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Un modèle d’élaboration du sens en système de contextualisation. Une interprétation du processus de professionnalisation par altération identitaire

7 Oct, 2003

Résumé

Se situer du point de vue de l’acteur social, dans la problématique de l’élaboration du sens en contexte, et le situer au centre d’un système de contextualisation, permet d’en proposer un modèle interactionniste. L’étude des processus communicationnels sous cet angle conceptuel nous conduit à présenter la sémiosis comme dynamique d’un système global d’interactions, concept que nous utilisons pour interpréter la professionnalisation des formateurs de l’éducation nationale en terme d’altération identitaire.

Pour citer cet article, utiliser la référence suivante :

Zangerlu Martine, « Un modèle d’élaboration du sens en système de contextualisation. Une interprétation du processus de professionnalisation par altération identitaire« , Les Enjeux de l’Information et de la Communication, n°04/1, , p. à , consulté le , [en ligne] URL : https://lesenjeux.univ-grenoble-alpes.fr/2003/varia/09-un-modele-delaboration-du-sens-en-systeme-de-contextualisation-une-interpretation-du-processus-de-professionnalisation-par-alteration-identitaire

Introduction

L’objet de cet article est de présenter quelques hypothèses, résultats d’un travail de recherche portant sur la compréhension des interactions entre l’acteur, son intentionnalité inscrite dans une dynamique d’action, et les contextes dans lesquels il évolue. Nous prendrons pour illustration une sémiosis particulière, celle à l’œuvre dans la professionnalisation des acteurs de la formation continue de l’éducation nationale.

Le débat épistémologique sur le statut de la connaissance est souvent appréhendé dans le cadre des sciences humaines sous l’angle constructiviste : le sujet puise dans son environnement, dans et par la communication, les éléments contextuels de la construction du sens.

Mais considérer ce sujet en tant qu’acteur social conduit à réexaminer les processus qui concourent à cette construction du sens, la sémiosis à l’oeuvre, et permet ainsi d’une part de comprendre autrement la place et le rôle de la contextualisation, et d’autre part d’établir des liens entre les activités cognitives, les processus sociaux et les processus communicationnels. Certaines approches sociologiques, notamment la sociologie des organisations permettent de lire les comportements des acteurs, mais n’ont pas pour objet la compréhension des processus à l’oeuvre dans la construction du sens à travers leur environnement social. D’autres approches issues de la psychologie cognitive rendent compte des activités cognitives du sujet mais ne considèrent pas celui-ci en tant qu’acteur social. Parmi les courants des sciences de l’information et de la communication, la théorie sémio-contextuelle (Mucchielli, 1999) s’intéresse aux processus de communication, mais n’est pas centrée sur le sujet acteur social. Ceci constitue un repositionnement théorique entre le communicationnel et le social évoqué par exemple par Bernard Miège (1999).

Deux éclairages contemporains constituent des sources heuristiques pour approfondir cette question : le courant de la cognition distribuée auquel nous empruntons le concept d’affordance et d’autre part la théorie sémio-contextuelle qui nous permet d’étudier les processus de communication. Alors que la première approche insiste sur les liens entre les dimensions sociales et les dimensions cognitives, la seconde souligne le rôle des interactions communicationnelles. Bien que considérant chacune le contexte, elles n’inscrivent pas l’acteur au centre d’un système de contextualisation.

Se situer du point de vue de l’acteur social et non pas du sujet permet de lire ces deux approches en complémentarité et de proposer un modèle interactionniste et dynamique de l’élaboration du sens par contextualisation.

Ce concept de système de contextualisation que nous présentons en premier lieu, nous semble heuristique pour éclairer dans une seconde partie la genèse du sens et l’altération de l’identité professionnelle. L’étude de ces processus sous cet angle conceptuel nous conduit à présenter la sémiosis comme dynamique d’un système global d’interactions.

Élaboration du sens en système de contextualisation

Processus de communication et de contextualisation : centration sur le sujet, centration sur le contexte, système acteur-contexte

Le concept d’affordance

L’approche symboliste de la cognition (mentalisme, représentationnalisme et computationnalisme) considère que l’action est contrôlée par un pilote mental qui reçoit des informations des sens et transmet ses instructions au corps. Cette approche psycho-centrée ne permet pas d’interpréter les variations situationnelles dans l’élaboration des significations et des actions contextuelles.

