateurs du matin occupaient les studios la veille en soirée pour présenter leurs émissions à destination des régions de l’extrême Orient et de Sibérie orientale. Victor Kolomiets avoue qu' »il est impossible actuellement de créer un mécanisme de diffusion tel que celui mis en place à l’époque soviétique pour la première et la deuxième chaîne de la télévision centrale (cela ne fut possible que dans les conditions d’une économie planifiée et d’un État totalitaire) » (Kolomiets, 2001, p. 63). La gestion de ce système de diffusion centralisée de contenu est confiée à Gosteleradio.

Dans ce système du contrôle communicationnel, tous les instruments contribuant à construire l’idéologie et, par la suite, l’identité culturelle, étaient bons. Car l’idéologie soviétique représentait au fond une structure très monolithique englobant un mode de vie et de divertissement, le secteur culturel étant un de ses instruments majeurs. Dans ce sens, la production industrialisée, massive et organisée de biens culturels répondait aux mêmes besoins que la production des médias de masses. C’est pourquoi tous les deux ont été contrôlés par le même organisme – le Glavlit.

De tout cela nous tirons un premier trait spécifique des industries culturelles soviétiques : elles jouaient le même rôle que les médias de masse et les outils communicants. C’est pourquoi il nous semble important de souligner l’impossible découpage entre les secteurs de la culture, des TIC et des médias de masses actuellement. Il n’est pas possible analyser aujourd’hui chacun de ces secteurs indépendamment les uns des autres tout simplement parce que les consommateurs les associent à la même chose.

L’organisation industrielle de la censure soviétique

En 1922, le gouvernement soviétique (Conseil des commissaires du peuple) crée un organisme spécial, le Glavlit, censé réguler la censure dans le domaine de l’édition, de la presse, du théâtre, du cinéma, etc. Le Glavlit met en place non seulement une censure préalable, mais aussi, à l’aide des services secrets (TCHK, GPU, OGPU, NKVD : les « ancêtres » du KGB), une censure punitive. Les critères d’interdiction de publication par le Glavlit figuraient dans le décret de 1922 : agitation contre le pouvoir soviétique, ouverture du secret militaire de la République, diffusion d’informations fausses, provocation de fanatisme national et religieux, caractère pornographique (Polojenie O Glavnom Oupravlenii po delam literatoury i izdatelstv – l’acte concernant l’autorité principale de la littérature et des éditions, 1970). Bien sûr, le contrôle effectué par le Glavlit avait des buts idéologiques. Ainsi, l’une des tâches principales de cet organisme était d’effectuer un contrôle strict de la littérature religieuse (la religion représentait une sorte de concurrence à l’idéologie soviétique). Le répertoire des théâtres et des cinémas, ou encore les programmes musicaux à la radio étaient également contrôlés. En 1925, le Glavlit a interdit la publication de 221 livres ; en 1926, les fonctionnaires de cet organisme ont effectué des changements dans plus de 975 œuvres, parmi lesquelles 448 étaient à caractère idéologique et 527 à caractère économique et militaire (Jirkov, 2001, p. 274).

Parfois, le Glavlit laissait passer certaines œuvres compromettantes pour le Parti communiste. C’est pourquoi, à partir de 1924, d’abord dans le domaine de la radio, puis dans tous les autres, le contrôle idéologique gouvernemental commence à se substituer au contrôle idéologique direct du Parti. Pour cela, le parti crée des départements de presse auprès des cellules communistes sur place. Vers 1930, le Glavlit est complètement réorganisé pour répondre aux besoins de l’État-Parti. Désormais, auprès de chaque rédaction de n’importe quel média, un poste de rédacteur politique est créé. Ces gens sont chargés de regarder les publications, de les corriger, de donner des conseils – donc finalement de surveiller que le média suive la ligne idéologique du parti. Ainsi, les censeurs sont-ils devenus des salariés dans les médias qu’ils contrôlaient et c’est ainsi qu’ils ont pu désormais intervenir à chaque stade de la production d’une oeuvre journalistique.

