-

Vendre, donner, discuter : une approche communicationnelle des communautés virtuelles sur Internet

15 Mar, 2005

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Galibert Olivier, « Vendre, donner, discuter : une approche communicationnelle des communautés virtuelles sur Internet« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°05/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2004/varia/01-vendre-donner-discuter-une-approche-communicationnelle-des-communautes-virtuelles-sur-internet

Introduction

Les Services et Applications Communautaires sur Internet (SACI) que sont les forums de discussions, les « mailing lists » ou les « chats » constituent une part non négligeable des usages du réseau mondial. Pour nombre de spécialistes de ce support en cours de massification, ce type de services est à l’origine de la constitution de nouvelles formations sociales que la plupart s’accordent à rassembler sous le vocable de « communautés virtuelles ». Dans un contexte socio-économique où l’Internet semble pris dans des logiques marchandes et des discours de nature idéologique, nous tentons d’identifier, d’analyser et de comprendre les normes communicationnelles de tels dispositifs socio-techniques. En effet, si nous considérons que les communautés virtuelles constituent un modèle de formation sociale idéale bâtie sur l’entraide, la solidarité et le respect du principe de discussion raisonnée et raisonnable, l’insertion des SACI dans les stratégies marketing de l’Internet commercial questionne les possibilités mêmes de création d’une reliance via cette technologie. En effet, comment la solidarité peut apparaître désintéressée si elle est rémunérée ? De plus comment la liberté d’expression peut-elle être garantie lorsqu’elle s’oppose aux intérêts commerciaux des propriétaires de SACI ? Nous sommes donc amené à nous demander si la marchandisation des SACI, considérée comme valorisation marchande de la relation, entraîne une rationalisation de cette relation.

Ce questionnement nous permettra de mettre à jour le degré de compatibilité de ce processus de réification avec la possibilité même d’émergence d’un lien communautaire en ligne. Suite à une enquête qualitative étudiant les représentations des acteurs de SACI (webmarketers et community builders), nous tenterons d’expliquer et d’illustrer le cadre théorique de notre construction d’objet. Nous évaluerons dans un premier temps l’efficience de cette rationalisation marchande au vue de l’efficacité des stratégies marketing menées autour des SACI. Dans un deuxième temps, nous chercherons à déceler, dans les limites et les perspectives de cette marchandisation, les caractéristiques empiriques de communautés virtuelles qu’il faudra alors envisager comme le terreau possible d’une socialisation discursive et solidaire en ligne.

L’activité communicationnelle comme résistance à la marchandisation des SACI

Tout d’abord, il nous faut reprendre ce qui peut sembler à plus d’un titre une évidence : l’idée de la rationalisation marchande des « communautés virtuelles ». En 1954, Norbert Wiener affirme qu' »une chose vaut, comme marchandise, par ce qu’elle rapporte sur le marché libre. Telle est la doctrine officielle d’une orthodoxie à laquelle, pour un habitant des États-Unis, il devient de plus en plus périlleux de résister.[…] Le sort de l’information dans le monde typiquement américain est de devenir quelque chose qu’on peut vendre ou acheter » (Wiener, 1954, p. 140-141). La marchandisation, puisque c’est bien de cela qu’il s’agit, semble coloniser l’ensemble du monde vécu, y compris les espaces de communication interpersonnelle sur Internet.