Le courant de la cognition distribuée (distribution de la cognition sur des systèmes qui comportent aussi les esprits des individus) avec par exemple Hutchins (1995), postule qu’il existe un contrôle effectué par l’action et l’environnement et non pas seulement par le pilote mental, avec l’idée d’une distribution sociale du savoir en fonction de l’organisation du groupe. Une illustration de la prise en considération du contexte réside dans le concept d’affordance : les affordances, en référence aux travaux de la psychologie écologique de Gibson (1977), sont « des indices qui actualisent une gamme d’actions appropriées, accessibles dans l’immédiat ». Cette approche réintroduit non seulement la notion d’imprévisibilité de l’action en fonction des circonstances, mais aussi la conception d’Erving Goffman (1988), de l’esprit situé chez les individus et incorporé dans les institutions et les pratiques. En continuité avec ce courant de pensée, les travaux de Bruno Latour (1989) et le concept d’objets « actants » assimilés aux humains, conduit à la conséquence que si les affordances sont considérées en tant qu’objets actants, elles fonctionnent indépendamment du sujet qui les perçoit. A partir de la conception peircienne de la structure intentionnelle de la perception du sens (pour Peirce, l’information – structure triadique entre le signe, l’objet du signe et l’interprétant – est fondée sur une intention [interprétant] « qui n’appartient pas à l’ordre des faits positifs », ce qui implique que l’interprète ait une connaissance minimale de l’objet évoqué), Louis Quéré (1997) introduit l’idée de « l’activité organisante » d’une communauté de langage et d’action, disposant de médiations symboliques partagées, et resitue les affordances dans leur environnement socioculturel.

Considérer les affordances d’un point de vue intentionnel dans leur environnement socioculturel m’a amenée à les concevoir comme le résultat des interactions entre l’intentionnalité de l’acteur et les significations issues de la situation.

L’approche par les processus communicationnels

Dans la même orientation générale, la théorie sémio-contextuelle d’Alex Mucchielli (1999) identifie des processus de communication et de contextualisation en relation, par lesquels le sens d’une communication émerge dans une situation donnée, nommée contexte. Ce contexte, pour un acteur singulier est une réalité subjective dont il a une certaine image, et c’est en influant sur cette image que le sens de sa conduite pourra changer dans le contexte considéré.

Dans cette théorie le principe de fonctionnement systémique des processus entre eux est posé. Si cette lecture de la situation à travers les processus de contextualisation et de communication permet de mieux comprendre la communication à l’oeuvre dans un système où interagissent des sujets ( positionnement, relations, transmission de l’information…) elle ne suffit pas à éclairer la genèse du sens pour un acteur, et en particulier comment se contextualise son intentionnalité dans une dynamique d’action.

Repenser la contextualisation en système à partir de l’acteur social : intentionnalité de l’acteur et système de contextualisation

Si nous considérons l’acteur comme acteur social, au sens crozérien du terme (nous faisons référence ici au concept de rationalité limitée : on considère comme acteur une catégorie d‘individus qui réagissent de la même manière selon une situation donnée. La stratégie est donc contingente en fonction des enjeux du moment, cf. Crozier (1977), il fait partie des contextes de sa place d’acteur social, et est créateur de ceux-ci ; il est à la fois dans le système de contextualisation et il le définit par le jeu de ses intentionnalités : agissant ou étant susceptible d’agir, par définition, il est porteur d’intentionnalités. Nous considérons donc le système de contextualisation à partir de son point de vue et de sa perception de la réalité, l’intention étant définie ici comme ce qui peut se lire dans les actes du sujet et non ce qu’il déclare vouloir, buts et objectifs explicites et intention implicite lisible dans sa conduite. Intention et acte sont étroitement associés et l’intention se concrétise dans l’objet et le dispositif de communication.