Ainsi la propagande journalistique de l’idéologie soviétique est-elle apparue de façon ouverte alors que la grande majorité des œuvres culturelles véhiculait l’idéologie de façon cachée – par le biais de distraction et représentation du mode de vie. De ce point de vue, les produits culturels soviétiques étaient plus efficaces dans la formation de l’identité soviétique, le premier parmi ces produits étant le cinéma.

La notion même de « vérité » au cinéma était indissociable du monde socialiste. Le cinéaste soviétique Dziga Vertov définit les « Principes du Ciné-Oeil », dont le premier est d’établir « la liaison de classe visuelle (ciné-oeil) et auditive (radio-oreille) entre les prolétaires de toutes les nations et de tous les pays sur la plate-forme du déchiffrement communiste des relations mondiales ». Le deuxième principe est le suivant : « Déchiffrement de la vie comme elle est », « les faits (devant être) soigneusement sélectionnés, fixés et organisés, choisis tant dans la vie des travailleurs eux-mêmes que dans celle de leurs ennemis de classe » (Vertov, 1972, p. 95).

Dziga Vertov proclamait que le cinéma et les autres branches de la culture doivent attirer l’attention sur la structure économique de la société. On a donc préféré ne plus parler d’art, comme l’indiquent les « Principes de Ciné-Oeil », et « Rejeter à la périphérie de la conscience ce qu’on appelle l’art » (Vertov, 1972, p. 95).

Les produits culturels, comme nous l’a déjà évoqué, ont été contrôlés par le même organisme, le Glavlit. Au sein de cet organisme a été créé le Comité de contrôle du répertoire (Repertkom). Ce comité était chargé de vérifier les scénarios de toutes les mises en scène dramatiques et cinématographiques et d’éditer les listes des oeuvres dont la diffusion était interdite. Vers la fin des années 20, 16 % des films ont été interdits à cause d’une « mauvaise qualité idéologique et politique » (Jirkov, 2001, p. 266). L’appareil de censure du cinéma se renforçait constamment et au milieu des années 20 ont été créés de multiples organismes idéologiques censés planifier la production cinématographique. Le contrôle de la production phonographique consistait en l’édition de listes des disques interdits à la distribution. Le contrôle bureaucratique prenait souvent en compte des opinions douteuses exprimées dans les médias soviétiques. Par exemple en 1924, suite à une publication critique dans le magazine Vie artistique, Repertkom interdit le fox-trot qui, selon les experts, représentait « une imitation publique de l’acte sexuel et des perversions physiologiques diverses » (Jirkov, 2001, p. 266).

Les auteurs n’étant pas d’accord avec ce système et n’adaptant pas leurs oeuvres à la réalité socialiste travaillèrent donc pendant des années « pour la poubelle » (ce fut le cas de Boulgakov, Soljenitsyne, Akhmatova et beaucoup d’autres). Plus tard, le contrôle a doublé, voire triplé car, après avoir passé toutes les instances possibles, après le tournage et le montage, le produit final pouvait facilement « partir à la poubelle » du fait qu’il ne plaisait pas au spectateur majeur du pays (Staline, Brejnev). Staline s’intéressait beaucoup au cinéma, hollywoodien notamment, et les films ont été souvent soigneusement corrigés à sa demande. Le film La Géorgie soviétique (Staline était géorgien de nationalité) a été regardé trente fois par ses réalisateurs avant sa présentation à Staline et toutes les images douteuses ont été éliminées (Kommersant-Vlast, 14-20 octobre 2002, p. 74).