Mais qu’est-ce que la marchandisation ? Il est une chose d’identifier et de critiquer un processus, cela en est une autre de se mettre d’accord sur les critères même de son identification. Or, quels sont ces critères d’identification ? Peut-on mesurer statistiquement la marchandisation ? Existe-t-il un indice de progression de la sphère marchande aux dépens de la sphère publique ou privée ? En quoi l’insertion sociale des technologies de l’information et de la communication participe-t-elle de ce phénomène ? Jeremy Rifkin, l’un des penseurs les plus en vue quant à l’identification du processus de colonisation du monde vécu par la sphère marchande, accumule les exemples qui valident le rôle des industries de la communication. Pour lui, « les multinationales de la communication, qui disposent de réseaux couvrant la planète entière, sont à l’affût des ressources culturelles des diverses régions du monde pour pouvoir les exploiter et les ‘repackager’ sous forme de marchandises culturelles et de biens de consommation destinés à l’industrie du loisir » (Rifkin, 2000, p. 15). La plupart des constats effectués sur la marchandisation effective du social insistent sur la prédominance de l’économie sur le social. Or, comme nous l’avons vu précédemment, c’est bien cette scission communément admise par les économistes, qu’ils soient critiques ou néo-libéraux, qui pose problème. C’est ainsi que la catégorie de marchandisation ne peut se penser sans ce postulat du processus d’autonomisation, puis de domination, de la sphère économique. Le constat d’une marchandisation des SACI, en tant que rationalisation du social issue des techniques marketing mises en oeuvre dans le but d’instrumentaliser, via la publicité ou le marketing direct – les dispositifs que nous observons -, condamne la possibilité même d’une intégration de ces derniers dans la catégorie idéale de « communauté virtuelle ».

Les données statistiques ayant permis de dresser un portrait général de l’intégration des SACI dans la logique capitaliste n’étant ni disponibles, ni accessibles, nous avons décidé de nous concentrer sur des entreprises proposant des sites Web qui intégraient des dispositifs de communications partagées. Afin de comprendre plus finement les modalités d’instrumentalisation, nous avons élargi notre échantillon aux sociétés axées sur l’expertise en marketing communautaire on line. A la suite d’entretiens menés auprès des community builders, des marketers et des experts en communautés virtuelles, il s’est avéré que la rationalisation marchande n’eut pas le potentiel rémunérateur escompté. Si certains individus rencontrés sur notre terrain évaluaient la pertinence de maintenir une activité « communauté », d’autres avaient brutalement cessé de faire de l’instrumentalisation de ces dispositifs une priorité marketing. Nombre d’acteurs historiques des services de mise en relation en ligne disparaissaient corps et biens. Ce fût le cas notamment du Deuxième Monde de Canal Plus, gigantesque chat room immergeant les usagers-membres dans une modélisation en 3 D de la ville de Paris, qui ferma ses portes pour cause de non rentabilité au moment même où nous interviewions son chef de projet. Que dire également de ces consultants en Webmarketing qui ne voulaient plus entendre parler de communautés virtuelles lors de l’approche téléphonique préalable à la prise de rendez-vous, alors que cet aspect constituait une part non négligeable de leur activité ? Plusieurs explications doivent être avancées quant à la désaffection des marketers envers les SACI.

Les raisons conjoncturelles de l’échec de la rationalisation marchande des SACI sont connues de tous : la faillite du modèle publicitaire sur Internet. En effet, la gratuité de l’accès aux services en ligne empêche leurs exploitants de rentabiliser la conception et l’entretien des ces derniers. Nous pouvons avancer que la cyberculture libertaire des pionniers du Net, couplée au prix élevé de l’accès au réseau via les FAI (Fournisseurs d’accès sur Internet), tout du moins en France, a fait de la gratuité sur Internet un horizon quasi indépassable. Dès lors, la publicité apparaît dans un premier temps comme la seule opportunité pour rentabiliser les services en ligne. Durant la deuxième moitié des années 90, en pleine euphorie spéculative liée à l’avènement des NTIC et en particulier d’Internet, les annonceurs étaient au rendez-vous. Par ailleurs, beaucoup de sociétés du Web vivaient sur les fonds levés lors des différents tours de table. Mais lorsqu’à la fin des années 90, les réserves financières furent épuisées, et que les annonceurs se désengagèrent d’Internet faute de retour sur investissement, les prestataires de services n’avaient plus aucune source de revenus. Les grands sites communautaires, axant tout leur développement sur les dispositifs de communications partagées, furent les premiers à disparaître ou à être intégrés à des acteurs disposant de ressources plus diversifiées. C’est ainsi que Respublica, SACI généraliste donnant accès à des dispositifs de communications synchrones et asynchrones, devint Tiscali Communauté au sein du groupe Tiscali France, ce dernier ayant pu bénéficier de la massification de l’Internet via son activité principale de fournisseur d’accès. Également, Egroups, SACI spécialisé dans la mise à disposition gratuite de tous les services nécessaires à la construction autonome de groupes d’internautes, fût racheté par Yahoo!. Les quelques « survivants » tentaient de découvrir de nouvelles sources de profit, notamment en valorisant le micropaiement (par exemple payer quelques euros par mois pour devenir propriétaire de son appartement dans le cadre d’un SACI de type « monde virtuel »), tout en envisageant, comme les managers du SACI « le-village.com », de passer sous statut associatif, et donc de s’extraire du processus de marchandisation.