Cette interprétation en terme d’acteur social fondateur et partie prenante d’un système de contextualisation suggère une réponse à un premier questionnement : l’intentionnalité est-elle préexistante chez l’acteur en tant que volonté consciente et durable, est-elle au contraire incarnée dans le contexte, par exemple sous forme d’affordances, ou encore se construit-t-elle dans la situation par émergence ? Elle remet en cause l’idée d’objets « actants » porteurs d’intentionnalité. Les effets produits par les environnements matériels ne prennent corps qu’à travers les interactions entre les acteurs pertinents dans le système considéré, et dans la perception que va en avoir l’acteur du point de vue duquel nous nous plaçons. Nous ne pouvons donc les concevoir comme objets ayant une existence propre, autonome et permanente, doués d’une rationalité au même titre que l’être humain.

Se pose d’autre part la question de la nature des liens entre intention et action. Toute l’intentionnalité d’un acteur ne peut se lire dans son action et celle-ci ne peut être réduite à l’expression de son intentionnalité. La conduite « de ruse » (voir infra) que j’ai constatée chez les formateurs, (choix d’afficher l’identité professionnelle la plus conforme aux circonstances), procède d’une adaptation au contexte en fonction d’une intentionnalité générale (souvent recherche de reconnaissance ou de pouvoir).

Si nous observons que les affordances agissent au niveau de l’adaptation des conduites des acteurs aux variations de la situation mais ne modifient en rien leur l’intentionnalité générale, nous pouvons alors concevoir l’intentionnalité, comme une volonté stable, manifestation d’une recherche existentielle fondamentale dont l’atteinte passe par des intentionnalités réactionnelles en fonction du contexte où elle s’exerce. Un parallèle peut être établi à ce sujet avec la notion de projet. L’intentionnalité fondamentale serait alors assimilée au projet « visée » (politique sous-tendue par les valeurs), et les intentionnalités réactionnelles au projet « programme » (stratégies et tactiques évolutives en fonction de l’environnement pour atteindre le projet « visée ») (Ardoino, 1990).

Nous pensons donc qu’il y a absence de prédétermination complète objet et sujet, qu’il existe une part incontournable d’imprévisibilité de la conduite des acteurs, et que le sens d’une situation s’élabore dans l’action, à travers la communication qu’elle engage concrètement avec les autres acteurs. C’est donc mu par une intentionnalité existentielle, qui est mouvement et dynamique, à l’aune de sa propre temporalité, que l’acteur va ré-élaborer dans chaque situation, par la communication engagée dans l’action, des intentionnalités contextuelles, adaptées à la fois aux possibilités de la structure de la situation et à ses possibilités (à la reconnaissance qu’il en a par rapport à des d’expériences analogues).

Nous en concluons qu’il n’existe pas d’intentionnalités déconnectées de leur contextualisation ni de contextes actants hors perception et intentionnalité, et que c’est dans l’interaction entre l’intentionnalité existentielle générale d’un acteur social et la contextualisation de celle-ci que va émerger, dans l’action présente, une gamme de conduites appropriée.

Objets cognitifs externes et système de contextualisation

Qu’en est-il alors de la contextualisation de l’intentionnalité générale ? Nous qualifions ici « d’objets cognitifs externes » (Zangerlu, 2000), les significations issues des situations d’activités spécifiques, susceptibles d’intervenir dans l’élaboration du sens par contextualisation, les affordances étant générées par l’interaction entre l’intentionnalité et les objets cognitifs externes.
Par exemple, si dans les travaux conduits auprès des formateurs en formation continue de l’éducation nationale (cf. infra) les constats de rupture identitaire fondés à partir de l’observation des aspects de la situation professionnelle ont mis en évidence l’importance de l’action du contexte professionnel sur leur sens identitaire professionnel, c’est donc dans l’espace et le temps professionnel qu’ils vont principalement puiser les éléments qui alimentent leur image identitaire. En d’autres termes, les activités des formateurs sont les éléments lisibles de la situation professionnelle, directement observables, et ce sont pour l’essentiel des activités de communication : communication avec les formés, communication avec l’institution et communication avec l’organisation locale de la formation. C’est donc l’analyse de ces activités « typifiées » qui va fournir les significations contextualisées, les objets cognitifs externes qui en interaction avec les intentionnalités génèrent les affordances.
En synthèse, la contextualisation, considérée en tant que système, produit de manière processuelle des affordances socioprofessionnelles disponibles, qui émergent de la confrontation entre des objets cognitifs externes (plus exactement les éléments de leurs activités professionnelles qui sont signifiants pour eux), et les intentionnalités des acteurs. Le sens émerge donc de la mise en système des éléments pertinents de la situation du point de vue de l’acteur, orientée par ses intentions, dans l’action, système que nous nommons système de contextualisation.
Dans l’exemple présenté, la construction de l’identité professionnelle pour les formateurs de l’éducation nationale, l’interaction entre leurs intentionnalités (rôles qu’ils souhaitent tenir) dans chaque situation conjugué aux signes issus de leurs activités professionnelles habituelles (rôles que les autres veulent leur assigner : objets cognitifs externes), produisent une gamme d’actions appropriées disponibles, (affordances), en l’occurrence des identités.