Nous voyons donc que les médias de masse ainsi que les industries culturelles ont été mis sous le contrôle d’un seul organisme centralisé dépendant de l’État-Parti – le Glavlit. Malgré les formes différentes de l’expression (propagande ouverte contre « propagande cachée » et inculcation d’un mode de vie) ces deux domaines assuraient la même fonction d' »éducation idéologique ». Pour bien assurer cette fonction tous les deux devaient être accessibles pour la population. C’est ici qu’apparaît la rupture la plus radicale entre le mécanisme de l’industrie culturelle occidentale et l’URSS. Dans ce dernier pays, la production industrialisée de la culture permettait de rendre plus accessible l’idéologie. En Occident ce rôle était secondaire par rapport à la recherche du profit.

D’ici vient la deuxième particularité des industries soviétiques : les consommateurs soviétiques (et ensuite, russes) privilégiaient l’accessibilité des produits culturels de la même façon que les médias, ce qui a formé chez eux une habitude, celle de ne jamais payer cher les produits de contenu.

Une « autre industrie culturelle » face à l’industrie culturelle capitaliste

Ce système d' »éducation culturelle centralisée » qui a servi aux besoins idéologiques devait être très accessible à la population ; c’est pourquoi il nécessitait d’être organisé de façon industrielle pour contribuer à l’uniformisation de la pensée, en créant des produits culturels standards, lesquels, à leur tour, contribuaient à la création de besoins « standardisés ». Il s’agit du même mécanisme que celui des industries culturelles, impliquant la production industrielle (donc massive, et avec des moyens de production concentrés), le travail artistique (qui est un élément principal de la valorisation du produit) et les pratiques culturelles.

Comme nous venons de le décrire, les organismes de l’État-Parti intervenaient sur toutes les phases de production de l’œuvre artistique pour assurer sa conformité aux idéaux du socialisme. Dans ce sens ils remplissaient la fonction d’éditeur des industries culturelles classiques, à savoir assurer la transformation du produit artistique sous forme de marchandise. Pourtant cette fonction avait en fait un autre but par rapport au système capitaliste, lequel est axé sur le profit. Le but de l’État-Parti dans le système socialiste était de sortir pour le public un produit idéologiquement correct.

L’une des phases clés de la production industrielle des biens culturels est celle de la conception d’un produit. Cette phase a été plus importante dans les industries culturelles soviétiques tout simplement parce qu’un échec pouvait avoir des conséquences idéologiques (et présentait un risque pour l’État) alors que dans les industries culturelles occidentales ce risque est seulement lié à l’absence de profit. C’est pourquoi on observe une différence considérable au niveau de la conception entre les deux types d’industries culturelles. Dans le système capitaliste, la décision du financement, de la création, de la diffusion etc., de tel ou tel produit résulte d’un accord réciproque entre un « éditeur » et « artiste » sur la conception d’un produit. Cela signifie qu’un « éditeur » prend des risques en se mettant d’accord avec la conception de l’artiste. Dans le système soviétique, pour éviter les risques initiaux liés au caractère incertain de la valeur d’usage des produits culturels, cette décision reposait sur un système commanditaire. C’était le parti qui donnait des ordres, sur quoi écrire, où tourner, avec quel accent. Avant chaque film soviétique, le spectateur pouvait voir une petite notice : « Ce film est réalisé suite à une commande du Comité d’État de radiodiffusion et télévision auprès du Conseil des ministres d’URSS ». On peut aussi citer l’exemple de Staline qui, lui même, avait commandé plusieurs œuvres littéraires aux écrivains soviétiques (ce fut le cas de Boulgakov et de Gorki). Ainsi, la conception était élaborée par un « éditeur » qui l’imposait en quelque sorte à l’artiste.

En découle une spécificité du système de rémunération, lequel en Occident ne dépendait généralement pas des lois du salariat. Pour contrôler d’une façon certaine la direction idéologique des « artistes » et assurer leur participation dans le système commanditaire, l’État crée des groupes professionnels : les Unions (Union des cinéastes, Union des écrivains…). Ces organismes jouaient un rôle idéologique important pour diriger la pensée des artistes et les rémunérer, car à l’époque de l’URSS, le salaire était obligatoire, le travail étant assuré par l’État. Ceux qui ne voulaient pas être « homogénéisés » n’étaient pas membres de ces Unions et étaient interdits de publication et d’édition mais aussi du droit de toucher un salaire (c’était le cas de Brodsky, par exemple).