Hormis ces raisons liées à la conjoncture économique de ce début de 21ème siècle, il existe des causes structurelles à l’échec de la marchandisation. Pour ce qui est de l’efficacité de la publicité en ligne, certains de nos interviewés contestent la taille des bandeaux, correspondant à un modèle nord américain peu attrayant pour un public européen. En ce qui concerne la mise en place de stratégies de marketing direct, voir de panelisation de l’audience qualifiée que représentent les membres de SACI très spécialisés, les propriétaires sont assez frileux. En effet, les usagers-membres constituent la matière première du site. L’activité communicationnelle qui en résulte, c’est à dire l’ensemble des interactions et des informations échangées via le dispositif, est la seule richesse. Connaissant la volatilité de l’internaute, les community managers hésitent à lancer des campagnes de type « mailing » qui pourraient être assimilées à du spamming, et ainsi faire fuir des internautes peu enclins à voir leurs boîtes aux lettres polluées. Mais au-delà d’explications somme toute assez fonctionnalistes, il y a selon nous des raisons à l’échec commercial des SACI profondément ancrées dans le type même de leur normalisation communicationnelle. En effet, l’intégration des SACI dans la marchandisation du Net se fait sous deux formes principales. La première, que nous avons jusqu’ici abordée, est la mise en place de sites Web basés uniquement sur l’activité relationnelle et sa valorisation : les communautés lucratives. La seconde est la présence de dispositifs de communications partagés sur des sites Web non directement dédiés à l’activité communicationnelle et interactionnelle des usagers : ce sont les services de messaging communautaire. Par exemple, Comparatel.com, comparateur de prix et de prestations télécom en ligne, possède des forums de discussions dans lesquels les usagers-membres peuvent échanger sur la téléphonie mobile, la téléphonie fixe, ou Internet. Or pour les deux formes de SACI intégrées dans une action rationnelle à finalité capitaliste, des freins liés au succès potentiel de ces dispositifs sont présents.