Une illustration : système de contextualisation et genèse de l’identité professionnelle chez les formateurs

Un système de contextualisation agi par des processus


Système de contextualisation

L’étude de la professionnalisation des acteurs de la formation continue de l’éducation nationale dans le cadre des conceptions précédentes montre que ces processus interviennent de manière systémique. C’est la synergie entre les différents processus qui fera surgir un sens commun pour les acteurs concernés.

Citons pour éclairer notre propos quelques-uns de ces processus, en référence à la théorie sémio-contextuelle déjà évoquée, et en l’appliquant au système de contextualisation qui concerne les formateurs.

Le processus de contextualisation spatial
On peut s’interroger sur la manière dont les contextes spatiaux de l’échange sont évoqués ou utilisés par les acteurs, comment des variations de cette dimension contextuelle interviennent sur la situation. Par exemple le choix symbolique du lieu de l’action de formation, en résidentiel ou non, prestigieux ou banal, le choix de la salle et la disposition des tables et des chaises, la place du formateur par rapport aux stagiaires.
– Le processus de contextualisation physique ou sensoriel
L’utilisation de la voix, timbre, respiration, groupage des mots (bien connue pour les personnes formées à la prise de parole en public), la lumière, les bruits parasites…

Le processus de contextualisation temporel
On s’intéresse notamment à la manière dont les contraintes temporelles présentes ou passées influent et ce qu’en disent les acteurs. Le moment de l’intervention, l’histoire du groupe, le rythme du stage. La culture des formateurs se forge aussi à travers des rituels, de même que le cadrage temporel des formations et les rituels d’ouverture et de fermeture sont porteurs de sens.

Le processus de positionnement et de structuration de relations
Quel positionnement est proposé implicitement, à l’aide de quels signes, quels sont les indicateurs qui permettent de déduire que tel ou tel acteur se considère à telle ou telle place ? Cette dimension contextuelle est une des plus importantes pour mon étude. Le positionnement professionnel qui m’intéresse ici va se définir par le jeu de structuration des relations des acteurs dans les contextes que nous analysons. La lutte pour le pouvoir et la reconnaissance est un enjeu essentiel pour la plupart des acteurs professionnels observés ici. Ce processus est en étroite interaction avec le processus de construction de normes, de construction de référents relationnels et de l’expression identitaire.

Le processus d’appel ou de construction de normes
On peut se demander à quelles situations normatives connues il est fait appel dans la situation, sur quels éléments normatifs s’appuient les échanges, comment sont évoquées les normes ? Ce processus est aussi important pour notre recherche puisque l’évolution identitaire de la professionnalité est bien une construction de nouvelles normes. La dimension contextuelle normative pèse lourdement sur les formateurs, membres du même groupe d’appartenance socioprofessionnelle depuis des années et fortement marqués par des relations hiérarchiques. Les habitudes de fonctionnement au long cours ont intériorisé ces normes. C’est lorsqu’elles sont confrontées à d’autres normes tout aussi fortes (par exemple endosser une deuxième « casquette » de formateur lorsque l’on est enseignant), inductrices d’injonctions paradoxales, qu’elles évoluent.

Le processus de construction des référents relationnels ou de la qualité de la relation
On interroge ici les règles relationnelles en usage, les suivis ou transgressions. Les situations de formations et celles des normes identitaires en usage chez les formateurs fournissent de l’observable sur ce processus. En ce qui concerne la qualité des relations, on a pu observer par exemple comment la non-information voire la désinformation a instauré des relations de méfiance entre les personnes.