Ce qui était différent dans ce système c’était la mise en valeur d’une œuvre artistique, car dans tout le système soviétique les prix ne dépendaient pas de l’offre et de la demande, mais étaient fixés artificiellement par les ministères. Pour atteindre son but principal – rendre les produits véhiculant l’idéologie les plus accessibles possibles pour la population – les prix des produits culturels n’étaient jamais élevés. En absence de risques financiers, les mécanismes de répartition des risques souvent utilisés en Occident – notamment « la dialectique du tube et du catalogue »- ne fonctionnaient pas dans la situation soviétique. Les « tubes » soviétiques ne portaient jamais leur propres noms. C’étaient juste les collections des titres (hits) d’un artiste sur le même support. Alors que dans l’industrie culturelle occidentale chaque tube a son propre concept, les titres des « tubes » sont sélectionnés soigneusement selon leur période, le caractère de la musique etc.

Il y avait quand même à cela un certain intérêt économique car il est moins cher de placer plusieurs hits sur le même disque que de fabriquer un disque distinct pour chacun. Mais visiblement, toute l’utilité de cette stratégie s’arrête là. En outre, il convient de souligner que ce n’était pas la fabrication des disques vinyles qui représentait la principale source de diffusion massive des titres, mais la radio. Le tourne-disques (en ensuite le magnétophone) n’était possédé que par les couches de population privilégiées.

De là provient la spécificité de la valeur d’usage des marchandises culturelles soviétiques. Elle était moins aléatoire qu’en Occident. Bien sûr, certains films ou œuvres étaient plus populaires que d’autres (cela veut dire que la potentialité d’une valeur d’usage existait dans la société), pourtant cela n’avait aucune influence sur les prix de ces produits et sur les stratégies de l’État-Parti. De plus, à cause d’un isolement total, de l’absence de concurrence et de l’appartenance de toutes les salles (magasins de musique, librairies, éditions etc.) à l’État-Parti, les gens n’avaient pas d’autres alternatives que de regarder, écouter et lire ce qu’on leur proposait. Par le biais des organismes omniprésents du parti communiste, l’État pouvait, en quelque sorte, gérer même la demande : il y avait une obligation de consommer les produits culturels (ceux qui entraient dans le cadre de l’éducation de la société), surtout cinématographiques. Les billets pour le cinéma étaient distribués, parfois gratuitement, dans les cellules professionnelles. Chaque grande entreprise et kolkhoz avaient ses propres salles gratuites pour des manifestations culturelles. Cela permettait à l’État-Parti de cibler les différentes couches de population.

Ainsi, comme nous le voyons, les industries culturelles soviétiques ont réussi à industrialiser non seulement la mise sur le marché des produits culturels mais aussi leur conception (par le biais du système commanditaire), ainsi que leur consommation. Bien sûr, cela a eu un impact considérable sur les usagers finaux « englobés » par les produits culturels véhiculant l’idéologie quasiment sans aucune alternative. Le problème majeur de cette conception éducative et idéologique de la culture est le manque de vrais divertissements. Les gens rentraient de leur travail (où ils devaient penser la construction d’une société meilleure) mais sur leurs « écrans bleus » ils étaient toujours plongés dans la projection de la construction d’une société meilleure. De la même façon, selon Theodor W. Adorno et Max Horkheimer, dans le capitalisme avancé, l’amusement est le prolongement du travail (Adorno et Horkheimer, 1976, p. 145).

Le croisement des deux industries culturelles

Par le croisement des industries culturelles soviétiques et occidentales nous entendons l’importation en URSS des produits culturels occidentaux et, par conséquence, l’adaptation du secteur soviétique de ces industries à ces produits, que ce soit au niveau de l’État ou à celui des pratiques culturelles de ses citoyens.