Le but d’un SACI est d’attirer régulièrement des internautes. Ces derniers doivent ensuite produire de l’activité communicationnelle. Par effet d’entraînement, l’activité communicationnelle, ainsi que le degré d’expertise des usagers-membres, vont faire du SACI une base de données dynamique, doublée d’un espace relationnel riche qui attirera d’autres usagers-membres. Le trafic généré sera alors capitalisable pour les marketers. Mais si la seule valeur du SACI réside dans ses usagers, comment considérer que ce dernier est encore contrôlé par ses propriétaires ? Comme nous le dit cet interviewé, « la communauté ne nous appartient pas ». Dès lors, l’autonomisation prévisible de la communauté en cas de succès peut s’avérer inquiétante, en termes de management des usagers, pour les marketers puisque l’intérêt du public n’est plus celui des propriétaires. C’est ainsi par exemple que les propriétaires du Deuxième Monde ont eu énormément de difficultés à faire accepter aux usagers-membres l’installation d’encarts publicitaires dans « leur » monde. L’activité communicationnelle apparaît comme l’indice du degré de socialisation, donc finalement comme gage de succès du SACI en terme d’audience. Mais dans un même temps, cette dernière, de par son pouvoir grégaire, peut nuire à l’instrumentalisation marketing. Parallèlement, le développement rémunérateur de l’activité communicationnelle et l’autonomisation qu’elle entraîne permet la mise en place d’une liberté d’expression qui pourra jouer à terme contre les intérêts des propriétaires. En effet, les usagers-membres doivent être en mesure d’échanger librement des informations dans les SACI. Or la censure toujours possible de propos allant à l’encontre par exemple de certains annonceurs pour ce qui est des communautés lucratives, ou visant les propriétaires eux-mêmes pour ce qui est des services de messaging communautaire, n’est applicable qu’au risque d’une perte de confiance envers la qualité communicationnelle du service (au sens habermassien du terme). Si les usagers sont suspicieux, ils s’en vont et le SACI n’est plus économiquement viable. La société Comparatel l’a très bien compris lorsqu’elle décida de maintenir sur son forum un message informant à tort les usagers-membres sur la mauvaise santé de la société, au moment même où cette dernière négociait son rachat, tout en y ajoutant un droit de réponse.

Finalement, de part l’échec des tentatives d’instrumentalisation marketing, la marchandisation des SACI ne peut être constatée. Si le manque d’efficacité de cette dernière peut être imputé à des raisons conjoncturelles, nous avons vu que l’activité communicationnelle générée par le dispositif était portée par des normes sociales qui s’esquissent. Ces normes qui ont le potentiel de s’opposer au processus de rationalisation marchande constituent un rempart à la réification d’origine capitaliste, mais également la preuve de l’existence d’un lien communautaire tendant vers l’idéal communicationnel et solidaire de la communauté virtuelle. C’est ainsi que, de notre point de vue, si l’activité communicationnelle dans les SACI se construit autour de l’échange d’informations et de la liberté d’expression, alors le lien communautaire sur Internet se caractérise par la logique de don et par l’éthique de la discussion.

La normalisation des SACI autour du don et de l’éthique de la discussion

La logique du don apparaît comme fortement structurante des communications dans les SACI. Cette constatation prend sa source dans la déclinaison des échanges de biens symboliques en ligne via les interactions écrites (informations, conseils, etc.) rythmés par la triple obligation maussienne de « donner-recevoir-rendre ». Nous avons pu constater que dans la grande majorité des SACI observés, des usagers demandaient des informations tandis que d’autres en donnaient. Nous avons d’ailleurs observé que les cercles de réciprocité étaient fortement encouragés par certains SACI. Citons l’exemple de Microsoft qui provoque le don d’informations dans ses forums via l’invitation faite aux membres les plus actifs d’intégrer l’équipe des MVP (Most Valuable Professionals). Cette valorisation du don en terme de capital symbolique se décline parfois en avantages en nature voire en rémunération. Mentionnons simplement ici le cas du monde virtuel le-village.com qui propose des abonnements gratuits aux villageois du mois (comprenez les plus actifs) ou la politique de la communauté de consommateurs en ligne Ciao.com qui récompense en espèces sonnantes et trébuchantes les auteurs des meilleurs fiches critiques de produits.

Malgré l’intégration des logiques de réciprocité dans le management de certains SACI, le don de conseils ou d’informations nous semble contrebalancer l’idée d’une rationalisation marchande généralisée. Il s’agit ici de comprendre d’une part comment le don continue d’être une logique communicationnelle structurante malgré une instrumentalisation avérée et les risques d’une rationalisation marchande du social dont peuvent être l’objet les SACI, et d’identifier d’autre part les différentes formes du don dans les SACI. Expliquons-nous : si une logique de don venait à être identifiée comme mode de régulation des échanges dans les SACI, cela signifierait l’efficience d’un système de réciprocité des échanges d’informations. Ces éventuels cercles de réciprocité pourraient être considérés comme la structure organisante des normes institutionnelles de la communication. Le don, comme mode de régulation majeur des communications dans les SACI, nous autorise, une fois constaté, à considérer les SACI comme des communautés puisque générant une socialisation primaire.