Le processus de l’expression identitaire, ici l’identité professionnelle
Quels éléments peut-on comprendre des préoccupations et des enjeux des acteurs et quelle identité professionnelle se profile derrière les communications ? Ce processus est repérable à travers ce que disent les acteurs de leurs enjeux, de leurs intérêts et valeurs. La manière de communiquer, y compris le paralangage est un processus d’expression identitaire.

Le formateur affiche dans chaque contexte professionnel une expression identitaire de circonstance. Les processus de construction de relations, sensoriels, temporels et spatiaux d’appel ou de construction des normes lui servent à percevoir les indices des assignements identitaires dus à la pression du contexte, et la manipulation, consciente ou non, de ces processus, lui permet l’expression identitaire qu’il souhaite.

Le système de contextualisation met en évidence un fonctionnement complexe de ces processus : ils fonctionnent en système, en relation directe avec l’intentionnalité de l’acteur. A partir d’un processus que nous qualifions de « dominant » dans la situation, celui qui incarne l’intentionnalité existentielle de l’acteur (ici l’expression identitaire), les autres processus mettant en jeu d’autres acteurs interagissent sur le contexte en renforcement du dominant (par l’appel ou la construction de normes, la nature des relations établies, la transmission des informations…) eux-même étayés, souvent d’ailleurs symboliquement, par d’autres processus qui manipulent les aspects matériels (comme celui de contextualisation spatiale, temporelle ou sensorielle).

Les processus propres à l’acteur se construisent en même temps que sont perçus les processus des autres personnes impliquées dans la situation.

Genèse et altération de l’identité professionnelle

Celle-ci s’effectue par émergence, en confrontant des objets cognitifs externes, en l’occurrence ce qui est porteur de significations dans leurs activités professionnelles, et leurs intentionnalités identitaires dans chaque situation, produisant certaines affordances socio-professionnelles. Ces affordances, ici identités affichables, révèlent « une conduite de ruse », révélatrice d’une évolution identitaire professionnelle et personnelle.

La conduite de ruse est caractérisée par un « zapping identitaire » : selon le contexte professionnel du moment, le formateur affiche une identité de circonstance (magister, pédagogue, formateur d’adulte, représentant institutionnel, consultant, médiateur…). Identités contradictoires entre elles et même paradoxales, et que le formateur mobilise en fonction de ses enjeux et de la pression assignée par les autres acteurs indépendamment de ses propres valeurs.

Cette conduite de ruse indique que les formateurs ne subissent pas telle quelle la pression de chacune des activités. Ils s’adaptent par une identité provisoire, fruit de la stratégie qui découle de leur intentionnalité dans la situation. Quelle est la part ici du conscient construit et de l’intuitif ? Il ne nous est pas possible de le déterminer. Le jeu créé ne prend pas le pas sur leur volonté, ils l’utilisent et le manipulent au fur et à mesure de l’évolution de leurs intentionnalités.

Le formateur a une intentionnalité existentielle (affirmation de soi, recherche d’autonomie et de pouvoir), qu’il concrétise par des intentionnalités situationnelles, stratégies adaptées à sa perception de la situation. Mais cette perception et la détermination de ses intentionnalités ne sont pas un préalable à l’action. Elles émergent, en même temps que sont perçues les affordances et les possibilités d’action en fonction de la reconnaissance d’expériences préalables ou pas ; émergence aussi à travers le sens qu’il construit dans et par la communication.

Les résultats de l’action systémique processuelle mise en évidence par le modèle de contextualisation : une altération identitaire et l’identification d’un nouveau processus, celui de la professionnalisation

Cette construction du sens de la situation s’accompagne d’une évolution identitaire dont le modèle de l’altération (Ardoino, 1991) rend bien mieux compte, nous semble-t-il, que l’approche sociologique classique : l’activité sociale joue un rôle fondamental et notamment l’activité professionnelle qui nous intéresse ici.