Le modèle des industries culturelles soviétiques reposait sur un contenu très pathétique, sérieux, éducatif. Ce modèle manquait de divertissement. C’est pourquoi, dans les périodes troublées où la propre production culturelle soviétique ne pouvait satisfaire les besoins de divertissement, l’État-parti a été obligé d’importer ce divertissement des pays occidentaux.

Après la guerre, Staline ordonna personnellement de sortir sur les écrans les films de « Fond de trophée » de l’Armée Rouge (obtenus en Allemagne). Mais sous ce prétexte, on montrait en réalité aussi des films américains, français qui ont été importés dans le pays en violation des lois sur la protection des droits d’auteur. Ces films étrangers n’était pas montrés dans les salles de cinéma classiques mais dans de petits clubs fermés dans les quartiers ouvriers et, surtout, dans les campagnes : les affiches n’étaient souvent pas très représentatives et ne figuraient pas dans les programmes des cinémas et des clubs. L’information sur les films étrangers était distribuée dans certaines associations collectives de travailleurs par des médiateurs (Kommersant-Vlast, 14-20 octobre 2002, p. 78), ce qui nous conduit à dire que l’État-Parti n’essayait de toucher par ces films que certains groupes sociaux. Les films, avant leur diffusion, étaient rigoureusement doublés et montés. La traduction n’était souvent pas conforme à l’original : au début était souvent ajoutée une préface idéologique. Souvent, les films étaient remontés. Dans ces films on modifiait souvent la fin, surtout quand elle était heureuse. Le happy-end hollywoodien signifiait la victoire de l’idéologie bourgeoise, ce qui n’était pas admissible. « Le plus souvent, on prenait quelques fragments du film au milieu et on les déplaçait vers la fin. Par exemple, dans le film original, les personnages restaient ensemble, alors que, dans le film retouché, l’héroïne quittait définitivement son amant » (Kommersant-Vlast, 14-20 octobre 2002, p. 77).

A peu près le même cas de figure se produisait dans le secteur de l’édition : pendant longtemps l’URSS ne reconnaissait pas comme droit d’auteur le droit de la traduction des oeuvres littéraires. Cela donnait à l’industrie culturelle soviétique la possibilité d’utiliser les oeuvres étrangères comme instruments d’éducation idéologique des masses sans aucune limite, et surtout sans aucune cohérence entre les prix de ces livres traduits en russe et les honoraires des auteurs. Voici ce que l’auteur de l’ordonnance de 1925 sur les droits d’auteurs, Vladimir Antonov-Saratovski, a écrit au président du Conseil des Commissaires du Peuple : « Ce n’est pas avec l’introduction d’honoraires que nous allons obtenir la sympathie de l’intelligentsia bourgeoise occidentale (ce n’est pas pour ça qu’ils nous punissent), mais avec le refus d’introduire des modifications, comme nous le faisons actuellement, et de ‘déformer’ les textes d’auteurs étrangers. Or, sur ce sujet, le plus troublant pour l’intelligentsia, nous ne pouvons pas trouver de compromis car nous avons besoin de ces modifications pour éliminer une idéologie concurrente à la nôtre… » (Kommersant-Vlast,
3-9 octobre 2003).

La violation des droits d’auteurs, comme nous le voyons, était un moyen de rendre possible l’importation des biens culturels en URSS, pour dépasser les limites économiques (l’impossible cohérence entre les prix de ces produits en URSS et les honoraires à payer à leurs auteurs et le rachat des droits auprès des maisons d’édition) d’un côté, et les limites idéologiques (le danger subversif de ces œuvres du point de vue idéologique et leur impossible diffusion sans corrections et coupures) de l’autre.