Et cette socialisation primaire vient contrebalancer le pouvoir réificateur de la marchandisation puisqu’elle devient finalement le moteur même de l’activité communicationnelle. C’est bien l’inscription des usagers-membres dans des cercles de réciprocité qui engage ces derniers dans la relation et construit par là même le lien communautaire. Dans les forums de discussion, la première intervention d’un usager est souvent une demande. La demande appelle une réponse, donc un don d’information. Cette réponse, le « demandeur » devra la recevoir, puis rendre ce don afin d’être accepté. Bien entendu, rien n’oblige l’usager à rendre, si ce n’est sa volonté d’intégrer le collectif et à créer du lien. Le moment du « rendre » peut se traduire de différentes façons. Cela peut être un contre-don fait non pas au « donneur » initial, mais à la communauté dans son ensemble sous la forme d’une réponse faite à un autre « demandeur » et qui, de part le caractère foncièrement dramaturgique du dispositif (tout le monde peut voir l’information fournie), bénéficie à tous. Également, le simple fait de remercier peut s’envisager comme un contre-don. En effet, le remerciement public n’est rien d’autre que la proclamation à la communauté de la reconnaissance d’une compétence. Le « receveur » s’y libère quelque peu de sa dette, tandis que le « donneur » reconnu pour son expertise gagne en capital symbolique, et donc en pouvoir.

Les règles qui régissent le fonctionnement des SACI ne peuvent donc être maîtrisées par les propriétaires, et encore moins sujettes à rationalisation. Si l’on a pu reconnaître plus avant que certains propriétaires de SACI tentaient de stimuler une certaine logique de réciprocité via ce que nous qualifions d’institutionnalisation du contre-don, cette dernière n’est pas sans effets pervers. En effet, revenons sur l’exemple de Ciao.com qui rémunère ses usagers-membres lorsqu’ils postent une excellente fiche d’évaluation sur des produits marchands. Le but de Ciao est bien de soutenir le don d’informations afin de générer une activité communicationnelle qui produira de son côté une base de données actualisées en permanence de fiches-produits qui attirera à son tour de nouveaux usagers. Mais ici, nous sortons de la logique de don désintéressé pour arriver finalement à une logique marchande. Le risque pour Ciao est d’encourager l’émergence d’un type d’usagers n’étant là que pour le profit, pour l’intérêt. Les fonds dédiés de Ciao étant fortement limités, cette logique fournira à terme des usagers « avides-frustrés » qui se détourneront d’un dispositif trop peu rémunérateur. L’institutionnalisation du contre-don, si elle sanctionne une certaine instrumentalisation de la logique de don, met en lumière la puissance des cercles de réciprocité dans la compréhension qu’ont les acteurs de l’offre des dispositifs qu’ils pilotent. Cette instrumentalisation ne signifie nullement une marchandisation du lien communautaire puisque les community managers et les webmarketers ont foncièrement besoin d’un don/contre-don désintéressé et spontané pour générer de la richesse informationnelle. Nous suivrons donc Richard Barbrook lorsqu’il affirme que « contrairement à la vision éthique et esthétique du gauchisme, l’économie marchande et le don ne sont pas seulement en conflit mutuel : elles coexistent en symbiose » (Barbrook, 2000, p. 141).