Classiquement, on nomme identité professionnelle la base commune qui permet aux individus de se reconnaître et d’être reconnus comme appartenant à une même profession, c’est aussi ce qui permet la reconnaissance des différences individuelles. Cette identité professionnelle, selon Dubar (1998), se constitue par la socialisation, « processus d’identification, de construction d’identité, d’appartenance et de relations ». Ce processus d’identification s’effectuerait (ibid), en intériorisant et en s’appropriant les caractéristiques du groupe d’appartenance ou en les rejetant au profit d’autres groupes. La sociologie fonctionnaliste décrit ainsi l’identité professionnelle comme le reflet individuel de valeurs consensuelles d’un groupe donné. Les dissonances identitaires étant vécues comme devant être réduites au profit du primat de l’appartenance. Nous retrouvons ici la transposition de l’idée de recherche de cohérence et de réduction des contradictions, cette fois-ci non pas au niveau intra-individuel mais entre l’individu et le groupe social, ou en tout cas, ses attributs supposés réels ou symboliques.

Les résultats obtenus dans le cadre des conceptions présentées plus haut, avec la conduite de ruse adoptée par les acteurs et les identités réactionnelles constatées, ne corroborent pas l’idée d’une construction identitaire essentiellement fondée sur la résolution de la contradiction de l’identique et du différent. La conduite de ruse, par la gestion des paradoxes induite par les identités plurielles, révèle au formateur ses pluralités. Par la confrontation à l’altérité elle est altération. L’altération de l’intentionnalité existentielle de l’acteur/formateur est en fait une altération de l’identité personnelle (acceptation de l’autre « pluriel » en soi et des autres irréductibles à soi), qui se réalise dans le mouvement des intentionnalités situationnelles au moyen des identifications stratégiques successives, donc à travers les identités professionnelles. L’identité est mouvement. C’est par le deuil de la toute-puissance et de l’idéal de pureté inaltérable (Ardoino, 1991), que l’individu peut se projeter dans une temporalité. La découverte et la reconnaissance du « moi, étranger » non pas comme un seul autre double (alter ego), mais un « moi, pluriel » qui se constitue en miroir par jeu identitaire (nos identités multiples). Elle est altération, deuil successif et permanent du soi (présent) pour être (passé, présent et futur). Ce n’est pas une résolution de contradictions et de paradoxes pour une mise en cohérence interne, c’est une émergence continuelle d’un devenir qui n’est déjà plus dès qu’il est perçu.

La conduite de ruse observée ne révèle pas une visée d’identification à un groupe professionnel dont les attributs sont identifiés. Nous avons constaté au contraire que l’identification ne se fait qu’en fonction des attributs identifiés ou construits du groupe intéressant dans la situation. Les processus de contextualisation et en particulier l’appel ou la construction de normes ne fonctionnent pas en référence à un groupe d’appartenance « idéal » de l’acteur, ils sont utilisés stratégiquement pour acquérir du pouvoir dans la situation par manipulation identitaire. Un formateur fera appel aux normes enseignantes en déclenchant un assignement de positionnement maître/élève dans certaines situations de formations, ou affichera une expression identitaire institutionnelle dans d’autres sans pour cela avoir une intentionnalité fondamentale d’identification à l’un de ces groupes.

Ceci nous amène au lien entre l’intentionnalité et l’identité professionnelle. Les conceptions que nous avons remises en cause ici présupposent que l’intentionnalité fondamentale d’un acteur professionnel serait d’être admis et reconnu dans le groupe d’appartenance de référence. Nous constatons que les acteurs sociaux que sont les formateurs utilisent à des fins personnelles et non pas collectives l’identification. La finalité de leur « zapping identitaire » n’est pas celle d’une intégration dans un groupe donné (celui des formateurs), mais au contraire celle de devenir auteur (individuel, unique, distinct). C’est à dire justement exister hors de références groupales. Les mécanismes et stratégies d’appartenance sont des moyens et non pas des fins en soi. L’identité collective ici n’est donc pas réifiable, mais considérée comme un espace social où se jouent les rapports au pouvoir des acteurs et leurs enjeux d’autonomie. C’est un système de significations formé dans et par les interactions sociales. Ce qui n’exclut pas que l’on puisse y identifier les éléments communs, parce que reconnus gratifiants pour une même catégorie d’acteurs, qui vont constituer la référence groupale (par exemple les mythes, symboles, valeurs, croyances règles, que l’on nomme communément culture).

Processus de professionnalisation

L’altération identitaire que nous venons d’explorer est-elle une caractéristique de la professionnalisation ? Le triptyque « agent, acteur et auteur » et le concept d’autorisation posés par Ardoino (1991) nous sont utiles ici : ces identités d’agent, d’acteur et d’auteur ne doivent pas être seulement entendues comme une succession d’états stables auxquels l’individu accéderait en fonction de son évolution intrinsèque, mais comme des postures qu’un formateur peut adopter selon les situations.