Concernant les pratiques culturelles il nous semble important d’évoquer ce phénomène de subversion des pratiques culturelles soviétiques par l’importation des pratiques culturelles occidentales. Ce phénomène a été bien décrit par Tristan Mattelart comme une création d’un espace public parallèle (Mattelart, 1995). En URSS il existait une pratique culturelle parallèle contournant les mécanismes de l’État-Parti. Elle a été développée dans le domaine de l’édition (le fameux « samizdat »), de la musique enregistrée (qui véhiculait non seulement les œuvres russes interdites pour la diffusion mais aussi les « tubes » occidentaux), du cinéma (surtout dans le domaine des vidéos « trafiquées »). Cette pratique que l’on peut difficilement classer dans le secteur de l’industrie culturelle avait quand même un certain impact sur les stratégies de l’État-Parti, donc sur les industries culturelles soviétiques, ce qui nous conduit à dire que ces dernières ont été plus vulnérables devant les pratiques subversives et non-industrielles. Par exemple, l’apparition de la pratique clandestine de l’écoute de la musique rock occidentale (les albums des Beatles enregistrés et re-enregistrés par les amateurs) a poussé l’État-Parti russe à autoriser l’achat de magnétoscopes personnels alors qu’il était auparavant interdit. La vente « au noir » de cassettes vidéo enregistrées, de la même manière, a entraîné l’autorisation de la vidéo.

Conclusion

Nous avons vu tout au long de cet article que la culture soviétique répondait à un besoin principal : le besoin idéologique. Pourtant, l’organisation même de cette culture nécessitait d’être industrielle pour atteindre le maximum de consommateurs et de la sorte renforcer l’idéologie soviétique. En fait, cette organisation reposait sur le même principe que celui de l’édition dans les industries culturelles occidentales ; en revanche, grâce à un système social et économique particulier « l’éditeur » unique (l’État-Parti) a réussi à mieux contrôler certains composants de ces industries en créant le système des Unions et des commandes pour contrôler la phase de conception, ainsi que le système de la consommation pour gérer les pratiques culturelles. Cette organisation a eu un impact considérable sur les pratiques culturelles de la population soviétique en formant certaines habitudes, lesquelles, semble-t-il, structurent encore ce secteur actuellement. En voici quelques exemples :

– l’habitude d’avoir accès (que ce soit un accès financier ou spatio-temporel) aux produits culturels de la même façon ouverte et quasi-gratuite que pour les médias de masse. En découle le piratage actuel dans le domaine de la culture et des TIC, la quasi-gratuité du téléphone fixe, etc. ;

– l’habitude de recevoir par le biais des industries culturelles et des médias de masse le même produit – l’idéologie. Cela explique d’une certaine façon le caractère directif et pesant de la consommation des médias de masses et des produits actuels en Russie ;

– l’habitude chez certaines couches de population de contourner les mécanismes de l’industrie culturelle et, en revanche, la tolérance de ce contournement par l’industrie même, ainsi que le suivi par certaines industries culturelles des pratiques culturelles subversives de la population. C’est une explication du phénomène de piratage informatique et culturel qui structure actuellement le marché des industries culturelles légales.

Bien évidemment certains de ces impacts nécessiteraient d’être étudiés plus profondément, mais toujours avec l’approche historique de l’apparition et du développement des pratiques culturelles soviétiques et russes.

Références bibliographiques

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Auteur

Ilya Kiriya

.: Ilya Kiriya, docteur en sciences des lettres, est enseignant-chercheur à la faculté de journalisme de l’université de Moscou, où il dirige le Master franco-russe de journalisme et assure les cours d’histoire du journalisme mondial. Il est aussi doctorant au Gresec. Ses travaux portent sur l’analyse de l’implantation des médias et des techniques de l’information et de la communication dans la société russe post-soviétique, la problématique du développement, et les théories de la société de l’information. Ilya Kiriya est l’auteur d’un ouvrage et de plusieurs dizaines d’articles scientifiques publiés en Russie en langues russe, anglaise et française.