La logique de don peut donc nous permettre de comprendre les normes communicationnelles des SACI au delà de la rationalisation marchande. On a vu également que l’identification d’un système d’échange réciproque d’informations, de conseils, voire de cadeaux et de services numérisés sur Internet pouvait nous permettre de valider l’hypothèse d’une socialisation primaire issue d’interactions médiatées via ces mêmes SACI. Cependant, comme le souligne Jacques T. Godebout, « l’acteur d’un système de don tend à maintenir le système dans un état d’incertitude structurelle pour permettre à la confiance de se manifester » (Godebout, 2000, p. 40). Or la communication sur Internet est aujourd’hui régulée de manière contractuelle. Nous devons constater l’attachement affiché par un grand nombre d’usagers pionniers du Net aux préceptes de la Netiquette. Ceux-ci ne seront pas neutres quant à la structuration des échanges dans les SACI. En outre, il existe des chartes communautaires spécifiques qui ont pour but de garantir la bonne tenue des débats. Ces chartes de bonne conduite sont d’ordre post-conventionnel puisqu’elles doivent être acceptées sine qua non par l’usager lors de son inscription au SACI. Leur non respect peut valoir la modération des propos incriminés, voire l’exclusion de l’internaute fautif.

On aurait tort de croire que la régulation rationnelle et légale des communications dans les SACI traduit une réification d’ordre procédural des formations sociales issues de l’activité communicationnelle de ces dispositifs. De notre point de vue, l’ensemble de ces règles explicites ne sont rien d’autre que des institutions juridiques visant à garantir la dimension illocutoire des discussions. Elles ne s’opposent en rien au principe de confiance nécessaire à l’émergence de cercles de réciprocités, mais elles assurent l’usager de la bonne tenue et de l’indépendance des échanges. D’une manière générale, la Netiquette comme texte fondateur, et les chartes dérivées comme contrats, se doivent d’assurer les conditions d’un débat de type « démocratique” basé sur le respect des autres membres de la discussion et des valeurs humanistes. De notre point de vue, ce type de régulation fait écho aux conditions d’une éthique de la discussion telle que théorisée par Jürgen Habermas et Karl Otto Apel.C’est ainsi que nous émettons l’hypothèse que les échanges et les communications entre les usagers des SACI sont régulés par des normes formelles qui garantissent une éthique de la discussion et participent de la formation d’un espace public. Cette normalisation, à l’oeuvre dans tous les SACI de notre connaissance, s’oppose aux stratégies de communications fonctionnelles dans lesquelles sont pris les dispositifs de communications partagées.

Il nous semble clair que la marchandisation de l’Internet butte sur les possibilités dialogiques des SACI. Sur le plan empirique, nous avons pu observer que dans les SACI, l’éthique de la discussion se structure autour de deux grandes réalités empiriques. Tout d’abord, l’ensemble des techniques de stockage, d’archivage et de mise en visibilité des interactions écrites à l’intérieur des SACI participent de la transmission des récits locaux. Ces récits fondateurs constituent une mémoire collective qui agit comme fondement et pérennisation d’une éthique de la discussion généralisée à l’intérieur de ces dispositifs communicationnels. Ensuite, les SACI, qu’ils soient marchands ou non-marchands, lucratifs ou non lucratifs, lorsqu’ils possèdent certaines caractéristiques de régulation explicites et implicites, sont conformes à la qualité communicationnelle que nous intégrions dans notre catégorisation synthétique de l’idée de « communauté virtuelle ». De notre point de vue, cette institutionnalisation juridique des conditions même de l’éthique de la discussion constitue une preuve empirique de la dimension communicationnelle (au sens normatif du terme) des SACI.

Pour Habermas, « les impératifs des sous-systèmes devenus autonomes pénètrent le monde vécu et, par le biais de la monétarisation et de la bureaucratisation, ils contraignent l’agir communicationnel à s’assimiler aux domaines d’action formellement organisés » (Habermas, 1987, p. 444). Notre perspective, comme celle d’autres auteurs (nous pensons particulièrement ici aux travaux de Philippe Zarifian concernant la permanence d’un agir communicationnel à l’intérieur de la sphère du travail et de l’entreprise, cf. Zarifian, 1996), renverse le modèle habermassien de la colonisation du monde vécu par le système en misant sur une hybridation du monde vécu à l’intérieur du système, particulièrement à travers l’étude des SACI à but lucratif. Ainsi, il nous est alors possible, tout en avançant l’incompressibilité de l’espace public et du dialogue face à la rationalisation marchande, d’appréhender l’éthique de la discussion à l’intérieur même de la sphère lucrative via l’étude empirique des SACI.