Nous avons constaté que parmi les identités multiples et contradictoires utilisées, si celle d’enseignant magister ou pédagogue est connue dès le début de carrière par transposition directe de la situation d’enseignement, après quelques années d’expériences celle de pédagogue d’adulte, celles de médiateur et d’analyste du système sont identifiées et utilisées. Cette identité de médiateur est pour nous l’indice de l’altération identitaire en cours. Le maître dispensateur du savoir renonce alors à la toute-puissance et à l’idéal de « pureté » inaltérable pour se centrer sur les autres. L’autorisation est donc le catalyseur essentiel psychologique qui accompagne l’altération identitaire.

L’auteur choisi parmi les affordances de la situation en fonction de son intentionnalité existentielle et construit son intentionnalité situationnelle dans et par la communication engagée dans l’action (mais n’affiche pas alors nécessairement une posture d’auteur). Ceci n’exclut pas la notion d’identité collective. Tous ces parcours sémiotiques s’effectuant par socialisation, l’individu n’est jamais isolé mais en situation de communication avec les autres. Il y a bien une construction collective, même si les éléments reconnus partagés ne sont utilisés qu’en fonction des intérêts individuels et non pas dans une finalité de ressemblance et d’appartenance au groupe professionnel référent des formateurs.

La professionnalisation est alors un processus d’altération de l’identité personnelle en situations multiples. Le résultat de ce processus conduit à devenir auteur, par autorisation.

Comment s’est effectuée cette émergence identitaire par contextualisation ? Les processus de contextualisation ont joué une fonction d’élucidation de plusieurs manières. Chacun d’entre eux par le regard spécifique qu’ils induisent sur le système de contextualisation a mis en lumière les aspects des inter-relations formateurs/interlocuteurs/environnement (espace, temps).

Conclusion

La compréhension du processus de professionnalisation, résultat du système de contextualisation des formateurs, nous amène au terme de ce propos à reconsidérer la construction du sens par analogie avec l’énaction : la sémiosis. F. Varela (1989) avec la définition qu’il donne du concept d’énaction nous permet de mieux comprendre comment s’effectue la construction du sens. Il définit l’énaction comme une action productive, un couplage structurel qui fait émerger un monde par l’entremise d’un réseaux d’éléments interconnectés capables de subir des changements structuraux au cours d’un historique non interrompu, en s’adjoignant à un monde de signification préexistant, en continuel développement. Le système cognitif est dans une situation ou l’endogène et l’exogène se définissent mutuellement au fil d’un historique prolongé. C’est la prise en compte du contexte immédiat sur la cognition et sur l’action. La stratégie du sujet ne se réfère pas à des modèles de conduites communes construites sur un capital culturel d’un groupe social auquel il s’identifierait. La connaissance et l’usage de ce capital ne constituent qu’un élément parmi d’autres dans la contextualisation de son intentionnalité existentielle.

Nous pouvons dire que les processus de contextualisation participent à l’émergence du monde de l’acteur comme un des réseaux d’éléments interconnectés au cours d’un historique non interrompu. Ils proposent une des lectures possibles du « comment » se construit le monde du sujet.

La notion d’historique et d’interconnexion nous amène à réfléchir au système complexe dont font partie ces processus. Chaque formateur vit un contexte de façon diachronique (il est tour à tour en stage ou en relation avec l’institution, l’organisation etc.), mais chacun de ceux-ci ne prend sens, de façon synchronique, qu’en fonction du vécu des autres contextes et des interactions entre eux. La perception du temps du formateur se construit dans sa confrontation/contextualisation avec le temps institutionnel, le temps ritualisé des stages, le temps/contrainte de l’organisation et la perception qu’en ont les autres acteurs. Nous avons constaté que l’altération identitaire que nous avons nommée professionnalisation se produit par la récurrence du vécu du système global, donc le temps biologique propre à l’acteur.