Conclusion

Ainsi, nous avons vu que les SACI n’étaient pas, d’une manière globale, en cours de marchandisation. Ensuite, il nous est apparu que les échanges et les communications entre les usagers de SACI pris dans des enjeux marketing fonctionnaient sous une logique de don, ce qui est un signe fort de la constitution de « communautés » sur Internet. Enfin, nos investigations théoriques et empiriques nous ont montré que les échanges et les communications entre les usagers des SACI étaient régulés par des normes formelles qui garantissaient une éthique de la discussion et participaient de la formation d’un espace public. Ces deux modes de normalisation des communications dans les SACI constituent, de notre point de vue, un garde-fou incompressible face aux dérives possibles ou probables de l’instrumentalisation marchande, mais ne nous empêche nullement de penser un lien communautaire médiaté, en tension permanente avec les sous-systèmes qui constituent la modernité.

Selon André Berten, « le dispositif, c’est une manière d’envisager l’environnement naturel ou construit de l’homme comme lieu non d’acquisition et de transmission du savoir, mais comme réseau de médiation du savoir – à partir de quoi, certes, peuvent émerger des acquisitions et des transmissions. Mais dans la mesure où il s’agit de médiation, on ne peut prédéterminer ce qui sera appris » (Berten, 1997, p. 33-47). Berten conclut par une vision normative du dispositif, qui doit autant être un instrument de la rationalité en finalité qu’un espace de création, et donc d’émancipation : « concevoir ainsi les dispositifs renvoie à une sémio-pragmatique où les signifiants échappent à l’unilatéralité du code pour se mouler aux dispositions créatives du bricoleur » (Berten, op. cit.). Si les SACI sont, comme nous le prétendons, des dispositifs communicationnels à part entière portant en eux le potentiel créatif propre à une co-construction du social via la médiation technique, alors ils sont en mesure de fournir une réalité empirique à l’idée de « communauté virtuelle » comme formation sociale idéale basée sur une logique de don (cercles de réciprocité) et sur une éthique de la discussion (communauté communicationnelle).

Références bibliographiques

Barbrook Richard, « L’économie du don high-tech », in Blondeau (O.) et Latrive (F.), Libres enfants du savoir numérique. Anthologie du libre, Paris, Éditions de l’Éclat, 2000.

Berten André, « Dispositif, médiation, créativité : petite généalogie », Hermès n° 25, Paris, Éditions du CNRS, 1999.

Godebout Jacques T., Le don, la dette et l’identité. Homo donator vs homo oeconomicus, Paris, La Découverte/MAUSS, 2000.

Habermas Jurgen, Théorie de l’agir communicationnel, tome 2. Pour une critique de la raison fonctionnaliste, Paris, Éditions Fayard, 1987.

Rifkin Jeremy, L’âge de l’accès. La révolution de la nouvelle économie, Paris, La Découverte, 2000.

Wiener Norbert, Cybernétique et société, Paris, Coll. 10/18, 1971.

Zarifian Philippe, Travail et communication. Essai sociologique sur le travail dans la grande entreprise industrielle, Paris, Coll. Sociologie d’aujourd’hui, PUF, 1996.

Auteur

Olivier Galibert

.: Olivier Galibert est maître de conférences en sciences de l’information et de la communication à l’IUT de Dijon. L’article présenté ici retrace les principaux éléments de sa thèse de doctorat effectuée à l’université Stendhal-Grenoble 3 sous la direction du Professeur Bernard Miège. Membre du Laboratoire sur l’image, les médiations et le sensible en information et communication (LIMSIC) de l’université de Bourgogne, Olivier Galibert poursuit ses recherches sur les nouvelles formes de socialisation en ligne, notamment via l’étude des jeux vidéo.