La sémiosis dans la professionnalisation met en évidence différentes temporalités : la temporalité propre au vivant, dynamique de vie, qui a une incidence sur l’intentionnalité existentielle, la temporalité de l’acteur dans la situation présente, les temporalités propres aux différents contextes (la temporalité des stages, des stagiaires, de l’institution, de l’organisation…), qui concernent à la fois le monde des significations perçues par les réseaux et le monde des significations préexistantes dans l’énaction. Le résultat en est une temporalité irrémédiablement désormais différente pour l’acteur puisque sa vision du monde se modifie.

En résumé, le formateur est mu par une intentionnalité existentielle, cette intentionnalité, propre au vivant est mouvement, dynamique, désir. Sa dynamique est celle de la temporalité du sujet ; dynamique qui s’inscrit dans la complexité de la boucle récursive des vécus successifs du système des contextes.

En même temps énactent les intentionnalités contextuelles, celles-ci se traduisent en particulier chez les formateurs par un jeu identitaire à double aspect. Au fil de la temporalité propre à l’acteur émergent l’identification et l’adoption d’identités d’enseignant (magister et pédagogue), de pédagogue d’adulte et après quelques années d’expériences celle de médiateur. Indice du processus d’altération identitaire en cours puisque le maître dispensateur du savoir accepte de se déposséder de sa toute puissance, ceci étant rendu possible par le deuil de l’idéal de pureté et l’acceptation des autres en soi et des autres irréductibles à soi. Ainsi devient possible l’autorisation qui conduit à la possibilité d’adoption d’une posture d’auteur, conséquence du processus de professionnalisation.

La communication joue un rôle essentiel dans la sémiosis. Elle permet la contextualisation de l’intentionnalité existentielle du sujet. Constituante de l’énaction, elle intervient sur le monde des significations perçues par les réseaux interconnectés où elle est à la fois signifiant, signifié et signe. Dans les intentionnalités contextuelles du sujet et dans le jeu identitaire du formateur, elle est perception et action, signe et sens.

Le repositionnement théorique entre le communicationnel et le social proposé par Bernard Miège (1999), avec la construction de liens entre les activités cognitives, les processus sociaux et les processus communicationnels nous semble permettre aux sciences de l’information et de la communication d’apporter une contribution dans l’éclairage de concepts issus d’autres sciences humaines.

Considérer le sujet en tant qu’acteur social pour comprendre autrement la place et le rôle de la contextualisation et modéliser cette approche a été ici opératoire. Son application à une catégorie d’acteurs professionnels a produit des résultats en matière de compréhension de la construction de sens identitaire professionnel des formateurs en formation continue de l’éducation nationale.

Le concept de professionnalisation, généralement abordé sous l’angle de la sociologie et des sciences de éducation, a été ainsi revisité. Nous pouvons en conclure qu’il s’agit d’un processus et que celui-ci fonctionne par recherche d’autonomisation du sujet social et non pas par identification ou contre identification à un groupe professionnel référent, et ce différemment du regard posé sur la question par les sociologues fonctionnalistes. Ces aspects ont été analysés ensuite de manière systémique à travers l’ensemble des processus à l’oeuvre dans chaque activité.

Un processus dominant, propre à la nature de l’objet de recherche, ici l’expression identitaire, a émergé dès la première phase de ce travail. Les autres processus sont apparus alors comme ayant une action directe sur ce processus central, qui lui-même produisait des effets dans et sur le système. Par exemple, l’appel ou la construction de normes, l’établissement des relations, la manipulation du temps et de l’espace sont apparus à la fois comme fournissant des informations pour le positionnement et moyens d’action pour agir sur l’expression identitaire choisie.

Dans le système de contextualisation, nous avons identifié un processus qui fonctionnait de façon différente des autres : le processus temporel. Nous avons constaté qu’il jouait un rôle dans le système, au même titre que les autres, apportant des informations et permettant l’action, et en même temps qu’il était essentiel par une action sur le système global en fonction de la récurrence du vécu de ce système pour le formateur.

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Zangerlu Martine, La sémiosis dans la professionnalisation des acteurs de la formation continue de l’éducation nationale, thèse en sciences de l’information et de la communication, université Montpellier 3, 2000.

Auteur

Martine Zangerlu

.: Martine Zangerlu est docteur en sciences de l’information et de la communication. Domaines d’intérêts en recherche : la sémiosis par contextualisation, les processus de formation et de communication, la professionnalisation.